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Temps de lecture estimé : 74 mn
25/08/09
corrigé 01/06/21
Résumé:  Deux décennies aux côtés d'Adrian Borland, leader du méconnu groupe new wave "The Sound".
Critères:  nonéro portrait -journal
Auteur : HugoH            Envoi mini-message
Adrian


Adrian Borland aimait jouer vite. Ça ne datait pas d’hier. Depuis qu’il était en âge de tenir une guitare, il avait toujours eu cette propension à accélérer le tempo, à aller chercher dans la rapidité les notes mélodiques. Il aimait jouer vite et il n’aurait su dire pourquoi. Une raison secrète devait bien alimenter cette tension, mais laquelle ? Et qu’en avait-il vraiment à foutre ? Ça ne s’était pas arrangé avec le temps. Peut-être qu’il avait peur. Peut-être que les gars de sa génération, à l’aube de la nouvelle décennie, peut-être que tous les gars comme lui n’avaient d’autre choix que de jouer vite, fort et sombre. Puisque tout s’écroulait, le monde dans son entier, qu’est-ce qui pouvait rester d’autre ? Il fallait bien trouver sa place vite fait, chacun la sienne, comme des fourmis sous crack. Peut-être qu’à force de répéter que le Soleil mourrait dans cinq milliards d’années, chacun en venait à attendre qu’une comète s’écroule comme un conducteur ivre sur sa misérable existence. Dans tous les cas, tout le monde allait y passer, d’une façon ou d’une autre, ça n’irait pas en s’arrangeant.


« Tiens-toi droit, bordel », se répétait-il souvent. Et c’était peut-être aussi l’influence de Lou Reed ou de Jim Morrison qui le faisait se prendre pour une statue grecque, là, à cet instant, dans un club de la proche périphérie de Londres, devant un parterre clairsemé.



You’ve got to believe in a heartland

Resist, resist, resistance

We stab at our faith

To keep it alive

We will wait for desire.


Il s’escrimait à trouver la bonne intention. Ses doigts allaient et venaient, trituraient la guitare, accords nets, bien taillés. Sa bouche collait au micro. Ses cheveux humides lui collaient au front, sa chemise lui collait au torse. Le groupe collait à son leader. Ça semblait propre. De temps à autre, il baissait les yeux. Il détestait faire ça. Sur scène, l’idée était de les tenir, rien que par le regard, tous autant qu’ils étaient. Qu’est-ce qu’ils avaient dans la tête ? À quoi pouvaient-ils bien penser en le regardant bouger au ralenti dans les fumées épaisses du club ? Une pute, voilà ce qu’il avait l’impression d’être.


Mais l’héroïne l’aidait à sentir d’autres choses ; des voix derrière les voix, des sourires qu’il ne serait pas parvenu à discerner. Peut-être que les gens l’aimaient bien finalement. Il jetait régulièrement des coups d’œil éteints vers Graham et Michael. Jouaient bien, rien à dire, une section rythmique tout ce qu’il y avait de plus cohérent. Pourquoi est-ce qu’il se sentait spectateur de son propre groupe ? Ils avaient l’air heureux, eux.


Quelque temps auparavant, à la fin de l’année 1979, ils avaient été repérés dans ce même club par des gars de chez Korova, une filiale de Warner. Avec ce même titre. Avec cette même énergie. Pour le moment, rien n’avait changé et Adrian ignorait s’il devait s’en inquiéter ou s’en réjouir. Toujours est-il qu’ils en étaient là, jouant vite et dur, prêts à affronter le monde, à le dévorer tout cru. À la veille de la sortie de leur premier album, vraiment, ils avaient confiance en l’avenir. Il repensait à cet article flatteur du NME, ça lui donnait de la force. On pouvait bien continuer de parler dans le vide, mais une seule putain de bonne critique, c’était aussi puissant que dix shoots réunis.



The Sound a cette rare clairvoyance de savoir quand, avec précision, laisser respirer sa musique. C’est cette approche instinctive et ce mépris des poses et des contingences qui leur donnent l’ascendant sur d’autres jeunes groupes comme U2, The Bunnymen ou The Teardrops, et font d’eux les plus brillants espoirs de la nouvelle scène britannique.


Ils étaient prêts, ça oui.






1980


Adrian marchait aux côtés de Mary sur une plage près de Whitby. C’était l’arrière-saison, des brumes d’embruns scintillaient dans l’air clair et sec. La mer s’était retirée loin vers le nord, de sorte qu’il leur semblait bien à tous les deux qu’ils avançaient dans un désert humide chargé d’iode. Des mouettes jaillissaient en bande de temps à autre, attirant le regard des promeneurs.


Plusieurs fois, Adrian tenta d’attraper la main de Mary mais elle se défilait, ou alors elle acceptait le contact puis se retirait dès que l’occasion se présentait. Il savait ce qui n’allait pas, ce qu’elle lui reprochait. Ses excès, ses crises d’énervement ou de mutisme, ses absences, son appétence pour toutes les formes de drogue. La liste serait longue à dresser mais elle se tenait. « Tout ce temps consacré à la musique, et pour quel résultat ? » le fustigeait-elle. Jeopardy n’avait pas marché, mais alors pas du tout. Est-ce que c’est l’essentiel, répondait Adrian, est-ce que c’est vraiment ce qui compte ? Il faut du temps pour qu’un groupe trouve son public. Ça viendra, nous avons de bonnes chansons, nous en aurons de meilleures encore. Korova croit en nous. Mais j’ai besoin de toi, Mary, ne me laisse pas maintenant. Ne me laisse jamais.


Elle ne répondit rien, se contentant de fixer l’horizon d’un air triste. Il balaya une mèche blonde sur son front. Elle était toujours aussi jolie, et la perspective de la perdre ne gâchait certainement pas ce sentiment. Elle aurait voulu qu’il choisisse une autre voie, quelque chose de sérieux, de solide. Le genre de libellé qui en impose lors d’un dîner en famille. D’ailleurs, il ne connaissait pas sa famille. Ni elle la sienne. Était-ce vraiment de bonnes bases pour qu’un couple fonctionne, pour que la machine prenne son rythme ? Ça faisait un bail, eux deux, pourtant. Mais dans le fond, il n’y croyait guère plus.


Elle finit par lui prendre la main, esquissa un sourire pâle. « Il fait froid, je meurs de faim, allons-y. »






1981


C’étaient des accords tranchants ; quant à la basse de Graham, elle était douce et dure à la fois. Pourtant, Adrian aurait voulu accélérer le tempo, un peu comme ce qu’ils avaient fait sur Skeletons la veille. Le médiator glissait, il avait les doigts humides. Max Mayers balançait ses nappes de clavier, Maxi Max ressemblait à un robot, Max la menace triturait les touches, les notes flottaient dans l’air comme autant d’ombres menaçantes, un shaman, ce Max. Ne savait pas s’il aimait bien cette touche-là dans sa musique / N’avait pas beaucoup de recul là-dessus. Si le producteur le disait, c’est que ça devait être vrai. Mais c’était sa musique, oui ou merde ? Il aurait dû décider seul. Il aurait dû travailler seul. Il aurait dû en avoir le courage. Il savait bien qu’un œil extérieur était important, que le label avait confiance en eux. Ces gens-là savaient ce qu’ils faisaient, ce n’étaient pas ses ennemis, ils ne pouvaient pas l’être.


Le groupe reprit le deuxième couplet, Graham shoota dans un câble qui le gênait, il y avait de la tension dans l’air. C’était de sa faute, il était noué depuis le début de la session. Une boule lui taraudait le ventre, mais pas de ces bonnes radiations que charrie l’excitation. Non, c’étaient des décharges noires, des rafales opaques.



Il vit Michael derrière ses fûts tourner la tête vers la grande vitre. Derrière, l’étrange silhouette de Hugh Jones remua comme un pachyderme, son incroyable touffe de cheveux oscillant lentement, prise dans un de ces mouvements qui semblaient perpétuels. Il remua encore la tête, Hugh disait non, Hugh disait de reprendre. Des diodes rougirent dans l’obscurité. Ils attaquèrent le second couplet.


Strange the way

We accept out lot

Living together

Strange the way

We self destruct

Dying together

All the beauty

Gets taken for granted

All the pain

Gets put in the way

Put in our way




*



Les lendemains de concert ou de répétition, Adrian se levait tard. Ses pieds nus frottaient la moquette. Faire du café, jouer avec les pilules, écouter des vinyles. Lire les consignes - vaisselle, aspirateur, poussières, tâches administratives absconses - que laissait Mary avant de filer au travail. Se laisser finalement absorber par la télévision ouverte. Top of the pops / Tout en couleur.


Dans son canapé, il se sentait vide. Misait sur le téléphone qui sonnerait bien une fois ; alors ce serait une main tendue qui le tirerait de ce piège. Et la nuit viendrait. Et les choses seraient différentes. Au moins en avaient-ils fini avec l’enregistrement de leur deuxième album. Ça avait été difficile, indéniablement, bien plus compliqué que lors de Jeopardy, mais ça valait la peine. Si Jeopardy ne leur avait apporté qu’un succès critique, celui-ci, From the lion’s mouth, était d’un tout autre calibre, il fallait bien le reconnaître. Mais il détestait méjuger les choses qu’il avait faites avant. Une boule lui serra le ventre à l’idée d’aller faire écouter le résultat à Korova.


De fait, Adrian réussit à repousser le rendez-vous durant deux jours pleins, ne répondant au téléphone qu’après avoir totalement dessaoulé le jeudi. Dans les rues humides et bruyantes, il se traîna jusqu’au siège de leur label. Michael et Graham avaient le sourire, quant à Max, il n’était tout simplement pas redescendu depuis le début de la semaine.



*



Dans le bureau de Korova, la fumée s’était installée. Tout le monde tirait sur quelque chose. Petites lumières qui vont et qui viennent. Adrian observait les photos au mur. The Resident, Strawberry Switchblade, Ellery Bop, Echo and the Bunnymen. Forcément, Echo and the Bunnymen, évidemment, Echo and the Bunnymen. Détestait cette tête de con de Ian Mc Cullough. Hugh souriait, Max se tenait la tête entre les mains. Dehors, le crachin embrumait la ville. Tout était gris. Les bandes tournaient dans l’appareil du boss. Les morceaux s’enchaînaient, Winning, Contact the fact, Skeletons. Le boss faisait la moue, le boss tirait sur un cigare, le boss jouait avec une agrafeuse. Mais bordel, qu’est-ce qu’il avait à réfléchir comme ça ? C’était un putain de bon album, c’était ça la réalité. Il y avait mis toute son âme, ces textes, bon Dieu, ces textes, c’étaient les siens. Le NME allait adorer, comme ils avaient adoré Jeopardy. Alors quoi, qu’est-ce qu’il avait à dodeliner la tête, ce con de boss, comme un chameau assoiffé ?



« Vas-y, bâille tant que tu y es, connard », pensa Adrian. Les insultes se cognaient à ses dents sans franchir sa bouche, sans produire le moindre son, sans donner corps à sa colère.



Son regard noir fixait Adrian, Adrian fixait le ciel gris.




*



Dans la ville assombrie par la pluie, Adrian avançait lentement. Ses cheveux mouillés dégageaient une drôle d’odeur de shampoing au vinaigre. Un grand panneau annonçait : Welcome 1981 ! Et dessus, des types en costumes et des femmes en robes colorées souriaient devant des gigantesques buildings étincelants. Il se rappelait comme il aimait marcher dans Londres lorsqu’il était adolescent. Tous ces moments à rêvasser, à imaginer la vie d’après. Il y était maintenant. Et seules les pilules parvenaient encore à lui faire frôler cet état d’exaltation et de contemplation qui le tenait alors. Ni l’amour ni la musique n’étaient parvenus à chasser les fantômes. Il ne se sentait pas plus heureux, n’avait pas atteint une colline d’où la vue serait plus claire. Tout était bien plus trouble au contraire. L’époque où il répétait dans le salon de ses parents avec ses amis lui semblait si lointaine qu’il ne parvenait même plus à la fixer dans le temps. Son père le regardait avec fierté, sa mère souriait. Mais est-ce qu’il était là, vraiment là ? On lui disait souvent qu’il semblait à deux endroits en même temps, dans la réalité et dans un ailleurs inaccessible. N’avait pas conscience de ça / Ne voulait pas dégager cette impression / Se forçait à fixer les gens dans les yeux lorsqu’ils lui parlaient.



*



Dans le studio, Hugh gueulait. Ce qui était assez rare. Mais bruyant, assurément.



