n° 13561 | Fiche technique | 26298 caractères | 26298 4381 Temps de lecture estimé : 18 mn |
13/11/09 |
Résumé: Une sortie en boite au Pas de la Case – Désert sentimental de Sophie - Rencontre avec un pompier aussi séduisant que mystérieux... | ||||
Critères: nonéro fh hplusag | ||||
Auteur : Divine Envoi mini-message |
DEBUT de la série | Série : L'accident Chapitre 01 | Épisode suivant |
Jean avait pas mal bu et roulait trop vite sur la route sinueuse nous ramenant du Pas de la Case à Lancroix. Je suppose qu’il avait encore en tête ma rebuffade de tout à l’heure, au Kandahar.
Il m’avait collée toute la soirée, en particulier lors de mes brèves apparitions sur la piste de danse. J’avais encore la sensation de sa main sur mes fesses, de mes seins écrasés sur son torse, tandis qu’il me plaquait contre lui lors d’un slow que j’avais accepté de mauvaise grâce. J’avais abrégé le calvaire en exposant le fond de ma pensée à ce vieux beau de quarante-huit printemps, à savoir que ses airs de mec à la cool, son attitude macho avec les minettes de vingt ans de moins que lui, sa persistance à croire que j’allais forcément finir dans son plumard, tout ça m’agaçait prodigieusement.
Je n’avais pas vu arriver «le quart d’heure américain». Une tranche horaire bien précise semblait lui être dédiée, permettant aux habitués de planifier à l’avance les rapprochements les plus opportuns. Je venais de refuser l’invitation d’un Andorran trop sûr de lui, le même qui m’avait offert un verre un peu plus tôt, au nez et à la barbe de mes collègues. Jean, ignorant ma résistance de principe, s’était alors levé et m’avait prise par la main. J’ai horreur des slows ; immanquablement, c’est le moment où des types sans imagination vont tenter de «chopper». Et même si elles ne disent trop rien, ces demoiselles n’en pensent pas moins.
Dans le genre lourdaud, Jean n’était pas le moins gratiné de sa génération. Il avait dû roder sa stratégie au début des années quatre-vingt, avant même ma naissance. À l’époque, malgré sa finesse de bulldozer, il avait peut-être emballé quelques adolescentes timides ; le genre d’oies blanches voulant paraître à la page et confondant «coucher» avec «avoir une personnalité». Mais en ce temps-là, Jeannot avait sûrement d’autres arguments que ceux avec lesquels il tentait tant bien que mal de m’appâter.
À présent, il compensait sa bedaine naissante et son physique déclinant par les attributs classiques - quasiment clichés - du divorcé cinquantenaire. À commencer par sa bagnole, une Clio RS3 180cv, tunée «sport», typiquement le genre de petite bombe destinée aux jeunes célibataires voulant se le jouer. Badigeonné de Calvin Klein - Escape for men - «Avec ce parfum, vous aurez toutes les filles à vos pieds», la chaîne en or perdue dans une broussaille poivre et sel que dévoilait savamment le col trop ouvert de sa chemise Kenzo, son poignet noueux assorti d’une gourmette dorée, Jean avait tout du dragueur sur le retour.
Alors, qu’avais-je été faire dans le sous-sol du Kandahar avec ce prof de techno libidineux, débordant de concupiscence pour la nouvelle jeune-collègue-fraichement-débarquée-dans-son-bahut ? Essayais-je vraiment d’oublier Fred et son sex-appeal sulfureux ? Ou bien n’avais-je inconsciemment accepté l’invitation de ce cavalier que parce qu’il était ridiculement hors course ? Tout ça était pitoyable…
Nous avions dépassé Font-Romeu et n’étions plus très loin de Lancroix. Je ne sais pas si Jean cherchait à m’impressionner en roulant à cette allure de taré ou bien simplement à se défouler, mais sa conduite imprudente m’agaçait prodigieusement.
Jean fit comme s’il n’avait rien entendu, accélérant de plus belle. Le paysage sortait du néant avec une célérité effrayante, se propulsant vers nous à plus de cent trente km/h. À deux heures du matin, sur cette petite départementale de montagne sans éclairage public, cet abruti fonçait comme s’il maîtrisait tous les paramètres de la conduite sportive. C’était sûrement loin d’être le cas à jeun, alors avec tout ce qu’il avait ingurgité… Je vérifiai ma ceinture et m’apprêtai à pousser un cri strident pour le faire réagir quand, au détour d’un virage, une forme sombre se matérialisa soudain dans les phares de la Clio, en plein milieu de la route.
