- — Tu… tu peux me redire ce que tu viens de m’annoncer là, à l’instant, s’il te plaît ?
Mon vis-à-vis se tortille sur place, complètement rouge, les lèvres pincées. Moi j’écarquille les yeux, assez surpris, il y a de quoi. Se balançant d’un pied sur l’autre, la jeune femme tergiverse, se tordant démentiellement les mains à tel point que ses doigts sont blancs. Elle ouvre la bouche mais aucun son n’en sort. Elle détourne la tête, secoue ses cheveux mi-longs, prend une longue inspiration puis se lance dans la tourmente :
- — Je… je… tu… enfin, je peux prendre… euh… la place de ma cousine ? Je… je lui ressemble beaucoup, tu sais… enfin, physiquement, tu vois, et… euh… enfin… comme elle t’a… ah-hem… comme vous n’êtes plus ensemble, je me suis dit que… enfin… je pouvais prendre sa place… tu vois… euh…
J’en ai déjà entendu des vertes et des pas mûres, mais c’est bien la première fois qu’on me fait une pareille offre. Je prends à mon tour une grande inspiration :
- — Je te remercie de ton… offre, Nérine, mais de là à te sacrifier pour ta cousine…
- — Pa-pas du tout ! Ce… ce n’est pas du tout un sacrifice, tu sais… pas du tout ! Enfin… tu vois ce que je veux dire ?
- — J’aime bien qu’on me le dise avec des mots, plutôt que de deviner…
- — T’es pas possible comme mec !
Elle se tortille toujours sur place, mais en me regardant quand même. Ce qui est un léger mieux depuis tout à l’heure où elle fuyait mon regard. Alors que j’étais dehors en train de prendre l’air sur le parking, juste après avoir mangé au restaurant d’entreprise, Nérine est venue droit sur moi et m’a assené qu’elle désirait sortir avec moi en compensation de ma rupture d’avec sa cousine. Ça faisait quelques mois que je sortais avec Béatrice, une collègue d’un autre service, quand cette dernière a rompu sans trop s’embarrasser de justificatifs. Des âmes charitables m’ont alors gentiment expliqué qu’un chef de service avait eu des vues sur mon ex-fiancée et que celle-ci avait décrété unilatéralement que j’étais devenu has-been.
J’avoue que j’ai assez mal digéré la chose, surtout que je me voyais déjà avec des enfants d’ici quelques mois. La veille de la rupture, nous étions en train de visiter une maison témoin, avec l’arrière idée très nette de faire construire.
- — Écoute, Nérine, tu es bien gentille, je sais que tu fais dans le social, mais tu pousses le sacrifice un peu loin.
- — Mais non ! Pas du tout, tu vois ! C’est toi, Thibault, que je veux pour moi !
- — Ah ?
Et hop, elle redevient plus rouge qu’une pivoine ! Je m’adosse à l’un des arbres qui ombragent le parking, je suis un peu abasourdi par ce qui arrive actuellement. Elle reprend :
- — Non, ce n’est pas pour compenser la connerie de Béa ! Non, pas du tout. Enfin, tu comprends, je…
- — Tu… ?
- — Oh et puis merde, tant pis si je me vautre ! J’ai toujours envié ma cousine de t’avoir mis le grappin dessus ! Moi, ça faisait des mois que j’aurais bien voulu mais que je n’osais pas. Et cette crétine arrive et te pique à moi, comme ça, rien qu’en claquant des doigts ! C’est pas juste !
- — Attends, attends, attends… tu veux dire que ça fait un bon bout de temps que tu aurais voulu sortir avec moi ?
- — Euh… oui…
- — Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
- — Et j’aurais fait comment ? Monsieur a toujours des tas de filles qui papillonnent autour de lui ! Et face à ma cousine je ne fais pas le poids !
Il est vrai que, n’étant pas trop mal de ma personne, j’ai un certain succès auprès de la gent féminine… Il est vrai aussi que Béatrice est très différente de Nérine. Mon ex était, sans contestation possible, une bombe anatomique et sexuelle. Physiquement, sa cousine, à bien y regarder, lui ressemble un peu, comme si… oui, comme une rose en bouton qui ne s’est pas encore déployée. Oui, c’est bien ça, Béatrice est une splendide rose épanouie au parfum enivrant, tandis que Nérine est un délicat bouton de rose en devenir. C’est étrange que ce soit juste maintenant que je m’en rende compte.
Lancée, elle continue, se vidant de ce qu’elle ressent :
- — Oui, je ne fais pas le poids ! Comment le pourrais-je ? Elle attire la lumière sur elle, et moi je vis dans l’ombre ! On peut passer trente-six fois à côté de moi sans me voir ! C’est pas juste ! Pas juste du tout ! Alors, tu comprends, quand elle t’a largué… oh, pardon !
- — C’est pas grave… c’est du passé, à présent…
- — Quand cette salope t’a largué, moi je me suis dit que j’avais enfin ma chance !
Quand elle est lancée, elle est lancée. C’est étrange d’entendre ce genre de mot sur ses lèvres, elle d’habitude si posée et effacée… Mais je pense comprendre sa réaction.
- — Oui, ma chance ! Parce que ça fait bien des mois que je rêvais de toi, avant que cette grosse truie te pique à moi ! Alors, maintenant, je tente ma chance ! Parce que, comme je lui ressemble, ça peut coller… enfin… je le crois ! Dis, Thibault, tu en penses quoi, toi ?
- — Dans l’absolu, tu n’as pas tort… mais les sentiments ça ne se commande pas comme ça. Pas uniquement pour une simple ressemblance…
- — Pourquoi elle et pas moi ?
- — Franchement, Nérine, je ne sais pas.
Avant qu’elle ne s’effondre en larmes, je la prends par les épaules :
- — Honnêtement, tu es une femme bien. Un peu effacée et timide… sauf peut-être aujourd’hui. Franchement, j’ignorais que tu pensais à moi ainsi. Il y a des tas d’hommes qui seraient très heureux d’être avec toi et qui…
Elle me coupe sèchement la parole :
- — Les autres hommes, j’en ai rien à foutre ! C’est toi que je veux !
Là, je découvre une autre femme qui se dévoile petit à petit. Moi qui la croyais ultra timide, je constate que ce n’est pas vrai à cent pour cent… Nérine s’est jetée à l’eau, elle n’a plus grand-chose à perdre. Quelque part, je la comprends. Peut-être que j’aurais fait pareil, je ne sais pas le dire. Peut-être…
- — Tu n’es pas Béatrice, donc tu ne peux pas la remplacer…
- — Mais je lui ressemble, non ? Alors !
- — C’est vrai que tu lui ressembles, mais la vie, ce n’est pas un copier-coller comme sur un ordi ! Je ne peux pas accepter que tu sois Béatrice. D’ailleurs, franchement, je lui en veux de ce qu’elle m’a fait !
- — Bien fait pour cette salope !
- — On le dira comme ça… Écoute, Nérine, je ne te prends pas pour une… ah hem… salope, tu n’en es pas une. Alors comment veux-tu la remplacer ?
- — M’en fous ! S’il faut devenir une salope pour être avec toi, alors je deviendrai la plus grosse salope que tu aies jamais connue !
Je déglutis, mon front commence à perler de sueur :
- — Je ne t’en demande pas tant ! Tu es Nérine, une jeune femme très gentille, que je connais depuis un certain temps. Tu es toi-même, avec tes qualités et tes défauts. Tu n’es pas une autre.
- — Tu parles ! Je suis peut-être une jeune femme très gentille, comme tu dis, et regarde ce que ça me rapporte ! J’en ai marre de voir les autres avoir ce qu’ils veulent, et moi être toute seule dans mon coin !
- — Pourquoi ne sors-tu pas ?
- — Avec qui, hein ? Qui voudrait de moi ? Je suis tellement terne !
- — Arrête de dire des conneries ! Si je te dis que tu es une femme bien, c’est parce que je le pense vraiment !
- — Vraiment ?
- — Oui, vraiment.
- — Alors pourquoi tu ne veux pas sortir avec moi si je suis si bien que ça ?
Je soupire :
- — Tu sais que ça ne va pas toujours comme la logique le voudrait. Ça fait peu de temps que Béa m’a… oui, largué. Ce n’est pas évident à cicatriser du jour au lendemain.
