n° 13604 | Fiche technique | 67790 caractères | 67790 11453 Temps de lecture estimé : 46 mn |
12/12/09 |
Résumé: Un homme amnésique se retrouve dans une décharge à ciel ouvert. Qui est-il et qu'est-ce qui a bien pu le conduire là ? | ||||
Critères: nonéro | ||||
Auteur : HugoH Envoi mini-message |
Il lui fallut un peu de temps ; des minutes entières pour que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Quant à l’odeur, elle était infecte. Chaleur + Humidité. Ça bourdonnait. Nuées de mouches grasses et vertes. Au-dessus de lui, à environ un mètre, un mince filet de lumière forçait un interstice irrégulier. Il était allongé. Ses mains allaient et venaient sur un parterre visqueux ; du doigt, il frôlait ce qui semblait être des matières organiques. Ses ongles accrochaient des bouts de plastique, des morceaux de tissu. Mouillés. Ces relents. Il réprima une soudaine nausée, puis décida de se lever. Pas si simple, apparemment. Il s’accrocha aux parois glissantes, échoua / recommença. Ses pieds nus glissaient sur le sol mouvant. Dans le fond, sous lui, d’étranges vibrations ; des choses bougeaient. Grouillaient même. « Merde », grommela-t-il alors que sa main droite heurtait le haut de l’habitacle qui se souleva légèrement, puis retomba. Il poussa à nouveau, la lumière s’invita en un flot blanc et brûlant. Une benne. Qu’est-ce qu’il faisait dans une benne ? Il regarda ses pieds enfoncés dans une couche sombre de détritus. L’odeur aigre soulevée par l’air, ce fut trop, il vomit. Peu. Douloureusement. Puis se redressa et regarda au dehors.
Une petite ruelle plongée dans l’ombre d’une tour immense. Ses yeux remontèrent les étages. Vitres réfléchissantes. Soleil épuisé. La poubelle dans laquelle il se trouvait était collée contre un mur. Elle était verte, pour ce que ça pouvait bien lui foutre. Pour revenir à la tour, elle lui était familière sans qu’il parvienne à se rappeler pourquoi. Sombre, couronnée de lettres rouges électriques qui dévoraient l’air. Il y avait une porte au-dessus de laquelle un petit panneau indiquait : Sortie de secours. Maintenant que la lumière avait fait place nette, il pouvait voir des sacs entiers remplis de papiers et de dossiers beiges griffonnés. Il en saisit un : des dates, des noms, des chiffres. Il le jeta puis s’attarda sur sa tenue. Blouse bleue maculée. Nombreuses nuances. Granularités diverses. C’était humide en pas mal d’endroits. Ça le ramenait à quelque chose.
Un lieu. Blanc et clos.
Une voix calme. Il faudra du temps, Sam. Il faudra du temps.
Il souleva doucement le tissu. Rien en dessous. Rien du tout. « À quoi ça rime tout ça ? » pesta-t-il en tentant de passer une jambe par-dessus le rebord. Les forces lui manquaient. Il réessaya plusieurs fois mais sans succès. Reprends-toi. Il y mit plus de cœur, se hissa sur ses avant-bras, s’apprêtant à basculer lorsqu’un vacarme assourdissant envahit la ruelle. Un camion-benne, qui lui sembla démesurément large et menaçant, investissait la ruelle. Il paniqua. Bêtement, sans bien savoir pourquoi. Rabaissa le couvercle et se tapit contre les sacs-poubelles. Il pataugeait dans les immondices. Dans son propre vomi. Il aurait volontiers remis ça mais il n’avait plus rien dans le ventre. Il hoqueta et ce fut tout.
Dehors, il y eut des rires et du mouvement. Ça secoua méchamment dans l’habitacle. On le projetait dans l’air, on pouvait dire les choses comme ça. Il roula brutalement sur lui-même et les détritus qui composaient le sol jusque-là l’ensevelirent avec fracas. Une matière molle et amère lui rentra dans la bouche. Il s’écroula, tête la première, sur un tas plus large encore d’immondices. Un vrai océan de merdes, songea-t-il en se frayant un passage dans la masse de matières corrompues. Il y avait un siège à roulettes cassé qui crevait le tapis de détritus. « Doux Jésus, les gens, ils jettent tout et n’importe quoi », songea-t-il en observant du coin de l’oil une seringue dont l’aiguille souillée pointait vers le plafond. Il s’assit sur le fauteuil. N’osait crier ni signaler sa présence par un quelconque moyen. Ça ne lui venait tout simplement pas à l’esprit. La cuve sur laquelle il régnait depuis son trône bancal était bien remplie. La voix calme répétait « Les choses vont se tasser Sam, faites-nous confiance ». Il secoua la tête pour s’en débarrasser mais elle était tenace. Ça s’ébranla, le moteur rugit. Et le sol tressauta sous les roulis du camion.
Bientôt, il tenta d’imaginer l’engin filant à pleine vitesse sur une large quatre-voies, le soleil dans le dos, laissant la ville et ses tours dans la fumée non polluante de son pot d’échappement bio. Il n’y eut pas de halte. Pas de chargement soudain. Il en déduisit que sa poubelle devait être la dernière de la tournée. Une chance si on pouvait dire. Ça roulait vite. Mais vers où ? Il essayait de se rappeler des derniers événements, de ce qui avait bien pu le mener ici. Des derniers jours. Des dernières heures. Mais ça ne venait décidément pas. Il y avait bien des éclats. Des images. La salle blanche et close. La voix enveloppante. Sam. Sam G. « C’est mon nom ? » Il y en avait un autre qui circulait. Ted K. « C’est qui ça, Ted K ? » Il répéta le patronyme. À haute voix. Puis il arrêta lorsqu’il sentit une douloureuse angoisse lui saisir le ventre. Ce nom, il sentait la mort. Et cette blouse bleue, à quoi ça pouvait bien renvoyer ? Un hôpital ? Mais qu’est-ce qu’il avait bien pu faire dans un hôpital ? Il allait bien, non ? C’était brumeux tout ça. D’énervement, il frappa du pied le sol. Frôla de peu l’aiguille. Frémit. Un liquide trouble coulait par larges traînées sur les parois de métal. Comme la salive d’un géant. Pas loin de lui, un sac bougea de façon autonome. Ça gigotait là-dedans. Il replia ses jambes comme il put sur le siège. Vilaine sueur le long des tempes. Températures extrêmes tout de même. Le camion freina dans un bruit démentiel puis manœuvra en marche arrière. « L’enfer. C’est l’enfer. Je suis mort, c’est ça ? » Il bascula sur le sol, son œil à un doigt de l’aiguille. Il s’en saisit le plus délicatement qu’il put et la jeta contre la paroi opposée. Elle rebondit, retomba à côté de lui. « Merde à la fin », grogna-t-il. Le sol pivota, il glissa avec les détritus, le siège, la seringue, le sac rempli de bestioles vers le bas de la cuve. Les portes s’ouvrirent, la lumière dévora l’espace. Soleil blanc. Avec le reste du convoi, il fut déversé, enseveli sous des kilos de déchets. Puis le camion redémarra dans le même effroyable boucan.
Quand il leva la tête vers le ciel crasseux, il se dit « Je m’appelle Sam G, j’ai quarante-huit ans et nous sommes en été ». Au loin, le camion lézardait déjà au gré du sentier sinueux qui l’avait mené jusqu’ici.
Une décharge. À ciel ouvert. Gigantesque. Aussi loin que son regard portât, s’étirait un océan de détritus. Des sacs plastiques virevoltaient en tous sens au gré d’un vent brûlant. Une horde de milans noirs, ailes déployées, fondaient ici et là vers des cibles floues. L’odeur, il n’avait tout simplement jamais connu ça. Il ignorait même que ça ait pu exister. Il y eut un écho scintillant. Une cloche. Plusieurs fois de suite, ça carillonna. Il leva la tête, cherchant du regard la provenance, mais ses yeux avaient du mal à s’habituer à la lumière crue. Le sol se troublait sous la chaleur. Rien ne semblait stable. Ses pieds s’enfonçaient dans cet étrange parterre comme dans des sables mouvants. Il avait soif. La ville tout là-bas rayonnait sous ce maudit soleil. Les tours gigantesques semblaient en feu. À nouveau, les cloches retentirent. Ça venait de derrière lui. Du mouvement. Il aperçut une forme puis une autre. Pas très grandes. Qui se faufilaient le soleil dans le dos. Des ombres. Ça allait vite, ça venait vers lui. Des enfants. Ou alors des nains. Non, des enfants. Son impression se confirma à mesure qu’ils approchaient. Vraiment, ils n’étaient pas vieux. Il en dénombra neuf qui parvinrent bientôt à son niveau. L’entourèrent. À bonne distance. Pas plus de dix ans, peut-être onze pour le plus grand, les joues sales. Tous portaient des vêtements trop amples, vestes militaires, treillis, rangers. L’ensemble était anarchique, chacun avait replié les manches, déchiré les bas des pantalons, double lacé les bottes, ils ressemblaient à des Action men mal montés. Certains portaient des masques à gaz sur le visage, les autres les tenaient à la ceinture. Ils avaient des bâtons sur lesquels des inscriptions avaient été taillées. Ça moulinait.