Et Graham laissa pendre sa basse jusqu’aux genoux, sa main droite imitant une arme pointée sur sa tempe.


Adrian continuait de jouer. Il avait ces accords en tête, toujours ces accords qui déjà se mélangeaient à des mots. Il avait l’impression de n’être que ça, un réceptacle, une sacrée fosse à purin.



Mais le regard n’accrochait pas, non, Hugh Jones ne parvenait pas à agripper son attention. Les doigts allaient et venaient sur le manche de la guitare. Hugh frappa dans ses mains. Fort.




*



Il avait pris goût à l’héroïne peu de temps avant le pressage du premier album. Et quand Jeopardy, bien que favorablement accueilli par la presse spécialisée, n’était pas même parvenu à atteindre la périphérie d’un Top quelconque, c’était devenu une habitude coûteuse qu’il lui fallait désormais, de temps à autre, remplacer par de l’alcool et des pilules. En période d’abondance, il faisait entrer les trois dans son corps.


C’était le cas ce soir. Dans un pub du West End, il alignait les bières avec une régularité froide, les yeux fixés sur un point invisible que Graham s’obstinait de temps à autre à discerner. L’héroïne lui faisait du bien aujourd’hui, plus que d’habitude. Il s’était disputé avec Mary avant de rejoindre les autres. Toujours les mêmes remarques / Toujours la même musique. Voir un spécialiste, parler à des médecins. De quoi ? De schizophrénie. Et ensuite quoi ? D’autres pilules ? D’autres enfermements ? « Rien à foutre », murmura-t-il une bonne douzaine de fois en serrant fort les dents jusqu’à ce que le boss pose sa main sur son bras.



Les autres membres du groupe ne semblaient pas faire attention à lui. La force de l’habitude, ça avait du bon, songea-t-il soudain en se détendant d’un coup. Une télé placée au-dessus du serveur projetait des couleurs criardes. ABC, Poison Arrow.



Maxi Max se tenait les cheveux et tirait la langue comme un pendu.



Hugh Jones opina, Hugh Jones s’enfila une double pinte.



Et il glissa un regard torve vers Adrian, absorbé par les rafales de couleurs qui giclaient du poste de télévision.


Adrian avait la bouche entrouverte, Adrian plissait les yeux. C’était pas si mal effectivement ce truc. ABC. Il les avait toujours trouvés ridicules, mais maintenant qu’il les écoutait avec attention, le corps totalement engourdi et la cervelle saturée de chimie, il se disait que ça avait du sens, qu’il y avait bien de la mélodie là-dedans. Il devrait s’ouvrir un peu plus, s’ouvrir à d’autres influences, s’ouvrir aux autres. Tous ces foutus codes, toutes ces foutues postures.



Le boss souffla une tempête de fumée ocre en se calant dans son siège.



Et il leva sa pinte vers le ciel.






1982


Ce furent des jours bénis. Routes sinueuses, villages à flanc de montagne, vignes luisantes de vie. Le soleil écrasait la Méditerranée. Lisse et brillante. Quand les rayons frappaient de biais, c’était comme si l’eau se mettait à brûler. Tout le groupe était là. Hugh Jones qui n’avait rien de prévu était aussi de la partie. Roue libre. Quant au boss, il n’aurait raté pour rien au monde un beau voyage comme celui-là. Fatigué comme jamais, mais heureux. Un mal étrange le tenait. Traitement corticoïdes, il avait gonflé de dix kilos. Son crâne lisse rougissait de chaleur. Ressemblait de plus en plus au Caïd de Marvel comics. Graham l’appelait Wilson Fisk, ce qui avait le don de l’irriter au plus haut point puisqu’il ne connaissait rien à ces « débilités de trucs dessinés ». Peu de temps avant, Adrian avait donné une interview assez longue au NME qui décidément les soutenait avec énergie. Un bon journal, vraiment. Il avait été sincère, il essayait toujours de l’être.



C’est vraiment difficile de vendre assez de disques pour en vivre. Je crois que les gens seraient étonnés par le nombre de groupes qui n’arrivent pas à s’en sortir financièrement, par le nombre de groupes soi-disant connus qui ne font pas d’argent. Ça me tape sur les nerfs. Par exemple, si après trois ans, rien ne se passe, c’est terminé, on disparaît. Je veux juste que nos disques vendent ; je ne veux pas être célèbre après que tout sera terminé. C’est maintenant que ça se passe. Je veux être écouté maintenant, pas demain.



L’après-midi, avant la balance, ils allaient à la plage quand il y en avait une pas loin. Adrian se disait en observant le groupe chahuter sur le sable, mais qu’est-ce qu’ils sont blancs, tous ! Puis il passait une main sur son torse comme pour s’assurer qu’il était bien là. Lui aussi était pâle, maladivement pâle. Le groupe jouait au ballon, crème solaire sur le nez, bob sur le crâne. Manquait plus qu’une pancarte au-dessus de leur tête précisant bien qu’ils étaient Anglais. Les gens en Italie étaient souriants, du moins c’est ainsi qu’Adrian les percevait. Beaux et élégants aussi. Il y avait plus de jolies filles sur une petite plage du sud que dans tout le West End.


Le soir, après le concert, ils allaient vider des bouteilles de chianti en regardant les matchs de la coupe du monde, devisant bruyamment sur la médiocrité de l’équipe nationale, buvant leur dépit jusqu’au matin. Kevin Keegan les avait déçus mais bon, tout le monde était fan de Keegan, même s’il jouait chez ces connards de Southampton.

Durant tout le mois que dura la tournée, Adrian réduisit un peu les doses d’alcool, de calmants et d’héroïne. Juste un peu ; de quoi dire que le soleil avait un petit effet, que la dolce vita n’était pas une légende. Et pour le coup, même en 1982, ça n’était pas une légende, simplement, c’était encore mieux avec toute cette merde dans le ventre et dans le sang.



*



Ils jouaient dans des petites salles de petites villes. Mais chaque soir, c’était rempli. Pas de quoi faire rougir un banquier, mais au moins, cela donnait-il du sens à ce voyage. Les gens étaient réceptifs. Hugh et le boss lui lâchaient la grappe. Alors, ils jouaient vite. Et Michael, par quelques sourires consentis lors de fins de set, là derrière ses fûts, lui montrait bien que lui aussi appréciait. Et si Michael aimait ça, Graham aussi.

En Italie, il aima être le leader de ce groupe, s’en sentit fier, goûta chaque fois qu’il annonçait en début de concert :



Alors, il bombait le torse et les premières notes de Winning venaient s’écraser sur la petite foule.


Qu’aurait-il pu souhaiter de plus ? Ils étaient peu mais ils étaient là. Combien d’êtres sur cette planète pouvaient se targuer de faire ce qu’il faisait, de vivre une vie qu’ils avaient choisie et rêvée ? Il se sentait fort, parce que sa musique l’était, parce que ses textes l’étaient et parce que sa voix dévastait la cervelle et le cœur. Au fond de lui, les germes de la contradiction s’essoufflaient sous la lumière incantatoire de l’Italie. Et peu importait que la pluie crasse de l’Angleterre se profilât à nouveau, peu importait que les chiffres de vente de From the lion’s mouth n’aient pas décollé et que certaines nuits, même ici, la douleur dans son ventre fût si abominable qu’il vomissait ses tripes jusqu’à l’aube.


À Rome, puis à Florence, il appela Mary, comme si de rien n’était, comme un simple VRP en voyage. « Tout va bien, chéri ? Et la maison ? Les factures ? Tu prends bien soin de toi ? As-tu rappelé la société pour les fenêtres ? » Et encore et encore ces phrases toutes faites, incroyablement rondes, qui cerclaient les existences. Comme il était de bonne humeur, la conversation semblait chaque fois cohérente et dynamique. Il tentait d’envoyer des signaux positifs à Mary. Parce que toute affaire sentimentale, surtout l’amour, était basée sur un rapport de force, et qu’il ne voulait pas, certainement pas à ce moment, donner l’impression d’être le plus faible des deux. Mary semblait réceptive. Pour ce qu’il en percevait en tout cas. Peut-être qu’en fin de compte, oui, peut-être bien que cette coupure leur faisait du bien. C’était ensuite toujours le même rituel ; il avalait deux Temesta, le front luisant de sueur d’avoir grillé doucement dans la cabine téléphonique, puis contemplait un long moment cette mer incroyablement plate et lustrée, et la foi en l’avenir, un sentiment étrange et relativement neuf, lui saisissait le ventre. Les choses allaient fonctionner, sous le soleil de midi, il en avait la certitude, l’absolue certitude.






1983


C’était tendu. Sacrément tendu même. Adrian avait la mine des mauvais jours, mais il fallait bien reconnaître que chez lui, les nuances entre bons et mauvais jours n’étaient pas forcément simples à discerner pour un œil extérieur. Tout dépendait de la dose de produits que son corps avait absorbée. Mais là, sans équivoque, c’était un mauvais jour. Les mâchoires serrées, il jouait vite. Rythmique martiale, voix d’outre-tombe, goût de métal. Une virée chez les zombies. All fall down, all fall down, et il répétait la phrase en boucle. Max faisait les gros yeux / Maxy Max amorçait quelques pas de disco derrière son clavier en reprenant les chœurs. Korova voulait quelque chose de plus accessible que From the lion’s mouth. Pas certain qu’ils allaient apprécier, d’autant que c’était la troisième fois que le boss les renvoyait en studio.



Et il était hargneux, vraiment. Ça jouait vite, les guitares étaient stridentes et quand enfin elles s’apaisaient, les basses lugubres emplissaient la pièce. Derrière la vitre et les consoles, Nick Robbins les observait avec perplexité. Il y avait quelque chose assurément, mais quoi ? Il n’était pas Hugh Jones, son statut ne lui conférait pas le même droit d’ingérence. Alors, il s’exécutait en silence, le chèque qui tombait chaque fin de semaine couvrait les doutes aussi sûrement que le soleil asséchait la terre. Il observait Adrian, le regardait faire, fixait chacun de ses mouvements. Ce gars avait de la grâce et beaucoup de talent.


Mais pourquoi cet enfermement ? Pourquoi courir après ce désespoir ? Il aurait misé jusqu’à sa dernière pièce qu’Adrian Borland / Boring Adrian était capable de pondre un truc énorme, un truc qui vende. Il l’avait dans les doigts. L’intensité, il l’avait aussi. Mais trop de drogues, trop de problèmes. C’était comme si une flèche noire pointait chacun des membres du groupe. La guigne, il la sentait jusque derrière ces consoles. Les groupes voués à l’échec, il connaissait, il en avait croisé tellement. Ces regards affamés qui cherchaient l’acquiescement, la bénédiction du producteur. Une croix dans l’air. Et lui, Nick Robbins, n’était pas du genre contrariant. Il disait oui, mille fois oui sans restriction, baissait la tête sans demander son reste, levait la main en l’air en guise de reddition, quel combat de toute façon ? Pas de combat, pas de match, souriait de toutes ses dents quand les gars avaient l’air content. À quoi bon lutter avec ces gens ? Le chèque de fin de semaine, voilà ce qui comptait. Les livres sterling qui finançaient la construction de son propre studio. Il avait cette réputation de laisser faire les groupes, et du coup les groupes, une bonne partie en tout cas, se le disputaient parce qu’ils savaient qu’ils auraient carte blanche.


Dans le cas de The Sound, c’était en revanche plus curieux. Le boss avait exigé quelque chose de clair et au moins un single. Dans ce cas, pourquoi faire appel à lui ? Il n’était pas le rédempteur qui les remettrait dans le droit chemin, non, il n’était pas cet homme-là. Mais sûrement aussi n’était-il pas le producteur le plus cher du marché. Et sûrement également, sa présence ne devait-elle pas être très rassurante pour le groupe. L’investissement du label n’était pas, comment dire, maximal. Adrian n’était pas idiot, loin de là. Ça sentait le chant du cygne.


Les jours passaient, les morceaux s’enchaînaient. La tension se dissipait. Ils avaient l’air heureux, à bien les regarder, oui, ils affichaient un air soulagé, paisible. Certes, les drogues n’étaient pas étrangères à cet état de fait. Et alors ? L’apaisement chimique, c’était comme le sommeil chimique, mieux valait ça que rien. Surtout, il semblait à Nick Robbins que le groupe savait où il allait. Au début, il avait pris tout ça pour de la provocation, un de ces caprices sucrés dont les rock-stars ont le secret. Mais qu’avions-nous ici ? Ni caprice, ni rock-stars, ni stars tout court. Ni secret. Ce groupe semblait tellement normal en apparence.