- — Et c’est qui qui disait que, la meilleure façon d’oublier une femme, c’est dans les bras d’une autre ? C’est qui ?
Je soupire à nouveau :
- — J’avoue, c’est moi, quand il a fallu que je console Bertrand. Mais ça ne s’applique pas forcément à tout le monde.
- — En tout cas, lui, ça lui a réussi. Il est avec Valérie et ça fonctionne bien !
- — Tu marques en effet un point…
- — Alors, pourquoi ça ne fonctionnerait pas pour toi, avec moi ?
- — Pourquoi… pourquoi pas…
Elle me regarde intensément. Jamais une femme ne m’a regardé ainsi…
- — Nérine… Je ne peux accepter de toi que tu te sacrifies pour me remonter le moral. Ce ne serait pas équitable, moral ! Comment peux-tu être avec un type qui verrait en toi une autre femme ?
- — C’est mieux que rien, tu sais, Thibault… C’est mieux que rien…
C’est, en effet, un argument assez désarmant… Je commence à avoir peur pour l’état mental de Nérine, elle doit être arrivée bien bas dans sa détresse pour oser offrir et accepter un tel marché.
- — Nérine, je t’aime beaucoup, mais je ne peux pas… je ne veux pas te donner de faux espoirs si, par le plus grand des hasards, nous sortions tous les deux.
- — Je ne veux pas que tu m’aimes beaucoup, je veux que tu m’aimes. Mais… mais je sais que… que c’est un rêve… Mais, vois-tu… je veux avoir eu l’occasion d’être au moins quelques jours avec celui que j’aime. Tant pis pour moi après, quand ces jours seront finis. Comme la petite sirène pour qui chaque pas était un supplice, mais elle pouvait marcher et enfin rencontrer son Prince !
- — Je ne suis pas un prince, Nérine…
- — Pour moi, tu l’es, c’est tout ce qui compte !
Son regard est intense, brûlant, je me sens transpercé.
- — Thibault, je ferai tout ce que tu veux, tu me jetteras ensuite si tu veux mais… mais accorde-moi une semaine de ta vie. Rien qu’une !
Je voudrais être à des milliers de kilomètres d’ici. J’aime bien cette fille, cette femme, mais je suis incapable de répondre à sa soif d’amour. Elle supplie :
- — Thibault… tout ce que tu veux…
Je me sens très mal à l’aise. Je voudrais fuir son regard ardent, mais je n’y arrive pas. Pourtant, il faut que je trouve une solution. Bien des hommes sauteraient sur l’occasion, mais je ne suis pas ainsi, ma propre éthique me le défend.
- — Nérine, franchement, je ne peux pas accepter ça de toi !
Elle se met alors à genoux dans l’herbe, enlaçant mes jambes, suppliante, implorante :
- — Thibault… tout ce que tu veux, vraiment… sans protester…
Je n’ai jamais connu pareille situation ! Je l’agrippe aux bras et la force à se relever. Je suis en colère, malgré moi, contre moi, contre elle :
- — Ça suffit, Nérine !
- — Thibault… je…
- — Non, Nérine ! Arrête ça tout de suite ! Je ne peux accepter qu’une femme se comporte comme ça envers moi ! J’ai déjà fait des choses pas très nettes dans ma vie, mais jamais je n’ai abusé d’une femme, de sa confiance ou de son corps ! JAMAIS !
Effrayée, elle se détache de moi, elle pleure :
- — Ex-excuse-moi… je… je ne t’embêterai plus avec ça… plus jamais…
Elle se détourne, le visage dans les mains, et aborde un mouvement de fuite, pour s’éloigner de moi, pour disparaître de ma vie, peut-être même de la vie elle-même… Sans que j’y réfléchisse, je tends la main pour la stopper dans son élan. Avec une certaine surprise envers moi-même, je me surprends à dire :
- — Nérine, une semaine, tu as dit ?
- — Tu… Tu acceptes ?
- — C’est bien une semaine que tu demandes, n’est-ce pas ?
- — O-Oui !
Je lui tends un mouchoir en papier, elle s’essuie les yeux, tout en me dévisageant de son regard incandescent. Durant ce répit, je me fabrique une contenance. Je m’étonne moi-même de ce que je vais dire. Je ne sais pas bien pourquoi j’agis ainsi.
Pitié ? Culpabilité ? Autre chose ?
- — OK pour une semaine, Nérine, mais…
- — Mais ?
- — Tu restes toi-même, tu ne cherches pas à ressembler à ta cousine, aucunement.
- — O-Oui… c-c’est promis…
- — Tu ne cherches pas non plus à jouer les… ah hem… les salopes, non plus.
- — Non plus ? Tu…
- — C’est moi que tu veux, non ?
- — Oui, oui, c’est toi que je veux, mais…
- — Alors, moi aussi, c’est toi que je veux, toi seule, et pas une autre. Compris ?
- — C-compris !
- — Et pas de connerie fatale par la suite, compris ?
- — De connerie ? Comment ça ?
- — Tu sais très bien de quoi je cause… Compris ?
- — C-compris…
Et c’est ainsi que quelques jours plus tard commença notre étrange semaine ensemble.
ooooo
J’avais des journées à poser, j’ai donc pris cinq jours, elle aussi. Je ne voulais pas que les collègues soient mêlés à cette pitoyable histoire. Autant se distancier du travail. D’un autre côté, j’aurais pu limiter la casse en continuant à travailler, plutôt que de rester toute la journée avec Nérine. Oui, j’aurais pu…
Mais voilà, je crois que j’avais besoin de croire à quelque chose comme une vie normale avec une femme, comme celle que j’aurais désirée avec Béatrice. Ma Béatrice, si belle, si sensuelle et si cruelle.
Face à moi, j’ai, en quelque sorte, un ersatz… On dirait, en effet, ma Béatrice, en plus candide, en moins charnelle… Une jeune fille plutôt, pas une jeune femme. Elle se tient face à moi, hésitante, indécise ; elle attend visiblement que je donne une directive.
- — Nérine, nous avions convenu de certaines choses, non ?
- — Euh…
- — Tu n’es pas mon toutou : tu agis à ta guise, tu n’attends pas mon bon vouloir. Le deal était et reste toujours que tu restes toi-même. OK ?
- — Oui, mais… tu vois… je suis souvent indécise. Quand je vais au magasin, je peux rester cinq minutes, dix minutes devant un rayonnage pour choisir mon beurre ou mes yaourts… Désolée, je suis comme ça…
- — Tu veux dire que tu peux passer un temps fou à devoir choisir entre deux choses ?
- — Euh… oui…
- — Eh ben, ça promet !
- — Désolée… C’est pour cela que je t’avais dit que je ferais TOUT ce qui te plaira…
- — Je croyais qu’on ne devait plus reparler de ça ?
Si elle met toujours cinq minutes à se décider pour la moindre chose, la semaine passera vite ! Ce qui en soi n’est pas un mal. Je soupire intérieurement. Pour me donner une contenance, je fais rapidement un rapide tour d’horizon de son appartement : un étrange mélange de bordel et de rangement. Indéfinissable ! Tout est à la fois propre, soigné, rangé et entassé dans tous les coins. Surtout les livres et les CD ! Sans parler des DVD.
C’est alors que je réalise que depuis des années elle vit seule, avec pour seule compagnie ces livres qui s’empilent partout dans les petites pièces de son appartement, le tout baigné dans une perpétuelle musique diffusée en sourdine : elle ne sait pas vivre sans un fond musical, c’est ce qu’elle m’a avoué il y a cinq minutes.
Aujourd’hui, lundi, c’est notre première journée, il est presque dix heures du matin. J’ai profité du week-end pour ranger un peu mon chez-moi et me préparer à mon étrange semaine. J’ai planifié des tas de choses, histoire de ne pas être pris au dépourvu, mais quelque chose me dit que ça ne se passera pas comme prévu.
- — Assieds-toi, s’il te plaît…
J’obéis en m’installant posément dans le canapé tout vert. Il y a beaucoup de choses vertes dans le salon, on dirait presque qu’on se trouve dans un jardin ; les nombreuses plantes aident beaucoup à cette impression.
Elle s’assoit à son tour, mais juste au bord du canapé. Si je la poussais un peu, elle chuterait au sol sans effort, illustration parfaite de l’expression « s’asseoir du bout des fesses » ! Elle se tord les mains, puis me regarde avec son drôle de sourire. Alors, elle se décide à se caler à son tour contre le dossier, se blottit contre moi, posant sa tête sur mon épaule.