Quelque chose siffla dans l’air.
Une pierre vint cogner le sommet de son crâne. Coup mat, bruit de cartilage brisé. Sam tomba au sol. Un autre sifflement. Un projectile le frappa à la nuque. Ce coup-ci, il hurla. Trois des gamins avancèrent jusqu’à lui. Par petits bonds. À peine s’ils touchaient le sol. Le plus grand pointa le bout de son bâton sur le front ensanglanté de Sam qui tenta de le repousser mais le gamin frondeur refit glisser son arme de fortune lentement au même endroit.
Voilà au moins une question à laquelle il pouvait répondre sans problème.
L’enfant le frappa avec le bâton. Plusieurs fois. Sous les supplications de Sam, il s’arrêta enfin.
Devant l’air refermé de l’enfant, il continua :
Il serra les lanières qui ne serraient plus grand-chose.
Les gamins échangèrent des regards neutres puis celui qui lui parlait et qui semblait être leur chef pointa un doigt en sa direction.
Sam pencha la tête, découvrant une croix en or qui pendait à une chaîne. Il n’y avait pas prêté attention jusque-là.
Ça ne lui évoquait pas grand-chose à vrai dire. Et, de surcroît, il se demandait bien ce que ces gamins pourraient en faire. Il défit l’attache et tendit le collier.
Il parlait comme un chef de guerre. D’une manière solennelle. Il y avait de la noblesse chez ce garçon.
Il les suivit. Calqua son pas sur ceux, sautillants, des gamins. Ils semblaient totalement à l’aise. La troupe contourna certaines zones ; en coupa d’autres. Entre eux, ils échangeaient des phrases brèves dont Sam ne comprenait pas le sens, bien que les mots ne lui soient pas étrangers. À bien observer l’endroit, entre deux foulées, à tenter d’y discerner des limites, Sam remarqua des monticules plus importants, des formes d’abris, des ersatz de cabanes. Quelques caravanes désossées. Un genre d’habitations. Ici et là des écrans explosés, des microprocesseurs à nu, des bureaux délabrés. La foulée s’accéléra. Déjà, il était exténué. La tête lui tournait. Des souvenirs, des images. Il avait eu le goût de l’effort. L’effort, oui, il avait aimé ça. Lumière pure à travers les verrières. Sa tête qui va et qui vient dans l’eau. Souffle régulier, bulles d’oxygène dans le chlore. Écho mouillé des battements des autres nageurs. Piscine olympique. Plus belle qu’une cathédrale. Lignes de fond. Plongeoirs numérotés. Faïence bleutée. Le chef cria des ordres. Les images s’évanouirent. Puis la troupe s’arrêta devant une grande toile de tente kaki dont les battants claquaient l’air tristement. Il entra à la suite de Kevo.
À l’intérieur, c’était sombre. Des tapis abîmés masquaient les détritus sur le sol. Il y avait six lits pliants rafistolés en de multiples points. Un réchaud à gaz sur une table bancale. Un baril métallique au centre de la tente. Kevo y plongea une louche de métal. « Bois », dit l’enfant. Et Sam G ne se fit pas prier, il se saisit de l’ustensile et but de longues gorgées. Dégueulasse. Ça révulsait ses papilles mais il buvait. Parfum de métal. Goût d’eau de vaisselle. Mais il avait tellement soif qu’il aurait vidé une bassine d’urine. Il imagina l’orage frapper la décharge, et le baril emprisonner les gouttes de pluie. Kevo posa une main ferme sur son bras.
Puis une petite fille qui avait un œil très clair et prêt à sortir de son orbite s’approcha de Sam, une bouteille et un tissu douteux à la main. Soigne-toi, dit Kevo. Sam renifla le goulot, du Rhum peut-être. Il imbiba le tissu et frotta son front. La piqûre lui arracha un petit cri. Devant une glace sale fixée à un coin de la tente, il observa son visage amaigri et sale. Ses gestes étaient précis et l’odeur de fond de l’alcool pur le ramenait une fois encore à des images floues. Kevo lui retira la bouteille et le chiffon. Sam le remercia. Il y avait beaucoup de questions qu’il aurait souhaité poser, mais la fatigue était telle que sa soif maintenant éteinte, il ne songeait qu’à s’allonger.
Ce qu’il fit sur l’un des lits de camp. Ferma les yeux. Qu’ils fassent de moi ce qu’ils veulent. Sombra dans un sommeil profond. Et rêva. Images claires qui entraient en tous sens. Salle blanche. Encore. Hommes en blouse blanche. Lumière blanche. Des médecins. Tout autour de lui qui le regardent. Lui aussi s’inspecte, lisse la toile bleue qui lui sert de vêtement. Les hommes hochent la tête. L’un d’eux dit :
Toujours cette phrase à la con. On l’attache sur un lit. On lui fait avaler des pilules. L’eau, elle semble fraîche. Il a envie de hurler mais ça ne vient pas. À quoi bon ? À quoi cela pourrait-il bien servir de se débattre ?
La pièce tourne, le rêve change. Murs blancs, encore. Odeur d’alcool et de liquide antiseptique. Il y a un homme de dos. Crâne lisse, parfaitement rasé. Blouse aussi immaculée que l’endroit. Il signe des papiers. Un peu partout, de l’équipement médical. Stéthoscope, balance, tire-langue en métal. Tensiomètre, marteau Babinski, thermomètre. Et encore d’autres, plein d’autres. Des produits en pagaille, des boîtes de médicaments alignées. L’homme semble immergé dans sa tâche. Il y a un miroir à sa gauche, il distingue son profil. L’homme se regarde et sourit méchamment. Ce visage.
Merde, c’est moi. C’est moi.
Il se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Odeur aigre. Qui lui était familière. Transpiration de dépressif. À cela venait se greffer l’abject souffle de la décharge. La luminosité au-dehors avait faibli. Il avait dormi longtemps. Presque tout le jour. Et cette idée le rasséréna quelque peu, plus que le repos en lui-même. Dehors, dans l’obscurité, une lumière dansait à travers la toile. Maintenant, il avait faim. Pyramide du malheur. Il se leva, avisa deux lits occupés par des enfants. Sortit de la tente, découvrant un feu de camp autour duquel une poignée de gamins faisaient griller des brochettes. Relents acres, désagréables. Sam fit un signe, Kevo en retour lui proposa de se joindre à eux. Lui tendit une brochette. Sam remercia puis croqua dans un morceau de viande. Infect. Quelques poils de la bête avaient résisté à la cuisson. L’ensemble était moyennement cuit. Il recracha le bout à peine mâché.
Kevo puis la troupe se mirent à rigoler. C’est du rat, dit l’un des enfants. Accent du sud. Peut-être napolitain. Sam secoua la tête, effaré. Rassure-toi, ça se mange. Et il croqua à son tour dans sa brochette. Sam avait faim. Vraiment. Aussi se décida-t-il, et, pensant à un plateau de fruits de mer glacé, fit ce qu’il put avec le rat grillé. Il fallait bien se nourrir. À la réflexion, ça ressemblait à du lapin. Mais un lapin avarié alors.
Ils restèrent un long moment autour du feu, savourant la nuit qui s’installait et la relative fraîcheur qui accompagnait le mouvement. Quelqu’un avait eu la bonne idée de faire du café. Sam demanda comment ils avaient pu s’en procurer, comme s’il s’agissait d’héroïne pure. Le gamin à l’accent italien (Livio était son nom lui apprit Kevo) dit :
Sur ces mots, il vint s’assoir à côté de la petite fille avec l’œil abîmé. « Une tumeur, jugea Sam, ça ne peut être qu’une tumeur. » Et l’aida à finir sa brochette. « Mange, Celia, mange », dit-il d’une voix douce. Il y avait peu de filles au demeurant. Bien qu’au début il lui ait été difficile de les distinguer derrière leur masque à gaz et la crasse qui masquaient les visages, Sam avait finalement dénombré six filles de cinq ans à quinze ans, au jugé. C’était peu. Il y avait sans doute des explications. Mais il doutait qu’on lui en fournisse. Ces gamins n’étaient pas bavards.
