Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 13703Fiche technique18314 caractères18314
Temps de lecture estimé : 11 mn
15/02/10
Résumé:  Un homme mûr se retourne sur son adolescence
Critères:  nonéro portrait humour
Auteur : Jean de Sordon            Envoi mini-message
Le rire de l'Ogre

Le rire de l’ogre


Premier sous-titre : Ce rire !


François Ravelais attachait tant de prix aux sous-titres, « respiration de l’écriture » que je ne puis décemment évoquer son souvenir sans sacrifier à sa marotte.


Ce surnom d’Ogre apparaît au début des années quatre-vingt sous la plume d’un journaliste, lorsque François Ravelais commence à créer sa légende. Ce surnom résume si bien le personnage, qu’il « collera » aux basques de François pendant les vingt années suivantes.


Ogre par le physique. Maître François possède l’ensemble des attributs indispensables pour assumer ce rôle dans n’importe quel conte pour enfant : sa stature est imposante, son épaisse barbe très noire lui donne l’air farouche requis par le personnage, sa voix, basse et profonde, se prête à merveille aux répliques du répertoire : « Je sens la chair fraîche, ici ! »


Ogre également par les appétits. Il mange comme quatre, avec un bonheur bruyant, chasse avec zèle les gentes demoiselles, les consomme avec une santé rarement en défaut.


Au cours de l’une des nombreuses fêtes qu’il organise dans son chalet des Hautes-Alpes, la coutume naît de lancer des paris stupides. Pour réaliser l’un d’eux, François Ravelais fait une nuit résonner d’un solide coup de poing le toit d’une dizaine de voitures, lesdites voitures n’étant pas à l’arrêt naturellement : trop facile… La police s’en mêle, la police se mêle toujours de tout. François étale un représentant de l’ordre. Il s’en voudra ensuite de ce geste contraire à ses principes résolument non-violents. Il payera à sa victime et à sa famille, des vacances au soleil.


Condamné à une peine de travail d’intérêt général, il ira d’école en école présenter une conférence traitant du racisme. Aucun des enfants qui ont assisté à cette prestation ne l’oubliera car le sujet imposé dévie à chaque fois, très vite, sur un cours très documenté de « vie pratique » dont le contenu varie selon l’auditoire et l’humeur du conférencier. François expliquera ainsi successivement comment entretenir sa chance, comment se comporter avec les femmes, l’art de l’écriture et même la recette de la tartiflette.


Le métier des lettres lui a procuré la seule richesse à laquelle il aspirait : ce qu’il appelle sa « relative semi-liberté ».


Je garde un souvenir très précis, très vivant, de la toute première fois où je découvre l’Ogre dans la « petite lucarne ». J’ai alors dix ou onze ans. Au « vingt heures », François Ravelais, venu parler de son dernier livre, se retrouve face à un ridicule petit coq, leader d’extrême droite très connu à cette époque et dont je ne citerai pas le nom, de crainte de salir ma plume. François possède déjà une réputation solidement assise de libertaire anarchiste : n’a-t-il pas publiquement incinéré ses pièces d’identité pour se proclamer « citoyen du monde » ?

Prudemment, son vis-à-vis tente d’amadouer ce redoutable contradicteur en chantant ses louanges. Le style : « j’ai hâte de lire votre dernier livre », « j’ai a-do-ré le précédent ». François affiche un sourire béat dont je connais aujourd’hui le redoutable présage. Il laisse venir, démarre très sec et en trois questions de plus en plus pressantes il obtient un échec et mat imparable, fait éclater de façon irréfutable que l’autre n’a jamais lu une page de lui. Je l’entends encore, en se levant de sa chaise, jeter à la caméra :



J’interroge mon père sur le sens de ce mot : fasciste. Je n’obtiendrai que des réponses évasives. Je me documenterai par moi-même. Cette scène marquera la naissance de ma conscience politique. Déjà, à cette époque, François Ravelais joue à mon égard le rôle d’un guide. Tel est l’homme que mon père a invité à séjourner chez nous à Château-Thierry.