- — S’il te plaît, Thibault, ne dis rien ; j’ai envie de rester comme ça un petit moment…
Je ne bouge pas. Les minutes s’égrènent. Étrangement, elles ne sont pas interminables. Juste un temps suspendu. Je ne bouge pas non plus quand elle pose sa main sur la mienne, se blottissant encore plus contre moi.
- — Merci ! dit-elle simplement.
Puis elle se lève pour aller dans la cuisine. Je suis perplexe, à la fois de son attitude, mais aussi de la mienne. C’est sa question qui m’arrache de ma songerie :
- — Tu veux boire quoi ?
- — Balance un coca, si tu as !
- — Euh… ce n’est pas le genre de la maison… J’ai des infusions, des tisanes, du thé, des boissons bios, mais pas de coca…
- — Tu as au moins de l’eau, non ?
- — Oui, j’ai ça mais… Oh ! Et puis, viens voir dans le frigo ce qui te plaît !
Je me lève. Sa cuisine ne diffère pas de son salon et de sa salle à manger : le même bordel rangé ! Son réfrigérateur est rempli de produits totalement inconnus. J’avise du lait de coco en boîte, ça va faire longtemps que je n’en ai pas bu ! A-t-il le même goût que celui des vacances, il y a cinq ans ?
Nérine me sourit curieusement quand j’ouvre le lait de coco. Elle me tend un grand verre que je refuse. Elle argumente alors :
- — Non, verse-le dans un verre, ce sera meilleur. Mais attends un peu que ce soit à température ambiante.
- — Si tu le dis…
Puis nous nous installons à nouveau dans le canapé vert. À nouveau, elle pose sa tête sur mon épaule, puis met sa main sur la mienne. Les minutes filent. Elle dit alors simplement :
- — Je suis heureuse ainsi… Merci…
Je ne sais pas trop quoi répondre. Elle me dispense de le faire en ajoutant :
- — Là, ça doit être à bonne température !
- — Hé ?
- — Ton lait de coco…
Puis je bois mon verre. Pas tout à fait le même goût, mais bon quand même. On ne peut pas comparer quelque chose de frais directement issu d’une noix de coco avec une boîte importée d’on ne sait où.
Peu après, toujours dans cette même atmosphère retenue et ouatée, nous descendons nous promener. Elle me fait découvrir son quartier, ses magasins spécialisés, le petit square avec ses trois ou quatre arbres malingres et ses quelques buissons mal taillés.
De retour à son appartement, elle me chasse de la cuisine afin qu’elle prépare à manger. Quelque chose me dit que ce sera du bio dans toute sa splendeur. Bah, quelque part ça ne me fera pas de mal, moi qui suis plutôt adepte des cuisines pas très amincissantes !
En effet, je mange une salade composée de tas de choses indéfinissables mais bonnes à manger. L’après-midi est un peu identique à notre matinée, comme en suspens. Juste avant de nous quitter vers vingt heures, après une autre salade, elle me dit :
- — Je… j’ai préféré en profiter doucement, j’avais trop peur de me brûler les ailes…
Puis, juste avant de refermer la porte, elle dépose furtivement un léger baiser sur mes lèvres. Avant que je ne réalise, la porte est déjà fermée. J’attends un peu, je suis prêt à parier qu’elle est toujours derrière la porte, qu’elle me regarde peut-être par l’œilleton, mais rien ne s’ouvre. Alors, tournant le dos, je descends lentement les escaliers. Arrivé à mi-palier, j’entends une porte qui s’ouvre. Je me retourne ; j’ai juste le temps d’entrevoir un morceau de son visage, un bref geste de la main avant que la porte soit à nouveau close. Dubitatif, je remonte dans ma voiture, l’esprit un peu ailleurs. Demain, c’est elle qui vient chez moi, et le décor ne sera pas du tout le même. Mais je ne vais certainement pas tout repeindre en vert pour ses beaux yeux, c’est certain !
ooooo
Elle écarquille grand les yeux. Comme je le pressentais, elle est assez étonnée de mon intérieur : je ne déteste pas l’Ethnico-High-tech ! Cette expression est de moi, elle décrit le mélange improbable du dernier cri technologique avec des objets venant de tous les coins du monde, surtout les bibelots équivoques dont j’ignore d’ailleurs l’utilisation exacte !
- — C’est… euh… curieux, tu vois… Comment dire…
- — Ne t’esquinte pas, Nérine. Je sais très bien que beaucoup de personnes n’aiment pas.
- — Je n’ai pas dit que je n’aimais pas, mais ça surprend…
- — Ah bon ? En quoi ?
- — Je te voyais plus… enfin… bourgeois…
- — C’est une insulte, ça, « bourgeois » ?
- — Ben… euh…
- — Comprendo !
J’ai nettement moins de livres, de CD et de DVD qu’elle. Pour être précis, la musique et les vidéos sont sur mes disques durs externes, transformés en lecteurs, lesquels sont interconnectés avec divers périphériques, dont les haut-parleurs agencés aux quatre coins de ma plus grande pièce, un tout-en-un, je n’aime pas trop les portes…
- — C’est… euh… curieux… ici…
- — Tu te répètes, Nérine…
- — C’est vachement grand, ici !
- — Parce que j’ai fait sauter les cloisons afin d’avoir de l’espace. Ici, tu as en réalité quatre pièces : le salon, la salle à manger, la cuisine et ma chambre.
- — Ta chambre ?
- — Oui. Là-bas dans le coin, derrière le paravent thaï, tu as mon lit.
- — Ah bon ?
Intriguée, elle fait le tour du propriétaire tandis que je cherche des boissons. Je lui tends un jus de tomates tandis que je m’offre un coca bien glacé. Avant de boire, le verre presque à ses lèvres, elle murmure :
- — Un vrai piège à fille, ici ! Une garçonnière, non ?
- — Comment ça ?
Mais elle ne répond pas, occupée à boire.
- — Oublie ce que je viens de dire…
- — Comment ça ?
Elle a du jus de tomates sur la lèvre supérieure. Étrangement, j’aurais bien aimé le lui ôter…
- — Je suis jalouse des filles qui sont venues ici. Excuse-moi, je n’y peux rien, c’est comme ça. Et toi, tu n’as jamais été jaloux des autres hommes qui sont venus avant toi ?
- — Le passé est le passé. Comment puis-je reprocher quelque chose qui s’est passé avant j’intervienne dans la vie d’une femme ? Je ne savais pas que cette femme existait, elle ne savait pas non plus que j’existais, elle avait sa vie, j’avais la mienne.
- — Moi, je savais que tu existais…
Elle pose son verre.
- — Je sais, je pourris l’atmosphère. Excuse-moi, je vais tenter de me freiner. Mais, avant que je n’en parle plus, je préfère vider mon sac : j’en pleurais de savoir que tu étais avec Béatrice… Dans ces moments-là, j’aurais pu la tuer. Oui, la tuer ! Même si c’était ma cousine avec laquelle j’ai grandi !
- — À ce point ?
Elle continue, le regard au loin :
- — Tu sais, c’est horrible de savoir que celui qu’on désire est avec une autre femme. C’est abominable. On n’y peut rien, mais c’est comme ça. Mais le pire, c’est quand cette femme est si proche, si semblable, presque pareille… Savoir qu’on aurait pu être à sa place, pour si peu de choses différentes, pour si peu d’écarts. Béatrice et moi, nous sommes presque des jumelles. Le même homme entre nous, elle dans la lumière, moi dans l’ombre.
Je préfère ne pas intervenir, mon expérience des femmes me le dicte. Elle s’avance au milieu de la grande pièce, sans lâcher son verre.
- — Je ne comprenais pas pourquoi elle et pourquoi pas moi, nous sommes si semblables. Je sais, nous n’avons pas le même caractère. N’empêche que… Oui, je suis pourtant nettement plus simple à vivre que Béa ! Je ne suis pas si chiante et versatile qu’elle. Mais quand j’ai quelque chose à moi, il est à moi, je le défends coûte que coûte ! Tu comprends ?
