n° 13439 | Fiche technique | 10055 caractères | 10055Temps de lecture estimé : 6 mn | 28/08/09 |
Résumé: Une pièce à trois personnages (les autres ne comptent pas). Il y a le roi ; il y a Sargo, son âme damnée ; il y a la bergère. | ||||
Critères: nonéro théatre délire -théâtre | ||||
Auteur : Jean de Sordon Envoi mini-message |
Les personnages :
LE ROI
SARGO
LA BERGÈRE
PAPIER ET ÉCRITOIRE
Le roi, en grand manteau d’hermine et perruque Louis-Quatorze, est assis devant un ordinateur. Il frappe un grand coup de poing sur la table.
LE ROI : Et cela continue. Encore et encore ! (Il appelle) Sargo !
Sargo apparaît et s’avance, multipliant les courbettes.
SARGO : Votre Divine Majesté m’a-t-elle appelé ?
LE ROI : Sacré incapable de fouille-merde, tu m’avais pourtant promis de me débarrasser de ce gêneur.
SARGO (s’agenouillant) : J’y travaille, Votre Grandeur.
Le roi se lève. Sargo pose son front contre le sol.
SARGO : Mais c’est difficile, Sire. Le monde est grand et Internet en fait tout le tour. Difficile de savoir où ce diable d’Arlequin peut se cacher : dans les Andes ou bien dans le bistrot du coin de la rue…
LE ROI : Je veux qu’il meure, c’est pourtant clair, Sargo. Je veux qu’il meure. Ou à défaut, si tu es trop bête pour le trouver, je veux qu’il ne puisse plus accéder à Internet. Je ne veux plus que l’on chante partout cette chanson stupide.
UNE VOIX OFF :
Accroche à ton cœur
Un morceau de chiffon rouge
Une fleur couleur de sang.
LE ROI : Alors, il paraît qu’il suffit de chanter cette chanson pour que l’Arlequin vole à votre secours ? Quelle blague ! Il y a des imbéciles pour croire cela ? Je veux sa mort, Sargo, je ne veux plus entendre cette chanson. Lorsqu’un chapeau s’orne d’une fleur rouge, je veux que la tête en question roule dans le ruisseau. D’ailleurs, je vais signer sur l’heure une ordonnance dans ce sens. (Il élève la voix) Papier et Écritoire !
Papier et Écritoire entrent au trot. Écritoire courbe le dos. Papier plaque une feuille contre son dos et se tient prêt à écrire sous la dictée du roi.
LE ROI : Nous, roi des Pays de Tioc, Estragon et Muscade, ordonnons ce qui suit…
Par la fenêtre ouverte, une voix se fait entendre :
RAMONEUR (voix off) :
Accroche à ton cœur
Un morceau de chiffon rouge
Une fleur couleur de sang.
LE ROI : Ah !
Il se penche à la fenêtre.
LE ROI : Toi, le ramoneur ! Pourquoi chantes-tu cette chanson stupide ? Réponds.
RAMONEUR (voix off) : Parce que… parce que j’ai entendu quelqu’un la chanter et l’air me plaisait. Il faut bien passer le temps, tout seul là-haut.
LE ROI : Et qui la chantait, cette chanson ?
RAMONEUR : L’épicier du coin de la rue, où j’ai acheté un litre de vin rouge.
LE ROI : Sargo !
SARGO : À votre aveugle obéissance, Maître vénéré.
LE ROI : Le ramoneur. L’épicier.
Il fait du doigt le signe de couper le cou.
SARGO : Nous pouvons interroger l’épicier pour savoir qui lui a appris la chanson.
LE ROI : Oui, c’est cela. Interroge-le. Et surtout, arrête cette chanson. Quant au ramoneur… Non, non, voilà ce que nous allons faire : puisque la croyance populaire veut que cet Arlequin vole au secours de qui la chante, laissons donc le ramoneur la chanter tant qu’il voudra. En attendant de lui couper le cou dans trois jours, qu’il chante ! Donne-lui même un micro, diffuse ce qu’il chante à la radio, que tout le monde l’entende. Mieux : branche-le sur Internet. Ainsi, tout le monde saura dans trois jours que ce fichu Arlequin ne peut pas s’opposer au Roi.
SARGO : Notre Sire, nous sommes votre humble et obéissant serviteur…
Le roi saisit Sargo par le col.
LE ROI : Si Arlequin apprend que j’ai retrouvé la Bergère, tu iras chanter Chiffon Rouge dans la chambre à gaz, Sargo. Suis-je clair ?
Sargo tombe à plat ventre devant le roi.
SARGO : Sire Dieu, il ne peut l’apprendre. Le roi et moi seuls le savons en ce monde.
LE ROI : Alors prie qu’il ne l’apprenne jamais, Sargo. Prie fort !
SARGO (s’agenouillant) : Le Seigneur est mon berger…
LE ROI : Tais-toi ! Où est-elle ?
SARGO : Dans le petit salon. Elle est avec les autres postulantes pour un contrat temporaire de Gratteuse des Baignoires du Roi.
LE ROI : Fais-la entrer.
SARGO : Et les autres ?