Regardez-moi ça : Adrian Borland, rondouillard sous sa fougueuse et ombrageuse touffe de cheveux traversée ici et là d’éclats blonds. Selon le temps, selon le ciel, selon le vent, pas la même couleur, pas la même intention. Mettez-lui un costume trois-pièces, fixez dans sa main un attaché-case, lissez-moi cette chevelure. Une tronche de gendre à la con, trader à la city. Et les autres étaient à l’avenant. Colvin Max Mayers le métis et sa longiligne dégaine d’étudiant aux Beaux-Arts. Michael et son allure de comptable ou de scientifique SS, au choix. Graham qui ne ressemblait à rien ou alors au majordome de Dracula passé chez un coiffeur épileptique.


Mais ils jouaient bien, c’était indéniable, il en avait vu passer d’autres, et la singularité de tout ça, ce parfum de bout de course, tenait à tout ce talent qui s’écrabouillait contre les murs. La bonne volonté en charpie. Ils tenaient un album invendable, pas parce qu’il était si difficile que ça, mais parce qu’il ne collait plus avec l’époque. Pas de mélodies très accrocheuses non plus, ça nageait dans une atmosphère sombre, oppressante, mais ce n’était pas inécoutable, simplement c’était rébarbatif.


Une fois ou deux, Nick avait tenté de convaincre Adrian de jouer plus clair, de tenter une tierce, de lâcher les effets voix, de développer un break qui lui semblait, à lui, plus mélodieux. Mais Adrian n’avait pas fait l’effort d’écouter des arguments que lui-même débitait sans grand entrain. Le groupe semblait serein donc, sûr de sa voie. Et quand l’ensemble fut compacté sur bandes, tous assis dans la salle de mixage comme dans une navette de Cosmos 99, ils opinèrent du chef, acquiescèrent en silence, satisfaits.



I’m not stupid, I know I’m guilty.



Maxy Max répétait la phrase en écarquillant les yeux. Singe fou chargé de drogues. Finalement Adrian avait encore une fois mis en sourdine son appétence pour les cadences élevées. Vraiment, c’était la section rythmique engourdie qui donnait beaucoup de charme à ce groupe. Et la voix évidemment. Cette voix que Nick avait appris à apprécier au fil des semaines, une voix grave et dure, sensuelle et enfantine dans le même temps. Comment se faisait-il que ce groupe ne vendait rien ?


We could go far, we could go far.


Parce que même si elles n’étaient pas évidentes sur cet album, les mélodies étaient là, sous-jacentes, menaçantes, dans l’ombre d’une production étouffante. Pourquoi est-ce que ça avait marché avec Cure et pas avec eux ? Il se rappelait leur précédent essai, ce Contact the fact, ce Winning, ce Skeletons, il y en avait, des bons titres.


Nick n’écoutait plus, son regard circulait sur les visages imprégnés de silence et de recueillement. La messe, faites une croix, merde, faites une putain de croix. Ils y croyaient tellement tous autant qu’ils étaient. De temps à autre Adrian sortait une blague en tirant ses cheveux vers l’arrière. Comme quoi, tout pouvait arriver. Et c’était plutôt drôle d’ailleurs. Les autres rigolaient doucement puis le silence revenait. Nick n’était pas là, spectateur il était ; les quatre n’avaient pas conscience de sa présence. Il les voyait comme ils étaient, comme un mort à son propre enterrement. Maintenant, le plus dur était à venir, Hugh le savait bien, le boss allait avoir du mal à faire la part des choses.


Et il ne la fit pas, mais alors, pas du tout.



Graham inspira lourdement durant la brève accalmie, prêt à donner des éléments de réponse. Mais le boss le fit taire d’un geste de la main.



Big Max tira la langue en levant les yeux au ciel / Maxy Max fit cogner ses deux poings.



La voix du boss s’était dangereusement refroidie.



Voix blanche, cernes profonds.



Michael rajusta la fine monture de ses fines lunettes qui glissaient sur son fin nez. Ressemblait à Buddy Holly aujourd’hui, nota Max en tirant la langue.


Le boss allait répondre quand Graham ajouta :



Son regard semblait fixer derrière le boss, juste à l’emplacement des photos, Ian Mc Cullough et ses Bunnymen. Enculés.



All fall down continuait de tourner en boucle, encore et encore, jusqu’à grésiller dans le lecteur. Adrian rejouait les accords dans sa tête. Ça avait du sens, vraiment, c’était bon. Qu’est-ce qui n’allait pas, qu’est-ce qui clochait avec cet abruti ?



Et il répéta la phrase une dizaine de fois jusqu’à ce que tout le monde se taise. Alors le boss se leva, s’approcha, se pencha, posa une main sur le bras nu et blanc.




*



Plus tard, Adrian retrouva Max dans un studio miteux où ce dernier venait d’emménager. La drogue, encore la drogue. Adrian avait appris à ne plus avoir peur de se piquer. Quand l’aiguille crevait la veine saillante et bleuie d’être compressée par le gros élastique, il souriait. Oui, il avait appris à aimer ce moment-là. Même celui-là. Maxy Max, affalé dans un pouf rouge, ricana bêtement en observant la petite poussée de sang dans la seringue.



Le salon était un capharnaüm sans nom, un vrai taudis, une poubelle à peine habitable dans laquelle Max ne faisait que dormir, chier, vomir ou se défoncer. Le loyer n’était pas très cher, le West End restait abordable, c’était peu dire. La télévision grésillait doucement, un discours de Thatcher, des images des grévistes. Max zappa tandis qu’Adrian s’effondrait dans son lit dans un râle de plaisir, la seringue encore plantée dans la veine. Dehors, la pluie londonienne léchait les fenêtres sales. Le cliquetis se mélangeait à la musique. Max passait d’un vinyle à l’autre, Coltrane, le Velvet, Black Flag.

Max demanda :



Max se prépara une dose / Max demanda :



Adrian avait la tête enfouie dans un oreiller, il forçait sa voix. Texture d’outre-tombe.



Adrian souffla dans l’oreiller. Un trait chargé.



Max enfonça à son tour l’aiguille dans son bras. Ses yeux se fermèrent.



La pluie redoubla d’intensité. Octobre de merde. L’été était loin déjà. Mais il n’aurait foutrement pas su dire ce qu’il avait fait à cette époque. Des concerts, des petites salles, encore des petites salles, heureusement que les gars du NME les maintenaient encore sous perfusion. Sans quoi il n’y aurait même plus de petite salle. Il n’y aurait plus rien.






1984


Dans une cellule capitonnée, Adrian hurlait. Ça faisait peut-être deux heures, peut-être deux minutes, peut-être deux jours. Mais ça faisait un petit moment quand même. Il y avait une lucarne à hauteur d’homme encastrée dans la lourde porte métallique. Certaines fois, de la lumière en perlait. Ses cris ne l’empêchaient pas de voir, de discerner les paires d’yeux qui se succédaient. Ses parents, son groupe, son manager Alex Northolk, ses médecins, Mary. Des gens, nombreux en fait. Plus qu’il n’aurait pensé. Et quand le hurlement serait terminé ; quand sa voix se serait tue, alors, il les remercierait. Mais tout était tourmente, Bon Dieu, tout n’était qu’un tourbillon noir qui lui dévorait les idées, jusqu’à sucer le moindre mot de sa cervelle.


You should sing, sing, sing.


C’est tout ce qui lui restait là maintenant, quelques bribes de phrases, des boucles de mélodie, c’était là, encore.

Plus tard, quand le calme revint, Adrian observa depuis l’extérieur les portes closes et démesurément grandes qui tenaient les murs sombres de l’hôpital psychiatrique. Comme par magie, la pluie tombait, parce que ce genre de lieu ne devait pas exister au soleil.



*



Ed Costinha observait les taillades larges sur les avant-bras d’Adrian Borland. Boring Adrian avait coincé un sourire sur le coin droit de son visage et ne se décidait pas à s’en départir. C’était toujours mieux que vomir.



Adrian laissait traîner son regard sur le bureau lourd, large, lisse. Des papiers bien rangés, des cassettes étalées sur la droite, des cassettes empilées sur la gauche, un petit Carl Lewis en métal sur un balancier, deux stylos-plumes de belle facture, un encrier, des photos. Ed et sa femme, Ed et ses enfants, Ed et Supertramp. Quelle merde ! Une plaque noire sur le devant renvoyait à la plaque noire sur la porte du bureau. Lettres d’or :


Ed Costinha

A&M Director


Adrian enfonça ses pieds dans la moquette épaisse, Adrian s’enfonça dans le large fauteuil en cuir. Il en tira une certaine satisfaction, certainement amplifiée par la barrette de calmant qu’il venait de s’enfiler. En définitive, Ed Costinha, même s’il portait un costume à deux mille dollars, ressemblait curieusement à Richard Davis. Même barbe courte, mêmes cheveux bouclés. Une vraie tête d’Américain. Des photos sur les murs comme chez Korova, comme chez les autres. Trophées de chasse. Supertramp, Steely Dan, Police, Simple Minds, Peter Frampton. Du noir et blanc dans de beaux cadres en bois sombres. Un autre monde. Rien à voir avec eux. Rien à comprendre. Adrian observa Max qui écarquillait les yeux, leur épargnant à tous le désagrément de l’une de ses habituelles pitreries. Dehors la neige tombait sur New York, seule surnageait la brillance passée des taxis jaunes. Michael toussa gras. Traînait sa bronchite depuis leur arrivée et la descente de l’avion. Les verrières doubles étouffaient la rumeur de la ville. Tout ce béton qui venait taquiner le ciel. C’était le centre du monde. Ici, pile-poil dans ce bureau ahurissant de confort.


Hiding in the headligths,

Bidding it’s time

The monster that wakes

In your sleeping mind.


Ça, c’était un bon texte, il faudrait y penser. Il n’était pas dupe. Ni de ce jeu ni de l’endroit. Seul le processus créatif l’empêcherait de sombrer complètement. Les gratte-ciel, le film qu’il était en train de vivre, tout ça ce n’était que du vent. Leur agent, étonnamment au vu de sa compétence, avait fait du bon boulot ; signer chez A&M, c’était inespéré dans leur position. Les rares connexions d’Alex Northolk, le soutien du NME et l’écho étrange qu’avait eu All fall down dans le reste de la presse, ce panache, comme l’avaient décrit certains, tout cela avait sans doute conduit Ed Costinha à les inviter à NYC, à les installer dans ce bureau olympien, à daigner insérer d’une main élégamment manucurée et parée d’une chevalière aussi lourde qu’une brique la maquette des deux derniers titres enregistrés à Londres.




*



Plus tard, depuis une cabine dans Central Park, il appela Mary. Il allait mieux, il le jura treize fois de suite. Et Mary soupira encore et encore, et même dans ces soupirs, il respirait le parfum d’autrefois, même dans son exaspération, il goûtait le sel de sa voix. Il dit :



Il dit encore :



La neige recouvrait les pelouses, en levant la tête, il ne pouvait même pas discerner la tête des gratte-ciel. Dehors, Maxy Max, bonnet enfoncé jusqu’aux trous de nez, faisait de grands gestes.



Et il remuait des petits cartons de bouffe chinoise.



Adrian tendit son majeur.



Une autre voix s’incrusta dans le combiné, une voix masculine, lourde, accent cockney, traînant.



Il y eut du mouvement derrière, à des milliers de kilomètres de là. Ça raccrocha sèchement, nettement, clairement. Une vague lassitude le saisit tandis que Maxy Max hurlait à la mort en entamant une danse étrange. Graham rigola, Michael lui lança une boule de neige en pleine tronche.

Ils commencèrent à se battre.