- — Je comprends…
- — Cette semaine, tu es à moi, momentanément. Alors je veux profiter de cette chance, car je sais que dans quelques jours ce sera fini. Et je te promets que je ne ferai pas de connerie par la suite, pas de connerie fatale comme tu dis, promis.
- — Tu m’en vois ravi…
- — J’en ai fini, Thibault, fin de la parenthèse.
Je me place face à elle :
- — À mon tour de faire certaines précisions : je tiens toujours mes promesses, enfin… du mieux possible. Par contre, je ne peux rien garantir pour la suite… D’autant que la situation est quand même un peu particulière.
- — Je sais, j’en suis consciente…
Elle met ses mains derrière le dos, ce qui met particulièrement en valeur sa poitrine, elle sourit étrangement :
- — Et compte sur moi pour en profiter…
ooooo
Le reste de la semaine continue en demi-teinte, deux pas en avant, un sur le côté et un en arrière. Globalement, on dira que nous avançons quand même un peu. Cependant, j’avais une autre vision des choses, mais sans doute que c’est mieux ainsi, sur le fil du rasoir.
Nous sommes sortis presque chaque soir, parfois main dans la main. Pour l’instant, elle est blottie contre mon corps, mon bras sur ses épaules. Le plus loin que nous ayons été fut un baiser un peu appuyé qu’elle me donna sur les lèvres. J’ai d’ailleurs failli chavirer, mais elle s’est aussitôt détachée de moi. A-t-elle su que j’avais été très tenté de pleinement l’embrasser ?
J’ai aussitôt mis cette faiblesse de ma part sur le fait que je suis célibataire depuis un certain temps, et que Nérine me fait toujours songer à Béatrice, ses yeux, sa bouche, son nez, son visage, ses cheveux, tout. C’est terriblement frustrant d’avoir à côté de soi une femme qui est à la fois celle qu’on aime, et en même temps une parfaite inconnue…
Et je ne parle même pas de toutes les fois où j’ai failli l’appeler Béa ou Béatrice…
Quelque part, je suis content de cette étrange semaine. Je me dis que, la voyant si différente, je fais ainsi mon deuil de Béatrice. Je sais que c’est un pis-aller, mais je prends, avec l’illusion que…
Que quoi, finalement ?
Je secoue la tête à cette fugace pensée ; je monte les escaliers qui mènent à son appartement. Ça me fait un peu d’exercice de grimper trois étages. Je constate que les ans qui passent n’arrangent rien à ma forme physique, même si je reste un jeune selon les statistiques. Les salades et tous ces produits bios qu’elle me fait manger me font finalement du bien. Dans cette étrange semaine que je vis, ce sera peut-être le réel point positif, dans cet univers en clair-obscur…
Je sonne à la porte, celle-ci s’ouvre, et là, je reste figé sur le seuil…
Face à moi, une autre Nérine, si loin, si éloignée de Béatrice, une Nérine à la fois effrayante et si attirante dans son ensemble échancré trop sexy, son maquillage léger mais provocant, ses yeux qui brillent étrangement ! Un collier massif orne son cou délicat. Ses petits tétons dardés qui impriment sensuellement le tissu trop léger de sa robe. Ses longues jambes gainées et perlées, perchées sur des talons aiguilles improbables ! Elle me toise, puis se retourne, m’invitant à la suivre. J’ai comme un coup au cœur en découvrant son dos nu, et la mini-jupe qui dessine si bien ses mignonnes fesses. Trop dangereux, ultra périlleux même, il faudrait que je fuie. Mais le papillon aime voltiger autour de la flamme de la bougie.
Elle se retourne quand nous arrivons au milieu du salon, elle me regarde alors :
- — Je pense que je peux te faire confiance.
- — Je ne comprends pas, Nérine.
- — Norine, s’il te plait.
- — Norine ? Comment ça, Norine ? Ton vrai prénom est Nérine. Il n’est d’ailleurs pas très courant, c’est ce qui fait son charme.
- — Merci d’aimer mon prénom. Mais aujourd’hui, vendredi soir, le week-end commence.
- — Oui… et ?
- — Je suis à présent Norine. Avec un Ô !
Un bref silence, puis elle reprend avec un étrange sourire :
- — Un Ô comme dans l’histoire…
Je suis très dubitatif, tout en appréciant particulièrement la plastique très avantageuse qu’elle offre à mon regard. Je reconnais que ça valait le coup d’attendre une semaine, et même plus, pour l’admirer ainsi.
- — Je ne comprends toujours pas, Nérine - pardon - Norine…
- — Je pense que je peux te faire confiance, Thibault.
- — Tu me l’as déjà dit ; confiance pour quoi exactement ? Car là je suis un peu paumé, largué…
- — Thibault, franchement, que penses-tu de moi ainsi ? Franchement…
Je me recule pour mieux la contempler, ma réponse doit être écrite en grosses lettres sur mon visage car, avant que j’ouvre la bouche, elle dit simplement :
- — Merci…
- — Ah ? Et de quoi ?
- — Tu aimes.
- — Franchement, oui, ça te va super bien, c’est ultra sexy, et même trop ! Mais ce n’est pas toi, vois-tu…
- — Si, c’est moi, et ce n’est pas Béa, je me trompe ?
- — En effet, je t’accorde que Béa n’aurait pas… elle est trop BCBG pour s’habiller ainsi.
- — Contente de te l’entendre dire. Maintenant, Thibault, va t’asseoir devant l’ordi et consulte le site que tu auras sur l’écran. Ne dis rien, lis toutes les pages. Après on en reparlera. OK ?
- — Je ne comprends pas.
- — Fais ce que je te dis, s’il te plaît, Thibault. Et n’oublie pas que je te fais confiance…
J’obéis, quelque chose dans sa voix a changé.
Je m’assieds tandis qu’elle disparaît dans la cuisine, comme pour me laisser seul face à l’écran sombre de l’ordinateur. À présent, au vu de la première page, je commence à mieux comprendre certaines choses : c’est indubitablement Nérine que je découvre sur le site, ou plutôt Norine, comme elle se fait appeler. Son visage reste masqué sur les diverses photos, souvent un simple loup, il y a même des vidéos, c’est incontestablement elle, une autre elle qui rayonne d’une étrange beauté, que je contemple.
Car contempler est bien le mot. Je connaissais quelque part l’anatomie de Nérine de par sa ressemblance frappante avec Béatrice dont j’ai partagé les nuits souvent agitées. La Norine de l’écran semble avoir des soirées nettement plus torrides ! Je ne consulte pas toutes les pages, car j’ai vite compris la chose. Je reste abasourdi de ce que je viens de découvrir : il existe en réalité deux femmes en elle, la Nérine timide, effacée et la Norine nettement plus… Je ne saurais dire quoi, les mots me manquent.
- — Nérine ?
- — Oui ? répond-elle de la cuisine.
- — C’est bon, tu peux revenir.
- — Déjà ?
- — Oh, pas besoin de tout consulter, je crois avoir à présent une bonne idée de la chose. Avant de continuer, je te promets que je la fermerai, pas un seul mot, tu as ma parole.
- — Merci, je savais que je pouvais avoir confiance en toi.
Elle est face à moi, toujours aussi sexy. Et effrayante de sensualité, et de ce que j’ai pu voir et savoir d’elle sur le site, plus tout ce que je devine en arrière plan. Je me lève, une main derrière la tête, perplexe :
- — Comment dire… comment t’es-tu retrouvée dans cette…
- — Par hasard, mais de mon plein gré. J’en avais un peu marre d’être ce que j’étais dans la vie courante, auprès de ma famille, des autres, du travail. Là bas, je suis comme… libérée des entraves. En réalité, je suis plutôt ordonnatrice de soirées un peu spéciales.
- — C’est le moins qu’on puisse dire, que c’est un tantinet spécial…
- — Tu n’as jamais mis les pieds dans ce genre de soirées ?
Je jette un coup d’œil à la fenêtre, son reflet sexy dessiné sur la vitre :
- — Excuse-moi de te paraître si naïf : non. Pas le moindre échangisme à raconter, ni mélangisme, ni domination, ni soumission, et encore moins de sadomasochisme… Non, je suis horriblement classique : un homme et une femme. Même si, parfois, je m’autorise quelques fantaisies…
- — Et tu en penses quoi, de ce que je fais ?