Invitation non désintéressée. Charles a, bien sûr, dans l’idée de bénéficier de l’aura du personnage à l’occasion des élections municipales. Il a bien besoin de ce possible apport de voix car son adversaire de gauche, chaleureux, charismatique et surtout riche d’un projet plus cohérent, le menace d’une défaite plus qu’humiliante. Que l’Ogre, dont les positions politiques ne sont mystère pour personne, accepte de prêter son image à un petit notable outrageusement conservateur en a surpris plus d’un. Mais l’homme est possédé de la passion de prendre ses contemporains à contre-pied. Vous l’attendiez ici ? Il sera là-bas…


… À noter qu’au jeu de l’arroseur arrosé, mon cher père risque de remporter la palme car l’Ogre exprime toujours, sans pudeur ni restriction ses états d’âme et ses opinions. De toutes les façons, le résultat de ces élections me laisse d’une indifférence abyssale.


Écrire : je suis en admiration devant cet homme, relèverait du mensonge le plus éhonté. Huit jours avant son arrivée, je ne tiens plus en place en me répétant : je vais rencontrer François Ravelais, je vais rencontrer François Ravelais !… Plus extraordinaire encore : nous allons vivre sous le même toit…


Oublions l’invraisemblance du fait et supposez que l’on vous annonce : Jésus-Christ (ou Bouddha, ou Mahomet, rayez les mentions inutiles) va passer une huitaine chez vous…


J’avais alors seize ans. Une bonne partie de ma personnalité – pensée politique, projets personnels, vision de l’existence – a été modelée par cette admiration pour « l’écrivain scandaleux ».


Fils de notable, tout me destinait à suivre les traces paternelles sur les terres de la droite bien pensante. Mais mon drapeau est noir à l’image de celui de François Ravelais.


Je suis né à l’écriture à travers ses livres. Une résolution inébranlable : le métier des lettres ou rien. Écrire pour changer la vie, une écriture offensive, la plume en guise de baïonnette. Selon la philosophie de l’homme que je me suis choisi pour maître. À travers son exemple enfin, j’ai acquis la Volonté de vivre non pas de façon terne et étriquée à la manière des petits bourgeois de province, mais fortement, joyeusement, avec excès.


Dans un tel état d’esprit, je ne peux accueillir paisiblement l’arrivant, lui serrer la main avec un petit compliment très conventionnel sur la qualité de son œuvre. Il découvre un gamin aux yeux écarquillés qui lui bafouille son admiration avec des mots inappropriés mais d’une criante sincérité. Il se met à rire, ce rire qui lui est particulier. Je ris aussi. Nous nous sommes compris, trouvés, de façon définitive.


Deux jours à Château-Thierry et l’Ogre est déjà en « humeur de ribouldingue » selon son expression.


Naturellement, je serai du voyage.


Mais mon père ? Obtenir son accord relève de la gageure.


François déclare paisiblement qu’il fait son affaire du papa Sordon et effectivement, il te l’emballe en trois coups de rapière : du grand art. La conversation donne quelque chose comme :



Papa voudrait sans doute objecter que tout cela est absurde, je ne possède pas le permis. Mais on ne discute pas avec l’Ogre qui répond de lui-même et à sa manière biaise aux objections avant qu’elles ne s’expriment.



Papa hoche la tête à la manière d’un jouet mécanique. Il enrage, bien entendu, il bout intérieurement. Mais il a trop désespérément besoin de l’appui, des voix que peut lui apporter ce douteux allié pour s’autoriser à exprimer sa hargne.


François n’est pas dupe de cette excessive permissivité. Il en rajoute. Riant sous cape, il « réquisitionne » les services de notre employé de maison qui jubile à la perspective de deux jours de congés. Sonia, la secrétaire de papa sera aussi de la sortie : l’Ogre a « des vues » sur elle. La « réquisition » portera aussi, mais de façon plus discrète, sur une caisse de champagne que mon cher père réservait pour Dieu sait quel Grand Soir.