Je m’accrochais désespérément à la poignée de maintien, au-dessus de ma tête, fermant les yeux et me préparant à l’impact avec le pauvre animal. Jean donna un large coup de volant et la voiture quitta immédiatement la chaussée. Je n’eus même pas le temps d’avoir peur. Il y eut un bruit de tôles défoncées et l’habitacle se mit à tournoyer follement. Des éclats de verre volaient en tout sens, accompagnant l’horrible série de rebonds du véhicule. Une sensation brutale vida l’air de mes poumons, tandis que se produisait un énorme choc. Une matière chaude et gluante aspergea mon visage. Juste avant que je ne perde connaissance, je compris que la boîte crânienne de Jeannot venait d’exploser comme une pastèque trop mûre.
--oOo--
Je retrouvai mes esprits dans l’ambulance m’évacuant vers Perpignan et son hôpital départemental. Mon cou était bloqué par une minerve, j’avais mal un peu partout, mais au moins étais-je en vie. J’eus une pensée pour Yves Delporte, le prof de Français, l’alibi de Jeannot pour cette virée entre célibataires en cette veille de premier mai. Yves n’avait pas pris la précaution de s’attacher. Dans quel état était-il ?
Je voulus vérifier sa présence dans l’ambulance et me soulevai sur un coude, sans même songer aux fractures dont j’aurais pu souffrir. Un infirmier, ballotté par les secousses du véhicule sanitaire, se pencha aussitôt vers moi.
L’infirmier me demanda comment je me sentais, avant de me rassurer sur mon état général. Malgré les tonneaux effectués par la Clio, je n’avais à priori subi aucune lésion majeure. Afin d’écarter toute possibilité de traumatisme cérébral ou de lésion interne, je devais cependant subir toute une batterie d’examens dès mon arrivée au centre hospitalier.
Ma nomination au Lycée de Lancroix ne datait que de quelques mois, mais j’avais eu le temps de créer des liens avec Jean Axat et Yves Delporte. Pensant à mes deux malheureux compagnons, je laissai mes larmes rouler sur mes joues. À la fois tendue et nauséeuse, presque sans forces, je me sentais dans un état bizarre. Le choc, j’imagine… Une sorte de stupeur post-traumatique m’avait envahie. Je me laissais lentement dériver, ne réalisant pas vraiment que j’aurais très bien pu mourir dans ce ravin, moi aussi.
C’est alors que je remarquai un homme assis sur une banquette, à mes côtés. Un pompier. Pourquoi m’avait-il accompagnée dans le fourgon ? Tête baissée, le regard fixé sur le plancher de la cabine, il n’avait pas l’air dans son assiette. Sur son visage se mêlaient mélancolie et tristesse. Cet accident devait lui rappeler toutes les autres victimes, proches ou non, simples inconnus, amis, parents, qu’il avait vues mourir sans pouvoir rien y faire. Il finit par lever de grands yeux sombres et m’observa un instant, aussi pâle qu’un fantôme. Je m’imaginais ce qu’il devait voir sur le brancard : une accidentée qui s’en était sortie indemne au final. Pourquoi moi et pas quelqu’un d’autre ? Le hasard, la Providence… Ce n’était pas mon heure, voilà tout.
Je dus m’assoupir, car je me retrouvai sans transition allongée sur une table d’examen, une infirmière me déshabillant avec précaution. C’est étonnant comme la pudeur est une posture mentale toute relative ; nue et exposée, j’attendais la fin de l’auscultation sans aucune gêne, alors que plusieurs médecins étaient présents dans la pièce. Après une longue série de radios et un scanner, on me couvrit enfin d’un voile pudique et on m’installa dans une chambre.
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Les somnifères qu’on m’avait donnés m’assommèrent quelques heures. Ce repos artificiel fut haché de cauchemars, où mon corps chutait sans fin, avant de se briser comme du verre. Je me réveillai en début d’après-midi, avec l’impression d’avoir été rouée de coups. J’avais très mal à la nuque et une migraine lancinante me vrillait les tempes. Chaque inspiration comprimait douloureusement ma cage thoracique. Levant la main, je palpai avec précaution mon front bandé. Une grosse bosse surmontait mon sourcil gauche.
Je sonnai pour me signaler à l’infirmière. Il lui fallut dix bonnes minutes pour pointer le bout de son nez dans ma chambre. Elle m’expliqua que j’avais deux côtes fêlées, des plaies mineures au cuir chevelu et toute une série de vilaines contusions. De larges plaques noires bleutées s’étalant sur mes épaules, le haut de mon buste, mes bras et mes jambes. Les hématomes allaient lentement virer au brun, puis au jaune, avant de disparaître. Pour les côtes fêlées, ça allait prendre quelques semaines de plus, durant lesquelles j’aurais l’extrême avantage de gober des doses d’antalgiques plusieurs fois par jour.