- — Je n’ai pas à te juger, chacun fait ce qu’il veut de sa sexualité. Néanmoins, j’ai du mal à te voir en maîtresse de donjon…
Elle me reprend, avec l’air d’une institutrice qui gronde un enfant fautif :
- — Ordonnatrice, s’il te plaît, ne confonds pas. J’aide à l’organisation, je crée même des soirées thématiques que je planifie du début à la fin, dans le moindre détail. Et… et il m’arrive parfois de participer un peu moi-même. Ça te choque ?
- — Comme je te l’ai déjà dit, Nérine, tu fais ce que tu veux de tes nuits et de ton corps… Néanmoins…
- — Oui ?
- — Ce qui me choque, c’est l’écart qui existe entre toi, Nérine, et cette Norine comme tu l’appelles.
Elle sourit, elle est trop craquante…
- — Thibault, n’as-tu pas parfois des pulsions, comme des bulles qui sortent de la vase de ta libido pour aller exploser à la surface de ta conscience ?
- — Belle image ! Elle est de toi ?
- — Oui, et j’assume. Alors, Thibault ?
- — Je reconnais que… parfois, rarement… mais je me maîtrise.
- — Moi aussi, je me maîtrise, mais en les vivant, pas en les enfouissant comme toi.
- — C’est un choix. Comme c’est aussi un choix d’être deux femmes si différentes en une seule ?
- — Sans doute que je n’ai jamais eu la chance d’avoir à mes côtés un compagnon pour m’aider à assumer au grand jour ce que je suis vraiment. Nérine est une petite chenille, je voudrais tant que toi, Thibault, tu m’aides pour ma chrysalide…
- — Je ne sais pas si je suis bien placé… ton monde de la nuit est très éloigné du mien.
- — Je ne te demande pas la lune, mais juste d’être à mes côtés. Je t’aime, tu sais, tout ce que je veux c’est que tu sois là, parfois, me donnant l’illusion que… que tu tiens quand même un peu à moi. Je me contenterais de ça, tu sais…
À sa grande surprise, je capture doucement son visage aux joues si douces entre mes larges mains. Je souris faiblement :
- — Nérine, tu sais très bien que je ne peux pas accepter ce genre de situation.
- — Tu as bien accepté cette semaine.
- — Honnêtement, je ne sais pas si j’ai bien fait. Bien que j’aie vécu de bons moments, je l’avoue, mais j’ai trop peur de te faire du mal sans le vouloir.
- — Tu sais, Thibault, je l’ai fait en connaissance de cause. Je suis majeure, tu vois, et je ne suis pas en sucre, non plus.
- — Norine est sûrement une maîtresse femme, sûre d’elle. Mais j’ai des doutes pour toi, Nérine. J’ai des doutes, beaucoup de doutes !
Elle pose ses mains sur les miennes, plongeant son regard brillant dans le mien :
- — Et si Norine prenait le pas sur Nérine, tu n’aurais plus peur de me faire du mal, comme tu le dis…
- — C’est toi qui… euh… qui m’intéresse, pas l’inconnue de ce site.
- — Je t’intéresse ?
Je ne réponds rien, je ne sais plus quoi dire. Nous restons figés ainsi, l’un en face de l’autre, le visage si près, son souffle chaud sur mes lèvres. Je me décide enfin :
- — J’ai appris à te découvrir, à voir au-delà de Béatrice. Oui, je t’apprécie, mais je ne peux pas en dire plus car ce serait mentir. Et je ne veux pas te mentir.
- — Je te remercie, j’apprécie ta franchise, c’est une de tes qualités…
- — Merci, Nérine. J’ai une proposition à te faire, elle vaut ce qu’elle vaut…
- — Laquelle ?
- — Une semaine, c’est trop court… disons deux… non, disons plutôt un mois.
- — Qu’est-ce que tu veux me dire ?
- — Je veux dire que je veux continuer, au moins un mois, notre… deal. Ensuite, advienne que pourra…
Dans un élan imprévu, elle plaque ses lèvres sur les miennes et m’embrasse fiévreusement. Je ne résiste pas, je réponds sur-le-champ à son baiser. Oui, advienne que pourra. Son corps se moule contre le mien, un flot de sensations m’envahit. Je connais pourtant les moindres recoins de son corps, le même que celui de mon ex, mais ici, c’est autrement que je le ressens. Non, pas un clone, pas un simple copier-coller, mais bien celui d’une femme que je ne connais finalement pas.
Nous nous détachons l’un de l’autre. J’essaye de la retenir, mais elle me glisse des doigts. Elle met la table à présent entre nous. Elle pose ses mains dessus.
- — Thibault… j’ai longtemps attendu ce moment, celui où tu m’embrasses vraiment. Et ne me dis pas que ce fut par faiblesse, je l’ai bien senti.
- — Inamoramento…
- — L’instant d’entre-deux ? Que faut-il que je fasse pour que tu bascules complètement ? Je n’hésiterais pas sur les moyens, tu sais, c’est toi que je veux, tu es prévenu. Tant pis si je ne suis pas diplomate, si je ne joue pas à la frêle damoiselle à protéger.
- — C’est « qui tu es » qui me fascine. Peut-être vous deux…
- — Les deux femmes en moi ? Norine aussi ?
- — Je ne connais pas cette Norine, je l’entrevois seulement.
- — Elle ne te tente pas ? Ça ne te dirait pas d’avoir cette femme à toi, tous tes fantasmes réalisés ?
- — Nérine, l’amour, ce n’est pas un marché, une sorte de vente avec des promesses. Pour moi, c’est plutôt une fusion et une complémentarité, une femme, un homme, un couple.
Elle fronce les sourcils :
- — Tu es difficile ! Des tas d’hommes auraient déjà accepté et m’auraient déjà violée sur la moquette !
- — Des tas d’hommes, sans doute, mais pas moi.
- — C’est bien là le drame ! Pourquoi a-t-il fallu que ce soit de toi que je tombe amoureuse ? Avec les autres hommes, c’est si simple !
- — Ceux de tes soirées, oui, parce qu’ils cherchent quelque chose de particulier. Ta perception est un peu faussée.
- — Tais-toi ! J’ai déjà eu des hommes dans ma vie, bien avant toi. La plupart du temps, ils ne cherchent qu’à tirer un petit coup, parce que souvent, une fois qu’ils ont éjaculé, il n’y a plus personne !
- — Tu l’as dit toi-même : la plupart du temps.
Elle serre les poings, le visage dur :
- — Mais, merde, pourquoi toi ? Tu ne pourrais pas être comme tous les autres ? Ça simplifierait tout ! Je m’offre sur un plateau, avec un nœud-ruban en prime, je peux t’offrir tout et même plus, et môsieur hésite !
- — Nérine ! Arrête ton cirque ! C’est justement parce que j’ai… enfin, que je t’apprécie et même plus, ce qui ne veut pas dire que je dois absolument profiter de toi et faire des tas de cochonneries sur la moquette ! Tu fais chier, et pas qu’un peu ! Comment veux-tu, espèce de crétine, que je te viole comme ça ? L’amour, les sentiments, ce n’est pas seulement une partie de jambes en l’air !
- — Arrête de te la jouer ! La finalité reste le pieu ! Quoi que tu dises, c’est inscrit au plus profond de toi, c’est juste la société et ton éducation qui te freinent en mettant tout ce tralala, ce fiévreux romantisme à la con !
Je jette mon bras par-dessus la table pour lui agripper le bras :
- — Ah oui ? Et tu peux m’expliquer ton comportement envers moi durant tous ces mois où tu disais m’aimer en silence ? Dis ?
- — Lâche-moi, tu me fais mal !
- — Réponds ! Pourquoi, si nous sommes des bêtes en rut, pourquoi tu ne m’as pas sauté dessus ? D’autant qu’avec ce que j’ai vu sur ton site et ce que je vois maintenant, tu as largement de quoi tourner les têtes ! Et pourquoi tant de différence entre celle que je connais maintenant depuis des années et celle qui est face à moi, sans parler de l’autre sur le site ?
- — Lâche-moi !
- — Non ! Réponds !