Le lecteur un peu attentif ne manquera pas de s’interroger sur l’absence de mère et d’épouse au foyer familial. Deux ans avant les événements ici contés, Irène Sordon, lasse de la compagnie de son bourgeois d’époux, s’était éprise d’un artiste itinérant – dresseur de chevaux, ou quelque chose d’approchant – et très paisiblement, elle a bouclé son bagage en annonçant qu’elle partait. À l’époux, elle a demandé de prendre soin de l’enfant, refusant de répondre, d’entendre seulement les protestations de ce compagnon dont elle ne voulait plus. Elle est partie. La Sainte Famille grimace aujourd’hui sitôt le prénom d’Irène jeté dans la conversation.


Trois jours durant, François nous entraîne dans Paris la fête, en l’une de ces bruyantes expéditions qui n’ont pas peu fait pour sa légende.


Par-delà les plaisirs de la chair, François me conduit sur les chemins plus excitants encore de l’écriture.


Un autre sous-titre s’impose : Des rencontres.


Jean-Marie Aroué. Personnage sulfureux, honni de la droite bien pensante. Hypocondriaque malicieux. Difficile de tracer la ligne de partage entre jeu et réalité dans ces malaises qui à maintes reprises ont terrassé notre homme et l’ont conduit au bord de la tombe. Jean-Marie, mort dix fois, et dix fois ressuscité, plus grimaçant, plus malingre et plus malicieux que jamais.


Sur le perron de la grande maison de Jean-Marie Aroué, à Ferney. François doit carillonner longtemps avant que la porte ne s’ouvre. Une riche brume de décibels flotte sur le voisinage, musique planante qui m’inciterait à m’allonger sur les pierres du perron pour dormir. Je crois que j’ai beaucoup bu. J’en suis même sûr. Enfin, le maître de maison déverrouille son huis. Il s’est enroulé, machinalement, sans pudeur excessive, dans une vaste serviette. Grinçant, caustique, fidèle à sa légende.



La chaleur de l’accolade dément la rudesse de l’accueil.



Il me prend à témoin :



Jean-Marie proteste – pour quoi vas-tu me faire passer ? – mais l’étincelle de rire dans ses yeux a valeur d’aveu.


J’apprendrai tout à l’heure qu’il vit en compagnie de « ses nièces », lesquelles séjournent chez lui pour veiller sur sa santé : Marie la blonde et Marie la rousse. L’année suivante, Jean-Marie s’arrangera pour dénicher une troisième « nièce » prénommée elle aussi Marie. Brune.


Le salon est pénombre et fumée, des cigarettes passent de main en main. Beaucoup de corps étendus. J’entreprends un recensement des nièces de Jean-Marie Aroué mais, l’alcool aidant, et les cigarettes, je perds mon compte, sombre, rêve.


Nous partageons trois jours la vie du petit homme. En dépit de son mauvais état de santé allégué, il boit abondamment, mange comme un trou. À se demander où il range cette débauche alimentaire car il est épais comme un fil de pêche.


Rencontre encore.


Jean-Jean Blondeau. Boutonneux et agité de tics. Sentimental et vertueux « toujours achevant quelque folie et toujours commençant d’être sage » selon ses propres termes. Idéaliste outrancier, catholique fervent, redoutant l’enfer et en même temps lucidement sceptique quant à l’existence de Dieu : un personnage déchiré qui prête la sagesse en cédant à toutes les passions. Autant que Maître Jean,


Jean-Jean aime les femmes mais chez lui cette passion se voile d’une pénible culpabilité, voire d’hypocrisie. Jean-Jean est, dans ses livres comme dans ses propos, le chantre des positions catholiques les plus rétrogrades. Il est notamment l’auteur d’une série « Histoire des hommes en blanc » qui raconte la papauté de manière violemment laudative. Il ne manque jamais la messe dominicale. Parallèlement, il milite dans des partis extrémistes et racistes.


Entre deux « bordées », quelques heures de calme : François parcourt mes premières tentatives d’écriture, sourit, s’exprime avec une franchise brutale mais rassurante. « Tout cela ne vaut pas grand chose, mon garçon, mais tu débutes. Tu dois encore te forger un imaginaire, trouver ta manière. Je peux t’aider si tu ne crains pas d’entendre des avis désagréables. ».