Sam G fit la moue. Le café avait un goût. Mais ça le détendit un peu. C’était déjà ça. Au loin, le quartier d’affaires scintillait de lumière. La ville entière semblait vibrer sous les caresses du croissant de lune. À cette distance, tout avait l’air si confortable. Quant à la déchetterie, dans la nuit, elle ressemblait à n’importe quel terrain. Juste l’odeur en somme, mais enfin, c’était un détail d’importance.
Sam passa sa main sur son crâne. Ça lui rappela des choses. Encore une pièce blanche. Lui, seul, dans la lumière dévorée par les persiennes. Face à un miroir. Nu. Fort et dur. Sa tête au-dessus de l’évier, il entend le grésillement de la tondeuse. Relève la tête. S’observe dans la glace. Glabre, rasé, pas un putain de poil.
Nouvel éclat de rire général. Kevo cracha dans le feu.
Il parlait bien pour un gamin livré à lui-même. Sam le lui fit remarquer.
Un enfant tourna la tête dans leur direction. Une tache rouge lui coloriait les deux tiers du visage.
Sam fixa un moment Milo. Angiome, Angiome bilatéral. Pas de doute. Et d’où lui venaient tous ces termes techniques ? Il était médecin ou quoi ? Médecin. Pourquoi pas ?
Ils discutèrent encore un moment autour du feu. Ce fut une parenthèse agréable, et Sam y prit du plaisir. Il se dégageait du discours du jeune Kevo fierté et résignation, colère et retrait. En tout cas, il ne semblait pas se plaindre de la situation. Bien au contraire. Quand il fut temps de se retirer, Sam tenta, à tout hasard :
Kevo se perdit un moment dans la contemplation de la nuit étoilée en jouant avec la croix en or qu’il avait fixée à son cou. Sortit une fiole argentée à laquelle il apposa ses lèvres. N’en proposa pas à Sam. Vraiment, oui, dans l’obscurité, la décharge semblait une terre comme une autre. Et Sam ressentit un soulagement qu’il devinait ne pas avoir éprouvé depuis bien longtemps.
Il fut réveillé par les cloches. Et par un nom qu’une bouche invisible n’avait eu de cesse de souffler à son oreille, Ted K. Aucun souvenir de ce gars. Juste quelques mots : « Monsieur K, je ne peux pas faire grand-chose pour vous ». Pas de quoi alimenter des conclusions. Pas de quoi s’exciter. Le jour avait envahi la tente, la chaleur était suffocante. La puanteur était montée d’un cran. Il réprima une méchante nausée. Souvenir du rat grillé. Effluves lourds qui mijotaient sous la toile de tente. Il y avait du café sur le réchaud. Il s’en servit dans une tasse qui traînait. Des mouches tournoyaient au-dessus de lui. Il avala quelques gorgées tiédasses et sortit de la tente. C’était redevenu une décharge. Dans la lumière du matin, c’était à nouveau cette lande désolée. Corrompue. Ça lui semblait encore plus grand que la veille. Les sacs plastiques flottaient en tous sens, les mouches dans leur sillage. Les cloches continuaient de résonner.
Il localisa une première source à une dizaine de mètres. Ça venait de deux gamins qui suivaient Kevo. Mais plus loin, à sa gauche, il distingua de nouvelles formes, plus grandes, adultes, qui faisaient également carillonner des cloches. Finalement, une bonne trentaine d’individus convergeaient vers un point précis qu’il identifia bientôt. Une benne. Qui serpentait jusqu’au pied de la décharge. Ça s’agita. Ça se mit à cavaler pendant que le camion déchargeait. Et dès que le travail fut accompli, les troupes se jetèrent à l’abordage de l’arrivage frais. D’une certaine façon, cela lui fit penser aux soldes dans les magasins du centre-ville. Les mains s’agitaient, creusaient la merde.
« Des raviolis ! » cria un gamin qui portait un masque à gaz en tenant une boîte au-dessus de sa tête. Les adultes, il ne les discernait pas bien à cette distance. Courbés, sales, hirsutes. Loin de la morgue énergique des enfants. Résignés. La plupart, il le nota, ne portaient pas de masque à gaz. Cela semblait spécifique aux petits. Une bonne prise certainement. Mais les adultes se battaient, quand même, ils échangeaient quelques coups avec les gamins. Avec d’autres adultes aussi. Des pierres sifflèrent dans l’air. Ça se frictionna. Puis le calme revint. Et chacun repartit avec quelques victuailles sous le bras. Mais pas grand-chose à ce qu’il sembla à Sam. Qui continuait de scruter l’endroit, fasciné par la désolation ambiante. À certains endroits, il y avait des postes d’observation constitués de bric et de broc, façonnés avec des morceaux de bois et de métal sur lesquels reposaient de vieilles échelles abîmées. Perchés là-haut, des gens scrutaient, jumelles rivées aux yeux.
Un enfant sorti de la tente. Frêle / pâle. Fiévreux. Il dit « J’ai des vêtements pour toi ». Il dit aussi « Ensuite, tu devras partir comme Kevo te l’a demandé ». Sam remercia l’enfant et lui demanda son nom. « Silian », dit-il. Sam se changea dans la tente, ôta sa blouse bleue dévastée de taches et de souillures. Enfila un ensemble noir qui s’avéra après un examen approfondi être une soutane. Il fit la moue. Il y avait également une cape lourde de la même matière. Vraiment idéal, rien à dire. Autant marcher à poil, ça serait moins voyant. L’ensemble était usé mais semblait relativement propre. Sam demanda tout de même à Silian s’il n’avait rien d’autre à lui proposer. « Non, ça, on ne sait pas quoi en faire. Tu as de la chance ». Sam maugréa « On peut voir ça comme ça, oui ».
Il enfila la tenue et malgré la chaleur, sans bien comprendre pourquoi, passa la cape par-dessus ses épaules. Puis remercia le gamin. Lui donna l’accolade.
Sam fit claquer sa langue, conscient qu’il lui manquait quelque chose dans la bouche. Mais quoi ? En sortant, le gamin lui lança un bâton de bois. Une canne abîmée mais solide.
Sam grimaça.
Mais enfin, c’était aimable. Il remercia encore. Et à la réflexion, tandis qu’il plantait sa canne dans le sol lâche de la décharge, il se dit que les mots de Kevo avaient du sens.
Il traversa vers le nord, droit devant lui, par où il était arrivé. Il y avait des livres qui jonchaient le sol, des journaux qui décollaient péniblement à hauteur de jambes. De la nourriture en décomposition. Du métal rouillé. Des batteries de voiture, des piles. Tout cela allait se mêler en une masse de matière informe. Sur son chemin, dans de petites rigoles qui creusaient les détritus, coulait un liquide brunâtre. Sam avisa la ville au loin, leva un regard fatigué vers le soleil blanc, passa quelques postes d’observation. On l’insulta. Des adultes lui demandèrent de dégager et vite. Dès lors, il ne se retourna plus.
Il fit le chemin inverse. Profondément, il ressentait le besoin de revenir vers la ville. Il marcha longtemps, transpirant sous sa cape et sa soutane. Sur les larges voies de la grande périphérie, son bâton frappait l’asphalte. Il s’arrêta sur des aires aménagées ; dans des arches se désaltéra. Colla son front au double vitrage. Les voitures grossissaient depuis l’horizon. Passaient sous ses pieds. Le vacarme était contenu par l’imposante structure.
Puis il coupa à travers une forêt disciplinée qui laissait paraître le haut des premiers immeubles à travers ses branchages. L’été aidant, une certaine luxuriance tenait l’endroit. Il y avait même des chants d’oiseaux. Plusieurs fois, il aperçut au loin les tours du quartier d’affaires qui larmoyaient sous la chaleur. Grand était son désir de les rejoindre / Grand aussi le dégoût qu’elles lui inspiraient.
Il traversa des petites villes satellites aux murs pâles. S’arrêta près des fontaines publiques. Il puait, il en avait conscience. Les gens le regardaient avec défiance. Puis il repartait comme il était arrivé, ressentant sans honte le soulagement de ses congénères.
Alors que le soir tombait, après une longue journée de marche, Sam s’arrêta dans une ville un peu plus grande qui jouxtait la barrière de la périphérie. Il crevait de faim. Dans ces endroits, il savait où trouver à manger. Il fallait juste attendre un peu que la nuit chasse le soir. Il s’installa avec une dizaine d’autres sur le parking d’un drive-in. Et quand un employé luisant de sueur sous sa visière déversa les restes dans une grande poubelle verte, il se jeta avec rage et détermination sur le butin tiédasse. Son bâton moulinait dans l’air, écartait la concurrence. Son accoutrement aidait, les autres y pensaient à deux fois avant de lui renvoyer ses coups. Mais ils s’y résolurent. Et Sam dut rapidement battre en retraite, la soutane pleine de vivres.