Je demandai si on avait prévenu mes parents, mes collègues. L’hôpital était assailli de coups de fil à mon sujet, me répondit-elle. En attendant que je sois en mesure de donner moi-même de mes nouvelles, ils avaient rassuré tout le monde. J’avais hâte que la soignante quitte la pièce pour appeler ma famille. Avant de sortir, elle m’annonça qu’il y aurait probablement un article sur l’accident.
Je passai la demi-heure suivante au bout du fil avec mon père, ma mère étant déjà en route pour Perpignan. Puis je parlai quelques minutes avec mon frère, le rassurant comme je pouvais, avant d’appeler la proviseure du lycée de Lancroix, une Catalane pure souche, à l’accent rocailleux. Tout le monde était soulagé de savoir que je m’en étais tiré à si bon compte. Puis elle m’annonça que l’enterrement de mes deux collègues était prévu pour mardi, sur Perpignan. Je me jurai d’être présente.
Avec précaution, je descendis du lit médicalisé. Ma tête se mit à tourner dès que je posai le pied sur le dallage froid. Je crispai les mâchoires, attendant que ça passe. Les fesses à l’air - évidemment, ma blouse n’avait pas de partie dorsale - je fis quelques pas rapides en direction de la petite salle d’eau, espérant ne pas me faire surprendre dans cette tenue. C’était plus fort que moi, j’éprouvais le besoin viscéral de me regarder dans la glace. Peut-être pour me persuader que j’étais bien vivante et, surtout, encore en un seul morceau.
Le miroir me renvoyait une image plutôt plaisante, celle d’une brune de vingt-huit ans, à l’allure sportive, aux cheveux courts dépassant à peine du bandage qui lui ceignait la tête. Je défis ma blouse pour détailler mes meurtrissures. Entre les seins, là où la ceinture de sécurité avait frotté, une oblique violacée me barrait le torse. Je fermai les yeux, repensant à ces instants terrifiants. Une terreur rétrospective m’assaillit ; je n’avais pas eu plus de prise sur les évènements qu’une poupée de chiffon.
On frappa soudain à la porte. Avant que je n’aie le temps de rejoindre mon lit, quelqu’un entra dans ma chambre. Le pompier de cette nuit ! Je bondis sous les draps. Rougissant, il détourna la tête. Je suppose qu’il n’ignorait plus rien de la façon dont j’étais faite, à présent.
Il avait de très beaux yeux noirs. Plutôt joli garçon, d’ailleurs. J’esquissai un sourire.
Remarquant ma pâleur soudaine, il s’interrompit.
Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase. Une tornade grise venait de s’engouffrer dans la pièce. Ma mère, folle d’inquiétude, qui caquetait de bruyantes louanges, remerciant le Seigneur de lui avoir laissé sa fille. Du coin de l’œil, je vis mon beau sapeur quitter la chambre, me faisant un petit signe discret de la main. Je tournai alors toute mon attention vers la «Mater Familias», et entrepris la difficile tâche de la convaincre que j’étais définitivement hors de danger.
--oOo--
On me garda en observation moins de quarante-huit heures, avant de me laisser quitter l’hôpital. Ma mère resta à mon chevet durant ces deux jours, ne s’éclipsant de ma chambre que pour les soins - réduits au minimum. Le lundi matin, je la raccompagnai à la célèbre gare de Perpignan, immortalisée par Dali. Je crus qu’elle allait rater son train pour Clermont-Ferrand, tant elle s’accrochait à moi.
Essuyant une larme, je regardai partir son train. Malgré l’agacement que j’affecte parfois en leur présence, j’adore mes parents, mais j’ai par-dessus tout besoin de mon indépendance.
Avant de quitter la gare, j’achetai le journal local au Relay H et le parcourus en buvant un café. Dans la rubrique faits divers m’attendait un article sur l’accident : «Une jeune femme échappe miraculeusement à la mort». Une photo montrait la Clio de Jean dans le ravin. Quand je vis l’état du véhicule, mon cœur manqua un battement ou deux. Une charpie de plastique et de métal tordu, laminée par un poing géant. Il semblait impossible qu’un être humain ait pu s’en sortir indemne. Et pourtant, j’étais toujours là, bien vivante.