LE ROI : Si les écuries ont besoin de mains à crottin, garde-les. Je m’en moque. Elles ne sont que de la boue. Elles n’existent même pas. Mais elle ! ELLE !
La bergère entre. En voyant le roi, elle ouvre grands les yeux et la bouche, tombe à genoux.
LA BERGÈRE : Pardon, messire Sire. On se sera trompé de porte en me guidant.
Elle recule en direction de la porte, multipliant les courbettes.
LE ROI : Et s’il n’y avait pas erreur ? Relève-toi, Sylvie.
Elle relève la tête et le regarde, étonnée.
LE ROI : Lorsque j’avais dix ans, pendant la période confuse et violente que l’on a appelé la Fronde, je vivais comme un enfant ordinaire au milieu du peuple dans un village.
LA BERGÈRE : Toi ? Vous ? Sire ? Jacques ? Oh, mon Dieu…
LE ROI : Oui, Jacques. J’étais Jacques à cette époque. Ainsi, tu ne m’as pas oublié, Sylvie…
LA BERGÈRE (se tournant vers le public) : Oh, cela ne risquait pas… T’oublier, non !
LE ROI : Moi non plus. Pendant toutes ces années, je ne t’ai jamais oubliée. Et je t’ai cherchée. Jamais, jamais je n’ai imaginé qu’une autre pourrait devenir ma femme.
LA BERGÈRE : Sire, je ne suis qu’une humble bergère.
LE ROI : Tu seras ma femme. Souviens-toi de ce jour où nous étions partis dans la montagne. Tu es tombée.
LA BERGÈRE (se tournant à nouveau vers le public) : Je m’en souviens bien. En grimpant, il a fait débarouler une roche qui a manqué me tuer. C’est en voulant l’éviter que je suis tombée.
LE ROI : Je t’ai soutenue pendant que nous redescendions.
LA BERGÈRE (tournée vers le public) : Il n’avait qu’un seul souci : ce que son tuteur dirait de l’accident. Il était déjà d’un impitoyable égoïsme.
LE ROI : Et ce jour où je t’ai embrassée… Ton petit cœur battait la chamade sous mes paumes. Pour toi aussi, ce fut un grand moment.
LA BERGÈRE (toujours en direction du public) : Un grand moment, en effet. Il m’avait sauté dessus et jetée dans la paille. Il m’écrasait de tout son poids en essayant de m’ouvrir les cuisses. Il y est d’ailleurs arrivé et si mon cœur battait si fort, c’est qu’il s’agissait d’un viol.
LE ROI : Sargo !
SARGO : À votre humble service, mon heureux Sire.
LE ROI : Le mariage aura lieu sous huitaine. Papier et Écritoire !
Papier et Écritoire entrent au trot. Le roi commence à dicter tout en se dirigeant vers la porte. Sargo le suit comme son ombre.
LE ROI : Le 31 Vendémiaire, An Huit, nous, Roi de Tioc, d’Estragon et de Muscade, ordonnons et voulons que le peuple se réjouisse avec nous…
LA BERGÈRE : Mon Dieu, que vais-je devenir ? Si je ne plie pas à sa volonté, je sais trop bien le sort qui m’attend. Enfant, il était déjà capable du pire lorsqu’on n’en passait pas par ses quatre volontés. Oui, mais à l’époque, il suffisait d’un coup de genou bien placé pour en avoir raison. Aujourd’hui… il faudrait un miracle pour me sauver. Même si Arlequin était autre chose qu’une légende, lui-même ne pourrait rien pour me venir en aide. Si seulement il existait. Si seulement…
UN SOLDAT (voix off) : Plus un geste, ramoneur !
On entend un grand cri. Le roi observe la scène par la fenêtre.
SARGO : Maladroits !
UN SOLDAT (voix off) : On n’y est pour rien, nous, s’il a sauté. C’est vrai, quoi…
LE ROI : Est-il mort ? Sargo, réponds-moi !
SARGO : Allez vous en assurer, vous autres et promptement !
UN SOLDAT (voix off) : Allez, les gars, on descend ramasser les morceaux.
LE ROI : Tu as vraiment deux mains gauches, Sargo. Incapable ! Je ne sais pas ce qui me retient…
Sargo se jette aux pieds de son souverain qu’il embrasse.
SARGO : Pardon, Sire…
LE ROI : Damné couillon !
LA BERGÈRE (tournée vers le public, respire profondément) : Si Arlequin n’existe pas, il a tort.
Elle pivote en direction du roi.
LA BERGÈRE : Jacques, mon ami, mon roi, mon mari, voulez-vous faire un cadeau à celle qui partagera désormais votre vie ?
LE ROI : Ma mie, tout ce que vous voudrez…
LA BERGÈRE : Je veux la tête de cet incapable.
Elle désigne Sargo.
LE ROI : C’est un bien pauvre cadeau, ma chère…
SARGO (éperdu) : Mon bon Sire…
LA BERGÈRE : Et je souhaite le remplacer à la tête du Ministère des Affaires Secrètes.
LE ROI : Accordé. (Il appelle) GARDES ! Une tête à couper !
LA BERGÈRE (tournée à nouveau vers le public) : Arlequin était peut-être une légende. Maintenant, il vit et respire.