Il mangea vite, accroupi. Sur ses gardes. Trois hamburgers et des frites froides. Nappa le tout de ketchup. Puis se rendit aux toilettes de la gare routière et but longuement au robinet une eau trop froide. Relents d’urine. Poils dans les cuvettes. Ça aurait dû le dégoûter, à une époque ça l’aurait tout simplement révulsé. Souci de l’hygiène. Lumière blanche / Pièce blanche.
Le reflet dans le miroir n’était pas gratifiant. Pâleur, yeux cernés. Hagard. Bon, la capuche c’était toujours ça de pris.
Il marcha dans la nuit tiède, tenta d’entrer dans plusieurs immeubles sans succès. Digicodes / Interphones. Portes de métal. Finalement, il eut de la chance et parvint à pénétrer une vieille construction délabrée. Monta les étages et se hissa sur le toit. « Il n’était pas si mal », se dit-il en s’adossant à une citerne d’eau rouillée. « Quelle sacrée vue quand même » ! Il se grisa du spectacle des lumières dansantes, des feux rouges des voitures sur le gigantesque circulaire. C’était beau. Non, ça ne l’était pas. Difficile de mettre le doigt dessus. À force de chercher, il finit par s’endormir.
À nouveau la voix apaisante de l’homme : « Des actes de la sorte il y en a beaucoup. Ça n’est pas de votre faute, Sam. Ted K avait ses problèmes. Qui ne sont pas les vôtres. Les choses vont s’arranger ». Il aurait aimé lui dire à cet homme en blouse qu’il ne se souciait guère de ce Ted K, que le problème était justement qu’il s’en foutait royalement. Que vraiment, le problème était ailleurs. Il y eut un autre nom qui traversa son sommeil. Nelly. Nelly W. Montre-moi ton visage, Nelly, suppliait-il à genoux devant un monde opaque. Mais seuls quelques mots giclaient de la masse obscure. « Je suis désolé, Madame W, je suis vraiment désolé, mais je n’y arrive pas. Je n’y arrive vraiment pas ». Puis le rêve mua. Quelque chose de bleu et d’agréable. De si réconfortant. Il nage. Ses bras accrochent l’eau. Vite. Tonique. Longtemps. Suit les lignes de fond. Il y a des verrières gigantesques qui dévorent la lumière. Plisse les yeux derrière les lunettes. Bat ses pieds en rythme. Survole son ombre. Il est sa propre dynamo. Sa bouche relâche l’air doucement. Les bulles remontent. Des bulles sonores. Et dedans des cris. Des cris qui deviennent des…
Hurlements.
Bruits de culasse.
Taches rouges.
Taches complètement rouges.
Hurlements.
Détonations.
Plonge.
Au matin il s’éveilla accablé, confus, un goût de chlore dans la bouche, le crâne encore résonnant de l’eau qui s’écoule. « La piscine, merde, j’ai vraiment envie d’aller à la piscine ». Il se sentait nerveux. À mesure que les heures passaient, son anxiété grandissait. Fragile, irritable. Des bouffées anxiogènes lui remontaient de l’estomac à la gorge comme des bulles de soda. La piscine, il devait trouver la piscine.
Dans la fin de la matinée, il entra dans la grande ville, baissa sa capuche et fendit la foule. Traversa la cohue humaine qui se déplaçait en flux tendu. Des meutes. Il les touchait. Énergie. Il les frôlait. Dégoût, rejet. Même avec son drôle d’accoutrement, il paraissait comme eux, invisible. Les bouches de métro vomissaient des hordes, les portes automatiques des bus libéraient des régiments entiers. Puanteur. Effluves de chair entravée. Il faisait chaud. Chaud brûlant. Il transpirait dur sous ses lourds vêtements. Ses sandales frottaient le sol, son bâton dégageait discrètement la voie, arrachait, au contact des mollets, des petits cris aux femmes en tailleur, irritait, à toucher les talons, les messieurs en chemisette. Ça jurait. Lui aussi s’énervait. « Je t’emmerde. » Ça n’allait pas plus loin. Où qu’il tourne la tête, les tours lui offraient des perspectives qui lui étaient familières, qu’il avait forcément avisées un jour ou l’autre. Et puis, ces gigantesques enseignes lumineuses, ces écrans géants qui diffusaient des spots en boucle, ça ne venait pas de son imagination. Il venait d’ici. Aussi sûrement qu’il était un homme.
Il demanda à plusieurs reprises le chemin vers la piscine. Mais les gens l’évitaient, esquivaient le dialogue, regardaient ailleurs. Alors, il n’eut d’autre solution que de se rabattre vers ceux qui lui ressemblaient le plus. Et qui trustaient une large grille d’aération. Des clochards. « Bande de dégénérés, songea-t-il en s’approchant. Je ne suis pas comme vous ».
« La piscine, c’est par où ? » demanda Sam en évitant de trop les fixer. L’un d’eux lui demanda dans une diction affreusement lente de quelle piscine il parlait. « Tu prépares les Jeux olympiques ? » ajouta-t-il. Et ses copains se mirent à rigoler. « On te verra à la télé alors », dit un autre, barbu comme un yéti, en pointant du doigt la dizaine d’écrans plats qui pulsaient des programmes colorés derrière une vitrine de grandes dimensions. Sam réalisa qu’il était dans le quartier commercial. C’était déjà un indice. Mais ça ne lui servait pas à grand-chose. « Va falloir bosser un peu parce que tu m’as pas l’air au top », continua le premier avec ce débit sous tranxene. « Charlot », ricana un autre. « Regarde-moi ce clodo », gueula un gars allongé sur le sol.
Ça monta de loin, ça venait du ventre. Une bonne dose de tension, quelque chose d’extrêmement agressif qui ne pouvait être maîtrisé ; Sam leva son bâton au-dessus de sa tête et frappa l’homme à la diction lente. Plusieurs fois. Il hurlait. Une rage qui lui semblait si démesurée qu’il se demandait bien comment il avait pu la contenir jusqu’ici. Il lui explosa l’arcade, le nez, le menton, lui piétina les côtes, frappa encore la tête à coups de pied. Le clochard gisait dans une marre de sang. Vivant semblait-il. Les autres, surpris, n’avaient pas encore bougé. Et les degrés dans leur sang, tout cet alcool, ne devaient pas arranger les choses. La tension était palpable tout de même. Ça sentait le roussi. Mieux valait filer. Il avisa des gyrophares pas loin et courut comme un dératé sous les cris des passants. Bonne foulée. Cohérente. Il y avait quelque chose de construit et de fort là-dedans. Quand même, il n’y était pas allé de main morte. Mais il se sentait mieux. Vraiment.
Il s’abrita dans une ruelle calme près d’un abribus déserté. Reprit son souffle. Cette piscine, elle était dans le coin, il en était certain. Bassin olympique, ça lui revint en mémoire. Voilà une indication précieuse. Il arrêta une femme âgée qui menaçait de s’écrouler s’il élevait la voix. Il y alla doucement mais fermement, l’enjoignant à lui dire où se trouvait la grande piscine. Elle parut troublée par la soutane et finit par lui indiquer une direction. Juste après l’allée Del Naja. Il remercia et fila.
Piscine centrale, indiquait un panneau rectangulaire et argenté. Derrière, une volée de marches blanches s’envolaient vers de somptueuses verrières. Le soleil s’y reflétait vivement. Sam plissa les yeux. Bassin olympique. L’ensemble ressemblait à ces constructions soviétiques des années cinquante. Froides, grandioses et symétriques, mais pas dénuées d’un certain attrait. À l’intérieur, des nageurs enchaînaient les longueurs. Dans l’ensemble, trancha-t-il, le niveau était bon. Une femme offrait un dos crawlé de belle facture. Légère traînée, pas d’éclaboussures, bras parallèles et tendus. Plus loin, du côté non couvert, un plongeoir tortillait ses escaliers sur près de dix mètres de haut. Un homme en maillot et bonnet noirs s’échauffait. Ça dura un moment, puis il prit appui sur le rebord du plongeoir et poussa sur ses jambes. Tourna une fois sur lui dans l’air, fendit l’eau dans un beau silence. « Vraiment un bon niveau aujourd’hui », se répéta Sam. Ses jambes trépignaient, ses pieds battaient une mesure synchronique. Il frétillait. Son corps, nul doute qu’il reconnaissait l’endroit. Je suis donc venu si souvent ? Il plaqua sa tête contre le verre chaud. Le soleil s’invitait par les baies latérales, frappait l’eau de biais. Éclat dansant. Je venais ici chaque jour.