Je ne remontai sur Lancroix que le mardi soir, après avoir assisté aux obsèques. La paroisse Saint-François-d’Assise, une petite église du moyen Vernet à Perpignan, n’avait pas connu une telle affluence depuis longtemps. La nef était bondée ; les familles des deux victimes, les amis, les profs et le personnel du lycée, tout le monde était là. J’y avais même croisé plusieurs de mes élèves. Installée un peu en retrait, j’avais été le point de mire de la foule durant toute la cérémonie. Encore une fois, la même question muette sur toutes les lèvres. Pourquoi eux, et pas elle ?
À la fin de l’office, je remarquai une bohémienne dans la cour de l’église. Voûtée par le poids des ans, adossée à un platane, elle jetait de méchants coups d’œil aux passants. Psalmodiant une sorte de litanie entre ses chicots branlants, la vieille semblait attendre quelqu’un. Son front était orné d’un tatouage sinistre : un serpent enroulé sur un crucifix. Quand elle me vit, la gitane eut une expression méprisante. Puis elle se signa à l’envers avant d’expectorer un crachat noirâtre. Merveilleux !
L’inhumation eut lieu au cimetière ouest de Perpignan. Après l’enterrement, un collègue du lycée me proposa de me ramener à Lancroix. Je restai distante durant tout le trajet, absorbée dans mes pensées, participant à peine à la conversation. Au moins eut-il la délicatesse de rouler lentement.
--oOo--
Deux semaines plus tard, je tombai par hasard sur Marc Ginest.
Pour la première fois depuis mon installation, j’avais pris le temps de me rendre à la bibliothèque municipale. La «médiathèque» de la station se réduisait à un petit local couvert d’étagères poussiéreuses, supportant des livres cornés et hors d’âge pour la plupart, prioritairement des ouvrages sur le ski, la randonnée dans les Pyrénées orientales, des guides sur la nature et les champignons. Quelques romans traînaient dans un coin, attendant l’afflux hivernal de touristes en mal de lecture. Pas beaucoup de chance d’y trouver le dernier opus de Stephen King ou Fred Vargas…
Perdue dans mes pensées, j’examinai avec curiosité les grimoires jaunis quand quelqu’un se pencha soudain au-dessus mon épaule.
Je me retournai d’un bond, étouffant un cri. Je reconnus aussitôt mon pompier, vêtu d’un polo et d’une paire de jeans élimés.
Son visage se crispa imperceptiblement. Je m’en voulus de cette réflexion cassante. Marc allait s’imaginer que je le prenais pour un illettré. Après tout, un métier physique n’a jamais empêché d’apprécier la lecture. Qu’est-ce que ça peut aimer, un pompier ? Les romans noirs, les livres d’action, les histoires d’espionnage ?
Je me mordis les lèvres. J’avais le don de m’enfoncer, décidément. Quelle conne !
Marc me conduisit à son «bureau», une planche de contreplaqué sur tréteaux. Je me retrouvai bientôt avec un gobelet fumant entre les mains, assise face à lui. Nous discutâmes un bon moment sans être dérangés par le moindre emprunteur. Il se dégageait de ce trentenaire une simplicité et une gentillesse qui me faisaient fondre. Marc adorait plaisanter, pimentant son propos avec subtilité, sans agressivité aucune. Originaire de la région et célibataire, il avait vécu un bon moment à Prades avant de décrocher le concours de bibliothécaire territorial. Il avait exercé divers petits boulots, toujours en parallèle avec le volontariat de pompier, une véritable passion chez lui.
Il ne répondit pas, triturant pensivement son gobelet vide, regardant ailleurs. Après un court instant, il me demanda :
N’aurais-je pas dû le faire languir un peu ? En principe, la reddition de la demoiselle n’est pas censée être aussi rapide… Un sourire éblouissant éclaira son visage. Une cascade de joie, qui creusait de délicieuses petites rides autour de ses yeux noirs.
Cessant de temporiser, je décidai finalement d’accepter son invitation pour le lendemain. Après tout, pourquoi bouder son plaisir ? Je n’aurais qu’à mettre les bouchées doubles pour corriger mes soi-disant copies…
--oOo--
Prenant soin d’arriver légèrement en retard, je retrouvai Marc à l’Éden Roc, un restaurant des Angles - une station de ski pas très loin de Lancroix. Pour l’occasion, j’avais choisi un petit ensemble bohème chic aux couleurs vives qui mettait en valeur la finesse de ma taille et le galbe de mes seins. Ma coiffure avait ce petit côté «négligé sexy» qui aiguise l’appétit des hommes, leur laissant imaginer à quoi je peux ressembler après l’amour. Étant plutôt nature, je m’étais maquillée sans ostentation particulière.