Ses yeux traduisent son désarroi, les traits de son visage oscillent, comme s’il y avait une lutte entre les différentes femmes qu’elle porte en elle. Elle tremble de tout son corps, exacerbant l’obscur désir qui monte en moi. Je préfère la lâcher, elle se réfugie alors dans un coin du salon, dans l’angle le plus obscur. Resté au même endroit, je me calme petit à petit, les deux mains sur la table, tête baissée, tout en regardant de temps à autre dans sa direction. Les secondes, les minutes passent. Combien ? Je ne sais pas. C’est elle qui commence la première à parler :
- — Je… je tiens à toi, tu sais… Cette situation est infernale pour moi, je ne sais plus comment faire, je ne sais plus qui être. Mais tu peux être sûr que je ne t’entraînerai pas dans ce monde de la nuit contre ta volonté, je… je peux même le quitter, tout abandonner : tu n’as qu’un mot à dire…
- — Je n’ai pas à exiger un tel sacrifice de ta part. Tu es un tout, tu es à prendre ou à laisser, avec tes qualités et tes défauts. Avec tes secrets aussi.
- — Tu… tu prends ou… tu laisses ?
- — C’est bien toi, il me semble, qui mets un certain temps dans les magasins avant de choisir ? Je ne choisirai pas maintenant, j’en ai trop appris ce soir, mais ce n’est pas pour autant que je te déteste, que je te méprise ou quoi que ce soit d’autre. Non, il faut que je digère, il faut laisser le temps au temps.
Je contourne la table pour me rapprocher d’elle. Elle baisse la tête :
- — Oui… du temps… mais ça fait si longtemps, tu sais !
- — Je t’ai déjà dit que je veux prolonger notre semaine, que je veux continuer un mois, au moins, avec toi. Tu me feras ainsi découvrir tes autres facettes, je ne te cacherai rien de moi, même mes mauvais côtés. Comme ça, nous serons toi et moi fixés.
- — Moi, je sais : c’est toi.
- — Que sais-tu de moi ? Pas grand-chose, tu ne connais que le bon côté.
- — Tu te trompes, Thibault, je te connais nettement mieux que tu sembles le croire, je sais que tu peux être grognon, imbuvable quand on touche à ton cercle intime, plein de choses. Je… je t’étudie depuis bien des mois et des années…
- — Tu m’étudies depuis des… ? Ah bon ? Et malgré ça, malgré mon fichu caractère, tu veux quand même de moi ? Tu es maso, Nérine…
- — Oui, je sais, je suis maso…
Elle relève d’un coup la tête, me fixant, une nouvelle lueur inconnue au fond de ses yeux brillants. Elle insiste :
- — Oui, je suis maso. Toute ma vie j’ai subi ce qu’on voulait de moi, j’ai passé mon temps à être une gentille fille, lisse, nette, propre sur elle. Mes parents étaient si fiers de moi, ils parlaient de moi à tout le monde comme étant leur si mignonne petite fille ! Et moi, au fond de moi, j’étouffais, ma vraie personnalité disparaissait sous une couche épaisse de mensonges, je n’étais plus moi, tu peux comprendre ça ?
- — Je comprends, mais pourquoi ne pas avoir changé par la suite ?
- — Quand tu vis toute ton enfance dans la peau d’une autre, cette autre devient toi-même, tout le monde ne te voit plus qu’à travers cette image forgée de toutes pièces par les années. Puis un jour, par hasard… mais je t’épargne les détails, je suis entrée dans un autre monde dans lequel je pouvais complètement dévoiler ce qu’il y avait réellement en moi. Et je me suis déchaînée !
- — Tu as peut-être trop versé dans l’autre extrême…
Elle balaye ma remarque de la main :
- — Sans doute, mais ainsi ça faisait la moyenne !
- — C’est une façon de voir…
Elle s’approche de moi, sinueusement, ses tétons lascivement pointés en avant sous le tissu, toujours cette lueur dans ses yeux, je reste comme rivé à son regard qui me magnétise. Elle est belle ainsi, une sorte de rayonnement émane d’elle. Je l’avais constaté sur les photos du site, mais en réel c’est encore plus marquant.
Face à moi, Norine, si loin, si éloignée de la Nérine que je connais, Norine si effrayante et si fascinante dans son ensemble échancré trop sexy, son maquillage léger mais aguichant, ses yeux qui brillent étrangement ! La naissance de ses seins si visible, son dos nu, la mini-jupe qui ne cache pas grand-chose de ses jambes gainées. Trop dangereux, ultra périlleux même, mais je me fiche totalement de m’y brûler les ailes, je le sais, je commence à peine à l’admettre.
- — Thibault…
- — Oui, Norine ?
Elle a un curieux sourire :
- — Norine, tu as dit…
- — Oui, j’ai dit « Norine » et je peux même te le redire… Écoute, je ne peux raisonnablement pas t’interdire d’organiser tes soirées… thématiques. Elles font partie de toi, de ton univers, et elles sont, je pense, ta soupape de décompression. Mais… si jamais, nous deux, ça se concrétise, alors tu dois absolument me promettre une chose, Nérine ou Norine, une seule chose : ne pas participer comme… invitée !
- — Tu es exclusif, je le sais. Si tu es à moi, je veux bien sacrifier tous les hommes de la terre ! Tous les exterminer, du plus petit au plus grand, sans exception !
- — Je ne t’en demande pas tant ! Laisse-les vivre…
- — Peu importe les autres, si tu es à moi et si je ne suis rien qu’à toi !
Je ne réponds rien, je ne sais pas si, dans quelques instants, je ferai la plus grosse connerie de mon existence ou le meilleur choix ! De la façon dont elle me regarde, à la fois victorieuse et inquiète, je pressens qu’elle aussi a deviné mon hésitation.
Sa voix devient encore plus douce et caressante :
- — Thibault… je veux pouvoir m’occuper de toi, rien que de toi, être celle qui sera toujours là pour toi, celle qui ne te quittera jamais. Celle qui t’aimera d’un amour infini, peu importe les circonstances. Même si tu ne m’aimes pas, même si tu me méprises, même si je n’ai que des miettes, même une simple illusion. Je… je me contenterais de ça, rien que de ça…
- — Tais-toi ! Tu te rends compte de ce que tu dis ? Comment peux-tu accepter un truc pareil ? J’aurais honte de te faire ce coup-là !
- — Je n’ai aucune honte, je suis prête à tout, juste pour que tu restes dans ma vie. Je ne sais pas comment te dire autrement que je t’aime plus que tout, que je suis complètement…
- — Tais-toi !
- — Je t’aime, je ne vois que toi, rien que toi, le reste est si…
- — TAIS-TOI !
Pris d’un brusque mouvement de rage, j’agrippe une bretelle de sa robe, sa robe trop légère. Surprise, elle crie. Je l’attire à moi. Elle résiste, se recule. Le tissu cède, dévoilant deux mignons seins frémissants. Contraste étonnant entre son long collier massif et cette si délicate poitrine frissonnante.
C’est alors qu’elle ouvre les bras, son sourire si lumineux. Elle refera souvent le même geste par la suite, cet incroyable abandon de soi. C’est alors que j’ai définitivement craqué.
ooooo
Le soleil me fait cligner des yeux. Les murs qui m’entourent irradient de lumière. Son bras sur mon torse, Nérine est endormie contre moi. Attendri, je la contemple. Dehors, les nuages passent lentement à travers la fenêtre.
Je me sens à la fois vide et rempli. C’est une étrange sensation. Notre nuit a été démente, hallucinée, deux corps qui se donnent sans se contrôler, sans tabou, sans autre limite que donner du plaisir et en prendre. Quelle femme ai-je aimée cette nuit ? L’une et l’autre, sans doute !
Des grands yeux me fixent, je souris tout en lui caressant les cheveux. Elle se blottit encore plus contre moi, je suis si bien. Puis, doucement, sa bouche me cherche, je me laisse faire…
ooooo
J’ai déposé les armes à ses pieds, je ne sais pas où nous irons, mais avec elle j’ai un but, un soleil. Je ne suis pourtant pas perdant : deux femmes en une. Mais ça me déstabilise toujours un peu au quotidien, sans parler de ces brutales volte-face en l’espace de quelques secondes. Avec qui serai-je dans une heure ou une minute ? Nérine ou Norine ?
Même si nous faisons chambre commune tous les soirs et les nuits, nous conservons nos appartements respectifs, il est trop tôt pour aller plus loin. Ça va faire seulement un peu plus d’un mois que nous avons fusionné nos vies. Je me suis remis au sport, ceux d’endurance, il me faut à présent un certain entraînement pour résister à nos nuits torrides ! De plus, avec ce que je mange chez elle, ça ne peut me faire que du bien. C’est à tout ça que je songe tandis que je prépare notre salade quotidienne.
