Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 13670Fiche technique19471 caractères19471
3328
Temps de lecture estimé : 14 mn
22/01/10
Résumé:  Les gnomes sont d'étranges petites créatures du sous-sol. Certains les trouveront touchants et sympathiques, d'autres seront frappés par leur froideur calculatrice ; leur sexualité s'exprime de manière particulière, il faut bien le reconnaître.
Critères:  #humour #nonérotique #fantastique #merveilleux fh
Auteur : Philipum      Envoi mini-message
Hymne au gnomon

Pfffrt


À quel âge avait-il pris conscience qu’un jour, fatalement, il allait mourir ? Pfffrt ne se souvenait pas quand c’était arrivé exactement ; il devait être jeune, un petit gnomon de six mois tout au plus. Une immense appréhension l’avait envahi, lui faisant perdre son sommeil. Depuis ce jour-là, il y repensait sans cesse. Mais il prenait maintenant soin de bien dormir la nuit, car il savait que son esprit serait plus efficace s’il était reposé. Plus efficace pour relever le défi, pour tirer profit de la courte vie qui lui était donnée, pour mettre la mort en échec.



Aoioa


Le temps et l’énergie, pensa Aoioa. Voilà les deux quantités sacrées, qu’il ne fallait en aucun cas gaspiller. Cela ne mène à rien de se promener dans ce parc aux rubis et ruminer sans cesse les mêmes pensées. Je tourne en rond. Elle chercha quelque chose de mieux à faire. N’arrivant pas à se décider, elle continua sa promenade.



Pfffrt


Le seul conseil que Pfffrt avait jamais reçu de son père avait été « Observe, et apprends ». À l’âge d’un an et demi, il en avait eu assez de ses petites sœurs et de la vie familiale. Il s’en était allé découvrir le monde. Il avait travaillé un temps dans les mines de Ghzoor et avait fréquenté différentes tavernes avec ses compagnons. Les filles les plus sympathiques avaient préféré ceux qui savaient les faire rire, et il n’avait pas ce don-là. Il avait conclu que ce genre de filles ne lui convenait pas : si par chance il obtenait leurs faveurs, cela ne durait pas, et si elles tombaient enceintes, le gnomon ne serait probablement pas de lui ; même s’il était de lui, il ne serait pas de la meilleure souche et ne grandirait pas dans des conditions optimales. Ce qu’il lui fallait, c’était une gnome fidèle et dévouée. Sensible et intelligente, si possible, quitte à tout investir pour la séduire.



Aoioa


Le parc aux rubis était l’un des endroits les plus romantiques du royaume des gnomes. La grotte était parcourue de petits ruisseaux limpides dans lesquels tournoyaient des crevettes phosphorescentes ; la lumière des torches projetait des ombres de colonnes naturelles sur des murs où étaient incrustés d’innombrables rubis étincelants. La roche elle-même était taillée en bas-reliefs représentant toutes sortes d’animaux fabuleux. Devant une chute d’eau jaillissant de la gueule d’un énorme crocodile aux yeux de rubis, Aoioa aperçut un jeune gnome. Assis sur un banc de pierre, il semblait méditer, le regard perdu dans l’eau tourbillonnante. Il ne serait pas assis là s’il n’était pas célibataire.


Comme tous les gnomes, il portait une robe à manches longues et un chapeau pointu. Il avait aussi une barbe brune et des cheveux coupés à longueur d’épaule. Ce qui distingue les gnomes les uns des autres, c’est avant tout la façon de décorer leurs vêtements. Celui-ci avait choisi un motif de carreaux obliques, rouges et blancs pour sa robe et noirs et blancs pour son chapeau. Simple, mais élégant. Ça me plaît bien. La grand-mère d’Aoioa, avec toute la sagesse de ses huit ans, lui avait appris à interpréter les choix vestimentaires. Elle lui avait souvent enseigné qu’il fallait se méfier des gnomes aux motifs trop tarabiscotés. Les carreaux sont penchés, pourtant… J’espère que ça ne traduit pas un esprit tordu.



Pfffrt


Je pourrais sculpter des formes, moi aussi. Inventer un nouvel art… Les sculptures du parc aux rubis stimulaient l’imagination de Pfffrt. Un mouvement attira son attention. Une jeune gnome, vêtue de soie bleue ou violette. Elle s’était arrêtée non loin de la cascade pour contempler un couple de dragons en train de se battre, ou peut-être de s’accoupler. Elle a l’air d’apprécier.