*



Les répétitions démarrèrent dans une bonne ambiance, bientôt suivies par les sessions d’enregistrement. Dans le studio, des chapes de lumière s’engouffraient par les persiennes à moitié ouvertes. On apporta une cafetière brûlante de café. Adrian se sentait bien, bien comme jamais. En tout cas, ce matin. Parce que la veille, pour le coup, ça n’avait pas été le cas. Mais dans la capitale mondiale des flux boursiers, il s’était habitué à ces nouveaux et brusques changements d’humeur. Nouvelles drogues, nouvelle vie. C’était de toute façon mieux qu’à Londres. Là-bas, pas de changements dans le diagramme, il était toujours dans le même sale état. A&M payait les frais. L’hôtel dans Brooklyn était confortable ; quant au studio, il était vraiment magique. Il ignorait qu’il pouvait composer des morceaux de cette qualité. Allez, peut-être qu’il l’avait envisagé, mais de là à les réaliser. Il y avait un mur rouge qui séparait les consoles et la cabine d’enregistrement. Adrian s’amusait des ombres chinoises que les rayons dessinaient sur les murs. C’étaient eux, là, déformés, vivants, incroyablement vivants. Pat Collier tendait son pouce vers le haut. Anglais mais américain dans le fond. Producteur relax, tout allait de soi. Ed Costinha avait dit OK pour un EP, puis, à l’écoute des premiers résultats, il avait ajouté un LP. Aux États-Unis, tout était possible, ça n’était donc pas une légende.


Shock Of Daylight fut bouclé à la fin du mois de janvier 1984. Six titres, encore une fois salués par la presse au Pays. Peu d’écho en revanche en Amérique où la razzia de Quincy Jones et de Michael Jackson avait laissé des traces. Un hit / un clip. Ils n’avaient pas l’image, Adrian ne le savait que trop bien, mais les chansons étaient là. Il continuait à y croire dur comme fer.


Ils bougèrent à Los Angeles pour enregistrer l’album dont Adrian avait déjà trouvé le nom, Heads and hearts. Des titres se bousculaient dans sa tête, des phrases, des accords. Tout se mélangeait dans un brillant foutoir. Il bouffait la lumière californienne, elle le régénérait, rentrait dans ses os, son estomac, ses veines.


Le groupe vivait tranquillement, le groupe était soudé. La drogue ne les divisait pas, bien que la récente décision de Michael de stopper l’héroïne les ait quelque peu contrariés. Monsieur Lunettes était amoureux / Monsieur Lunettes se sentait grisé par les particules d’or californiennes. On verrait combien de temps Monsieur Lunettes tiendrait.


Pat Collier n’avait pas suivi le groupe, c’était un producteur local, Wally Brill, qui assurait le travail. Un gars peu loquace mais pour ce que The Sound en avait quelque chose à foutre. Des types derrière la console, ils en avaient connu, et mis à part Hugh Jones, aucun n’avait réussi à poser son empreinte sur leur son. Alors Wally appuyait sur des boutons, donnait des indications à ses techniciens, dodelinait de la tête lentement en écoutant les mélodieuses envolées du groupe.

Car Adrian s’était relâché, avait fait rentrer un peu de lumière dans sa musique. Mais à Los Angeles, comment faire autrement ? Pour autant, toute bonne volonté qu’ait Adrian, la menace perlait encore derrière les cuivres et les claviers, dans les textes surtout.



No one can help me / No one can stop me

It takes everything I’ve got

To stop from doing something stupid

I’m under you


Et Willy dodelinait de la tête donc. Parce que la voix d’Adrian était magnifique, parce qu’elle éveillait comme chez ses prédécesseurs quelque chose de fragile en lui. Et qu’en bon Américain, il écoutait toujours les productions de la vieille Angleterre avec attention et bienveillance.


La vie à L.A. était sacrément bonne. Et même s’il n’était pas fan de toute cette musique locale où tous les gars jouaient si bien, si cool, si facile qu’il avait l’impression d’être un sale vaurien, même s’il n’était pas à proprement parler fanatique de cette scène, il fallait reconnaître que ça se prêtait bien au décor. Pour le coup, il n’y avait pas de hasard. Michael Mc Donald, Donald Fagen, Bill Labounty, Kenny Loggins, Kenny Loggins ! Putain, c’étaient quoi ces noms ?

C’était vraiment la belle vie. Ils portaient des vestes à épaulette, des jeans serrés, des bottes en cuir, traînaient dans les clubs du moment, mangeaient des glaces le long de Sunset Beach. Le soleil se réfléchissait sur leurs imitations Ray-Ban. Quand les rayons de fin de journée rasaient l’océan, ils observaient les surfeurs en sirotant des Buds. Des gens jouaient avec des cerfs-volants ; chacun était encore un enfant à Los Angeles. Souvent, il tentait d’appeler Mary mais elle ne répondait plus ou alors lui raccrochait au nez, ou alors c’étaient les menaces de son singe qui le remettaient à sa place, ou alors ça sonnait occupé pendant des heures.


Dans l’appartement qu’avait loué pour eux A&M, ils prenaient des drogues, Michael les observait avec dépit. La télévision était allumée en permanence et branchée sur CNN, parce qu’Adrian aimait la douce musique de l’information. Afrique, SIDA, Bourse, sport. Le monde tel qu’en lui-même. Il avait été un adolescent dans les années 70, un enfant dans les années 60, les choses avaient changé tellement vite. Des formes se dessinaient, l’avenir prenait corps, une force irrémédiable et puissante s’emparait des territoires. Les buildings new-yorkais s’étaient incrustés dans son esprit ; tous ces chiffres rouges, ces informations en temps réel qui défilaient sur les panneaux lumineux, les écrans géants qui donnaient de la pub à manger. Vraiment, et il le répétait encore et encore en enfonçant encore et encore la seringue dans sa veine criblée de trous, il n’y avait plus d’issue.



*



Un matin particulièrement lumineux, alors que tous dormaient encore, les notes se firent plus cohérentes dans sa tête. Et il put enfin saisir cette inspiration qui chatouillait son esprit depuis des années. Il eut conscience, alors que ses doigts glissaient sur les cordes, de composer un grand titre, un de ces morceaux gravés dans le marbre de la postérité. Un soulagement profond s’empara alors de lui, un apaisement qu’il n’avait jamais soupçonné devoir exister un jour. La vie pouvait-elle être aussi légère ?


Oh there must be a hole in your memory

But I can see

I can see a distant victory

A time when you will be with me



*



Plus tard dans le studio, toute l’équipe sablait le champagne, on se félicitait, on le félicitait, Bravo Adrian, bravo ! Ce titre-là, Total recall, donnait du poids à l’album dont le titre était maintenant définitif, Heads and hearts. Les bandes tournaient encore et encore, les visages s’empourpraient dans l’éclat des diodes. Sarah et Tim Smith qui avaient assuré une grande partie des cuivres s’enthousiasmaient sur le son de l’album. C’était moderne, actuel, ça conservait encore une touche postpunk, un peu new-wave. La production était léchée, proche du Avalon de Roxy Music, s’enthousiasmait Willy, heureux de son travail.







1985


Retour à Londres.

L’album n’avait marché ni là-bas, ni ici. Les promenades californiennes semblaient maintenant appartenir à une autre vie. Quant à New York, c’était au mieux un fantasme, une chose rassurante et puissante, une source à laquelle la chimie l’aidait de temps à autre à aller puiser quelques forces. La vie s’écoulait lentement entre petites salles de concerts et petites salles de concerts. Bientôt, ils sillonneraient à nouveau la vieille Europe, histoire de remplir d’autres petites salles de concerts. La pluie balayait les rues avec force, c’était le mois de mars. Il usait sa santé à arpenter le parvis la tête nue et trempée. Son regard accrochait des panneaux géants. Dans ce monde figé et coloré où des gens souriaient, levaient les mains en l’air, dressaient un poing vainqueur vers l’horizon, il ressentait de la crainte mais n’aurait su dire pourquoi.

Il avait donné une interview récemment au Melody Maker, une de plus. Toujours les mêmes questions / Toujours les mêmes réponses.


La musique n’est pas une compétition, les gens me demandent pourquoi je continue alors que le succès n’est pas au rendez-vous. Mais je ne considère pas les choses en terme de succès ou d’échec, et je suis surpris que la presse musicale qui attaque tant les groupes « vendeurs » ignore ceux qui ne le sont pas. Nous faisons toujours de la bonne musique, qu’est-ce qui cloche avec ça ? Est-ce que ça n’est pas assez en soi ? Pour moi ça l’est en tout cas.


Belles phrases, paroles sensées. Ça, pour la ramener dans la presse, sa grande gueule, il savait faire. Mais le goût amer que lui avait laissé l’interview lui montrait combien ses limites étaient déjà atteintes et comme le mensonge avait pris corps pour devenir la communication officielle du groupe. Bien sûr que le succès n’avait aucun intérêt. Bien sûr que se prendre une balle dans la tempe ne tuait pas à coup sûr.


Les soirées traînaient en longueur, l’argent manquait. C’était ça la réalité de cette époque, le triste constat qui amenait régulièrement le groupe au bord du précipice. Parce que la drogue était chère, parce que lorsqu’elle venait à manquer, elle ne se partageait plus. Alex disait : « Adrian, bordel, tu vas mourir ». Et il se mettait à rire, parce que lui aussi était défoncé, et Adrian puis les autres membres du groupe se mettaient à rire à leur tour bêtement. Au final, Alex restait leur meilleur fournisseur niveau qualité prix et c’était bien là la seule fonction dans laquelle il excellait. Comme agent, on avait vu mieux. La tournée européenne s’annonçait mal.


La tournée, le mot faisait sourire Michael qui observait avec un œil clinique la lente agonie du groupe, cette tumeur qui les dévorait et que seule la reconnaissance aurait pu guérir. Déjà six ans qu’il courait après un début de succès. Six longues années. Son œil était clinique, sa langue devenait cynique, et ce genre de comportement l’horripilait, au moins autant que la plongée héroïnomane des autres, parce qu’il n’était pas comme ça, parce qu’il ne voulait pas être ce mec à lunettes qui secoue la tête négativement dans le fond de la salle en pensant que tout est foutu et que l’humour à sec est le dernier rempart, la seule façon de faire face, l’unique bouclier. Graham ne rigolait plus que rarement avec le groupe, la drogue les séparait, la rancune aussi. C’était déjà miraculeux qu’ils soient tous encore là après quatre albums. Autant de déceptions / autant d’excès. Mais Graham et surtout Max suivaient Adrian aveuglément.


Il était le guide, le restait malgré l’instabilité de son état. Son psychisme défaillant l’envoyait régulièrement en internement ; alors, la vie du groupe se normalisait mais l’éclat disparaissait. Même dans l’échec, le talent d’Adrian était fondamental ; c’est lui qui rendait leur vie particulière, c’est lui qui les avait mis sur le chemin d’une autre route possible, sans lui, peut-être seraient-ils tous assis, le cul vissé sur une chaise de bureau, à trier des factures ou à remplir je ne sais quel autre document administratif. C’est Adrian qui avait le talent, eux n’étaient que des suiveurs, avides de s’abreuver à sa source, curieux de ses nouvelles compositions, dans l’attente, toujours.



*



Un soir d’août 1985, pour leur dernière date à Londres, ils jouaient au Marquee. Les gars du label, dans un dernier sursaut d’énergie, avaient décidé d’enregistrer « live » en vue de sortir quelque chose, un simple ou alors carrément un double album. C’était toujours aussi aléatoire, leur foutue carrière ne reposait sur rien du tout. Adrian était survolté. Quand il avait appris la nouvelle, il s’était chargé aux amphés, suivi immédiatement par Max. Sur un nuage il jouait, dans les airs il jouait. Vite, fort, solide. C’était quelque chose à voir, et Michael, derrière ses fûts, derrière ses lunettes, à taper comme un sourd mais l’esprit parfaitement clair, l’observait avec attention, suivait les mouvements de ses bras qui syncopaient sur la guitare, et son dos large qui portait habituellement le poids de toute la misère du monde semblait s’être allégé quelque peu, délesté de quelques milliers de problèmes. Bon Dieu, ce qu’il chantait bien, se disait Michael.



Et il tapait du pied sur le sol. Max rigolait tout seul devant son clavier. Jamais, tous autant qu’ils étaient, ils ne joueraient mieux que ce soir-là.


Backstage, après le concert, dans ce moment de décompression si grisant, Graham flirtait avec une groupie, laide au demeurant, « on a les fans qu’on mérite », souffla Michael, tandis que Max tâchait péniblement de se piquer une veine. Adrian prit un polaroïd, le flash vrilla la pièce. Têtes de cadavres, yeux rougis, visages dégoulinant de sueur, t-shirts froissés à effigies multiples. Ça ressemblait pourtant bien à quelque chose.



*



Ils tournèrent. Encore et encore. Jusqu’à ce que les corps s’épuisent. La vieille Europe était peut-être une maîtresse négligée mais la seule qui les aimât un tant soit peu. Les Pays-Bas, l’Allemagne et la France étaient leurs bastions. Et tant qu’à faire, s’ils avaient eu à choisir, l’Italie et l’Espagne auraient remporté les suffrages.



