n° 13728 | Fiche technique | 26631 caractères | 26631Temps de lecture estimé : 15 mn | 25/02/10 |
Résumé: Avec le même personnage central que le "le rire de l'Ogre" (dont la lecture n'est pas indispensable pour entrer dans ce récit... mais vivement conseillée bien sûr car tout auteur aime à être lu). | ||||
Critères: portrait humour | ||||
Auteur : Jean de Sordon Envoi mini-message |
Mon ami Gilbert, récemment revenu de son exil romain, réside désormais à Paris, dans un appartement qu’il partage avec sa sœur Michelle.
D’elle, de Michelle, je ne conserve que le souvenir flou, inattentif, d’une enfant silencieuse. Elle poursuit, ou peut-être a déjà rattrapé, des études commerciales qui l’ont amenée à séjourner près de deux ans aux États-Unis. Une autre bonne raison de rendre visite à Gilbert : à quoi peut bien ressembler aujourd’hui une sœur de mon ami qui s’appelle Michelle et arrive d’Amérique ?
C’est elle qui m’ouvre la porte. Je me suis promis cent fois, pourtant, de renoncer à ces comparaisons zoomorphiques, toujours fausses, toujours mesquines. Cette fois, pourtant, le rapprochement s’impose avec la force simple de l’évidence. Toute la défiance, de soi-même et des autres, paraît s’être gravée dans les traits mêmes de l’enfant. Les yeux obliques, retroussés vers les tempes et enfoncés, une prudente mobilité, cet air de fuite, toujours surpris et toujours furtif suggèrent irrésistiblement l’image d’un petit renard, très joli, inquiet jusqu’au désespoir.
Je lui dis :
Elle murmure :
Sans me laisser le temps de lui demander le pourquoi, le comment de cette miraculeuse prémonition, elle disparaît dans une pièce qui s’ouvre à gauche de l’entrée. Elle ressort aussitôt, retraverse le couloir sans me regarder, disparaît à nouveau dans une pièce qui s’ouvre à gauche, sans doute un terrier. Gilbert se dégage de la pièce de gauche au moment où je me décide à avancer. Il cligne des yeux comme un homme qui vient de s’éveiller. En fait, il est complètement saoul.
Gilbert est d’une surnaturelle et puissante laideur : presque nain, barbu et chevelu avec excès ; le visage et le front très rouges, le nez très pâle. Pour parfaire, peut-être, son personnage, il cultive avec soin un pesant et rocailleux accent germanique.
Je bafouille quelque chose où il est question de ne pas déranger.
Les gens ont tous leur rire. Celui de Gilbert le replie sur lui-même, profond et âpre, comme une crampe.
Il me pousse dans le salon d’une solide bourrade entre les deux épaules. Je suis surpris de découvrir là l’écrivain Jean-Jean Blondeau.
Celui que l’un de mes amis appelle « ce Suisse et ce sot bout à bout » est un homme imprévisible. D’aucuns, plus méchamment, le déclarent incohérent. Ce tiède défenseur des valeurs d’un catholicisme absolutiste, heureusement déclinant, aurait-il viré de bord pour épouser notre vision libertaire de l’existence ? Bonne nouvelle. Elle tendrait à prouver que les imbéciles sont capables d’évoluer. Mais ensuite ? Tâtera-t-il du bouddhisme ? Se convertira-t-il à l’islam ? Je le tiens capable de tous les revirements à la suite. Je ressens un malaise presque physique en face de tels personnages torturés intérieurement, contournés, noueux.
Gilbert décapsule deux bières avec les dents, crachant sur le sol les bouchons. Il m’en tend une, s’envoie un long trait de bière derrière la glotte. Le liquide coule et mousse dans sa barbe épaisse. Il rote.
Du fond de son exil romain, Gilbert a tout de même eu l’occasion de lire mon premier roman publié sous le pseudonyme assez transparent de Jean d’O.
Helvétique et profonde stupéfaction de Jean-Jean Blondeau : « Jean d’O., c’est toi ? ». Je confirme.
Gilbert décapite une nouvelle bière, jure parce que l’aluminium vient de lui griffer la lèvre. Le petit renard entre silencieusement, obliquement, évitant mon regard. Gilbert tend le bras, attire à lui sa sœur, pose une main protectrice sur son torse, enfouit ses lèvres dans ses cheveux.
