n° 13501 | Fiche technique | 20611 caractères | 20611Temps de lecture estimé : 12 mn | 30/09/09 |
Résumé: Une tranche de vie, des rencontres... | ||||
Critères: vengeance portrait | ||||
Auteur : Kris Envoi mini-message |
Pause café…
Ce petit bistrot à côté de chez elle n’a vraiment rien d’extraordinaire. Le mobilier classique du catalogue du parfait cafetier, certainement du premier prix, un comptoir formica, sur les murs et plafond une peinture jaune nicotine, au sol un carrelage ciment moucheté, pour toute décoration des miroirs aux armoiries de célèbres bières belges, un tableau d’affichage pour chiens perdus et mortuaires et, bizarrement, un crucifix au-dessus de la porte.
Et pourtant tous les matins c‘est là qu’elle aime se retrouver. Le patron est souriant, aimable et discret. Il a su reconnaître en elle l’habituée qui a besoin d’un petit sourire et qu’on la laisse tranquillement finir son rituel d’éveil devant son expresso.
Quand elle s’installe à sa table préférée, le temps d’enlever son manteau et de le poser sur la banquette et son petit noir serré et crémeux est là, fumant, une mousse parfaite, un sucre, un spéculos, et tout ça sans avoir rien à demander. Ce cafetier est l’homme idéal de ses matins, attentionné et silencieux.
Tout en mélangeant doucement sa dose matinale de caféine, elle regarde la douce écume et ses variations de beige. Si certains lisent l’avenir dans le marc de café, elle, c’est son passé que lui raconte cette mousse. Elle n’a jamais rien noyé dans l’alcool, c’aurait été trop d’honneur à la tristesse, non, elle a préféré l’amertume du judicieux mélange d’arabica et de robusta et surtout cette mousse légère, la seule douceur dans ce monde de brute.
Son divorce : un expresso au café de la gare, la mort de son père : un café au comptoir du bistrot des amis, son dernier licenciement : un long au Starbucks, dans un gobelet en papier comme le résumé de sa vie professionnelle, avec un couvercle par dessus, comme pour vous dire « vous pouvez l’emporter, ne vous sentez pas obligée de rester ».
Elle ne sait plus s’il y a eu des cafés heureux, des cafés dont le goût n’avait pas d’importance tellement l’instant en valait la peine. Elle sait que le court instant où le breuvage l’envahit, elle n’a pas de choix à faire, pas de décisions à prendre, juste quelques secondes de bonheur avant… avant que tout reprenne, que la réalité soit ce quelle est, journalière, répétitive, agaçante et solitaire.
Le nectar se révèle à la hauteur de ses espérances, la journée peut commencer. Elle laisse la monnaie à côté de sa tasse, le compte juste comme d’habitude, se lève, enfile son manteau, se dirige vers la porte. Lui, il se dirige vers la table et la gratifie de son quotidien :
Et après demain et ainsi de suite, jusqu’à quand, elle ne le sait pas ; mauvaise question sûrement.
Un peu d’ordre dans mes pensées, se dit-elle, organisation et méthode. Elle sait que, sans cette pause, elle en serait incapable.
Une demi-heure de route pour décider du dossier prioritaire.
C’est vrai qu’elle est chef maintenant. En fait le licenciement, juste au moment de sa séparation, fut une bonne chose. Un peu plus tôt, elle n’aurait pas accepté de poste à responsabilité pour préserver son couple, alors que là, les horaires à rallonges étaient une bénédiction, les responsabilités une échappatoire et le titre une protection.
Que des subalternes ! Les hommes ne draguent pas leurs chefs et les femmes ne font pas de confidences à leur supérieure, exactement ce dont elle avait besoin : distance et respect. Elle ignorait la médiocrité des autres, simplement parce qu’elle était épargnée et heureusement pour eux.
Elle avait beau se dire qu’elle était mieux comme ça, le premier don Juan venu aurait quand même payé pour la trahison de son mari et la première blondasse colporteuse de ragots pour la machiavélique OPA de sa meilleure amie sur son bonheur.
Évidemment, elle était loin de ses rêves d’enfance, elle qui n’avait pas voulu être princesse, mais super-héros. Elle devait sauver le monde des méchants, dénoncer les complots, débusquer les manipulateurs et retourner le soir dans l’anonymat d’une vie de famille, épouse parfaite d’un homme important du gouvernement, impuissant devant le crime organisé, et qui lui confiait ses soucis, sans savoir qu’elle était la superwoman que la ville acclamait.