Comment oublier ?
La répétition absolue. Durant des années, il avait sillonné ces lignes. Trois kilomètres par jour. Du crawl. Un crawl limpide. Tous les midis pendant sa pause. Sa pause. Ma pause ? Ma pause de quoi ? Ma pause au travail ? Quel travail ? Ça avait un lien pourtant. Il avait laissé ici bien des pensées sombres, s’était délesté de nombreuses tensions. Des poids conséquents. Je n’habite pas loin, songea-t-il en observant de hauts immeubles se refléter dans la verrière. Il se retourna, pointa du doigt une direction, puis descendit à toute allure les marches staliniennes.
Un appartement. Dans le centre. Ça revenait doucement. Pile-poil dans l’ombre des tours. Une enseigne rouge qui clignote la nuit. Un bar, quelque chose dans le genre. Oui, près d’un bar. Sam avançait rapidement, au jugé mais certain du cap. Très vite, il y eut à nouveau foule comme si la terre s’incurvait brutalement. Il se fraya un chemin, joua encore du bâton. Les gens s’écartaient. L’odeur qu’il renvoyait était infecte. Ça n’incitait pas aux frottements. Il aperçut des magasins de luxe. Sur une large allée, des gars en rollers glissaient avec une régularité de caissière. Ils passaient à côté de lui, le frôlaient, soulevaient de l’air chaud. C’était dans le coin. Absolument, c’était dans le coin. Il s’aventura dans les rues de plus en plus étroites, évita une patrouille de police dont la voiture semblait avancer moteur coupé. Gyrophare branché mais dans le silence. Ces lumières le frappèrent au ventre.
Talkies qui grésillent. Échanges d’informations. On le traîne dehors. On lui parle. « Ça va aller, Monsieur G. » Mais ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Tout ce sang sur lui. Tout ce putain de sang. Ça ne va pas. Ça ne va vraiment pas.
Sam réprima une soudaine envie de vomir, posa les mains contre un mur, baissa la tête, reprit son souffle. Il fallait s’y remettre, il n’était plus loin de chez lui maintenant. Ce petit salon de coiffure masqué par des palmiers, il le connaissait bien. Pareil pour cette épicerie fine qui faisait l’angle entre Talbot & Weller. Il reprit son chemin. Ses pensées confuses allaient et venaient en de multiples directions, l’effort aidait à ce genre de perte. Souvent, il repensait à la décharge et aux enfants. Drôle d’endroit. Curieuse rencontre. Qui lui laissait une impression agréable. Il y avait là-bas quelque chose qui l’apaisait. Et qui n’était pas sans rapport avec l’angoisse que lui injectait la grande ville. Ce quartier résidentiel n’en finissait pas. Calme, bien entretenu. Financièrement démonstratif. Pierre de taille, larges terrasses, halls lumineux. Ça lui parlait. Il avançait près des arbres. Il avait été l’un de ces habitants. Une âme solitaire dont la vie réglée ne s’embarrassait pas de fantaisie. La répétition des jours était un tel luxe, un antidépresseur d’une rare puissance. Il avait aimé tout ce cirque. Pendant longtemps.
Une église projetait une belle ombre sur une place. Les cloches retentirent, il était dix-sept heures. À bien y regarder, c’était vraiment tout près du quartier d’affaires. Il s’arrêta de marcher, se perdit dans une longue observation de la perspective nouvelle qui s’offrait à lui. Le quartier d’affaires. C’est là-bas qu’il travaillait. Il scruta un moment l’ouest. Maintenant, il pouvait la voir, gigantesque et noire, qui dévorait les restes de l’horizon, qui dominait toutes les autres. La plus grande, la plus large. Une tour autour de laquelle tournaient les nuages. À son sommet, une enseigne rouge et brûlante tailladait l’air. Il secoua la tête. C’était là qu’il avait travaillé. Tout ce temps. Le triangle se dessinait. L’appartement, la tour, la piscine. Trois points qu’il ralliait chaque jour de la même façon. Plus les heures passaient et plus le brouillard se dissipait. Mais, tension et agressivité se faisaient les compagnons de marche de sa mémoire. Il était tendu. Sacrément tendu même. Le soleil faiblissait doucement quand il avisa un immeuble qui ne lui était pas inconnu. Pas du tout même. Des nuages s’installèrent. Ça virait à l’orage.
Il attendit que la nuit tombe. Et la pluie s’invita avec une violence soudaine. Des trombes d’eau balayèrent les rues. « Et c’est une bonne chose », songea Sam en se faufilant sous la terrasse du premier étage, « que la pluie nettoie toute cette merde ». Des éclairs griffaient le ciel. Ça pétaradait. Il grimpa par la gouttière. Gauchement. La pluie et la nuit protégeaient son attention. C’était violent tout de même, on n’y voyait pas à deux mètres. Il glissa, s’y reprit à trois fois puis atteint la terrasse. La sienne. Celle de son appartement. Il ne se trompait pas, il en était certain. Le souvenir s’était matérialisé tandis qu’il attendait la nuit un peu plus tôt : souvent, en rentrant du travail, il jetait un regard vers son appartement et se disait qu’il faudrait penser à fermer complètement les fenêtres. N’importe qui pourrait rentrer ici ; la preuve. Il bascula par-dessus la balustrade et songea avec amertume qu’ils appelaient ça un endroit sécurisé. « Tas de cons. » Fit coulisser la baie vitrée. Entra dans l’appartement qu’éclairaient sporadiquement les éclairs au-dehors. Il n’alluma pas la lumière. Trop risqué. Une odeur de stagnation plus que de renfermé tenait l’air. Cela devait faire un moment qu’il était parti, mais pas si longtemps que ça en définitive. Passa son index sur quelques meubles blancs. De la poussière. Pas trop. Il était éreinté. Affamé. Il ôta ses vêtements. Ouvrit les placards de la cuisine. Gâteaux, chocolats, crackers. Jeta un regard dans le réfrigérateur. Ça ne lui disait rien qui vaille. Des tas d’aliments sous vide. Rien d’ouvert. C’était un grand frigo. Lumière blanche. Immaculé. Tout était tellement en ordre là-dedans. Tira le bac du congélateur. Nickel. Des paquets de glace sur d’autres paquets de glace. Il resta un moment devant la porte ouverte, savourant la froideur artificielle. La pluie n’avait fait qu’irriter l’effroyable moiteur. Dans la petite lumière du frigo, la blancheur des éléments qui composaient la cuisine s’imposait à l’obscurité. Blancheur des meubles, blancheur des persiennes, blancheur du grand ventilateur au plafond. Tout blanc.
Il mangea les sucreries, assis sur le carrelage, le frigidaire ouvert en guise de feu de camp. Ensuite, il traversa l’appartement au ralenti. Ses mains touchaient les meubles, rares, sofa, table basse, chaise. Echoua dans sa chambre et s’écroula sur son lit.
Quand il s’éveilla, la lumière filtrait par les persiennes et venait danser sur le plafond. « Une clarté de milieu de journée », regretta-t-il en se levant péniblement, la tête lourde de pensées anarchiques. Les noms avaient chahuté son sommeil. Ted K. Nelly W. Toujours pas de visages / Toujours pas d’explications. Juste des sensations. Désagréables. De la tristesse. En somme, beaucoup de tristesse, oui. Et puis, il avait l’estomac chahuté ; son alimentation, il en avait conscience, laissait à désirer. Ce rat, c’était vraiment dur à digérer. 14 h 34 indiquait le radio-réveil. Maintenant qu’il ouvrait les yeux sur ce qui avait été sa chambre durant de nombreuses années, les souvenirs passaient en lui comme le courant entre deux électrodes. Il avait été malheureux ici, mais d’une façon tempérée. Clinique. Tout était blanc. Toute cette chienne d’habitation. Les murs, les meubles, les persiennes. Blancs. Du plastique recouvrait ici et là quelques meubles dont il ne devait pas avoir une grande utilité.