Michèle se tortille pour échapper à ses grosses pattes.
Elle va s’asseoir dans l’un des fauteuils, les talons sous les fesses, les bras enserrant ses genoux relevés. Gilbert, avachi sur le bord de la table, essore d’un geste devenu machinal son épaisse barbe.
Plus tard dans la soirée. De nombreuses bières plus tard. Je suis accoudé au balcon. Jean-Jean est parti. Gilbert somnole dans un fauteuil. Michèle vient s’accouder à côté de moi, sans me regarder. Son torse juvénile parvient très bien à gonfler le pull-over. Elle n’est pas si petite que cela. Une aile de souples cheveux sombres dérobe son profil. Je parle à ce que je vois de ses cheveux, de son cou, de sa nuque. Les mots ont peu d’importance. Le petit renard, le visage toujours caché, se défend, esquive, s’enfouit dans des trous de silence puis revient me chercher. Elle se tourne enfin. Son sourire déchire un mur de verre entre elle et moi et elle prend sa respiration pour me jeter…
qu’elle m’aime…
… colle ses lèvres contre les siennes avec une hardiesse que j’étais bien loin d’attendre. Je me suis vraiment trompé dans mon jugement, ce qui m’arrive trop souvent. Je m’efforce de ne la toucher qu’avec les lèvres, maintenant son corps légèrement écarté. Alors, elle me jette les bras autour du cou et se presse contre moi. Je dois faire face à un désir brutal, fulgurant, respire avec avidité les cheveux roux, la douce peau mate.
…………………………………………………………………………………………
Lorsque j’ouvre les yeux, les aiguilles verticales du réveil disent : midi. Ma nuque est prise dans un étau et mes dents grincent au fond de leurs alvéoles. Fort heureusement la journée en cours est un dimanche. Je me défenestre jusqu’à la taille pour constater que ma voiture n’empiète pas (trop) sur l’avenue. Retombe dans la tiédeur de mon lit, rêve.
La lenteur d’un sourire.
Comme un film monté en boucle je revois encore et encore cette manière qu’elle a de repousser d’un coup de tête la mèche qui lui tombe sur le front.
Son parfum.
J’ai fui très lâchement l’appartement de Gilbert hier soir.
L’irruption de mon Charles de Père interrompt cette rêverie. Il tient à la main un exemplaire du « Drapeau noir » signé Jean d’O.
Un instant, je joue sérieusement avec l’espoir qu’il vient simplement me parler, comme il le fait parfois, d’un bouquin qu’il a découvert sur l’étagère d’une librairie et aimé. C’est dire si j’ai l’esprit brumeux.
Il pose ses fesses sur le bord du lit et me sert tout d’un trait une leçon de morale qui arracherait des larmes de rire à mon « maître à écrire », François Ravelais, ferait hoqueter un mort. Là-haut dans l’azur, les anges pouffent joliment derrière leurs mains jointes. Je garde mon sérieux en évoquant le naufrage du Titanic, l’œuf d’Oppenheimer glissant dans le ciel d’Hiroshima, la mort de Maïakovski, la vie sexuelle de Jean-Jean Blondeau…
Mon bon bourgeois de père développe son propos avec grande conviction :
de l’amour sacré de la Patrie, du respect dû à son drapeau ;
de la méfiance salutaire à l’égard des femmes de mauvaise vie et, corollairement, de l’usage du préservatif…
L’auteur de mes jours se tait au milieu d’une phrase, constate avec cette lucidité que toujours je lui envie :
Ce qui ne l’empêche pas de me suggérer de renoncer à « certaines outrances » pour devenir « un véritable écrivain ».
Par tendre hypocrisie, par lâcheté, je promets. Il s’illumine à l’énoncé de ces bonnes résolutions, brillantes comme une poignée de fausse monnaie. Avoue qu’il doutait si peu de me ramener « dans le droit chemin » qu’il a prévu un cadeau afin de sceller cet accord.
Comme les orages, la guerre et les impôts, les remords passent et s’effacent. On sait qu’ils reviendront, aussi jouit-on doublement de l’instant présent. À moins, à moins que mes remords à moi ne se perdent dans le vent de la vitesse, fracassés par les décibels. La moto magnifique qui m’attend à la porte va devenir la fidèle servante de ma vie sentimentale si bien remplie. Il y a d’abord Marie-Pierre, nulle autre que l’épouse de notre nouveau maire. Et Bénédicte. Bénédicte et ses vingt ans, rencontrés l’un et l’autre au campus universitaire. Yvette, si longtemps perdue de vue, retrouvée.