Non vraiment rien à voir avec cette jeune quadra qui n’avait pas pu avoir d’enfants et qui jouissait, plus par vengeance que par nécessité, de la propriété de leur home sweet home trop grand pour une femme seule.
Personne pour lui confier les problèmes de la planète, mais personne non plus pour lui mentir, plus de mari en réunions imprévues qui finissent tard, de déplacements le week-end parce que le boss ne respecte pas la vie de famille de ses employés. Plus de boss qui laisse un message sur le répondeur à l’homme qui est supposé travailler durement avec lui. Et le top, le summum, plus de meilleure amie qui, alors que vous l’attendiez devant chez elle pour vous consoler, revient de week-end et embrasse le coupable sous vos yeux.
Super-héros, super-banal, comme un couple de cadres supérieurs sur deux.
Elle a bien pensée à donner un peu de sens à sa vie, le bénévolat humanitaire, les restos du cœur, les clowns de l’espoir, mais elle ne se sent pas assez forte pour affronter la misère des autres et surtout elle trouve ça hypocrite de s’en servir comme thérapie.
Pour l’instant, elle met toutes ces idées de côté, peut-être un jour, quand elle aura fait le point, vraiment fait le point.
Aujourd’hui : une journée de travail bien remplie, une solution peu coûteuse pour laisser ses idées noires au vestiaire. En plus, elle trouve que déballer sa vie sur un divan ne lui correspond pas, surtout pas à un inconnu, un mâle surpayé et suffisant qui rangera le drame de sa vie au milieu de centaines d’autres semblables.
D’ailleurs les spams, dans sa boîte à « courriel » lui rappellent que déjà beaucoup d’autres profitent de ces solitudes modernes. Comme tout les matins, elle classe en indésirables ces emails de sites de rencontres et autres viagras chinois qui rendront amour, bonheur et joie de vivre aux heureux surbookés esseulés.
Le dossier du chantier qui devrait débuter à côté de chez elle, est la priorité des priorités : réunion sur le terrain demain après-midi avec les différents prestataires. Elle va devoir supporter flatteries et insinuations et, comme d’habitude, il y en aura bien un pour faire remarquer « qu’il est rare, que ce soit une femme qui s’occupe de ce genre de chantier », mais qu’évidemment cela ne le dérange pas. Elle lui fera regretter ses paroles en l’ignorant tout particulièrement et surtout en écorchant volontairement son nom et celui de sa société.
Une femme peut maîtriser les techniques de déstabilisation aussi bien qu’un homme, voire mieux.
Hold-up sur ma table.
Besoin de café. Elle pousse la porte de son dealer en petit bonheur matinal. Stupeur, un couple occupe sa table : des jeunes, apparemment des étudiants qui rattrapent à la dernière minute un devoir en retard. Ils se sont étalés et ne donnent pas l’impression d’avoir envie de déguerpir rapidement, ils n’ont visiblement pas non plus conscience du sacrilège.
Toujours sur le pas de la porte, elle n’arrive pas à gérer : error system.
Le patron qui l’a vue arriver est dans le même état. Le café à la main, il ne sait où le poser. Elle croise son regard, il a compris sa détresse, mais il n’a pas plus de solution qu’elle.
Heureusement le comptoir est vide, elle s’installe sur un coin. Dans le pire des cas, elle n’aura qu’un voisin.
Une bonne inspiration, ne pas se laisser contrarier par une si petite chose.
Le parfum du café atteint ses narines et instantanément lui remonte le moral, il a l’air parfait, comme d’habitude. Cet homme sait choisir le bon mélange.
Elle prépare la monnaie pour le café, mais il l’interrompt :
Elle s’étonne : il a fait ce geste parce que je n’avais pas ma table ou parce que j’étais plus proche de lui ? Elle préfère la première solution et sa discrétion habituelle plaide en sa faveur.
Quelques pas vers la porte, une idée : ça y est, le café fait effet, le cerveau est efficace.
C’était bien la table, mais quand même, il l’intrigue. Il maîtrise parfaitement le métier et pourtant il a un je-ne-sais-quoi, d’élégance, une classe discrète, mais perceptible ; fuit-il quelque chose, un secret qui l’a amené là ?