Dans la salle de bain, il s’observa un long moment. C’était la première fois depuis longtemps qu’il avait le loisir de se regarder. C’était un corps bien proportionné, que des heures d’efforts avaient sans doute affiné et durci. Toutefois, des traces diverses maculaient son torse lisse. Coupures, souillures. Pas un poil, en revanche, juste le contact un peu rêche de la repousse. Son crâne était rasé également, même si la légère repousse offrait désormais une teinte sombre. Il prit une douche, resta un long moment sous le jet brûlant. Se frictionna avec vigueur. Il y avait, accrochés au carrelage mural, des gants de toilette beiges. Ces ustensiles lui étaient familiers. Il frémit. Peur des chairs mortes. Des longs moments de douleur. Les gants sur sa peau. Qui lui faisaient du bien / Qui le détendaient. Maintenant, il les regardait avec dépit et incompréhension. À vrai dire, cette douche ne lui était pas particulièrement agréable. Il se sécha, avisa un jeu de rasoirs sur une petite étagère. Puis sortit.
Dans la cuisine, il se fit couler un café. Ses idées se remettaient en place, mais l’anxiété demeurait. Ses mains tremblotaient. Il avança vers la fenêtre, entrouvrit les persiennes. La pluie avait cessé. À nouveau ce ciel blanc et brûlant qui faisait onduler le sol au-dehors. Son regard se perdit sur les gratte-ciels du quartier d’affaires. Avisa la tour noire. « C’est ça que je regardais tous les jours en buvant mon café ? » C’était triste à pleurer. Il avala quelques gâteaux. Puis fouilla dans les placards. Des costumes noirs et identiques s’alignaient parfaitement à côté de chemises impeccables. Cravates, ceintures, chaussettes, slips. Tout était remarquablement tenu et en ordre. Sur une étagère, quelques blouses blanches pliées et propres.
Dans son bureau, il chercha des papiers. Tout était là, aussi parfaitement ordonné. Par année, par catégorie, en dossiers et sous-dossiers cartonnés. Ses doigts gras tachaient les factures, traitaient sans manière les documents de toute sorte. « Ça t’énerve hein », rigola-t-il à voix haute. Tout ça même aujourd’hui ne le laissait pas totalement insensible. Il retrouva des photos. C’était lui enfant certainement. Sur une corniche — avec ses parents ? — contemplant les rouleaux blancs de l’océan. Du vent dans les cheveux. Pas de souvenir particulier. D’autres photos, maison de campagne, Noëls et anniversaires divers. Cérémonies. Le voilà qui pose en habits de communiant avec sa croix en or devant une église de campagne. Des écoles. Diverses. Ça lui arrivait de sourire ? Il aurait giflé cet enfant hautain. Pour qui te prends-tu, merdeux ? Papier peint triste. Chambres ternes. Regards fatigués. Pas de frère, pas de sœur. À priori. Il égrenait les photos, jaugeait le garçon puis le jeune homme. Un étranger. Remises de diplômes. École de médecine. Médecin. Merde, médecin. C’était bien ça. Donc.
Il était confus et nerveux. Les souvenirs affluaient par la porte ouverte. Une grande partie de son existence lui revenait maintenant. Il se traîna jusqu’à la salle de bain et ouvrit un petit placard mural. Soigner les gens, réparer les corps. Dans l’armoire, des calmants, anxiolytiques, antidépresseurs. Des dizaines de boîtes : Zoloft, Deroxat, Seropram, léxomil, Urbanyl, Xanax. De quoi détruire la libido d’une ville entière. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? « Tout va rentrer dans l’ordre, Sam. » Du sang sur les murs. Du sang sur lui. Il eut envie de hurler. Il avait tué quelqu’un ? C’est ça ? Il avait tué quelqu’un ? Il s’assit et joua un moment avec une boîte de calmants, tâchant de refréner l’envie d’avaler la boîte. Le glissement des pilules, si agréable.
Oui, ça revenait. Il avait été un jeune médecin. Et il avait exercé dans son propre cabinet. Peut-être dans la périphérie. Vivait-il encore chez ses parents ? C’était bien possible, oui. Parce qu’à vrai dire, à bien y réfléchir, il ne se rappelait pas avoir été marié ni même avoir entretenu une liaison quelconque. Mais peut-être que d’autres souvenirs allaient remonter à la surface. Il avait fait ce qu’il pouvait. Quelle tristesse, soudain. Quelle tristesse ! Des heures et des heures, des jours entiers à traquer les symptômes. Les corps s’étaient succédé, des centaines, des milliers. Il y avait une fenêtre derrière lui, derrière son bureau, une petite fenêtre qui traquait la lumière. C’était un bâtiment ancien, soumis à de brusques courants d’air et à de désagréables relents de canalisations abîmées. Il s’était senti si seul dans ce cabinet minuscule. Les rendez-vous s’enchaînaient, il les notait sur son grand agenda. Les jours s’épuisaient. Sa jeunesse, déjà bien entamée par les études, n’existait plus que sur ces clichés tristes d’étudiants qui lui paraissaient alors comme autant de reflets d’une époque bénie. Était-ce bien la réalité ? Avait-il même jamais été jeune ? Les patients se déshabillaient. S’allongeaient sur la table. Le temps passait ainsi. Des pans entiers. Peu à peu, à les ausculter, le dégoût s’était invité à la table de ses névroses. Dégoût des chairs et des plaies. Difficile de dater, difficile de comprendre ce qui avait changé en lui, compliqué de saisir pourquoi il avait ainsi dévié. C’était venu sans crier gare, pas du jour au lendemain, mais pas loin quand même. Trop de souffrances. Trop de maladies annoncées. Ses mains qui palpent des seins, des ventres flasques. Lumière dans la bouche, dans la gorge, dans les oreilles, dans n’importe quel trou. Des vies abrégées que soulignait son écriture serrée sur des ordonnances dérisoires. La répétition, les mêmes phrases, peu à peu, ça l’avait dévoré. Inexorablement, leur détresse lui était devenue soudainement insupportable.
Il s’était mis à rechigner. Avait éprouvé les pires difficultés à approfondir, à inspecter plus avant. Il y allait au jugé, à distance. Quand les patients quittaient son cabinet, il se lavait les mains pendant près de cinq minutes, retenant en lui une méchante envie de hurler. On disait qu’il avait changé, qu’il n’était plus un médecin attentif ; les rares confrères qu’il côtoyait lui en avaient fait la remarque. Mais que répondre ? Que proposer d’autre à ces gens qu’un visage neutre et lisse ? Son mal, il était en lui, profondément ancré.
Il fit des erreurs. Sa clientèle se réduisit comme un zona en rémission. Lentement, il laissa tomber les médecines douces. Tout le monde voulait autre chose. Une dose. L’impression d’avaler du radioactif. Alors, il plomba les prescriptions. Ce qui ne diminua pas sa clientèle, bien au contraire. Mais à annuler les rendez-vous, à foirer de nombreux diagnostics, ne subsista bientôt plus que la branche masochiste, celle que l’analyse d’un docteur mal rasé, expéditif, relativement incompétent et totalement arrogant ne rebutait pas. Des gens qui ne voulaient pas être soignés. Mais même ceux-là, les résignés, même ceux-là le dégoûtaient. Il s’était fait une réputation, une vraie réputation de merde. Les finances étaient dans le rouge. Il jetait des boules de papier dans sa corbeille. Au ralenti, comme un basketteur sous prozac. Les bonnes journées, il parvenait à voir deux patients. Et dans le quartier désormais, on le regardait comme un dingue.
Un matin, l’une de ses plus anciennes et fidèles patientes, Nelly W, s’était présentée à l’heure à son rendez-vous. La vieille femme était venue le consulter pour une douleur lancinante qui travaillait ses intestins. À vrai dire, avait-elle ajouté, elle souffrait terriblement d’à peu près partout, qu’en fait, sa tête, son dos, son cou et ses jambes l’empêchaient de dormir. Il lui avait demandé de se déshabiller. De s’allonger. Sam avait fourbi ses instruments. Elle s’était exécutée péniblement et l’attendait, les yeux fixés au plafond. Maigreur terrifiante. Bien plus que la dernière fois qu’il l’avait examinée. Dans la fraîcheur du cabinet, il aurait juré voir de la buée sortir de sa bouche, vilaine, dure. Ses traits étaient fripés jusqu’à l’os, les rides creusaient de profonds sillons sur sa peau sèche. Des cheveux blancs, longs et fins, tombaient sur ses frêles épaules. Féminité oubliée. Jeunesse morte. Parfum aigre. Elle avait souri. Sans cesser de fixer le plafond. Ses petits yeux bleus scrutaient. Cherchaient quoi ? Son corps chétif se secouait de façon étrange. Désolidarisée. Ici, son ventre crénelé remuait légèrement, là, c’était son sein maigre et tombant qui tressaillait, là encore, son épaule semblait prise d’un soubresaut. Il savait reconnaître l’imminence de la mort lorsqu’elle entrait dans son cabinet. N’ignorait pas ses signes. Et ce corps presque nu, décharné, ne montrait rien d’autre. Sam l’avait observée un long moment. Jusqu’à ce qu’elle tourne vers lui un regard interrogateur. « Je suis désolé, Madame W, je suis vraiment désolé, je ne peux pas. Je ne peux pas. » Et ce n’étaient pas que des mots. Son corps refusait de se plier à ses injonctions. Il avait répété « Je ne peux pas. Je ne peux pas ». Et son regard à elle s’était voilé tandis qu’elle essayait de se relever. Déjà morte. Elle avait quitté le cabinet sans mot dire, la tête basse. « Mais vous ne me devez rien, l’avait accompagné Sam, vous ne me devez rien. »
Sam jeta le flacon de calmants sur le sol. Ça se brisa. Ça se répandit. Se leva. Passa ses vêtements. La robe, la cape, et quitta l’appartement. Il n’avait plus rien à faire là.
