n° 13460 | Fiche technique | 16794 caractères | 16794Temps de lecture estimé : 11 mn | 15/09/09 |
Résumé: Faut pas croire que j'ai toujours eu cette trogne pourrie ! | ||||
Critères: fh fsodo portrait -inithf | ||||
Auteur : Jules Gratien Envoi mini-message |
Faut pas croire que j’ai toujours eu cette trogne pourrie !
Ça fait un bout de temps que j’évite de croiser mon regard dans la glace. Je connais trop bien ce fichu tubercule rougeaud qui me mange la figure. Les narines dilatées, piquées de points noirs, garnies de touffes grises.
Mince, les yeux ! Plus vraiment bleus maintenant. Deux billes floues qui baignent dans leur jus pisseux, bardées d’une crépine de sang. Je veux bien admettre que le tabac et l’alcool y soient pour quelque chose. Ouais… Les rides qui creusent, les bourrelés qui gonflent, le cheveu jaune et rare. La peau qui pendouille sous les bras, et tout le reste flagada !… Le temps qui passe n’a pas fait semblant.
Non. C’est peut-être dur à imaginer, mais j’étais beau gosse à l’époque. Pas vraiment grand, bien sûr. Mais mince. Les traits lisses et réguliers comme sur les magazines. Suffisait que je regarde une fille dans les yeux, pour lui faire baisser la tête. Elles riaient, toutes, des conneries que je pouvais dire. Elles rougissaient dès que je m’approchais un peu trop de leurs hanches. Je savais y faire en ce temps-là ! Ma mère, ma grand-mère, mes sœurs,… Depuis bébé, elles rabâchaient que j’étais mignon. Alors forcément, je ne doutais de rien. Ça m’a plutôt aidé de ce côté-là.
Tout ça est bien fini, mais j’en ai bien profité tout de même. Je ne devais pas avoir beaucoup plus de vingt ans. Je boitais déjà par contre… J’avais fini par fignoler cette histoire d’accident de moto. C’était le bon truc pour épater les filles. Moi, qui n’avais jamais chevauché qu’une Zündapp… Vous comprenez.
C’est drôle, maintenant on ne me demande plus. Tout le monde s’en fout. Ça doit paraître normal que je traîne la patte. Si on me le demandait, je le dirais bien ce qui s’est passé. Mon premier boulot, avant que je ne sois représentant. Manutentionnaire. Un peu cariste aussi. Je travaillais pour une petite usine crasseuse qui fabriquait des pompes et des pressoirs pour l’agriculture. Je m’occupais principalement de fournir les ateliers avec la ferraille entassée au magasin.
Ce qui nous fichait bien la trouille, moi et mon pote, le magasinier, c’était quand on recevait un bon pour les tôles lourdes. Les tuyaux aussi ce n’était pas coton, mais on s’y mettait à toute une équipe. On les soulevait au palan électrique, sur les rails qui couraient à dix mètres de hauteur en faisant le tour des ateliers. Fallait juste faire gaffe à ne pas accrocher les machines au passage.
Non, les tôles, c’était autrement plus flippant. D’abord, elles étaient rangées sur la tranche. Histoire de gagner de la place. Et puis, comme ça, on pouvait mieux repérer les dimensions et faire son choix. Elles faisaient souvent moins de deux mètres de côté, mais beaucoup étaient épaisses de plus de vingt millimètres. Fallait donc les écarter les unes des autres à l’aide de grosses bâtasses, et un jeu de cales de bois. Et puis, en douceur, on les faisait riper l’une après l’autre sur les fourches de l’élévateur. Là, pareil, on les laissait sur la tranche.
Je devais bien les serrer à la sangle mécanique pour les arrimer. C’est à ce moment, que mon pied a dû buter sur une des fourches. Je venais juste d’engager la sangle dans le cliquet quand la dernière tôle posée, s’est mise à chanceler. Étendu par terre. Paralysé par la peur de ce qui allait se passer. Je la fixais qui vibrait dans l’air comme une feuille de papier. Elle semblait hésiter sur la tranche en tremblotant.
Et puis, elle a bien fini par basculer de tout son poids. Crac ! Comme un coup de masse sur une noix sèche. Ma cheville ! Bon sang ! Je n’ai même pas pu hurler. Comme une espèce de crampe. La douleur m’a tordu tous les muscles du corps, des pieds à la tête. Broyé. Trempé instantanément d’une sueur froide : les cuisses, les reins, le torse, les épaules… Glacé. Je restais là, collé sur le sol de ciment gras, bouche ouverte, sans pouvoir articuler un mot. Mais, ce n’était pas fini. Non, je le savais bien.
