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n° 13480Fiche technique12402 caractères12402
Temps de lecture estimé : 7 mn
22/09/09
Résumé:  Scandale : une mère a dévoré son enfant !
Critères:  nonéro -contes
Auteur : Jean Balun            Envoi mini-message
La mangeuse d'enfant

Dans les campagnes du Maroc, les grand-mères racontent des histoires dont l’origine se perd dans la nuit des temps, souvent basées sur des faits réels, mais enjolivées par la légende. En voici une, librement adaptée.




Bachir parcourut du regard les champs de blé qui ondulaient sous la brise. Des champs qui dépassaient les limites de l’horizon. La moisson était proche, la récolte serait bonne, inch’allah. Bachir était content.


Bachir regarda au loin les premiers contreforts de l’Atlas où paissaient ses troupeaux de chèvres et de moutons. Les marchands étaient friands de ces bêtes à la viande savoureuse et aux peaux prisées par les tanneurs. Bachir était satisfait.


Bachir se retourna et contempla sa ferme, grande, bâtie en carré, de pierre et d’argile, comme de coutume dans la région. Les écuries hébergeaient de superbes pur-sang arabes destinés aux fantasias et des chevaux de trait, ses étables des vaches laitières. Un verger entourait le bâtiment, où poussaient en abondance agrumes, figues et quantités d’autres fruits. Un bouquet de palmiers et quelques arpents de vigne fourniraient dattes et raisins au début de l’automne. Bachir ne put réprimer un sourire.


C’était le pacha, un homme riche et puissant qui venait de signer un pacte avec le puissant maître de Marrakech, le mettant ainsi à l’abri des razzias des tribus du désert.


Riche, beau, vigoureux, dans la fleur de l’âge, il avait tout pour être heureux, mais ne l’était pas.


Bachir avait épousé quatre femmes, comme la religion l’y autorisait. Toutes belles, douces et intelligentes : Khadija, fière et jalouse de son statut de première épouse, Aïcha, la seconde, enjouée et douée pour les travaux d’aiguille, Farida, la troisième, aussi experte en pâtisserie que, disait-on, sous les draps et enfin Anna, la dernière épousée, fluette, mais à l’intelligence vive, jamais avare de sages conseils.


Le bonheur du pacha eût été parfait si Allah lui avait donné un héritier, mais ses femmes n’avaient enfanté que des filles.


Il convoqua la cadette, enceinte de son second enfant, et lui tint ce discours :



En pleurs, mais soumise, elle alla trouver refuge dans sa famille où elle accoucha d’un garçonnet en pleine santé, si ce n’était une curieuse malformation : une phalange manquait à l’auriculaire de la main gauche. Non pas comme un membre amputé, car un ongle ornait le doigt anormalement court.


Le pacha, fou de joie d’être enfin père d’un enfant mâle, ne se formalisa pas de ce petit détail, peu lui importait qu’il lui manquât même un bras, pourvu que ce qui ballotait entre les jambes fût au complet !


Il organisa une fête somptueuse dont on parlerait encore des lustres plus tard. Un festin fut donné où tous furent conviés, riches et manants, mendiants et voyageurs. Des montagnes de fruits, oranges, raisins, figues, melons, pastèques, des animaux entiers mis en broche, des basse-cours décimées, des gâteaux au miel enfin, furent offerts à leur voracité. Le tout arrosé de jus de fruits, d’eau de rose et de l’inévitable thé à la menthe, sucré et brûlant, servi en longs jets fumants par des serviteurs habiles et enjoués. Des groupes de musiciens se succédèrent pour jouer de longues ballades ou des noubas incitant à la danse.


Une fantasia d’anthologie vit des dizaines de guerriers filant au triple galop sur ces fabuleux chevaux arabes, parcourant la lice en poussant des cris martiaux, brandissant leur mousquet qu’ils déchargèrent tous ensemble vers le ciel, dans un bruit de tonnerre, en hommage au nouveau-né.


Un feu d’artifice aux milles couleurs clôtura la fête en apothéose.


Rien n’était trop beau, rien n’était trop bon pour fêter la venue au monde de cet héritier tant attendu.


Ce déploiement d’apparat eut pour effet de paniquer les trois autres épouses. La cadette allait sûrement devenir la favorite. Elles se voyaient déjà reléguées au second rang, leur maître et amant allait peut-être même les négliger. Qu’adviendrait-il d’elles et de leurs filles ? Seraient-elles répudiées, elles, dont le ventre était stérile* ?