Pas de roman, ce n’est pas le boulot qui manque ce matin.
Une petite demi-heure de mise au point : vérification des appels d’offres et photocopies des dossiers, comme ça elle pourra écrire les annotations directement dessus, en rouge si c’est plutôt négatif, en vert pour le positif. Il faut surtout que les fournisseurs aperçoivent les variations de couleurs, c’est très scolaire et ça les replonge dans leurs inquiétudes d’enfances. Quant à elle, elle bénéficie immédiatement du statut de maître. Simple, mais efficace. Ce procédé lui a souvent permis de prendre l’ascendant sur des vieux briscards de chantiers, d’ailleurs plus l’interlocuteur est macho, plus l’effet s’amplifie : ils se souviennent soudain que le mot maîtresse à d’autres sens que celui qu’ils pratiquent.
Sa secrétaire est sur le pont, elle connaît les matins de préparations et la rigueur qu’exige la chef. Elle ne lui en tient pas grief. Contrairement à d’autres, ses exigences sont justifiées et elle n’hésite pas à associer ses collaborateurs à ses réussites : petites notes de services, commentaires personnalisés sur la fiche d’évaluation annuelle. Beaucoup la trouvent distante, mais tout le monde la respecte et, après tout, c’est bien mieux comme ça.
La pile de dossier est sur le bureau, les pochettes par couleurs, la reliure à sangle, marquée d’une magnifique écriture calligraphiée. Elle n’a pas besoin de vérifier, les signes de ses petites manies sont apparents. Quel plaisir ! Elle espère ne jamais perdre cette perle.
Quelques vérifications aux archives, des doutes, des interrogations qui lui sont revenus le soir dans son grand lit froid, elle ne laissera rien au hasard. Elle sait qu’elle le fait pour se rassurer, un autre TOC, un rituel de réussite.
Tout est dans le coffre : dossier dans le bac plastique bleu et bottes et casque de chantier dans le vert.
Il est temps d’aller déguster ce sandwich, elle est curieuse de voir comment cet homme prépare les casse-croûte. Maîtrise-t-il l’art du jambon-beurre aussi bien que celui du petit noir ?
C’est amusant, elle est persuadée qu’elle ne sera pas déçue, une impression. Pourquoi ? Mystère. Il faudra qu’elle prenne un peu plus de temps pour l’observer. Attention, simple curiosité : pas besoin d’homme dans sa vie, enfin, pas pour l’instant.
Pour la première fois, elle voit la salle pleine, loin du désert du matin. Au comptoir, les mangeurs de sandwiches. Aux tables, des clients en costumés dégustent un plat, dans de grandes assiettes carrées avec des mélanges de couleurs, un léger filet de sauce qui entoure les aliments et finit en arabesque. Des parfums… pas une odeur, des parfums. Encore une fois elle est intriguée : que cache ce lieu ?
Il s’avance vers elle.
Il enlève le petit panneau « réservé » et s’éloigne. Elle se dit que cette table de quatre pour elle toute seule, alors que la salle est pleine, c’est trop. Elle aurait peut-être dû proposer de se serrer sur le comptoir. En fait, elle n’en a pas du tout envie, mais sa bonne éducation et peut être aussi son sens des affaires, la poussent à le faire.
Alors qu’il revient de la cuisine et avant qu’il ne pose quoi que ce soit sur la table :
Sur ces mots, il pose un verre, la demi-gazeuse, un tiers de baguette qui embaume instantanément l’espace : on le dirait sorti du four, une odeur de boulangerie traditionnelle. Elle sent des promesses qui se réalisent.
Il repart et réapparaît instantanément,
Avant qu’elle ne puisse répondre quoi que ce soit, il a de nouveau disparu.
Dans la « petite salade », elle aperçoit des morceaux de magrets de canard et l’odeur du vinaigre balsamique, qu’elle reconnaîtrait entre toute. Et dire qu’elle n’a qu’une demi-heure ! Elle décide de tester immédiatement la salade et de garder ce qui ne pourrait être qu’une bonne surprise, un vrai et pur jambon-beurre, pour la fin.
En dix minutes elle a engouffré une salade d’une finesse qu’elle n’avait pas rencontrée depuis longtemps et le vrai, unique et seul sandwich jambon-beurre digne de ce nom qu’elle n’ait jamais mangé.