Et c’était toujours le même jeu qui s’en suivait. Les blagues vaseuses sur le climat néerlandais, la langue, les filles. Maxy Max s’éveillait alors à l’évocation du sexe opposé. Oui, définitivement, c’était bien la seule bonne nouvelle dans le marasme de leur insuccès, parce que les filles d’Amsterdam, assurément, c’est ce qui se faisait de mieux ; blondes, blanches et chaudes.



Ils sillonnaient les routes, et à mesure que les budgets baissaient, le camion leur semblait le seul endroit protégé des attaques de l’extérieur. Ils avaient déjà dû considérablement revoir le jeu de lumières, puis c’était une petite section de cuivres dont ils avaient dû se séparer à mi-chemin. Tant qu’il restait de quoi se payer de la dope, alors, l’illusion les maintiendrait en vie.


À la fin de l’automne 1985, le Melody Maker les interviewa à Munich, dans une taverne enfumée, les quatre enfournaient les bières avec un consternant sens du tempo. Graham dit :



Et à l’usante question de savoir pourquoi le groupe s’acharnait encore, Adrian répondit :



Les ventes dans cette portion de l’Europe les tenaient un peu près à flot. Assez pour les drogues, la tournée, les loyers londoniens de leurs misérables appartements. L’argent avait de l’importance / l’argent avait pris de plus en plus d’importance. Derrière les postures de principe, les déclarations à l’emporte-pièce lors de leurs quelques interviews, The Sound vieillissait doucement, les intérêts personnels jaillissaient quelquefois sous les oripeaux de l’unité. Cette phase, Adrian l’appelait avec sévérité et dépit la postcollectivité adolescente. Il surprenait des regards, des lueurs d’interrogation qu’il n’aurait jamais cru discerner un jour dans les yeux de son groupe. L’avenir, le futur, ces mots revenaient de plus en plus souvent, dénués de joie, seulement chargés d’une sourde inquiétude.

C’étaient des années de plomb / 1985 fut une année de merde. SIDA, famines prémondialisation, désillusion des mineurs anglais, Thatcher et son chignon, La Guerre des étoiles, Reagan, pétrodollars.


Mais ils étaient encore debout, continuaient de jouer dans des salles improbables, défendant avec énergie et fougue Heads and hearts. Les organismes souffraient, trop de drogues, trop de mauvaises drogues. De l’héroïne à 70 %, de la merde en cachet. Le matin, Adrian s’enfilait une pinte comme il aurait avalé un verre d’eau. Il avait pris du poids, ses yeux étaient cernés, les paupières alourdies. Mais son air éternellement adolescent sauvait encore les apparences, on lui aurait donné vingt ans ou quarante sans vraiment être sûr de rien.


Ils fêtèrent Noël puis la nouvelle année 1986 à Berlin côté ouest. Ambiance fin de monde, température glaciaire. À bout de force.






1986


Tout était blanc. Il se sentait tellement vaseux. Son esprit ne parvenait à se fixer sur rien de précis. Et ce petit manège durait des heures et des heures. Mais qui parlait d’heures en ces lieux ? Qui parlait de jours ou de minutes ? Le temps n’était ici pas divisible. Il bougeait peu, avait renoncé à arracher à la seule force de ses poignets les sangles qui le liaient au lit. Attendait les cachets / Attendait la soupe / Attendait les yeux qui s’incrustaient dans la lucarne. Il hurlait le nom de Mary quand le regard doux venait le caresser. Mais elle ne venait plus depuis bien longtemps. Seuls les membres du groupe, le dealer manager Alex Nortfolk et ses parents se succédaient à la barre.

Finalement, il aurait pu rester ainsi toute sa vie. À l’abri, guettant par la lucarne l’orage qui venait.


Il ne transita que deux semaines en internement, puis on lui imposa un mois de repos sous suivi médical. Suivi qu’il ne respecta pas. Rien à foutre, il y avait des choses plus urgentes à faire. Comme de se remettre aux affaires. Beaucoup de morceaux dans sa tête, pas mal de choses à sortir. Vraiment, il fallait s’y remettre.



*



Statik, petit label londonien avec lequel il venait de signer, les convoqua peu de temps après sa sortie de l’hôpital.



Le boss de Statik, Damian Mc Loud, faisait tourner son fauteuil en cuir de gauche à droite, tout doucement, dans un mouvement presque imperceptible, une sorte de danse de fourmi. La chose obsédait Adrian qui peinait à se concentrer sur la discussion, qui peinait à se concentrer sur quoi que ce soit depuis sa sortie de l’hôpital. Trop de calmants, mais ça passerait.



Aucune chance que la suggestion aboutisse.



Il tapa fort dans ses mains, attirant l’attention de tous d’un seul coup, comme un pêcheur à la ligne.



Personne ne disait plus rien. À vrai dire, Adrian avait bien du mal à se souvenir comment ils avaient joué ce soir-là, ni même s’ils avaient joué. Quoique si, en fait, à bien y réfléchir, des images lui revenaient, des bribes, c’était pas mal. Bon Dieu, avait-il passé tout ce temps complètement défoncé ?




*



Des articles continuaient de sortir. Des gens parlaient encore d’eux. Des gars mettaient encore de l’énergie à noircir des lignes sur Adrian Borland. C’était assez rare malgré tout. Un article, une interview par mois. On avait vu mieux. Mais on avait vu pire aussi.



Est-ce qu’il parlait vraiment, est-ce qu’il venait vraiment de dire quelque chose ? Sa bouche, il aurait juré que ses lèvres ne s’étaient dissociées l’une de l’autre une seule seconde. Max lisait dans ses pensées, putain, qui entraient comme ça dans sa tête. Graham se saisit du journal tandis que, nerveusement, Michael commandait des cafés.


Cela devrait plutôt être à The Sound de gérer aujourd’hui d’énormes royalties ; cela devrait plutôt être à The Sound de faire se déplacer d’énormes foules. Cela devrait être The Sound plutôt que ces médiocres U2 et Big Country. Il faut le voir sur scène, cet Adrian Borland et cette guitare à la sonorité si fascinante dont lui seul a le secret. Ses yeux fixent l’espace à la recherche, dans quelque coin obscur et poussiéreux, de cette entité nommée JUSTICE. Qu’elle leur porte enfin attention.



Le serveur apporta les tasses fumantes, regarda un court instant Adrian, s’apprêta à dire quelque chose puis se ravisa et glissa la note sur la table.




*



Adrian aimait remonter Hyde Park par temps clair. Et il faisait tellement beau ce jour-là. Le ciel était d’un bleu liquide qui semblait couler légèrement sur les arbres, tirant les branches et les feuilles comme dans une nature morte. Juste un peu différent qu’à l’ordinaire, un très très léger décalage comme il les aimait. Des enfants jouaient au ballon devant Elfin Oak. Le vieux chêne sculpté était comme un monstre sympathique. Une maman cria à une jeune fille à la peau claire : « Reviens ici, Tessa ! »

Tessa, c’était déjà le futur. Quelque chose de l’ordre de la science-fiction. Adrian respira un grand coup, chassant la vague d’interrogation qui le secouait soudain. Le soleil caressait son visage livide mais il sentait bien au fond de lui que ce genre de balade était bon pour son organisme, pour sa santé, pour ses globules.


Il y avait quelque temps déjà que Heads and hearts avait sombré dans l’anonymat des bacs à solde. Avec une certaine dignité, certes, les journaux donnant encore ici et là quelques nouvelles. Statik avait fini par sortir The Sound / Live at the hothouse. Succès d’estime, peu de ventes une fois de plus, une fois de trop pour le label qui les avait congédiés dans la foulée. Graham disait que tous ces enfoirés de chez Statik pensaient qu’ils étaient déjà morts. « Et tous les enfoirés en général pensent ça », ajoutait Max.


Mais le fait était qu’à la fin de cette année 1986, ils étaient sans label, ou alors on pouvait aussi dire qu’ils étaient libres, totalement et complètement libres, et c’est ce que répondrait certainement Adrian à la presse dans le cas où celle-ci daignerait encore l’interviewer.


À proximité de Marbble Arch, un Pakistanais enturbanné scandait des prêches pro-islamistes devant un parterre bigarré. Il y avait du monde en fait, plus qu’il ne l’avait d’abord discerné. Presque autant qu’à l’un de leurs concerts. Cette idée le dépita, et il eut de la reconnaissance pour les calmants taille XXL qu’on venait de lui prescrire et qui ralentissaient tellement son émotivité, la concassait jusqu’à ce qu’elle devienne tolérable.


Plus loin, sur de vastes étendues d’herbe, de jeunes blancs-becs écoutaient le Licence to lll des Beastie boys. Il faisait froid, les blousons étaient épais. De la buée s’échappait de sa bouche, il aimait ça. Sacré soleil quand même ! Il écoutait encore de la musique, de la musique faite par d’autres, même si certaines fois il ressentait un pincement au ventre quand l’artiste lui semblait brillant ou nul, c’était selon, oscillant entre l’envie et le dépit, la jalousie et l’amertume.


Mais il fallait bien reconnaître que 1986 avait été une bonne année. The queen is dead des Smiths, Colour of spring de Talk-talk, Evol de Sonic Youth, les Throwing Muses. Beaucoup de bonnes choses, c’était rassurant et angoissant à la fois. Il s’était mis à la production, avait œuvré pour deux jeunes groupes dans la plus grande confidentialité. Et confidentiels, ils l’étaient restés après son passage. Des mains en or, ma parole, avait plaisanté Max un soir de drogues. Le son l’intéressait, les textures, le pétrissage, il était capable de passer des heures sur la tonalité d’un backing, ou sur le volume d’une boucle de batterie en fade out.


Un vol de moineaux fit vibrer l’air brillant ; encore une fois il inspira profondément tandis que d’autres enfants, inlassablement, défilaient devant lui. Il n’avait plus de nouvelles de Mary depuis longtemps et il eut soudain envie d’en avoir. Appela d’une cabine rouge vers Kensington Garden / Connaissait le numéro par cœur. Ses doigts avaient dû laisser des empreintes sur tous les téléphones de la capitale. Il y eut une musique indiquant que ce qu’il venait de composer n’était plus valide, merci d’en recomposer un autre, ce qu’il fit dix fois de suite, nerveux et agité, jusqu’à comprendre que vraiment ce numéro n’était plus bon, et que certainement, elle en avait changé. Et peut-être même d’adresse, ressassa-t-il en baissant la tête, les yeux chargés de larmes.






1987


Quel miracle les avait conduits dans ce bureau bruxellois ? Comment Alex avait-il pu dégoter ce contact ? Cela resterait un mystère aussi impénétrable que le Saint-Suaire du Christ. Mais ce qui était certain c’est que ces deux gars, Kenny Gates et Michel Lambot, fondateurs et patrons de PIAS, se tenaient droit devant eux, un stylo à la main. Alex jubilait. Alex, roi de la drogue et du loyer impayé / Alex qui souriait béatement, remuant la tête de gauche à droite alors que les pages de contrat défilaient entre les mains de chaque membre du groupe. Michel Lambot disait :



Kenny Gates rigolait.



Dehors, la neige tombait dru sur les rues bruxelloises. Loin de son pays, Adrian se sentait plutôt bien, mais il n’aurait su dire si c’était l’éloignement qui dopait ainsi ses résistances mentales ou les nouveaux médicaments que lui avait prescrits le docteur Wellington.

On signa le contrat en buvant du vin blanc français. Max fit la moue, fit glisser l’alcool de gauche à droite dans sa bouche, fit claquer sa langue comme un grand œnologue. Adrian alluma en tremblant une Marlboro. C’était une rumeur douce qui tenait Bruxelles, loin de la dureté londonienne.


En définitive, il en était venu à détester l’Angleterre. L’ingratitude de ce pays, le sien, lui donnait la nausée. Qu’est-ce que cette maudite île avait bien pu faire pour lui ? Ni reconnaissance, ni succès, ni amour, ni santé. Rien de rien. En avalant son troisième verre de riesling, il décida qu’il resterait tant qu’il le pourrait le plus loin possible de ces terres mouillées et tristes. « Pays de bigots / Pays de taiseux. Vous et votre humour de merde, je vous laisse derrière moi, avec les blouses blanches, avec Mary, avec votre aveuglement ». « Quoique », ricana-t-il dans son coin, « la Belgique n’est pas forcément le meilleur endroit pour oublier l’Angleterre ».