Alors qu’il marchait, bâton à la main, vers la grande tour sombre aux lettres de sang, son passé se recomposait. La foule de fin de journée était dense. À proximité du quartier d’affaires, elle devint étouffante. Une forêt de jambes. Cette triste cadence, comment l’oublier ? Tout se remettait, tout s’emboîtait. En tout cas, c’était douloureux, indéniablement ça tiraillait. Brûlures d’estomac, nausées, vertiges. Là, ça devenait franchement déplaisant, songea Sam en jouant du bâton près d’une bouche de métro. « Ils m’écraseraient ces connards, ils m’écraseraient, nom de Dieu. » À croire que ces quartiers d’affaires ne désemplissaient jamais. Même l’été. Des gars portés par des escalators fatigués descendaient en grappe sous la terre, emmenaient avec eux la mauvaise lumière du jour. « Vous avez vécu un grand traumatisme, Sam. Il est normal que votre guérison prenne du temps. Mais vous guérirez. » Pièce blanche. Petite lucarne de lumière. « Est-il entravé ? » « Oui. Oui. » Guérir de quoi ? Il s’agita quelque peu, irrité, dans la marée humaine. Mallettes, talons qui claquent sur les larges dalles. Il se sentait affreusement mal.
Maintenant, il était dans l’ombre de la grande tour. Ce sigle au sommet, ça aurait aussi bien pu pisser le sang sur les verrières. On aurait dit des veines palpitantes prises dans une lumière souffreteuse. Depuis le hall gigantesque, depuis la grande porte tournante, des hommes et des femmes sortaient en nombre. Heure de pointage. Quelques sourires. Il y avait des bancs, il en choisit un et s’assit. Esplanade grise encadrée de fleurs fatiguées. Quelques arbres aussi. Il regardait les gens, tâchait de bien fixer son attention. Certains visages ne lui étaient pas inconnus. Nerveusement, il tapait avec son bâton sur le sol. On lui jetait des regards en coin, un peu effrayés. Son attention se fixa à nouveau sur les lettres rouges. Du sang. Il se rappelait du sang. Un fusil. Un fusil à canon scié. C’est lui qui avait fait ça ? C’est lui qui avait tué quelqu’un, ici ? Sa tête bourdonnait si fort qu’il crut s’évanouir. Ça tanguait. Des vertiges. Un homme et une femme jetèrent vers lui un regard curieux, échangèrent quelques mots en hochant la tête. Il observa la femme. Une collègue. Lui aussi, l’homme, lui aussi. Il en était certain.
Ça revenait fort maintenant.
Il avait vendu son cabinet. On l’avait engagé comme médecin du travail, la société qui l’employait travaillait exclusivement pour le compte d’une multinationale qui logeait dans la vaste tour sombre. Personnel innombrable. C’était un bon compromis. Ces corps qui le révulsaient, il n’aurait plus à les toucher. Ou si peu alors. Au début, cela avait plutôt bien fonctionné. Les premiers mois, la lente procession des salariés devant l’urinoir lui avait paru cohérente et suffisamment lointaine pour ne pas avoir à se préoccuper outre mesure de leur sort. Il dispensait la bonne aptitude. Tamponnait avec énergie le droit au travail. Étrangement, comme si l’issue n’était pas certaine, un certain soulagement, qui touchait à l’orgueil, ragaillardissait le regard de ceux à qui il tendait le papier vert. C’est-à-dire tous. À peu de chose près. Examen sommaire, pas de poignée de main. Puis ils s’en allaient d’un pas confiant vers les étages, vers leur bureau, leur siège. Leur place. Ils n’étaient pas en marge. Tant mieux pour eux.
Vinrent les premières frictions. Mises en confiance par les années qui passaient, les langues se délièrent. Ils voulaient tous leur papier vert, ça oui, mais avant cela, la longue litanie pouvait commencer. Ils se livraient. À croire que pisser dans un gobelet les enivrait. Ils se fendaient d’un commentaire laconique, d’une remarque rapide / acerbe sur un supérieur, un collègue, un système. Des noms se détachaient. Certains semblaient plus durs que d’autres. Mais globalement, tout le monde en prenait pour son grade. Et tandis que l’infirmière collectait les gobelets d’urine chargée de traces d’antidépresseurs, d’anxiolytiques, d’alcool et de cannabis, Sam s’enfonçait dans son fauteuil en écoutant les tristes énumérations. Mal à la tête, vertiges, blocages du dos, du poignet, des jambes, douleurs dans les articulations, troubles oculaires. Insomnies. Angoisses. Terreurs nocturnes. Ils étaient tous dedans. Jusqu’au cou. Le corps exigeait des comptes, le corps voulait réparation pour le destin dérisoire de fourmi qui l’attendait. Il y en avait quand même, souvent des responsables, qui affichaient un enthousiasme de bon aloi et une santé a priori mieux adaptée au difficile contexte du tertiaire, mais, même dans ceux-là, il lisait la détresse, l’âpreté des rapports dans les hauts étages. Des mots perfusaient son quotidien. Objectifs / Ratios / Rappels / Timing / Training / Process / Reporting. Ces termes tombaient sur son bureau comme une pluie sale. Et après ? Après ces milliers d’appels émis et reçus, après tous ces rapports rédigés, après ces interminables réunions codifiées, que resterait-il ? Que leur resterait-il à tous ? À lui ? C’était navrant. Il y avait des consignes, des directives de la part de ses supérieurs. Il fallait être attentif, prudent. Le monde de l’entreprise n’était ni sain ni sans danger. Sam avait bien noté le nombre de suicides en entreprise. Sam avait bien retenu la proportion édifiante de dépressions sévères liées au stress au travail. Nombre croissant. Exponentiel.
Il tombait des nues. Vraiment. Avoir quitté le monde médical pour cette chose alternative, il doutait désormais du bien-fondé de cette idée. Faisait face à de nouveaux maux, pas inconnus mais dans des proportions qu’il n’avait pas envisagées. C’est à cette période qu’il augmenta radicalement ses séances de natation, passant à un rythme quotidien et atteignant sans frémir les trois kilomètres en à pleine plus d’une heure. Ça le libérait. L’endorphine était la plus gratifiante des drogues, même si elle ne suffisait pas. Au moins l’anesthésiait-elle correctement. Ça lui permettait de rester en place devant le salarié / patient, de ne pas se lever pour lui mettre une gifle. Les jours passaient. Les corps fatigués se succédaient sur la balance. Il se disait : « Mettre un pied dans l’entreprise, c’est déjà vieillir ». Enfin, pour ce que ses propres considérations lui importaient.
Il sortait peu, en dehors de la piscine, il évitait la ville. Restait dans son appartement. S’imposait désormais une séance d’épilation tous les trois jours. Les poils, la crasse, tout cela le dégoûtait au plus haut point. Il jouait du rasoir et des antiseptiques dans la salle de bain immaculée. Quelquefois, il se coupait. La vue de son sang, son propre sang, lui était insupportable. Pourtant, durant ses études, lorsqu’il était jeune, ces choses-là n’avaient pas prise sur lui. Il disséquait froidement, tranchait sans trembler. Alors quoi ? Trente ans plus tard, qu’est-ce qui avait bien pu le changer ainsi ? Le contact des autres ? Sa propre solitude ? Le désespoir irrationnel que lui inspirait le monde ? Il aurait pu dresser une longue liste, écrire un livre. Il n’y avait pas de réponses. Au point où il en était arrivé, les causes étaient désormais trop lointaines pour qu’il mette le doigt dessus. Seuls subsistaient les symptômes, de plus en plus nombreux.