Aoioa


Il m’a vue. Aoioa continua son examen et alla même jusqu’à caresser le cou d’un dragon comme si elle ignorait qu’on l’observait. La séduction, lui avait appris sa grand-mère, c’est comme la pêche : il faut tisser un grand filet, attraper le plus grand nombre de poissons possible, et choisir le plus beau. Elle répéta sa formule. Je suis douce et attentive, et donc une bonne mère pour ses gnomons. Il faut aussi le convaincre de mes qualités exceptionnelles, dont ses gnomons pourraient hériter. Mais voilà qu’il m’appelle. Très bien. Voyons un peu de quoi il en retourne.



Pfffrt



Elle est timide. Le problème, c’est que c’est trop évident que je la drague. Ce serait plus facile dans une situation plus banale, où on pourrait prétendre discuter impunément, sans arrière-pensées.



Aoioa


Laissons-le sentir la gêne et voyons comment il s’en sort. C’est lui qui a engagé la conversation : c’est à mon avantage car il est maintenant forcé de l’entretenir.



Pas mal… il implique que malgré les rudes conditions des mines, il lui restait encore des ressources pour créer.



Est-ce qu’il est génial ou simplement chanceux ? Ma foi, je n’ai pas d’autre choix que de lui dire…



Pfffrt


Aoioa sourit et dit :



Et elle dit ça nonchalamment, comme si jouer de la musique était aussi naturel que parler ou marcher. Chez les gnomes, seules certaines familles privilégiées connaissent le vrai art de la musique et elles le gardent jalousement. Pfffrt s’apprêta à lui demander de lui chanter quelque chose mais Aoioa le devança. Sa voix s’éleva, claire comme du cristal :



Tisseuse de vie

Tisseuse de mort

La toile s’allonge du centre de la Terre


Lance ma sortie

Fabrique mon sort

La toile m’entoure maintenant, que faire ?


Les vapeurs chantent

Les chaleurs dansent

Les couleurs flambent sur les bords de la toile


Tu m’épouvantes

Tisseuse de chance

Sais-tu fondre la force qui nous voile ?



Pfffrt ne parvint pas à déguiser son admiration. Pas si timide que ça, après tout.




Aoioa



Je le tiens. Il est sidéré. Il me veut. Maintenant il s’agit de le ferrer. Il faut qu’il croie que c’est peine perdue, que je suis hors de sa portée ; mais en même temps, il faut lui donner des raisons d’espérer. Il sera forcé d’investir une grande quantité d’énergie pour me séduire, et à un moment donné, il ne pourra plus faire demi-tour. Entre-temps, je verrai bien s’il vaut la peine.



Honnête. Il me plaît de plus en plus.



Pfffrt


Je n’ai aucune chance! Mais l’enjeu est grand. D’habitude, Pfffrt n’était pas très impressionné par les grands noms de familles, mais la valeur d’Aoioa lui semblait bien palpable.



Aoioa s’éloigna. Dommage… pas moyen de la ramener ni de savoir comment la retrouver.



Aoioa


Encore un peu plus… là… il n’espère plus… au dernier moment… Aoioa se retourna.



Aoioa se fondit dans l’ombre.



Pfffrt


Niveau trente-trois, j’y suis. Elle n’a pas dit à quelle heure sa fête commence. Dix-neuf heures quinze. C’est tôt. Mais j’y suis déjà, et je ne vais pas tourner en rond autour de la propriété pendant une heure. Pfffrt respira profondément, ajusta son lourd sac à dos, et s’avança courageusement.


Une porte en cuivre massif s’ouvrait sur la demeure de la famille Domopplir. Une musique s’en échappait : des violons. Après avoir franchi le palier, Pfffrt chemina le long d’un couloir et déboucha dans une grande pièce hexagonale éclairée par six somptueux lustres en argent. En face, sur une petite scène en surplomb, reposaient un piano à queue, une contrebasse et divers tambours ; sur le mur étaient accrochés d’autres instruments : flûtes, violons, clarinettes, hautbois, trompettes. Vers le centre de la salle, une gnome était assise à une table de verre et donnait à manger à un gnomon. Elle remarqua Pfffrt.