- — Tu es bien songeur, mon chéri !
- — Pour ne rien te cacher, je songeais à nous deux…
- — Ah oui ? Et ?
- — Je me disais que nous avons commencé notre histoire curieusement, mais que, finalement, je n’ai pas à le regretter…
Elle se blottit contre moi, toute câline et sensuelle :
Et nous restons ainsi, dans les bras l’un de l’autre, simplement à savourer notre présence respective, elle tout contre moi, son odeur, sa chaleur, son cœur qui bat…
À présent, nous mangeons, elle semble absente, ailleurs. Je lui demande directement :
- — Tu as un souci quelconque, mon amour ?
- — Ah… oh… euh…
- — Allez, vide ton sac !
- — Tu… tu me promets que… tu ne te fâcheras pas, dis ?
- — Oui, promis !
- — Promis, promis ?
- — Oui, promis, promis !
- — Promis, prom…
- — STOP ! J’ai promis et je n’ai qu’une seule parole. Alors, c’est quoi ?
Elle pique du nez dans sa salade. Je sens que ça ne va pas être triste. J’attends calmement, ce qui ne m’empêche aucunement de continuer à manger ma part. On ne sait jamais : et si ce qu’elle avait à m’annoncer devait me couper l’appétit ?
- — Je… je… je dois organiser une soirée…
- — Ah ? Et c’est pour quand ?
- — Ce samedi…
- — Ce samedi ? Mais… mais on est déjà mercredi ! Comment tu vas faire ton compte ? Et puis, n’avais-tu pas dit que tu arrêtais cette activité ?
- — Si, je l’avais dit, mais, celle-là, elle était planifiée depuis un certain temps, avant que… toi et moi…
- — Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
- — Tu vois, j’avais un peu peur de ta réaction… Oui, oui, je sais que je t’avais dit que je mettais mes soirées spéciales entre parenthèses et qu’on verrait plus tard quoi faire, mais… mais cette soirée, je dois la faire… Tu comprends ?
Je soupire, je pose ma fourchette. Elle me regarde, inquiète. Je la regarde bien dans les yeux :
- — Nérine, je comprends… mais j’aurais aimé le savoir plus tôt. Surtout si c’était au programme avant nous deux.
- — Je sais, mais j’ai un peu oublié, tu vois…
- — Tu as pourtant oublié d’aller chaque samedi de ces derniers temps à ton donjon. Pourquoi cette soirée ?
- — Parce que c’est la soirée spéciale trimestrielle, celle qui réunit le plus de monde, et tous les participants comptent sur moi…
- — Nérine, je peux te poser une question ? À laquelle tu me réponds franchement ?
- — Vas-y…
Je pose les coudes sur la table, le menton sur mes poings fermés.
- — Tu es définitivement Norine et Nérine, n’est-ce pas ?
- — Euh…
- — Je veux une réponse franche, je veux ça de toi. Alors ?
- — Oui… je suis aussi Norine, je ne peux pas m’en empêcher, tu sais…
- — J’en sais quelque chose chaque nuit…
- — Euh… Oh et puis merde, pense ce que tu veux, je suis comme ça et je…
- — STOP ! Je ne t’ai rien dit, il me semble ? Je ne t’ai pas enguirlandée comme du poisson pourri, ni balancé une paire de baffes, à ce que je sache ? Alors pourquoi tu t’énerves comme ça ?
Elle se calme aussitôt. Elle reprend timidement :
- — Alors, tu… tu veux bien ?
- — Il me semble t’avoir dit que c’était toi tout entière que je prenais, telle que tu es. Bon, il est vrai que je ne m’attendais pas à en avoir deux pour le prix d’une !
- — C’est ça, fous-toi de moi !
- — Pour être plus précis, je vais même t’accompagner à cette fameuse soirée…
- — Tu… tu veux venir ?
- — Oui.
Elle se lève d’un bond, posant les mains sur la table, tentant de me dominer de toute sa hauteur :
- — Pourquoi ça ? Tu n’as pas confiance, tu veux me surveiller ? Tu veux te faire une autre femme que moi ? Dis ? C’est ça ?
- — Un : j’ai confiance en toi. Deux : je n’ai pas à te surveiller. Trois : pas besoin d’une autre femme, avec toi je suis largement servi !
- — Comment ça : largement servi ? Tout ça, c’est trop louche ! Ça doit cacher quelque chose ! C’est quoi, Thibault ?
- — Nérine…
- — C’est quoi ?
- — NÉRINE !
Je me lève à mon tour, les bras aussi sur la table, le visage à quelques centimètres du sien. Je suis faussement calme :
- — Nérine. Je t’aime et j’ai confiance en toi. Néanmoins, je veux voir de plus près cet autre monde dans lequel vit parfois la femme que j’aime. Ça me semble normal, logique, non ?
- — C’est bien vrai, ça ?
- — Mettons les points sur les I. Je sais que tu es un tantinet possessive, pour ne pas dire autre chose. Je le suis aussi à ma façon, et j’estime avoir les idées larges, sachant que tu organises des soirées assez gratinées. Moi, je crois que tu me resteras fidèle, alors essaye quand même d’imaginer que je puisse t’être fidèle à mon tour !
- — Tous les hommes sont des cochons ! Des pervers ! Aucun pour résister à une paire de seins ou un petit cul !
- — Tous les hommes ? Même moi ? Alors que fais-tu avec un pervers comme moi qui se jette sur tous les seins et culs qu’il croise ? Hum ?
- — C’est parce que je te tiens à l’œil que tu n’oses pas !
Je souris cyniquement :
- — Ah oui, ma chérie ? Et qui te prouve, je te le demande, que je n’irai pas batifoler tandis que tu iras à ta soirée sexuelle ? Hum ?
- — Ah ?
Elle serre les dents, les yeux brillants, ses poings aux jointures blanches. Tout ça, c’est stupide, mais c’est ainsi. N’empêche qu’elle est terriblement belle en colère ! Je conclus :
- — Donc, tu vois qu’il faut quand même que nous y allions tous les deux…
Et je l’embrasse par-dessus la table.
ooooo
Tout s’est très bien passé. J’ai passé la soirée dans mon petit coin à admirer la femme que j’aime se mouvoir comme un poisson dans l’eau parmi tous ses invités costumés de latex et de cuir. Malgré l’ambiance équivoque, tout ça me semblait très bon enfant. Le contraste était d’ailleurs terriblement fort entre ces fouets, ces chaînes, ces seins nus, ces sexes dévoilés dans des lueurs crépusculaires, et ces propos totalement badins !
Je commence à comprendre certaines choses.
Au début, elle revenait sans cesse vers moi, puis elle a compris. Alors, je l’ai vue s’épanouir dans cette atmosphère particulière, ma sexy Norine tout enveloppée de résille… Je me disais alors que j’avais cette grande chance que cette femme soit à moi.
De plus, comment pouvait-elle batifoler avec d’autres, sachant qu’en parfaite maîtresse de maison elle était partout à la fois ? Elle riait, s’amusait, plaisantait. Mais, en même temps, elle songeait à tout, le moindre détail, la moindre chose, le moindre agrément, tout pour que ses invités soient pleinement satisfaits. Elle virevoltait de table en canapé, de sofa en bar, telle une danseuse. Par quatre fois, nous avons été sur la piste, elle ondulait voluptueusement, sensuelle, torride, incroyable. Moi, tous mes sens étaient en émoi. Elle était heureuse, dans son élément, elle vivait…
C’est alors que j’ai songé à quelque chose… Pour elle, et aussi pour moi…
ooooo
La soirée finie, je suis venu vers elle, assise, affalée sur une chaise, exténuée. Je me suis accroupi derrière elle, et je l’ai enlacée dans mes bras câlins. Elle s’est laissé aller, sa tête contre mon cou. De longues minutes se sont écoulées. Puis je l’ai aidée à faire le ménage. Elle n’a rien dit, me lançant ci et là de rapides coups d’œil.
Nous sommes à présent dans la voiture qui nous reconduit vers la ville. Elle n’a toujours pas ouvert la bouche, elle attend…
- — Tout s’est bien passé, Nérine chérie. Ce fut une belle soirée, tu as été parfaite.