Et Michelle… si je parviens à faire fi des devoirs de l’amitié.
Non, la sœur d’un ami, c’est sacré.
Mais quel adorable petit renard…
… Mon cher père s’engage dans une nouvelle aventure politique en prenant rang dans la hiérarchie d’un parti encore à naître, voué à « fédérer les forces de progrès de la Nation ». Il souhaite m’associer à cette croisade. Il nourrit à mon égard, je ne l’ignore pas, de réelles ambitions politiques. Il me rêve en Vercingétorix de cette alliance des tribus gauloises.
Le personnage du « poor lonesome cowboy » chevauchant face au soleil couchant me conviendrait mieux.
Ou mieux encore : cet écrivain salace et mal pensant qui signe « Jean d’O. » ses écrits
Mais mes promesses imprudentes m’emprisonnent. Je m’enfonce, je m’enlise, m’entortille comme un chaton jouant avec une pelote de laine.
À la première réunion du futur parti, je rencontre Nat.
Tandis que les premiers orateurs se succèdent sur le podium, une jeune femme assise sur l’un des hauts tabourets du bar prend des notes devant une tasse de café. Elle a de très jolis sourcils, soyeux et fins, qui allongent en l’adoucissant la forme de ses yeux. Sa voix aussi émeut : voilée et sombre, enveloppant une rieuse tendresse. Elle a accueilli les arrivants par un petit discours d’ouverture du congrès.
Sa poignée de main très protocolaire s’adresse au fils de Charles de Sordon. Ses yeux rient sympathiquement à découvrir « Jean d’O. » en pareille compagnie. Elle n’est pas dupe. Elle-même vit l’aventure politique comme un jeu, avec un cynisme rassurant.
Tandis que ces messieurs rebâtissent non pas le monde mais le microcosme politique, nous parlons politique. Une autre politique, d’autres références, d’autres rêves.
Désobéissance civile, par Henri David Thoreau, par exemple.
Et ce vieux Fédor Dostoïevski… Le diable prit le prêtre par le collet, le leva dans les airs, et le transporta dans une usine, dans une fonderie de fer. Il vit là le travailleur courir et se dépêcher en avant et en arrière, travailler dans une chaleur étouffante. Très vite l’air écrasant et la chaleur en sont trop pour le prêtre. Avec des larmes dans les yeux, il supplia le diable : « Laissez-moi partir ! Laissez-moi quitter cet enfer ! »
Je lui demande :
Elle sourit, mystérieuse, pose un index en travers de ses lèvres.
Au cours des années qui suivront, les caciques du parti apprendront les dégâts que peut faire une bombe cachée dans les cales, juste sous la ligne de flottaison, une bombe à retardement qui s’appelle Nat.
Elle parle très bas :
Je n’en éprouve que plus de hâte à voir les intervenants boucler leurs propos. Nat s’avance à son tour pour le discours de clôture. Je reconnais au passage, habilement maquillée, une citation appartenant à l’un de nos auteurs préférés : clin d’œil à moi adressé. Nous nous engouffrons enfin dans un taxi. Nous passons une nuit très simple, riante et rafraîchissante comme Nat elle-même. Vers le matin nous nous remettons à bavarder avec cette générosité légère que donnent l’amour et les heures de l’aube, acidulées et claires. Elle me propose de la seconder dans son œuvre de sabotage politique. Je balance. Le projet m’amuse. Mon cher père me reproche si souvent de ne rien faire d’utile…
François Ravelais m’a encouragé à « entrer en écriture ». Il est devenu mon père spirituel. Cet homme « d’ultra-gauche » accueille le récit de ma soirée avec une joie bruyante. Cette forme de guerre « sous-marine » le ravit. Il regrette de ne pouvoir s’y livrer en personne mais ses yeux pétillent d’une manière que je connais bien…
Nous changeons de sujet : il souhaite, mystérieux, me présenter quelqu’un. Il ajoute : tu devrais venir avec Michelle.
Pas besoin de chercher des heures la réponse à cette énigme. Je m’exclame, joyeux :
Francine Billon : un destin hors du commun.