Eouee désigna une porte sur la droite. C’est de là que provient la musique. Ça veut dire que je ne suis pas le premier. Allons-y. Le tout pour le tout !




Aoioa


C’est lui ! Voilà qui va donner un peu de piment à la soirée. Aoioa s’avança vers Pfffrt et lui chuchota à l’oreille.



Il faut le mettre à l’épreuve : vanter les qualités de ses concurrents. Tiens, il est tout en noir cette fois-ci.




Pfffrt


Le neveu du roi. Il s’intéresse aussi à Aoioa ? Et ces deux-là qui jouent ? Ils jouent bien, mais leur œuvre me paraît longue et compliquée. Ils ont tous des robes aux couleurs vives, orange, rouge, jaune. Des motifs flamboyants et tournoyants. Et Grmmll a collé des paillettes sur son chapeau, je trouve ça un peu exagéré. Aoioa, simple comme la dernière fois, soie verte. En levant le regard de son violoncelle, Qtxx remarqua le nouveau venu, fronça brièvement les sourcils et se remit à sa musique. Je ne suis pas vraiment le bienvenu.



Aoioa


Les musiciens jouèrent enfin la note finale et rangèrent leurs instruments sous les applaudissements. Grmmll s’avança vers Pfffrt et lui tendit la main.



Il ose user de son style direct même avec Grmmll. Je devine que toutes ses paroles s’adressent en réalité à moi. Il se fiche de ce que les autres peuvent bien penser. Ça promet vraiment d’être intéressant. Grmmll gloussa un rire.



À ces mots, les frères Frotreomp se rapprochèrent.



Cette dernière remarque de Grmmll laissa les jumeaux un instant sans voix. Il s’en sort bien, mon petit nouveau. Voilà les autres qui débattent les spirales, ils ont l’air assez ridicules, et lui, patiemment, il reste en retrait.



Pfffrt


Ils s’y connaissent vraiment ces types-là, mais ils n’ont pas l’air spécialement futés. Ils ne méritent pas Aoioa et elle doit le savoir. En tout cas, mieux vaut que je le croie. Tiens, voilà les autres qui s’approchent.



Il faut que je me sorte de cette conversation creuse. Et Aoioa qui reste là à écouter et ne dit rien.



Il va falloir choisir le bon moment. Tout va dépendre de l’effet de surprise.



C’est alors que Grmmll intervint.



Courage, c’est le moment ou jamais !




Aoioa


Est-il vraiment si sûr de lui qu’il en a l’air ? Peut-être que Grmmll a raison, après tout. Que ferais-je d’un inculte, un sculpteur à la manque ? Tout le monde regarde Pfffrt et attend une réplique. Mais ? Il s’adresse à moi !



Pfffrt alla fouiller dans son sac et en ressortit un gros objet arrondi emballé dans de la soie. Il reprit la parole.



Il offrit l’objet à Aoioa, qui s’empressa de le dévoiler. Il s’agissait d’un treillis, ou plutôt d’une lanterne vu la grosse bougie à l’intérieur. Elle était faite de cristal, un cristal vert pâle aux multiples nuances, d’un seul bloc, taillé comme une toile aux motifs géométriques intriqués les uns dans les autres. Vers le haut, le cristal faisait progressivement place à un métal blanc étincelant lui aussi taillé, de sorte qu’il était difficile de dire lequel était incrusté dans lequel, et une chaîne faite du même métal était accrochée au sommet. Tisseuse de chance… je comprends. Que c’est beau !



Pfffrt et Aoioa quittèrent la pièce ensemble sous les regards hargneux de Grmmll, Bgvv et Qtxx.



Pfffrt


Et me revoilà assis face à ce sacré crocodile aux yeux de rubis. Va-t-elle venir ? Elle a dit à l’aube. Elle peut encore avoir changé d’avis. Ça me ficherait un sacré coup, après tout le mal que je me suis donné, depuis maintenant deux semaines. Pfffrt attendait que se confirme l’accomplissement majeur de sa vie. Il entendit une voix derrière lui. C’est elle.



Aoioa


Il a choisi une robe blanche, comme moi. Qu’il est chou, assis sur son banc à m’attendre !



Un petit silence. Je vais m’asseoir près de lui.



Le jeune couple se leva et sortit du parc aux rubis d’un pas décidé en se tenant par la main, sans même jeter un dernier regard aux merveilles qu’il laissa derrière lui.