L’onde provoquée par la chute de cette fichue tôle allait entraîner les autres. Et personne n’y pourrait rien. Pas même Abdel, mon pote, qui était accouru. S’était figé. Là, en retrait, à deux mètres du Clark. Il savait bien qu’il n’y avait rien à faire, qu’à attendre. Elles tomberaient toutes, une à une, comme au ralenti. Elles m’écraseraient un peu plus, dans un martèlement vaste et lourd comme la terre. Je ne sais pas si je l’ai imaginé, ou si je les ai vues vraiment toutes tomber. Parce qu’après avoir perdu connaissance, je ne pouvais plus faire la distinction entre ce que j’avais pu voir et ce qu’on m’a raconté.
Finalement, je ne m’en suis pas trop mal tiré. Le boîtier à cliquet de la sangle arrachée était resté coincé entre une des deux fourches et la première plaque. Ce truc, pas plus grand qu’une boîte de dominos, avait était suffisamment costaud pour résister au poids monstrueux de la ferraille. Il avait ménagé un espace suffisant pour éviter que chaque os de mon pied et de ma jambe n’éclate et ne soit réduit en miette.
En perdant mon boulot, j’ai perdu tous mes potes. J’ai attaqué la boîte pour décrocher le pactole. Je l’avais bien mérité, m’avait seriné l’avocat. Seulement le règlement de l’usine était formel. Les plaques ne devaient jamais être stockées, ni déplacée sur la tranche. On n’en avait jamais rien su jusqu’à ce jour. Mais dès qu’on m’enfourna dans l’ambulance du SAMU, le patron avait fait remettre toutes les plaques à plat. Et personne n’a voulu témoigner pour moi. Abdel, il a même signé un papier, une déclaration, pour l’enquête de gendarmerie.
Comme quoi, j’étais le seul à charger les tôles de cette façon.
Merde alors ! Au fond… je ne leur en ai pas voulu, ni à lui, ni aux autres. Je sais foutrement bien qu’ils risquaient leurs places. Mais, tout de même, ça ne me disait trop rien de les revoir. Et eux non plus n’ont pas cherché à me rendre visite. Ils avaient trop honte, je crois bien. Personne ne s’est pointé à l’hôpital. Que ma mère, et mes sœurs.
Un soir, en sortant d’un petit bar un peu crade, où j’avais bien dû descendre quelques bières de trop, je cherchais un endroit tranquille. À deux pas de là, je suis tombé sur la carrosserie massive de la bagnole du patron. Ça m’a étonné. C’était l’été, déjà tard. Le quartier puait la tristesse et les poubelles qui s’alignaient le long des portes. Le bas de la ruelle était plus sombre encore. En m’approchant, j’ai repéré tout de suite que le carreau côté conducteur était entrouvert. Juste assez pour que j’y passe mon outil.
J’y ai pissé tout ce que j’ai pu dans sa Volvo ! Les sièges en velours gris perle, le tableau de bord, la moquette, et les dossiers dans leurs chemises de carton sur la banquette arrière. Tout y a passé. C’est à ce moment pile que je l’ai repéré. Une silhouette costaude qui s’encadrait dans l’embouchure de la rue. J’ai bien pris le temps de remonter ma braguette, et puis je suis reparti. Tout doucement. En faisant sonner ma béquille à chaque pas.
Une fois ou deux, je me suis retourné. Lui aussi ne s’est pas pressé. Comme dans un film au ralenti. Il marchait pour rejoindre sa bagnole. Vu ma dégaine, il ne pouvait avoir de doute sur qui j’étais. Mais personne ne s’est jamais plaint.
Dès que j’ai pu me débrouiller sans l’aide d’une canne, je suis devenu représentant chez Culligan. Tout le monde connaît les adoucisseurs d’eau. Dans une sorte de couloir tapissé de moquette bleue pelucheuse éclairé au néon, une équipe d’une dizaine de nanas, elles aussi, payées à la commission, prenaient les rendez-vous à l’arrache. Ces filles-là, on n’y touchait pas. Ce n’est pas qu’elles étaient toutes moches. Mais une histoire avec l’une d’entre elles, pouvait vous faire prendre en grippe par le reste de la bande. Cela signifiait qu’on vous aurait refilé tous les rendez-vous foireux.