Elle acquiesce de la tête. Le quart d’heure qui reste ne sera pas de trop pour se remettre de ses émotions gustatives. Elle se pose sur le dossier de la banquette, quitte l’isolement où elle s’était enfermée, tant elle voulait se concentrer sur son repas.
Elle perçoit la conversation à la table de deux, juste derrière elle. Des représentants discutent. Il y a un fanfaron et un admiratif, le duo parfait ; le sujet : les conquêtes du premier.
Monsieur le tombeur vient de répondre par l’affirmative à celui qui n’oserait pas. Eh oui, c’est fait, il l’a eu, la petite secrétaire, la nouvelle ! Et de révéler moult détails. J’ai honte pour elle : comment a-t-elle pu ne pas voir, le dragueur basique, l’antiromantique parfait, le Lucky Luke de l’amour ? Elle est aussi coupable qu’il est pitoyable et l’autre benêt qui l’écoute, qui veut des détails ! Il va en faire quoi des sujets de conversations : des fantasmes masturbatoires ?
Elle va déconnecter son esprit de cette horreur, quand tombe la question de sa femme. Instantanément, elle est prise des nausées du passé. Sa femme ? Elle ne se doute de rien, elle le croit en séminaire avec le grand patron et chaque fois ça marche.
Elle veut voir son visage. De toute façon, il est l’heure. Elle profite du court instant où elle enfile son manteau pour regarder le traître et enregistrer son visage.
Rien à voir avec son ex-mari, c’est au moins ça. En même temps, elle n’imaginait pas son mari se vanter de son infidélité, peut être une illusion, mais elle se plaît à vouloir la garder.
Elle se rend au comptoir pour régler, perdue entre le plaisir du repas et l’agacement de cette conversation.
Elle sourit. Lui aussi, il a du charme, et une alliance.
Cinq minutes pour se rendre sur le chantier, elle va devoir presser le pas. Elle n’est jamais en retard.
Elle doit se concentrer, que de sensations variées et opposables en si peu de temps.
Il est seul pour tout. Pourquoi a-t-elle posé cette question ? Il va la prendre pour qui ? En même temps, si elle est honnête avec elle-même, c’était bien sa question. Cela ne lui ressemble pas…
Fin de remise en question, boulot, boulot.
Bottée et casquée, elle entre sur le chantier, pile à l’heure, sept, huit, neuf, il en manque deux, deux retardataires… Pas mal, sa réputation commence peut-être à porter ses fruits. En fait, elle connaît ceux qui sont déjà là ; ceux qui manquent sont des nouveaux, ils vont vite être mis au parfum.
Elle profite de la remise des dossiers pour mémoriser les noms des retardataires et de leurs sociétés. La visite commence. En vrai professionnel, chacun apporte les réponses souhaitées à chaque étape, confortant les choix qu’elle a faits. Prochaine étape, les retardataires vont perturber cette mécanique bien rodée.
Peut être pas trop longtemps, deux voitures viennent de se garer, les conducteurs en sortent en hâte, se casquent et pressent le pas vers le groupe immobile.
Le monde est petit.
Elle a déjà entendu des tonnes d’excuses, certaines plus farfelues mériteraient un recueil humoristique dans le genre des best-of écrits à la va-vite : « Les cent excuses les plus bidons pour expliquer un retard ». Ils sont à vingt mètres et, à leur démarche, elle sent poindre un festival de banalités. Elle miserait bien sur les routes encombrées à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Certainement qu’en voyant leur visage, elle pourra déterminer la catégorie de mensonges dont ils usent et abusent pour se justifier.
Mais, bouleversement imprévu, ils sont maintenant à portée de vue de sa légère myopie. Elle ne s’attendait pas du tout à ça. « Le monde est petit » ! Les deux retardataires qui s’avancent en tentant d’arborer un sourire commercial de justification, ne sont autres que les deux comiques de ce midi : le roi de l’infidélité et sa cour. La raison du retard, elle la connaît : bien trop occupé à raconter ses traîtrises, bien trop occupé à écouter admirativement les vantardises de monsieur le tombeur.
Sur vingt mètres, ils viennent d’accumuler un total impressionnant de mauvais points dans la colonne « première impression » de son système de jugement.
À suivre…