Francine naît et grandit dans ce petit paradis qu’est l’île aux Moines, dans le golfe du Morbihan. Son père, un haut fonctionnaire de police, est nommé en Corse. Peu après, il est « exécuté » en présence de sa fille : action attribuée aux autonomistes, lesquels s’en défendent. On évoquera alors la mafia. Le fonctionnaire aurait été en « affaires » avec Cosa Nostra. Comme toujours en pareil cas les langues vont bon train : comment résister à la tentation de lier ce meurtre à la politique ? Le fonctionnaire en savait trop sur certaines affaires et avait manifesté l’intention de livrer à la presse ses souvenirs non expurgés.
Allez savoir la vérité… La polémique occupe un temps les médias, mais l’enquête n’apporte aucune réponse claire. Mais Francine veut savoir. Elle prend secrètement contact avec les autonomistes et obtient une vérité. « LA » vérité ? Les commanditaires du meurtre sont, seraient bien les amis politiques du fonctionnaire.
Du haut de ses vingt ans, Francine possède une force de caractère peu commune. Elle a juré de venger son père. Grâce à des complicités bien placées, elle rencontre les hommes dont elle veut la perte, les séduit, les ensorcelle. À deux reprises au moins, elle obtiendra assez d’armes contre eux pour exercer un puissant chantage et pousser ses amants au suicide.
Son œuvre de justice achevée, elle pense reprendre le cours de sa vie, mais elle a trop décidément pris goût à l’action clandestine et à l’argent facile. Avec une poignée d’amis, elle entreprend de bâtir de nouveaux chantages. En deux ans, elle et sa bande vont pressurer plusieurs hauts fonctionnaires et politiciens. Une technique très bien rodée : leur victime choisie, ils se livrent à un patient, un minutieux travail d’enquête. Ils recherchent les faiblesses, les failles de leur victime : alcoolisme, infidélité, goût du jeu, vice… À noter que Francine termine toujours son « travail » en tuant socialement sa victime par la révélation publique de détails personnels qui le plus souvent acculeront le malheureux au suicide. La police la surnomme « l’Araignée ».
En 1981, « l’Araignée » publie ce qu’elle baptise ses « souvenirs de guerre ».
Jean-Marie Aroué, lui-même catalogué par la France bien pensante comme « écrivain scandaleux », a accepté avec enthousiasme de devenir l’officieux agent de Francine Villon. Ce diable d’homme ne connaît pas les demi-mesures, il aime ou déteste toujours avec passion.
Michelle aussi. L’âme secrète mais volcanique du petit renard abrite une fascination intense pour le sulfureux personnage de « l’Araignée »
Par l’intermédiaire de Jean-Marie, Francine nous fixe un rendez-vous au fond du fond de sa Bretagne natale.
…………………………………………………………………………………………
Lorsque je coupe le moteur, il me semble entendre gueuler ou chanter quelque chose derrière les arbres. Les maisons, ce sont les dernières, dorment, glacées comme des paquets d’algues. Nous descendons le chemin dans l’obscurité. La bande de braillards entendue un instant avant nous croise. Ils se tiennent par la main ou le bras, chaloupent comme des marins ivres. Les amis de Francine. Ils viennent de Tunisie, ses hommes, et l’appellent « patronne ». J’aimerai passionnément leur amitié, leur jeunesse chahuteuse, leur chaleur de coude à coude.
Francine, enfin. Elle m’arrive au menton. Quand elle a levé la tête, j’ai vu qu’elle avait une frange sur le front, des cheveux sur les oreilles, des yeux canins, brun clair, magnifiques qui sourient. Je l’ai regardée sans rien dire. Je m’étais égaré, la vie m’échappait tout soudain. Elle ne pouvait pas être ce personnage sanglant de l’Araignée. Ses yeux de môme, les mêmes yeux que Michelle. Elle m’expliquera : « j’ai attrapé la haine comme un mauvais rhume ».
Tous assis sur un mur, à un mètre cinquante du sol, comme des noix sur une planche. Francine raconte, parle de l’avenir surtout. Pour elle, « l’Araignée » appartient déjà à son passé. Elle joue avec ses cheveux, un peu comme font les épagneuls avec leurs longues oreilles. Elle joue à cacher ses yeux. Cette nuit-là, après le bain de minuit où toute la bande plonge en gueulant dans les vagues, Francine et Michelle parleront longtemps.