Il fallait faire quelque chose, et vite ! Voici le plan machiavélique qu’elles mirent au point.


L’enfant serait enlevé à la mère et donné à un couple en mal d’enfant d’un douar éloigné qui l’adopterait contre une forte somme et le serment du secret absolu ; la colère du pacha serait terrible, si jamais il savait !


Un narcotique fut versé dans la boisson de la mère. Durant la nuit, elles prirent le nourrisson et barbouillèrent de sang le visage et la poitrine d’Anna.


À son réveil, celle-ci se vit couverte de sang et poussa un hurlement de terreur qui ameuta toute la maisonnée.


Les trois comparses arrivèrent en courant et crièrent, les bras au ciel :



Hagarde, Anna ne comprenait pas d’où venait tout ce sang. Elle n’avait aucun souvenir depuis la veille. Était-il possible qu’elle eût pu commettre pareille ignominie ?


La colère de Bachir fut terrible :



Ses beaux cheveux furent rasés, ses vêtements mis en lambeaux, sa peau noircie avec du charbon de bois. Elle fut enfin attachée dans la cour avec les chiens. Anéantie, Anna ne pensa pas une seconde à se défendre ou à se rebeller.


Seize années passèrent. Anna était toujours traitée comme un fauve. Ses cheveux avaient repoussé et atteignaient maintenant ses chevilles, emmêlés, pleins de brindilles et de parasites. Si, de temps à autres, on lui jetait quelques hardes, c’était plus pour préserver la décence que par charité. Elle était restée belle et des effrontés tentèrent d’abuser d’elle plus d’une fois. Mais c’était oublier les chiens qui la considéraient comme l’une des leurs. Les pervers furent vite mis en déroute.


Les autres épouses, quant à elles, ne donnèrent naissance à aucun héritier.


Bachir ne s’était pas remarié. Une force mystérieuse l’avait empêché de répudier Anna malgré le crime odieux dont elle s’était rendue coupable.


Le garçon, lui, avait grandi en force, pas toujours en sagesse. Ce fut ainsi qu’il apprit que ceux qu’il appelait papa et maman n’étaient pas ses vrais parents. À la suite d’une de ses nombreuses frasques d’adolescent, ses parents se disputèrent :



Cela ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd ! Ce fut comme un coup de massue. Désormais il n’aurait de cesse de découvrir le secret de ses origines, de savoir qui étaient ses vrais parents. Il ourdit un plan qu’il mit à exécution, lors d’un voyage de son « père » dans une ville voisine.


Il demanda à manger une soupe de semoule. C’est une bouillie épaisse qui colle au ventre, un plat d’hiver car elle garde la chaleur de façon remarquable.


Lorsque sa « mère » lui apporta la soupe, il lui saisit la main et la plongea dans la casserole.



Mais le gaillard, usant de sa force, lui replongea la main dans la bouillie.



Incapable de lutter contre ce garçon vigoureux, elle lui révéla en tremblant l’histoire de ses origines.



Il soigna la main brûlée, puis enferma la femme, afin qu’elle ne tentât point de prévenir les trois félonnes.


Une tradition prévalait en ces temps : celle des « invités de Dieu ».


Quand un étranger se présentait en disant :



La coutume voulait que l’on répondît :



Le jeune homme se présenta ainsi chez le pacha. Il fut accueilli avec les égards dus à un tel hôte :



La foudre serait tombée qu’elle n’aurait eu plus d’effet !



Un silence lourd suivit ces paroles empreintes de sagesse.



Le jeune homme raconta alors son histoire. Bachir fit libérer sur le champ la pauvre Anna et la confia à ses servantes pour la soigner, la baigner, lui rendre figure humaine. Il implora son pardon et lui rendit sa place à ses côtés.


Le pacha organisa des festivités encore plus grandioses que celles données pour la naissance de l’enfant. Car Allah lui avait rendu l’héritier disparu.


Si le garçon obtint le pardon pour ses parents adoptifs, Anna ne put fléchir le courroux de son époux envers celles qui avaient voulu le priver de son héritier. À leur tour, elles furent rasées et attachées dans la cour avec les chiens.


Parfois à la pleine lune, quand les chiens aboient dans le lointain, on peut entendre leurs lamentations.





* Jusqu’à une époque pas si lointaine dans le pourtour méditerranéen et encore actuellement dans des pays comme l’Afghanistan, la fécondité des femmes s’estime uniquement à leur capacité d’engendrer des enfants mâles. Les femmes étant considérées comme des bouches à nourrir et surtout des sources de déshonneur.