Comme prévu, Pa a perdu les élections. Je n’en éprouve pas une ombre de tristesse filiale, plutôt du soulagement : la démocratie fonctionne, elle a offert le fauteuil de maire à celui qui possédait un projet et le désir d’agir. À un homme vivant.


Un sous-titre possible : Retour à Château-Thierry et au morne silence d’une élection perdue.


François m’a quitté sur le quai de Paris-Lyon. Souffrant de l’estomac de façon plus ou moins continue depuis quelques semaines, il vient de se résoudre à subir des examens qui décèleront un cancer à un stade déjà avancé.


Ces quelques jours de « ribouldingue » seront, plus ou moins, sa dernière folie. Ensuite, les soins, la fatigue lui imposeront une sagesse contre-nature. Je connais ses réticences (litote : le terme phobie conviendrait davantage) face aux plus banales investigations médicales.


Ses assurances plusieurs fois répétées que je ne dois pas m’inquiéter m’ancrent tout au contraire dans la certitude d’une maladie grave. Tout comme la manière dont il me charge de transmettre ses excuses à mon père. « Je l’ai un peu charrié, c’est dans ma nature. De toutes façons, mon soutien ne lui aurait rien apporté » Nous sourions sans mots aux souvenirs communs de ce séjour : un grand souffle frais dans l’austère demeure.


Au moment où se ferment les portes du train, il me serre le bras fortement. « Ne les laisse pas te bouffer, fils. Ta vie t’appartient, ne l’oublie jamais ».


La porte nous sépare, coupant la fin de sa phrase. A-t-il dit « le fils que je n’aurai jamais » ? Lorsque je le reverrai, il ne gardera pas le souvenir de ce propos.


Marie-Pierre, enfin.


Le train quitte la gare au ralenti. Je traverse la voiture en proie à des sentiments confus, pénibles, m’écarte assez machinalement pour céder le passage à une femme. « Bonjour, monsieur de Sordon »


J’ouvre les yeux sur le monde extérieur. Marie-Pierre Queguiner. Elle est tout à la fois une adorable personne dans la vingt-cinquaine et l’épouse du nouveau maire de Château-Thierry. Deux qualités incompatibles selon moi : sa jeunesse, sa joliesse s’accordent mal aux plus de cinquante hivers de son influent, bedonnant et politique époux.


Marie-Pierre, je la connais pour l’avoir rencontrée à deux reprises lors d’ennuyeuses réceptions à l’Hôtel de Ville. À cette époque, deux semaines plus tôt, j’étais encore un enfant. Elle m’a attiré dès le premier regard mais comment oser l’aborder ? L’alcool me parut une source possible d’aplomb et de folie. Ce médicament, mal dosé, obligea mon père à me ramener à la maison, malade et titubant.


Nous effectuons le voyage en vis-à-vis. Marie-Pierre a d’abord abordé ces deux heures de promiscuité comme on subit une rencontre un brin ennuyeuse.


La conversation, un peu contrainte, promise à ne déboucher sur rien, devient rapidement plus libre. Nous entamons un agréable jeu de la séduction et lorsque nous nous quittons sur la double et sincère promesse de reprendre, poursuivre et approfondir cette relation.


À la maison, l’accueil manque de chaleur. Rien que de très prévisible. Aigri par son échec, mon pharmacien de père me sert une leçon de morale version vieille France, qui arracherait à l’Ogre des larmes de rire. Il est question des grands principes et des femmes de mauvaise vie, de mon avenir, de la France, de l’argent, du plaisir facile, du sens des valeurs et de l’usage du préservatif.


Par surcroît, mon grand bourgeois de père a mis la main sur mes productions littéraires. Il enrage.



Le souvenir des étreintes récentes chante encore dans mon sang – l’usage de cette dernière expression trahit encore le poids d’une éducation étriquée. François exprimerait les choses en termes plus colorés.


Mais j’acquiesce. Je feins de me rendre aux excellentes raisons développées avec feu par mon géniteur, excellentes raisons de vivre dans la grisaille. En chantant in petto avec Brel que « les bourgeois, c’est comme les cochons. Plus ça devient vieux, plus ça devient… »


Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec Marie-Pierre.