Après ma difficile rupture avec Fred, la sortie de ce soir marquait dans mon esprit la fin officielle de ma période de «deuil». Cela faisait presque un an que j’avais mis ma vie sentimentale entre parenthèses, ne laissant à aucun autre sa chance de me séduire. Cette période de vacuité, plus que de véritable solitude, ne me gênait pas outre mesure. C’était l’occasion de panser mes plaies, d’effectuer un retour sur moi-même. En un mot, de réfléchir à mes attentes par rapport à l’existence en général et aux mecs en particulier. Je commençais seulement à me sentir prête à me lancer à nouveau. Mais, cette fois, je n’avais plus envie d’aventures éphémères ou à sens unique, je souhaitais une relation plus profonde et plus stable. Je me foutais bien de savoir si ce choix découlait de ma dernière déception en date ou du décompte inexorable de mon horloge biologique.
Si Marc savait saisir l’occasion, peut-être sauterais-je le pas avec lui. Depuis la rencontre fortuite de la veille et notre longue conversation dans la médiathèque, je m’étais surprise à érotiser plusieurs fois le souvenir de mon pompier bibliothécaire, repensant à son sourire éclatant, ses yeux vifs, son expression à la fois enjouée et grave. Je m’étais même demandé comment ce serait d’être au lit avec lui, de sentir peser son corps sur le mien… À cette idée, une douce chaleur m’avait envahie. Cette chasteté autoproclamée me pesait plus que je ne voulais bien l’admettre. Après tout, le sort m’avait accordé une deuxième chance. C’était bien pour en profiter !
Dès qu’il me vit, Marc se leva et me fit signe. J’ôtai ma parka en satin brodé et je le rejoignis à la petite table discrète qu’il avait réservée pour nous.
Heureuse de l’effet produit, j’essayai de ne pas sourire trop largement. Une vraie lady n’est pas censée relever les marques d’admiration de ce genre. Reprenant ses esprits, Marc se rapprocha enfin et me fit deux bises, selon la coutume locale.
Je laissai mourir ma phrase avec une décontraction mutine, limite aguicheuse. Il rougit. Message reçu.
Le repas fut un moment de pur bonheur. La conversation de Marc était à la fois folâtre et brillante, pétillante d’humour et de joie de vivre. Je me surpris à me livrer sans réserve, partageant avec lui des anecdotes, parfois drôles, souvent pitoyables, sur ma vie et ma courte carrière d’enseignante. Je lui révélai des blessures dont je n’avais jamais parlé à personne. Une atmosphère d’intimité et de confiance s’était instinctivement établie entre nous, une proximité qui aurait pu faire penser que nous nous connaissions depuis longtemps. J’étais tout simplement bien avec lui, heureuse de ces instants complices. Ce n’est qu’à la fin du repas, voyant la salle presque déserte, que je me rendis compte de l’heure qu’il était.
J’effleurai sa main, le remerciant de cette attention.
Il déglutit. Encore cette expression de détresse, sur son visage. Quelles épreuves avait donc endurées Marc, pour être aussi réactif ? Était-ce la crainte de ne pas transformer l’essai avec moi ? Je m’empressai d’accepter sa proposition et lui passai les clefs de ma 206. Après tout, c’était peut-être plus prudent. J’avais un peu trop bu, alors que Marc était resté parfaitement sobre.
Il me reconduisit chez moi sans quitter des yeux la chaussée glissante, tandis que nous continuions notre conversation débridée. Arrivé devant mon chalet, il se gara et coupa le contact. Je me sentais merveilleusement en sécurité avec lui, merveilleusement moi-même. À vrai dire, je n’avais aucune envie de terminer cette soirée seule. C’était peut-être le moment de le lui faire comprendre…
Pas de réactions. Contrôle parfait. Un vrai gentleman. Marc défit sa ceinture de sécurité. L’espace d’un instant, je crus qu’il allait se pencher vers moi et m’embrasser. En réalité, je l’espérais sincèrement. Mon cœur faisait de gros boum-boum de midinette dans ma poitrine. Au lieu de ça, il sortit de la voiture et vint galamment ouvrir ma portière.
Il rit, levant le bras pour parer le coup fictif, puis il se rapprocha et me planta une bise sonore sur la joue pour s’excuser. J’aurais préféré qu’il m’enlace, mais ma fierté m’empêchait de lui faire part de ma déception. J’avais envoyé assez de signaux pour provoquer un rapprochement, mais ça ne devait pas être assez clair pour Marc car il n’en prit pas l’initiative. Après un dernier au revoir, il tourna les talons et rentra chez lui à pied, dans la nuit grise et froide.
À suivre…