En ce temps-là, les gens ne se méfiaient pas trop du téléphone. On perdait volontiers un peu de temps à se faire embobiner. Les affaires marchaient pas mal pour moi. Je gagnais bien plus de fric qu’à l’usine, et je me sentais libre comme l’air ! En principe, il valait mieux avoir à faire à un couple. Les filles du téléphone connaissaient leur boulot. Elles savaient parfaitement que, la plupart du temps, un contrat se signait avec l’accord du mari.
Alors elles se débrouillaient pour s’assurer que monsieur et madame soient présents le jour de la démo. C’était ça, leur job. Pourtant ça arrivait quand même que la dame soit seule. Dans ces cas-là, je me démerdais pas mal aussi. La gigue de mon pied déglingué ne semblait pas trop les rebuter. Peut-être même le contraire. Elles se méfiaient moins d’un p’tit gars handicapé, et ma bouille d’ange les endormait. J’aurais sûrement pas mal de choses à dire là-dessus, mais ce n’est pas le sujet.
Entre les rendez-vous, je ne m’ennuyais pas non plus. Je passais beaucoup de temps au bistro. J’y claquais presque tout d’ailleurs, mais je m’en foutais. J’étais jeune et ne pensais pas à l’avenir.
C’est dans un de mes cafés de débauche, que j’ai lié connaissance avec Lydia. Je l’appelle Lydia, parce qu’en fait, je ne me souviens plus de son nom. Lydia était une petite brune, plutôt bien roulée, avec un léger strabisme, mais qui ne se remarquait pas tout de suite. Elle louchait seulement quand elle perdait ses moyens. Ou alors quand elle s’énervait un peu, ce qui ne lui arrivait pas souvent. En fait, c’est en l’embrassant dans l’ombre du petit couloir qui mène aux toilettes que je m’en suis rendu compte la première fois. Sa tête s’est penchée sur la gauche. Dans le halo pâle de la loupiote du mur, je pouvais voir l’iris de son œil droit venir glisser tout doucement. Comme aimanté par son nez.
Sinon, elle était mignonne avec ses fossettes et ses petits seins. D’emblée, elle m’appela Geoffrey, histoire de me charrier. Rapport à « La Marquise des Anges » qui passait à la télé. C’est vrai aussi qu’à cette époque je m’étais mis à fumer des petits cigares à deux francs. Je crois bien que c’était moins par goût, qu’une façon de me donner un genre.
Très vite, un après midi, je me suis retrouvé avec elle dans la chambre d’un petit hôtel situé à deux rues du café. Usés comme une pièce de monnaie passée de main en main, les rideaux raides comme du carton empestaient la fumée. L’ampoule nue qui descendait du plafond diffusait une lumière jaune sur les murs. On devait avoir pas mal siroté tous les deux, parce que je me rappelle qu’après avoir réglé les verres en sortant, il me restait tout juste de quoi payer la chambre. J’avais même dû racler le fond de mes poches pour y trouver la petite monnaie. Oui, je me rappelle. La patronne entre deux âges me regardait de travers en ramassant la ferraille. Et Lydia, qui n’avait pas pu s’empêcher de rire comme une gosse, dans ses mains.
On ne s’est pas déshabillés tout de suite. Je me suis d’abord effondré avec mes chaussures sur le lit, les yeux fermés. Je bandais assez fort, mais je me sentais trop saoul pour faire quelque chose de bien. Je me souviens seulement qu’elle me tenait la main serrée sur sa bouche. Elle m’embrassait le bout des doigts, l’un après l’autre en marmonnant des trucs que je n’ai pas compris. Et puis, plus rien, on s’est endormis.
Un peu plus tard. Aucune idée de l’heure. Lydia n’était pas du genre timide, non. Mais, dans le noir, j’imagine qu’elle devait loucher un peu tout de même. Quand, après que nous nous sommes tripotés, elle me glissa à l’oreille : « Encule-moi, mon grand. » J’étais un brin surpris. Vraiment. À l’époque, on n’enculait pas les filles comme ça. Il ne me serait pas venu à l’idée de le proposer. Je ne sais pas. Je me disais que ce serait sûrement pris comme une impolitesse. Un manque de respect. Mais bon, le truc ne me rebutait pas en fait.