À cette époque ou un peu avant, François Ravelais fait un choix longuement pesé : abandonner le combat qu’il mène depuis deux ans contre le cancer. Edmond, le médecin qui l’a accompagné tout au long, Edmond dont l’humour à froid m’a plutôt secoué à de nombreuses reprises, lui a promis « six mois à peu près » à poser en parallèle à « un peu plus d’un an peut-être » au prix de soins intensifs et invalidants.
Un temps, François joue avec le projet d’une émission de télévision. Il y renoncera finalement, craignant de n’être pas à la hauteur de sa réputation de polémiste virulent.
Il rêve du grand large, m’appelle un matin.
Huit mètres de long, une finesse de mouette : Hoedik nous attend dans le port de Vannes. La promenade, huit jours à l’origine, en durera quinze, puis un mois, puis deux. Personne d’averti. La presse nous donne pour morts.
François s’endort au large des Canaries. Selon sa volonté, Hoedik deviendra propriété d’une association d’aide à l’enfance déshéritée. Les mois qui suivent mon retour dans le monde des hommes me fourniront maintes occasions d’envier la paix de mon vieux maître. Les suites de cette parenthèse océanique prennent un côté kafkaïen : défaut de visa pour nous rendre d’ici à là, pour poser le pied sur cette terre ou croiser au large de telle autre, apercevoir tel phare ; non-respect du droit maritime et « pouvez-vous justifier des salaires versés à ce matelot embauché à Saint-Domingue ? » Taxes portuaires, déclarations, assurances ou défaut d’assurances. Le décès et les funérailles de François somment cet acte d’accusation en croissance exponentielle : « un médecin a-t-il constaté le décès, signé un permis d’inhumer ? »
Lorsque je révélerai que, selon sa volonté, François a été incinéré sur une plage, la silhouette de la guillotine se dessinera dans les prunelles de mon vis-à-vis.
« L’affaire » s’étalera paresseusement sur plusieurs années. Parallèlement, la Justice tend dans ma direction un index accusateur, un de plus : « Jean de Sordon, avez-vous clandestinement rencontré la criminelle Francine Billon, tel jour, en compagnie de la jeune Michelle, mineure au moment des faits ? »
Le moyen, je vous le demande, de répondre faussement à une question aussi documentée. Ôtez le point d’interrogation et vous obtenez, prêt à estampiller, un acte d’accusation de toute beauté.
Fort de mon innocence – ô le plus naïf des hommes, ignores-tu que les têtes innocentes tombent toujours les premières ? – je réponds qu’en effet.
Ces messieurs n’attendaient rien d’autre.
« Et depuis cette date, me demandent-ils, avez-vous parlé à nouveau avec la jeune Michelle ? Lui avez-vous parlé ? »
Ils m’interrompent avec colère et grossièreté, exigent une réponse. Retenant un soupir, je réponds :
Le crime ne me paraît pas si pendable mais je garde cette pensée par-devers moi. J’assure au représentant de la Loi qu’il ne trouvera Michelle ni dans mes bagages ni au fond des cales du voilier.
Mais la Justice aime les histoires d’amour autant que les écrivains. Longtemps après que Michelle se sera enfin manifestée, déclarant publiquement son intention de marier ses jours à ceux de Francine Billon, la Justice continuera de me vouer une haine imbécile et tenace.
Ensuite : le chaos. Une banquise de transparentes tranches de temps qui glissent les unes sur les autres, se superposent, se confondent, se rangent dans un ordre ou dans un autre, faussant les souvenirs par des jeux de miroirs ou de diffraction. Michelle et Francine se sont établies quelque part dans le vaste monde. Elles élèvent des chevaux. Ma vie à moi se remplit encore, chaque jour plus. Il y aura une autre Michelle. Ce qu’on appelle le temps est plein de hauts, de crampes, de glissements et de torsions. Un mois peut-être après la disparition de François Ravelais, je vais marcher dans les bois. Ma peine me tient compagnie. Lorsque je reviens à la voiture, une femme s’est installée en bordure de l’esplanade boueuse. Pinceau levé, elle médite devant le chevalet.
Une autre Michelle.
Mais ceci est une autre histoire.