- — Merci… dit-elle simplement.
- — Je ne vais pas te manger si tu parles un peu plus…
- — Je ne sais pas quoi dire… Franchement, Thibault, j’ai peur… peur que tu me quittes parce que je ne peux pas choisir.
- — Je sais comment tu es, toujours au moins cinq minutes pour te décider quand tu achètes du beurre !
- — Ce n’est pas amusant !
- — Ça va faire un moment que j’ai compris qu’il fallait que j’aime deux femmes en même temps, une Nérine et une Norine.
- — Merci… Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?
Elle se tourne vers moi. Souriant, je lui jette un rapide coup d’œil avant de regarder droit devant la route sombre :
- — Tu sais que c’est très pratique pour un homme de pouvoir avoir deux femmes dans sa vie sans que ces deux femmes se crêpent le chignon ?
- — Non, Thibault, ce n’est pas amusant !
- — J’essaye de bien présenter les choses… Bon, soyons sérieux, toi et moi !
J’arrête la voiture sur le bas-côté. Elle écarquille les yeux, surprise :
- — Tu fais quoi, là ?
- — Comme je l’ai déjà dit : soyons sérieux.
- — Ah ? Euh, je t’écoute…
- — J’ai eu toute la soirée pour voir comment tu te comportais. Visiblement, tu étais bien dans ton élément, épanouie. Ce n’était pas non plus de tout repos, mais tu t’amusais comme une petite folle, même si l’ambiance était un peu… disons… particulière.
- — Ça… et tu en penses quoi ?
- — Je n’ai pas à penser « sur » toi, tu es ce que tu es, comme tu es. Mais je peux penser « pour » toi…
- — C’est-à-dire ?
Je m’approche d’elle, elle me regarde, intriguée.
- — Alors, je me suis dit qu’il serait bon que tu aies ta petite affaire, rien qu’à toi…
- — Comment ça ?
- — Ton donjon à toi, le tien. Ce n’est pas mal là où tu officies, mais tu peux faire nettement mieux, il y a beaucoup à faire, à expérimenter. Bref, tu peux monter ta propre affaire.
- — Oh oh… C’est le professionnel qui cause ?
- — Disons que c’est le professionnel et l’amoureux en même temps. Je vais faire rapide et clair : si tu montes ton propre donjon, avec un peu plus de soirées thématiques je pense que tu pourrais en vivre. Pas la fortune. Tu serais un peu plus dans ton élément, tu serais plus heureuse, bref que des avantages.
- — Tu ne crois pas que je n’y ai pas déjà songé ? Mais avec quel argent ? Tu me vois me radiner devant mon banquier et lui dire, la bouche en cœur, qu’il me faut des sous pour ouvrir un donjon ?
- — Si tu y vas avec ta tenue, je suis sûr qu’il voudra être ton premier client !
- — C’est ça, rigole !
- — Sérieusement, réfléchis à ce que je viens de te dire. Moi, je peux donner un coup de pouce au financement.
Elle me regarde, les yeux brillants :
- — Je ne comprends pas pourquoi tu ferais ça ?
- — Parce que j’y gagne sur les deux tableaux, toi et le reste. Toi, parce que tu seras encore plus toi-même, heureuse, et que fatalement j’en profiterai. Quant au reste, dans cet investissement je serai associé, et je sais que ça rapportera !
- — Le beurre et l’argent du beurre, à ce que je vois…
- — Non, le beurre, l’argent du beurre et la crémière par-dessus !
Elle rit, je l’embrasse fougueusement. Il nous faudra un certain temps avant de reprendre la route…
ooooo
Incitée par mes bons soins et par le biais de ses… « contacts » du samedi, Nérine a fini par dénicher une ancienne ferme au carré, pas trop loin de la ville. Il y avait du boulot en perspective, mais le prix était au ras des pâquerettes des pâtures avoisinantes. Ça a pris six mois pour avoir quelque chose d’acceptable, six mois durant lesquels nous ne nous sommes plus quittés. Nérine, qui avait pris un congé sabbatique, s’est révélée être d’une efficacité redoutable, en parfaite chef d’entreprise ! Nérine ou Norine ?
Norine est comme un oisillon, il lui faut prendre son envol, faire en sorte qu’elle plane par-dessus les cimes, qu’elle s’accomplisse. L’entreprise n’est pas très aisée, mais je sens, je sens que nous pouvons y arriver. Bien qu’elle ne m’en ait pas parlé, j’avais vite deviné son rêve secret, et sans détour j’avais abordé le sujet, à peine une bonne semaine après notre première nuit. D’abord stupéfaite, elle était devenue très vite rayonnante, ce fut sans doute ma plus belle récompense…
J’ai aidé du mieux que j’ai pu. Je n’y connais rien en bâtiment, mais l’électricité c’est mon dada. Avec un peu d’astuce et de récupération ci et là, j’ai même réussi à lui mettre en place une solution domotique dans toute sa splendeur ! De son côté, avec son sens inné de la déco, Nérine a très bien réussi l’aménagement de la ferme. Comme quoi les choses les plus belles ne sont pas forcément les plus onéreuses… J’étais indiscutablement très fier d’elle et elle le savait ; elle en a même profité…
Puis, un beau samedi, ce fut l’inauguration. Ce samedi.
Ce fut aussi le week-end le plus étrange de ma vie. Je connaissais un peu le monde de Norine, mais ce fut très surprenant d’y être plongé totalement. Ma compagne était comme un poisson dans l’eau, radieuse, légitimement fière d’elle, félicitée de toutes parts ; moi, j’étais littéralement le « prince qu’on sort »…
Un tourbillon… tant de visages, de musiques, d’odeurs, de désirs…
Tant de lumière et d’ombre…
Enfin, ce dimanche soir, il n’y a plus personne autour de nous, les salles sont vides, tout le monde est reparti chez soi, loin des chaînes du donjon. Adossé au long comptoir, je pousse un grand soupir de soulagement. Norine vient vers moi. Non, c’est Nérine qui s’approche de moi avec une coupe dans chaque main. Elle est totalement torride dans son costume de Domina, toute de noir vêtue, illustration parfaite du fétichisme du cuir. Elle me tend l’un des verres, puis s’assied sur le haut tabouret, juste à côté de moi.
- — Merci, dit-elle simplement.
- — De quoi ?
Elle désigne la grande salle où nous sommes.
- — De tout ceci…
- — C’était ton rêve, il me semble…
- — Oui, c’est vrai. Mais tu n’étais pas obligé de m’aider à le concrétiser. Surtout, vu la nature de celui-ci !
- — Mon amour, je ne suis pas doué pour les… déclarations, mais… je veux que tu sois heureuse. Et je veux tout ce qui peut te rendre heureuse, alors je fais mon possible pour que… pour que ça devienne une réalité. C’est aussi simple que ça…
- — Merci.
Elle me regarde d’une étrange façon, très sensuelle, je suis considérablement troublé. Elle boit une gorgée de son verre, le pose sur le comptoir :
- — Tu sais, nous deux, au départ… j’avoue que je n’y croyais pas trop. Toi, tu sortais de ta relation avec Béa, moi je tournais en rond.
- — Moi aussi, je tournais en rond.
- — Oui, c’est vrai mais pas dans le même sens.
J’esquisse un sourire moqueur :
- — Oui, tu tournais sur ta droite, et moi sur ma gauche. En se mettant ensemble, on ne pouvait aller que tout droit ! En avant ou en arrière, il est vrai !
- — Oh, c’est malin ça, comme réflexion !
Elle se lève pour aller au centre de la grande salle :
- — Tout cela est désormais mon univers, celui que je dois faire vivre. Je ne peux pas exiger de toi que tu viennes dedans, tu en as déjà beaucoup fait pour moi. Mais j’avoue que je serais très heureuse si tu acceptais de venir assez souvent dans mon univers de la nuit… Mais, ne te fais pas d’illusion, je ne partagerai pas !
- — Toi aussi, ne te fais pas d’illusion, je ne suis pas plus partageur que toi !
- — Alors, nous nous sommes bien compris !
Elle s’apprête à quitter la vaste pièce. Arrivée à la porte, elle se retourne et me lance, avec un large sourire :
Ni plus, ni moins. Pas un ordre, pas une demande. Non, une simple certitude.