A cet instant, fallait que je fasse marcher ma cervelle en accéléré, parce que je ne voulais pas passer pour un con. « Le dernier tango à Paris » Peu de gens avait vu le film, mais tous les gars en avaient parlé au comptoir. Je savais donc ce qu’il me fallait. Du beurre. Mais bon sang ! Où trouver du beurre à cette heure-ci ? Hors de question de traverser la ville pour le chercher dans le frigo de la mère. Le temps que ça prendrait, la fille serait refroidie. C’est sûr, elle aurait fichu le camp. Retourner au café et demander au patron ?
A supposer qu’il soit encore ouvert, Je sais que ça aurait paru louche. Je me serais embrouillé, et peut-être bien que les gars du comptoir auraient pigé le truc et se seraient fichu de ma gueule.
Non, non, fallait faire vite. J’ai juste enfilé mon tee-shirt et mon pantalon, chaussé mes godasses sans même les chaussettes. Aussi vite que mon fichu pied me le permettait, j’ai dégringolé l’escalier dans la pénombre. Ça sentait le moisi. En passant la porte du perron, j’ai bien pris soin de ne pas la refermer, en y calant le coin du paillasson. Dehors, il faisait froid et humide. Je sentais courir un frisson sur mes avant-bras qui remontait jusqu’à la nuque.
Les dents serrées, j’ai remonté la rue en trottinant jusqu’à ma bagnole sans croiser personne. Une R12 blanche de plus de dix ans, avec une paire d’antibrouillards chromés, gros comme sur les camions. Marshall. Elle brillait comme un bout de verre à l’angle du carrefour. Je me souviens de m’être dit à ce moment-là, qu’elle faisait encore de l’effet. Sacrée bagnole, la R12. Je n’ai pas fouillé longtemps le coffre pour trouver ce que je voulais. Calé dans un coin, dans le bazar des outils, derrière mon matériel de démonstration.
En fait, l’odeur n’était pas si terrible que ça. C’est ce que je craignais le plus, en dévissant le bouchon. Alors, j’avais rallumé le bout de mon cigarillo, et je tirais dessus comme un malade. Une fois tout nu, je m’étais tourné dans le coin près de la fenêtre. Là, au-dessus du lavabo fendu, auquel on avait enlevé les têtes de robinet, on pouvait lire sur un petit bout de carton jauni : « Ne pas uriné ».
A la lumière du réverbère planté de l’autre côté de la rue, j’ai bien fait attention à ne pas en faire couler de trop. Juste assez pour m’enduire ce qu’il fallait. Lydia devait bien s’étonner du temps que ça prenait. Parce que sa petite voix m’a demandé si ça allait. Elle ne semblait pas trop inquiète non plus. À quatre pattes dans le lit, son petit cul blanc m’attendait comme une tasse de lait. Bon sang, j’ai cru qu’elle devenait folle !
A chaque butée, elle se cognait la tête contre le panneau du lit. Bang ! bang !… Je craignais bien qu’elle ameute l’hôtel ! Mais merde, si je ralentissais, c’était pire : Elle ne pouvait pas s’empêcher de gueuler : « Vas-y, mon grand ! T’arrête pas ! »
Le lendemain, à mon réveil, la chambre était vide et l’odeur du tabac froid me piquait les yeux. C’est là, que j’ai compris ma douleur. Bon sang ! La douleur ! Ça me cuisait comme un fer rouge planté entre les cuisses. Pourtant il faisait froid. Je le sentais sur ma figure. La porte qui devait mal fermer sans le verrou était restée entrouverte. En chien de fusil, au fond du lit, j’ai attendu un bon moment, ne sachant pas quoi faire.
J’entendais des gens qui discutaient en bas dans le couloir. J’essayais de comprendre ce qu’ils disaient. J’avais l’impression qu’ils s’énervaient en parlant de moi. Parfois, je croyais reconnaître des mots. Mais ça ne faisait pas des phrases.
Je n’ai repensé à Lydia que plus tard. Je me suis demandé comment elle allait. Elle et son petit cul blanc. Mais je n’ai jamais pu lui demander, parce que personne ne l’a revue. Ni au café, ni ailleurs. Lydia… Non… Ce n’est pas Lydia qu’elle s’appelait… Merde, je ne peux pas me souvenir de son nom. Mais le bidon, j’en suis sûr, c’était Castrol.