*



Prince était dans l’air du temps, et somme toute, Adrian ne trouvait pas la chose désagréable comme il ne lui semblait pas déraisonnable d’écouter Sign o’ the times en vidant des bières belges alors que le soir tombait sur la grande ville du nord. En ce qui le concernait, l’Europe était devenue un immense pays dont il sillonnerait désormais les régions. Un pays immense et chargé d’Histoire. Il se rappelait des allusions du Velvet et des déclarations d’amour de Roxy Music ; le genre de déclamations qui marquent une génération.


These cities may change

But there always remains

My Obsession

Through silken waters


La presse du nord s’intéressait à leur nouvel enregistrement, des Néerlandais, des Allemands, des Belges s’activaient devant les portes du studio de répétition. Le groupe répondait aux questions de façon professionnelle, mais il n’échappait à personne que les sautes d’humeur d’Adrian étaient plus marquées qu’auparavant. Passait d’une vitesse stupéfiante d’un grand état d’exaltation à une phase d’abattement total qui le voyait dormir une journée durant, la main enserrant une bouteille de Whisky comme s’il se fût agi d’un glaive de verre.


I won’t stop till I’m gone.


L’énergie revenait soudain comme elle était partie, une vraie centrale atomique sans contrôleur. Alors, sa créativité s’exprimait avec force, sans retenue, fidèle et fougueuse créature qu’il savait chevaucher. Max rigolait, heureux, comme toujours. Mais Michael faisait la moue, Michael prenait sur lui, Michael disait « on ne va nulle part avec lui. On court après quelque chose qu’il ne peut pas atteindre ». Et pourtant, il aimait ce qu’il entendait. En fait, c’était vraiment bon. Le meilleur de ce qu’ils avaient produit tous les quatre. Dans ses textes, Adrian abordait de façon plus ouverte les affres de sa maladie.


I give you pain

With a heat so strong


Michael l’observait encore de temps à autre avec affection, dans les moments créatifs, ceux où Adrian souriait, quittait le monde des ombres pour redevenir ce jeune homme qu’ils avaient connu adolescent. Son visage rond n’accusait pas encore le contrecoup des excès et de la maladie. Mais ses yeux trahissaient. Son regard lointain que dessinaient des cernes profonds était un panneau indicateur vers le monde des limbes. Et si l’Europe avait une influence correcte sur le groupe, nul n’était dupe. La maladie d’Adrian était toujours là, bien présente. Et Michael ne pouvait que regretter que l’amertume ne fût plus aujourd’hui que leur terreau commun, un champ de patates dans lequel ils s’ébrouaient lentement sous les éclats mats d’un soleil noir.


Ils burent énormément, sans doute pour compenser le manque de bonnes drogues. Plus d’argent. Max goûta même les médicaments d’Adrian. Pour voir. Il n’y revint pas ; ça le remua salement et il fit les gros yeux pendant deux jours.


Heureusement, il y avait le sexe et le sexe était une chose intéressante ici en Belgique, les filles étaient plus démonstratives. Au lit, s’entend. Tout le monde en avait toujours profité, mais ce dernier bastion de reconnaissance était toujours autant apprécié. Il suffisait d’une guitare, d’un club à moitié vide, et même avec ce maigre artifice, on ne rentrait pas seul à l’hôtel. Un piège. Max les appelait les trappeurs. Parce qu’à leur niveau, ça restait tout de même artisanal. Le fait de coucher avec des filles qui les avaient écoutés quelques heures plus tôt conférait une supériorité, une sorte de puissance qu’aucun d’entre eux n’avait jamais ressentie hors de ce champ. Les filles, au contraire du public, n’étaient pas si exigeantes, n’attendaient pas autre chose qu’un peu d’attention, qu’un peu de rêve. Les filles, c’était l’essence du rock.


Ça aurait pu les tenir encore un peu, les bercer d’une douce illusion parce qu’Adrian s’amusa bien durant ce séjour belge, profita de la moindre groupie jusqu’au matin, pris d’une frénésie que son nouveau traitement devait amplifier. Malheureusement, après quelque temps, l’état d’Adrian se détériora. Deux jours avant d’entrer en studio en fait. Dommage, souffla Michael. La décision fut prise par PIAS de rapatrier tout le monde en Angleterre. Les patrons étaient contents de ce qu’ils avaient entendu en répétitions. Ils avaient la volonté de poursuivre, mais Michael, et même Graham, dans ses quelques instants de lucidité, ne pouvaient s’empêcher de penser que tout ça ressemblait méchamment à une veillée mortuaire.



*



Quelques semaines plus tard, au gré des étonnantes circonvolutions mentales d’Adrian, le groupe reprit le chemin des studios londoniens.



Derrière la vitre de la salle de mixage du studio The Elephant, Nick Robbins tirait la gueule. N’aimait pas ce qu’il entendait. Trop rock, trop clair. Trop chiant. C’était d’autant plus décevant qu’il avait toujours apprécié The Sound, mais là, ce titre par exemple, ça ressemblait à du Prince blanc, du rock sans nuance. Quelle merde ! Quand on lui avait proposé la production de Thunder Up un mois plus tôt, il avait émis une sorte de grognement qui dans la bouche de ce géant totalement chauve s’apparentait in fine à une profonde satisfaction.



Michael donna la mesure, et Acceleration group démarra dans l’exaltation générale.


The flames will flicker and the writing will waver

The storm will stutter but I won’t blow over

Until the war is won

Until the song is sung and the work is done

It’s the acceleration group with the acceleration groove

Formation fighting, form in a line

The acceleration group with the acceleration groove

Formation fighting, form into one

The next boat is yours.



Le Times titrait : « Thatcher pour un troisième mandat ».



Nick soupira, puis se figea. Adrian venait de s’écrouler au sol.



*



Il y avait ces bruits dans sa tête, ça allait et ça venait, une forme de bourdonnement qui portait l’écho de centaines de voix d’outre-tombe. C’étaient des bribes de phrases, il en était certain, mais il ne les comprenait pas, comme si chaque mot avait été passé au sanibroyeur. Tout se mélangeait, la pièce ou il se trouvait disparaissait puis se reconstituait. Une pièce blanche qui rentrait dans une autre pièce blanche. Bon Dieu, ce qu’il se sentait mal ! Il en avait la nausée. Des formes passaient devant ses yeux. Pourquoi est-ce qu’il ne bougeait pas, et pourquoi sa bouche restait-elle ouverte, incapable de produire un autre son que ce râle infâme qui s’en écoulait comme de la salive. Le groupe ; où était son putain de groupe ?


Dans le couloir de l’hôpital, tandis qu’on examinait à la loupe un Adrian livide, le reste du groupe faisait les cent pas.



Michael avait le regard vide, ses traits étaient tirés, il était blanc comme un ciel de janvier.



Max ricana en se frottant son avant-bras gauche. Des trous minuscules formaient comme une ligne droite jusqu’à la pliure intérieure du coude.



Il observa avec insistance les bras marqués de Colvin Max Mayers.



Max lança son poing dans la gueule de Michael, fit sauter ses lunettes, lui péta le nez d’un coup sec, fit gicler une belle gerbe de sang de son arcade sourcilière.

Graham se jeta sur eux à son tour pour les séparer. Il fallut du temps mais il y parvint. Max pleurait, regardait son poing famélique. Michael se tenait le nez, continuait de jurer. Graham les prit dans ses bras, tous les deux, il voulait sentir leur chaleur. C’étaient ses amis, son groupe. Mais il n’éprouva rien d’autre qu’amertume et dépit.



*



Adrian resta deux semaines à l’hôpital. Après qu’on l’eut détaché, il passa une bonne partie de son temps à observer la cour : des femmes et des hommes en blouse blanche erraient comme des somnambules dans un joli jardin anglais. En définitive, se disait Adrian, il appréciait la vue. Plus encore maintenant qu’on l’avait délesté de ses liens et réduit sensiblement les doses de médicaments. Un soleil pâle rasait la cime des arbres, il y avait de beaux éclats de lumière, l’hiver commençait à mourir lentement. Depuis le couloir, de la musique s’insinuait dans les chambres. Connaissait cette voix, mais pas le morceau.


Cos’I’m gonna have faith

Ouhhh, I’m gonna have faith


Putain, c’était quand même pas George Michael ? Incroyable. « Le monde change », pensa-t-il. « Les gens changent. Je peux changer. »

Et puis vint le tour de U2. Celui ou celle qui écoutait la radio monta le volume.


See the stone set in your eyes

See the thorn twist in your side

And I wait

For you


Belle guitare, belle voix, belle mélodie. Sûr que ça allait vendre un paquet.


I can’t live

With or without you


Sacré refrain, rien à dire. Adrian éprouva un léger tiraillement dans le ventre. La jalousie / L’envie. Il avait déjà ressenti ça auparavant. Des titres d’Echo and the Bunnymen, des titres des Chameleons. U2, il fallait bien le reconnaître, c’était universel. Les gars avaient une facilité à pondre des titres imparables, tellement efficaces. Lui n’en était pas capable. Il avait fait une croix dessus, s’était résigné à suivre son inspiration sans tenter de la ramener sur des sentiers plus fréquentés. Voilà, c’était dit et bien dit, d’autres s’en étaient de toute façon régulièrement chargés pour lui. Presse, labels, agents. The Sound, l’avatar de la non-reconnaissance, le prototype du putain de sous-groupe culte. Continuer, c’est tout ce qu’il lui restait. C’était ça ou mourir de toute façon.

Mais mourir ne lui faisait pas peur, et souvent il envisageait la fin comme un remède idéal, un possible recours qui répondrait à toutes les foutues problématiques qui polluaient son existence.



*



Les sessions de Thunder Up reprirent. Sur la salive, on y allait à l’économie. Max et Michael ne s’adressaient plus la parole. Adrian n’ouvrait la bouche qu’à intervalle très espacé, comme un mauvais robinet soumis à la vindicte d’une micro fuite. Ça ne les empêchait pas de produire quelque chose de bon et d’intéressant, pensait Nick Robbins en ajustant le volume de la basse de Graham. Au final, cette orientation plus claire, ce rock blanc n’était pas si désagréable et somme toute, il était peut-être temps de trancher avec les oripeaux Cold Wave, qui pour le coup les avaient laissés dans l’ombre tout ce temps.



L’un de ses assistants fixait le poste de télévision placé dans le couloir par l’entrebâillement de la porte. Thatcher et Reagan à Camp David. Sourires, flashs, chignon post apocalyptique. L’apprenti rouquin cracha : « C’est pas vrai qu’elle va gouverner jusqu’à cent vingt ans. Elle est pas humaine. C’est un robot. »

Reagan et Thatcher se donnèrent l’accolade. Le rouquin rigola. « Cherchez la femme », dit-il à haute voix en bon français.



Nick faisait se cogner ses deux index.

L’autre assistant souriait bêtement, même tête de rouquin, même air benêt.



Adrian eut un geste d’agacement, ça ne le faisait pas rire. Michael remettait ses lunettes en ricanant, mais lui, vraiment, ça ne le faisait pas marrer.



On reprit Acceleration Group.




*



Il traînait dans Soho. La pluie balayait les rues. Néons bruts / Joie diffuse. Des affiches de Full metal jacket et de Crocodile Dundee jaillissaient ici et là. Des gens se pressaient dans des queues interminables. Le monde continuait de tourner mais il n’y voyait que mauvais augures, une simple suspension avant le souffle dévastateur. Bordel, qu’est-ce qui débloquait chez lui ? Pourquoi ne pouvait-il se contenter de voir des êtres normaux, heureux, excités à l’idée d’aller voir un film, passer un bon moment, aller boire un verre dans un pub ? Vivre à l’abri sur une île au climat insolite, certes, mais tellement protégée des affres du monde extérieur. L’Occident, ses vertus, lui aussi y avait droit.



*



Afin de préparer les visuels de Thunder Up, on leur fit faire des photos. Les flashs crépitaient comme si la foudre d’Odin frappait le sol. Ça se passait dans un appartement ultra moderne du centre de Londres. On avait baissé des persiennes sur la grande baie vitrée. Un projecteur conséquent était orienté vers le sol, rasait les jambes, transformait le parquet en sable blanc. Devant les stores, le groupe posait. Adrian et Michael en première ligne, légèrement tassés, les mains sur les genoux, à la façon des All Blacks ; derrière, de dos, Graham et Max, droits comme des I, unissaient leur bras à la manière de deux duellistes. L’ensemble était censé donner une forme claire au centre, dessiné par le contour des corps des quatre gars. Une sorte de losange ésotérique, ou une sorte de cœur peut-être. Toujours est-il que, comme le déclara Max à ses amis un peu plus tard devant une bière, c’était sacrément pourri.