Il pensait aux microcoupures, aux petites plaies que lui infligeaient ses séances d’épilation. Et tandis que les visages anonymes se succédaient derrière son bureau, il songeait à la cautérisation brutale qu’il s’infligerait le soir venu. Les mains gantées de latex, il prenait à contrecœur des tensions défaillantes. Il était malheureux. Comme eux. Son dégoût des chairs lui interdisait de revenir en arrière. Ausculter une bouche lui semblait aussi complexe que se rouler à poil sur des débris de verre. Coincé. De façon globale, ce nouveau travail avait enfoncé le clou, c’étaient les hommes, dans leur entier, qu’il ne supportait plus. À quoi bon les aider ? Pourquoi soigner ce bétail ? Pour quoi faire ? En crawlant vite et bien dans le bassin olympique, il s’interrogeait. Pris dans la lumière des verrières, il se posait des questions. Par exemple, que ferait-il s’il ne pouvait plus supporter cette pression terrifiante que tous ces gens lui imposaient ?
Quelque chose avait basculé au fil des jours. Sans raison apparente. Juste la répétition, terrible. Il n’envisageait plus le monde que comme une succession d’épreuves et de contrariétés. Leurs mots le salissaient. Leur putain de jargon le désespérait. Tous, ils le corrompaient. La contagion. La grande contagion. Il monta à quatre kilomètres / jour. Vidé, il expédiait les consultations, allant jusqu’à rechigner à prendre la tension. Ça devenait électrique. Toutes ces contractions, au-dedans, au-dehors.
Sam leva la tête, conscient d’avoir quitté le monde réel un bon moment. Le soir s’installait. Mais il y avait encore foule. Ses mains tremblaient. Son ventre était serré par l’angoisse. Mais les souvenirs revenaient. Tout était là maintenant. Ted K. Il y avait eu ce gars, Ted K. La quarantaine foudroyée, celle qui dure un an et qui bascule subitement vers la cinquantaine. Teint blafard, surpoids, cernes prononcés. Tension dans les tours. Hygiène de vie déplorable. Sam avait conseillé, à chacune de ses visites, du sport, un régime et de bonnes nuits. Lui avait recommandé de consulter un médecin s’il avait besoin de quelque chose de plus fort. Mais il l’en dissuadait. « Vraiment, mieux valait faire du sport », disait Sam G en regardant le plafond. Ted K avait fait la moue, les trois fois où il l’avait vu, l’homme avait tiqué. Son responsable lui mettait une sacrée pression. En définitive, tout se mélangeait un peu dans sa triste logorrhée. Vomissait sa vie, vomissait son travail. Souvent, Sam passait méthodiquement l’avant-bras sur la surface pour en chasser d’imaginaires souillures. Chaque fois, lorsqu’il avait frappé le bulletin vert avec son tampon – APTE – Ted K avait sursauté. Et puis il était venu une quatrième fois. En pleurs. Un sac de sport à la main. Sam l’avait un peu remué. Lui avait dit qu’il ne pouvait rien faire pour lui. Bon Dieu, ce gars était gras et liquide de sueur. Cette odeur désagréable. Ted K avait sorti un fusil court du sac. Avait placé le canon dans sa bouche, et vite, très vite, la pièce avait viré au rouge. Haut dans les étages, on avait perçu la détonation. Sam, durant les jours qui suivraient, aurait un sifflement terrible dans les oreilles et l’œil droit infecté à cause des projections. Mais à ce moment précis, il était couvert des viscères et du sang de cet homme.
Ted K.
Ted putain de K
Il avait passé ses mains sur sa blouse blanche. Longtemps, jusqu’à ce que la sécurité, la police, les services d’urgences arrivent, il avait répété ce geste. « Fils de pute, fils de pute », marmonnait-il, en colère, terriblement en colère après ce cadavre sans tête qui gisait sur le sol. On lui parlait mais il n’entendait rien. Il y avait ce bourdonnement infernal. Il y avait ces relents de merde et de chair brûlée.
Quelqu’un avait dit : « ça va aller, Sam, ça va aller ».
Plus tard, à l’hôpital il devrait entendre encore cette phrase inlassablement. Persuasion. On lui faisait avaler des pilules. Blouse bleue. Dans le calme de l’établissement, jaillissaient quelquefois des cris suraigus. C’était ainsi, la folie encadrée. Il était resté là-bas un moment, entre crises et séances avec le psychiatre. Puis s’était résigné à se taire. De cette façon, les choses seraient plus faciles. Il aurait peut-être plus de liberté. On le laissa profiter du parc, les journées rallongeaient. Il ne songeait plus à grand-chose. Son corps était engourdi de toxines et de chimie. Il attendait que quelque chose arrive. Ils prirent moins de précautions avec lui. Il n’était plus ni entravé ni continuellement surveillé. Il y eut une possibilité, forcément. Il s’échappa. Passa par-dessus de hauts grillages et détala dans le parc. Puis il erra dans la ville. Mais dès qu’un gyrophare accrochait son regard, dès qu’une sirène le faisait sursauter, dès qu’un passant jetait sur lui un regard effrayé, il se mettait à courir comme un dératé. Il s’était caché. Mais caché de quoi ? Il était confus. Ne se rappelait plus grand-chose. Avait été chassé par des habitués de la rue. S’était résolu, enfin, à se réfugier dans cette grande benne. S’y était assoupi un long moment. Ensuite il avait atterri dans la décharge.
Sam G était anxieux, salement anxieux. Manque de calmants. Ce genre de sevrage, c’était un peu brutal. L’agressivité grimpait de concert. Devant le hall, deux vigiles le pointaient du doigt. Ils jouaient avec leur mag-lite. Il avait fini par attirer l’attention. Les gars s’approchèrent lentement, échangeant quelques blagues qui les firent sourire. Ça l’énerva. Il serra plus fort son bâton. « Monsieur », appela l’un d’eux, rigolard.
Sam bondit de son banc. Et chargea, bâton au poing. Il frappa le premier à la tête. L’autre lui mit un coup dans les côtes. Il hurla, plus de colère que de douleur. La douleur, non, il ne la sentait pas. Il cogna encore. Avec force. Le plus qu’il pouvait. Les gars répondirent. Sa propre jambe gauche ploya un court instant. Il reçut une claque puis le pommeau métallique d’une lampe électrique lui démolit l’épaule. Il gesticulait comme un damné, comme le combattant qu’il n’avait jamais été. Les passants, consternés, se tenaient à distance de cette étrange échauffourée qui voyait s’opposer des vigiles et un religieux
Il aurait voulu les tuer. S’il avait pu, il les aurait frappés jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais il n’en avait pas la force. Et la police n’allait sûrement pas tarder à rappliquer. Il se dégagea comme il put, esquiva de peu un coup qui frôla sa tempe et se mit à fuir à toute vitesse. Les vigiles ne se lancèrent pas à sa poursuite, en tournant la tête, il s’aperçut qu’ils lissaient leurs vêtements et se frappaient dans la main l’un de l’autre. Il réprima difficilement l’envie de faire demi-tour et de leur botter le cul.
Dans la nuit impossible de la grande ville, il mangea des gâteaux secs qu’il avait trouvés dans une poubelle. Sur le toit d’un immeuble, il les dégusta lentement. Le sommeil l’attrapa par les chevilles. Un repos empli de rêves. Sans calmants. Au matin, il décida qu’il était temps pour lui de partir. Il n’avait plus rien à faire ici.
Le trajet du retour lui parut plus long, fastidieux. Il avait hâte d’en finir, hâte de rejoindre cet endroit qui irriguait désormais ses songes et ses espoirs. Il faudrait du temps, nécessairement. Des jours entiers pour que les médicaments évacuent lentement son sang et ses pensées. Mais ce moment viendrait. Là-bas, dans la décharge à ciel ouvert, il serait en sécurité, à l’abri des vagues de ce monde. Le hasard. Il n’y avait pas de hasard. Il devinait dans la chaotique succession de faits qui venaient de s’enchaîner une voie et, pourquoi pas, un destin. À ces enfants, il pourrait apporter beaucoup. N’était-il pas médecin ? Ne l’était-il pas encore et plus qu’avant ? Ils l’accepteraient car il était comme eux une âme perdue qui voulait trouver refuge. Tant de choses restaient à faire. Des idées lui venaient à l’esprit. Le travail ne manquerait pas. « Nous pouvons nous entendre. »
Un vent hésitant soufflait de tièdes effluves. L’été mourrait. Dans le lointain, il aperçut des bandes d’oiseaux qui tournaient autour d’un point précis. Il sut qu’il approchait. Et tandis qu’il s’engageait sur la petite route sinueuse qui menait à la décharge, il se sentit bien.