*



PIAS décida de démarrer la tournée de The Sound à Vitoria-Gasteiz, Espagne, Europe. L’automne dans sa grande désolation. Novembre même dans le sud du vieux continent restait novembre, et si ce n’était la teinte quelque peu apaisée du ciel, Adrian n’aurait pas eu l’impression d’avoir quitté l’Angleterre. Était-ce un bon endroit pour démarrer une tournée ? Était-ce le lieu idéal pour faire entendre au monde que Thunder Up, dernier album des Sound, était désormais disponible chez tous les bons disquaires ? Tous les doutes étaient permis. Mais bon, il fallait bien commencer quelque part, et somme toute, c’était toujours mieux que la Roumanie.


L’ambiance dans le groupe était tendue. Graham et Michael d’un côté, lui et Max de l’autre. Tout ça n’augurait rien de bon. Il savait ce qu’on lui reprochait, cette instabilité maladive, son manque de leadership. Était-ce sa faute ? Comment aurait-il pu leur expliquer ce qu’il ne parvenait pas à comprendre lui-même ? Et quoi d’autre ? Les drogues n’arrangeaient rien ? L’alcool non plus ? Qu’en savaient-ils ? Ils étaient médecins ? Sans ces produits, il n’aurait pas été si productif, toute cette merde faisait assurément partie de son processus de création. Un connard du NME avait dit qu’ils étaient les Josephine Baker du rock. Jamais là où on les attend, ne s’encombrant pas de textes emphatiques, et n’ayant aucun égard pour le business. Et surtout, étant appréciés partout ailleurs que chez eux.

C’était censé lui faire plaisir ? Vraiment ? C’était censé être élogieux ? « Question de point de vue », avait dit Max en ricanant bêtement.



*



Ils marchaient dans les ruelles. Le Pays Basque avait certainement un attrait mais ils ne le percevaient pas, ici à Vitoria. N’aimaient pas cette ville / Ne s’y sentaient pas à l’aise. Ils marchaient dans les ruelles, tous les quatre réunis comme au début, solidaires dans la bruine. En ligne. Mais silencieux.

La salle où ils allaient jouer était plutôt grande, bien agencée. Ce n’est qu’en sortant qu’Adrian avisa l’enseigne et le nom. The End. Ça clignotait faiblement dans le soir tombant. Il resta interdit un long moment, sa tête allait de haut en bas très très lentement. Max posa sa main sur son épaule.



Mais ça n’alla pas mieux. Michael et Graham le prirent par la taille. On rentra discrètement à l’hôtel. Adrian passa la nuit à délirer sur son lit, le front luisant de sueur. Max et Graham le veillaient ; Michael, lui, passait la tête de temps à autre, venant aux nouvelles et disparaissant presque aussitôt.

Dehors, la pluie battait le pavé.



*



Les patrons de PIAS ordonnèrent le retour du groupe et payèrent le rapatriement médicalisé d’Adrian. Tandis que l’avion décollait, Max observait sa main droite qui n’avait cessé de trembler depuis plus d’une semaine. Une tache sombre et irrégulière, formant comme un petit tas ramassé, était apparue sur sa peau. Il plissa les yeux dans la luminosité du décollage.






1988 - 1990


Que restait-il de The Sound ? C’est la question que se posait Graham en observant les candidats défiler derrière les fûts usés du studio de Lane Street. Plus de contrat / Plus de label / Plus de batteur. Sans parler de leur réputation à chier, comme si un panneau lumineux visible jusqu’en Chine annonçait : « Attention, groupe de barjots, leader DÉPRESSIF ».

PIAS n’avait pas fait dans le détail, lettre simple, lettre claire annonçant leur volonté d’arrêter. Retour à la case départ, une fois encore.

Adrian semblait fatigué, mais excité malgré tout. Le départ de Michael avait été un rude coup pour tout le monde mais pas une surprise en soi.



Un batteur en remplaçait un autre. Rien ne les satisfaisait. Trop bourrin, trop jazz, trop rock, trop funk, trop gros, trop grand, trop blanc, trop chauve. À n’en plus finir.

Les jours passèrent, les batteurs se succédèrent jusqu’à ce qu’il y ait moins de candidats, comme si une rumeur avait circulé en ville, du type : « Ne venez pas, groupe de camés sans succès cherche un simplet pour tenir les fûts et ne jamais être connu du grand public ».

Adrian savait bien qu’ils ne pourraient remplacer Michael, et si au début, il avait estimé la chose possible, les premières auditions l’avaient rapidement fait déchanter. Dudley avait quelque chose de spécial, un certain phrasé, une vitesse propre. Surtout, c’était son ami, avant, quand tout leur semblait promis, quand l’avenir était encore un possible lumineux. Quoi de mieux que la jeunesse, en vérité ? Quoi de mieux que cette brûlante illusion ? Adrian ressentait soudain une forte lassitude. Qu’était-il advenu d’eux ? À trente ans et des poussières, ils semblaient si fatigués, tous. Retourner en studio, même avec un nouveau batteur, lui semblait si lourd et compliqué qu’il ne saisissait pas bien l’intérêt de tout ce cirque. Il se rappelait les premières séances de répétition dans le salon de ses parents quinze ans plus tôt. Comme ils jouaient Heartland en hurlant à pleins poumons. Les câbles qui traînaient sur la moquette beige. Les dessous de verre carrés qui ornaient la table basse. Ce genre de choses. Le passé ne le laissait décidément pas en paix. Toujours ces images, toujours le souffle d’avant. N’y avait-il donc pas de deuxième vie ?



On ne trouva pas de batteur. L’envie manquait en définitive. Non que les gars soient dénués de talent, mais vraiment, c’était juste l’envie qui manquait. Comme si on avait montré un plat de gâteaux à la crème à un cancéreux du foie. Un jour, Graham ne se montra pas au studio. Max et Adrian jouèrent seuls. Guitares / Claviers. Pas inintéressant au demeurant. Mais c’était bien eux qui avaient fait ce concert incroyable au Marquee ? C’étaient bien eux qui tenaient le public par les couilles ? Non, ça ne pouvait être eux. Pas ces deux pantins fatigués qui bataillaient sans fougue aux ordres alanguis d’une boîte à rythmes de DX7.



*



Il n’y eut pas vraiment d’annonce officielle. On put simplement lire deux ou trois lignes brèves, façon épitaphes, dans quelques journaux, dans quelques fanzines, dans quelques rebuts de l’information mondiale.

Il apprit que Michael avait rencontré une Américaine et l’avait suivie là-bas, à Austin, Texas. Avait repris des cours de psychologie / Envisageait de faire des enfants. Dingue. De la pure dinguerie en barre. Quoiqu’en fait non. À bien y réfléchir, hein ? Et puis, en définitive, pour ce qu’Adrian en avait à foutre.

La rancœur, forcément, était encore vive.



*



Un soir de novembre 1989, il mangea un steak d’autruche avec Max dans un restaurant de Soho. La viande était curieuse, pas désagréable, mais curieuse certainement. Max fit la moue, toucha à peine son assiette, la repoussa sur le côté de la large table. Il avait maigri. Salement maigri même. Et allez comprendre, ce soir-là, tous les deux étaient sobres comme des cravates de ministre. À bien y réfléchir, ça devait faire des années que ça n’était pas arrivé, peut-être même jamais.

Max leva son verre d’eau pétillante, savourant l’activité de la rue, les lumières qui annonçaient déjà Noël. Il espérait qu’il neigerait mais il gardait ce genre de choses pour lui.



Adrian ne répondit rien. Un sourire triste traversa rapidement son visage.



De dépit, ils commandèrent une bonne bouteille de vin. Non que les finances aient été au beau fixe mais bon, il fallait bien vivre de temps à autre. Les projets foisonnaient dans la tête d’Adrian. Des noms incroyables de groupe traversaient son sommeil. Mais il lui manquait un peu d’énergie. Bientôt, se disait-il, bientôt.



Le serveur débarrassa la table.







1992 - 1996


Max mourut en 1992, toutes ses défenses dévorées par un SIDA pugnace. Il n’y eut pas grand monde à son enterrement. Et c’est la dernière fois que l’on vit The Sound réuni.

Il y eut des projets, il y en eut d’autres. Qu’aurait-il fait de toute façon ? Dissoudre The Sound, à la réflexion, avait été la meilleure idée qu’il ait eue ces dernières années. Par cet acte fort, il renonçait d’une certaine façon à toute velléité de succès, de quoi vivre, c’était déjà pas si mal, non ? Mais où avait-il la tête depuis tout ce temps ? C’était quoi cette histoire de compétition, de reconnaissance, de pouvoir ?


Lorsque la nouvelle décennie était arrivée, il y avait eu une sorte de purge comme il y en avait tous les dix ans. La réverbération, les batteries électroniques, les cuivres synthétiques, les solos de saxo, les coupes de cheveux verticales, tout cela avait disparu comme un paquebot dans des eaux froides. Le grand nettoyage avait laissé peu de survivants, les années 80 avaient fait leur temps.


Il y eut de nombreux projets. Une forme de fringale s’était emparée de son esprit. The Citizens, Adrian Borland, White Rose Transmission, Honolulu Mountains Daffodils. Il produisit également des disques pour le compte d’autres artistes, The Doles, Into Paradise, Kevin Hewick, Red Harvest, The Waiting Sound, The Pollen, The Felt. Dans l’ensemble, sa « main magique », comme disait Max, ne leur apporta ni succès ni reconnaissance. Et dans de toutes ces obscures productions, seuls The Felt et The Pollen tirèrent quelque peu leur épingle du jeu. Mais sans que le nom d’Adrian Borland, par quelque obscur mystère, n’y soit vraiment associé. En somme, rien n’avait changé, et, se disait Adrian, rien ne changerait.


Son temps était passé. Ses cheveux toujours abondants se grisaient très légèrement, nul doute que ses yeux ne recouvreraient jamais plus l’éclat de leurs vingt ans. La quarantaine était à une portée de main, à un souffle. Les internements et les dépressions réglaient désormais une vie consacrée à la musique. Ça n’était un secret pour personne dans le métier, alors les tournées ne se faisaient pas, les deals se signaient au ralenti, définitivement, les labels l’envisageaient avec méfiance. Mais les choses se faisaient malgré tout, pas aussi simplement qu’elles auraient dû. Mais elles se faisaient.



*



Que dire des années 90 ? Il est des périodes qui passent ainsi sans que l’on fasse attention, comme lancé dans un train à pleine vitesse. Les noms des gares se succédaient à l’aveugle, 1991, 1992, 1993, 1997. Révolution Hip Hop, Trip Hop, Techno. Il se sentait largué. L’ère glaciaire du numérique, les supports dans la tourmente. Adrian subissait les choses, au même titre que ses milliards de congénères. Il n’était pas différent, ou alors juste un peu. Oui, il devait l’être, se disait-il, pour courir après un rêve, et en était-ce toujours un d’ailleurs ? Oui c’en était un. Un sacré, même, pour supporter le poids tellement lourd de ces journées.


Il avait de temps à autre des nouvelles de Mary. Au final, ils gardaient le contact tous les deux. Était-ce de la pitié, de l’attachement, des restes de sentiments, un truc vague et froid qui appelait à la compassion ? Certainement un peu des trois. Ça lui suffisait. Tout ce dont il avait besoin, c’était de la sentir pas trop loin, de lui parler. Qu’elle ne disparaisse pas.



*



Un soir qu’il prenait un verre dans un pub de Soho, Adrian s’enthousiasma. Les rythmes étaient violents, assurément. « C’est quoi, cette musique ? » pensa Adrian en levant une énième pinte.



Sa voix était légèrement montée dans les aigus. Il fit un nouveau signe, plus prononcé, au serveur.




*



Il se levait tard. Les années n’y avaient rien changé. On l’attendait de moins en moins, alors il traînait du canapé à sa chambre, de sa chambre au canapé. La télévision était toujours ouverte, il en aimait le grésillement, la petite musique. Ça n’était plus comme avant, les programmes étaient H24 maintenant. Pas de mire, pas d’écran neigeux et gris. Son goût le portait vers des documentaires animaliers ou historiques, mais il ne rejetait pas pour autant la Trash Culture, des émissions si bêtes que chacun se trouvait intelligent. N’était-ce pas un miracle ? N’était-ce pas une absolue magie que de modifier ainsi la perception des gens ? Souvent, il regardait The wheel of fortune, répondait aux questions, insultait les candidats comme tout le reste du pays, et comme tout le reste du monde. Ensuite, quand le soir tombait sur Londres, il était temps de partir au studio.


Et en allant au studio, il croisait des jeunes dans Soho. Portaient des jeans baggys, portaient des bonnets fins CK, portaient des doudounes aussi épaisses qu’une moquette de notaire. Quel âge ? Seize ans ? Dix-huit ? Vingt ? Un peu de tout ça certainement. Il les fixait avec intensité, provoquant chez certains une moue perplexe. Il les fixait longuement parce que le sujet le fascinait. Cet état particulier qu’il avait tant aimé, ce moment de grâce qui disparaissait tellement vite. Bordel, il n’arrivait pas à réaliser qu’il allait avoir quarante ans ; de fait, ce n’était pas une question de capitulation mais de compréhension. Son esprit ne l’intégrait tout simplement pas.


Les radios jouaient Oasis et Blur. Wonderwall / Country House. C’étaient les grandes tendances du moment. La guerre ouverte entre les deux groupes excitait les kids. Liam Gallagher avait souhaité à Damon Albarn qu’il chope le Sida et qu’il en crève. Subtil. Amusant. Mais Adrian Borland n’y croyait pas. Ça sentait la mascarade médiatique, rien de plus, de simples intérêts commerciaux. Putain, est-ce qu’il était le seul à se rendre compte de tout ça ? Est-ce que chaque génération avait besoin de croire en ce genre de foutaises ?


Il jouait toute la nuit, avec Harris, avec d’autres gars de passage. Sans but précis, bien qu’il s’en défendît. Il y aurait bien un nouvel album, un nouveau projet, un nouveau concept. Les nuits se succédaient dans un nuage chargé d’éclats de voix, de fumée, de malt.

Il s’enfonçait lentement et il aurait juré par tous les diables qu’il était pourtant déjà plus bas que terre.

Partir. Il faudrait bien partir parce qu’il allait mourir ici.






1996-1998


Il partit s’installer à Haarlem, Pays-Bas, Europe, chouette ville commerçante, située à environ vingt kilomètres d’Amsterdam. Un endroit calme et sûr. On l’avait toujours bien apprécié là-bas ; The Sound y jouissait d’ailleurs encore d’une certaine réputation. Il aimait regarder ce que les locaux appelaient la plus petite mer du monde, la mer de Haarlem, en fait un petit lac d’eau salée déroutée de la mer du Nord.


Les crises se calmèrent, il tempéra sa consommation d’alcool. Des amis du coin, des connexions du temps de The Sound, venaient le visiter le soir. On devisait comme dans des temps anciens à la lueur de la bougie en regardant par la fenêtre ouverte les petits bateaux dodeliner doucement dans les eaux sombres du port. Plus loin, il y avait des moulins derrière des dunes. Les pales traversaient l’air avec force. Il aimait la musique du vide brassé. Ça venait jusqu’à sa fenêtre, ça s’y accrochait un long moment. Il en perdait le fil de la conversation. Il fallait une main sur son épaule ou sa cuisse pour briser l’infernal sortilège de ces infernales machines. Et la mer, la mer elle se cachait encore au-delà des dunes et des moulins comme un secret éventé. Quelquefois, lorsque le ciel était bleu, pleinement dégagé, il prenait son vélo et filait le long des routes sinueuses. Là, respirant à fond, il se sentait affreusement faible. Devant les éléments bruts, devant cette mer qui ne cessait de fuir ses coups de reins fatigués, définitivement, il se sentait malade.


Il avait sorti un album. Encore un. Seul cette fois-ci. Un gars avait écrit « Tout le monde est une star », mais la vie cinématique de Borland est encore bien plus intéressante. Et comme d’habitude, le dépit et l’amertume s’étaient délicieusement insinués entre les lettres, les mots, les phrases, les espaces.


Le cannabis fut une option. Mais pas la bonne, pas le produit idoine qui le relaxerait sans laisser de traces. Pas loin certainement, mais pas ça. Le problème avec la fumette, comme avec toutes les drogues en définitive, c’était le contrecoup, la chute physique et morale qui suivait la montée vers des cimes tellement grisantes qu’elles brûlaient l’âme et le cœur ; mais la différence avec les addictions lourdes, c’est que celle-ci était essentiellement mentale. Et pour le coup, certainement déconseillée à un schizophrène chronique à tendance paranoïaque.

Il y avait de nouveaux traitements depuis le début des années 90. Les choses allaient, d’une certaine façon, mieux. Cette dernière génération de médicaments était dite atypique, ce qui en soi ne manquait pas de singularité ni d’humour. Mais les effets secondaires s’ils étaient nombreux n’en étaient pas moins réels. Les nausées avaient disparu mais la perte de poids restait conséquente, sans parler de l’appétit sexuel qui s’apparentait à une sorte de vide coloré. Putains de pilules. Mais comment vivre sans elles, hein ? Comment donc envisager l’existence sans cette aide-là ? « Nous sommes tous des mauvais patients », avait dit un jour un professeur, une femme maigre et terrifiante, durant l’une de ces nombreuses thérapies de groupe de l’une de ses nombreuses hospitalisations, pointant du doigt la réticence des malades à accepter la prise de médicaments. Un patient avait dit : « Je n’aime pas me sentir malade ». Adrian avait rigolé bêtement pendant un bon quart d’heure, c’était tellement con cette phrase.


Les Pays-Bas le reposaient, lui enlevaient une certaine forme de pression qui ne l’avait finalement jamais quitté. Mais il était indéniable qu’il était moins productif. La vieille Europe, de ce point de vue, ne lui avait jamais réussi.

Arpentant les ruelles de la ville haute, il observait les vitrines des magasins. Noël vint, puis un autre. L’hiver était rude ici aussi. Les bateaux dans le port semblaient figés dans des eaux comateuses.






1999


Deux ans plus tard, il quitta la Hollande, retourna s’installer chez ses parents à Wimbledon dans le sud de Londres, travailla sur un nouvel album, accusa quelques crises sans gravité. Il y avait beaucoup de choses à ce moment, des groupes importants avaient dévoré d’autres groupes importants. Massive Attack, Radiohead. Radiohead ; tout le monde n’avait que ce nom à la bouche. Radiohead par-ci, Radiohead par-là. C’était pas mal effectivement. Profond, dense, mélodique. Le chanteur avait vraiment une drôle de tête. Comme quoi il devait bien être possible de percer avec ce type de physique. N’avait jamais vraiment cru aux explications d’Alex à ce sujet de toute façon, paix à son âme. Adrian avait besoin de composer. Un petit label lui fit une proposition qu’il ne refusa pas. À quarante-deux ans et tout le passé qui l’accompagnait, il aurait accepté un deal avec la Maison des Ratés Associés. Mais il mit du cœur à l’ouvrage, beaucoup. Il ne renonça pas, ne rechigna pas, prenant quand même un peu moins de plaisir qu’avant à ces nuits qui n’en finissaient pas. Il était content de ses compositions, ça avançait bien. Il serait bientôt temps de rentrer en studio d’enregistrement.


Le soir, il regardait les ruelles calmes par la fenêtre de sa chambre d’enfant. Il avait enlevé des posters il y a peu. Des trucs anciens. Était-il possible que le temps passe si vite ? Était-il possible qu’il ait déjà quitté cet endroit depuis plus de vingt ans et qu’il y soit revenu, comme rejeté par un mauvais ressac ? Il avait déjà quarante-deux ans. Quarante-deux ans, putain ; à l’époque où il habitait vraiment dans cette maison, ce genre de repère lui aurait semblé une borne de fin vers l’au-delà. Un moment où l’on ne vivait guère plus. Et pourtant il y était, ses cheveux éclaircis se peignant de la lumière des réverbères au-dehors.


Grâce à Internet, il avait eu des nouvelles de Michael et de Graham. Le premier travaillait dans un institut de psychologie, qu’est-ce qu’il y faisait, c’était là un mystère qu’Adrian n’avait pas essayé de percer. Quant au second, il avait épousé une Américaine et vivait désormais à la Nouvelle-Orléans où il était employé par une chaîne de télévision locale. Il ne leur en tenait plus rigueur, le temps avait fait son œuvre. Il était somme toute logique qu’à un moment ils se séparent, enfin, qu’ils le quittent. C’était déjà beau que cette affaire ait duré autant de temps, sans succès, sans une once de succès.

Michael lui avait dit que Graham et lui recevaient encore de temps à autre des demandes d’interviews, rares certes, venant d’obscurs magazines certes, mais ils y répondaient de bonne grâce. L’itinéraire de The Sound en fascinait plus d’un. Comment un groupe aussi talentueux avait-il pu passer à côté de la reconnaissance toutes ces années ? Pas de réponse. Personne n’en avait. Et puis, disait Graham, les années 80 vont revenir à la mode, c’est dans l’ordre naturel des choses.


Adrian repensait souvent au boss de Korova, et à quel point il aurait aimé qu’ils réussissent. Il l’avait mal jugé finalement, et peut-être que sans son foutu coup de sang qui avait accouché d’All fall down des années plus tôt, les choses auraient pu évoluer autrement. Mais il était Adrian Borland, et, détaillant toute la palette complexe qui composait sa personnalité, une particularité se dégageait, émergeait des ténèbres : l’orgueil. L’orgueil même malade, même perdant. L’orgueil encore et toujours, et il en fallait pour supporter tout ça. « J’emmerde le système », répétait-il devant sa fenêtre, et pour le coup, le système l’avait bien emmerdé aussi.



*



Il se fit bâtir un site. Virtuel, magnifique. Internet le rendait dingue, c’était vraiment la grande dinguerie. Ce coup-ci, tout le monde allait l’avoir son quart d’heure de gloire. Les choses changeaient. Révolution numérique, révolution des réseaux. Excitant, certainement.

Le 18 mars 1999, alors qu’il était prêt à entrer en studio pour enregistrer son sixième album solo dont le titre s’était imposé à lui depuis plusieurs nuits déjà, Harmony and destruction, Adrian envoya un message via son site à ses fans.


Pour ceux qui me prêtent encore attention, merci.

Vous aurez bientôt des nouvelles de moi.

Adrian Borland, sain d’esprit au moment où j’écris ces lignes.


C’était le soir, il se sentait bien, confiant. Sa mère lui apporta du lait et des biscuits en lui caressant les cheveux et en déposant un léger baiser sur son front. Il n’avait pas eu de crises importantes cette dernière année, et forcément, un léger, très léger poids semblait avoir délesté les épaules de ses parents.

« Les choses vont aller mieux, Adrian, tu vas voir, tu dois y croire », lui murmurait sa mère chaque soir en fermant la porte de sa chambre, le plongeant dans une obscurité douce, et il se laissait imprégner de la musique de la maison, des fêlures du parquet, du grincement de la tuyauterie, des gouttes d’eau sur l’émail, des machines à laver en mouvement. Comme avant en somme. Mais ça ne serait jamais vraiment pareil.



*



Le 26 avril 1999, alors qu’Harmony and destruction était quasiment bouclé et provoquait un enthousiasme non feint de la part de son label, Adrian se jeta sous un train à la gare de Wimbledon. Un peu plus tôt dans la journée, il avait eu une discussion avec Mary. Ils avaient parlé de tout et de rien. Ils avaient bu du café, et elle l’avait trouvé légèrement tendu. Il lui avait rappelé la promesse qu’il avait faite à ses parents. Après l’enregistrement, il se ferait interner pour tester un nouveau traitement. Vraiment, il était décidé à se soigner sérieusement. Ensuite, il avait marché un long moment, s’était arrêté dans un restaurant près de Kennington où, après avoir commandé une soupe et du jarret, il s’était mis à délirer, parlant fort, comme prisonnier de voix que lui seul aurait entendues. À la demande du patron, la police avait dû intervenir, puis l’avait relâché une fois calmé. Il avait repris son périple, seul, la mine sombre, en proie à d’étranges réflexions sonores, débitant une litanie douloureuse et incompréhensible.


La station fut fermée toute la matinée tandis qu’on extrayait le corps en charpie d’Adrian Borland. Puis le trafic reprit, fluide et dense. Plus loin, des jeunes en tenues de sport blanches frappaient la balle sur des courts rasés de près. Une bonne odeur de gazon tenait l’air. Le ciel était dégagé, totalement et incroyablement clair. Le printemps était là.