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n° 13734Fiche technique19826 caractères19826
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02/03/10
corrigé 12/06/21
Résumé:  Encore un texte mettant en scène Jean de Sordon et ses amis. Il est question ici de la peine de mort.
Critères:  portrait humour
Auteur : Jean de Sordon            Envoi mini-message
Ce diable d'homme !

Ce sont amis que le vent emporte,

Et il ventait devant ma porte,

Aussi les emporta.

RUTEBEUF




L’une des toutes premières leçons de la vie, c’est que le temps passe. Il ne fait même que cela. Il profite généralement de ce que l’on a les yeux tournés vers l’intérieur pour mettre les bouchées doubles.

Je me suis endormi quelques années : le temps tout juste de commettre quelques nouvelles, deux romans, de me marier (puis de m’en mordre les doigts), d’éprouver une violente tendresse pour un certain nombre de femmes – bref, j’ai vécu sans me soucier outre mesure du temps qui passe. Le salaud en a bien profité !

S’il se contentait d’effeuiller les roses et de nous blanchir les tempes, le pardon resterait envisageable – mais qu’il s’en prenne aux amis…


Au début des années quatre-vingt, ce n’est pas si vieux, mon pays pratiquait encore la peine de mort. Au moyen d’un ingénieux dispositif créé presque deux siècles plus tôt, on tranchait le cou des présumés coquins dont une assemblée de citoyens choisis au hasard avait jugé « en son âme et conscience » qu’ils ne méritaient pas de vivre.


Mais nous n’étions pas les seuls, bien entendu. Aux États-Unis, on électrocutait, on gazait, on tout ce que vous voudrez à un rythme soutenu. On électrocute, on gaze, on tout ce que vous voudrez encore aujourd’hui. En d’autres endroits du monde, on pendait, ailleurs on lapidait, on garrottait… On pend et on lapide toujours.


Dans un certain nombre d’affaires, la Justice reconnut un peu tard une regrettable erreur. Les morts attendent encore les excuses de leurs juges.

Je pourrais fournir une abondante documentation sur les conditions dans lesquelles nombre de condamnés passent de vie à trépas : contrairement à ce que vous pourriez croire, la mort ne répond pas toujours docilement quand on la siffle.

Mais je risquerais de vous faire fuir…


C’est d’un homme que je veux parler ici, et d’un ami : Jean-Marie Aroué.


Bien avant que l’abolition de la peine de mort n’alimente en France les débats de nos élus, Jean-Marie se battit pour cette cause avec toute la fougue et l’emportement qui caractérisaient ce petit bout d’homme, polémiste redoutable, esthète et anarchiste de cœur.


Je ne nourrissais à l’époque aucune opinion fortement marquée sur la question – comme la plupart d’entre nous, sans doute. Jean-Marie allait y remédier, par l’une de ces méthodes expéditives dont il a le secret.


Un dimanche où je lui rendais visite à Morhoc’h, le repaire breton dont il avait fait l’acquisition deux ans plus tôt, il me prit par la main, me fit asseoir d’autorité dans le salon :



Les nièces de Jean-Marie sont là. Je dis : « bonjour, Marie » et « bonjour, Marie ».

Deux Marie, l’une rousse, dite Fleur de Rocaille, et l’autre blonde : Bottinette.

Les surnoms sont de Jean-Marie, grand amateur de sobriquets. Il en distribue à la pelle autour de lui mais les justifie rarement, peut-être parce qu’il n’y a rien à justifier.


Vous ne verrez jamais en salle le film qu’il me projeta et c’est tant mieux. Il s’agissait, ni plus ni moins, avec une qualité d’image médiocre mais amplement suffisante, des dix dernières minutes de l’existence d’un condamné à l’électrocution. J’en dirai seulement que l’on ne peut plus, après, se déclarer partisan de la peine capitale.


Jean-Marie me laissa vomir tout mon saoul, me prêta gentiment une serviette pour m’essuyer la bouche.



Il faut le voir, le cher petit homme, arpenter la pièce en frappant du talon, battant ses hanches du poing sous la force de ses convictions.

Ses nièces, qui ne sont pas plus ses nièces que je ne suis natif de la planète Mars, tentent de le raisonner. Il a soixante-dix-huit ans, tout de même, le cœur en mauvais état et une tension dangereusement élevée. Il suspend soudain cet emportement : il a faim. Nous dînons avec splendeur dans un restaurant landais. Trop de splendeur, même, étant donné la température, en sorte que Jean-Marie commence bientôt à bouillir, puis à frire et enfin à ruisseler et à produire des hoquets effrayants. La cuisine de la vie, d’une manière très générale, lui délabre l’estomac. C’est un passionné, vous l’avez bien compris. Pourtant ses idées demeurent claires. Absurdes assez souvent, mais claires.


Il a bien occupé son temps au cours des journées qui ont précédé. Il a notamment effectué un grand tour à travers les stations de radio et les chaînes de télévision, la rédaction des grands journaux, recueillant au cours de ce périple assez de propositions, assorties comme bien vous pensez d’assez de menaces, de chantages sournois, d’arrière-pensées, de malentendus et de sous-entendus pour bâtir en Espagne un château de taille moyenne, mais avec de belles dépendances, plusieurs pensionnats pour vaches et une niche à garde mobile. En d’autres termes, le grand projet avançait bien. Ce qui allait mieux encore, disait Jean-Marie, c’est que ce même chemin faisant, le pied lui avait glissé dans la figure d’un producteur.

Je demande naïvement : producteur de quoi ? Jean-Marie s’emporte ou plutôt poursuit dans son emportement :



Jean-Marie a levé les bras au ciel en bénissant la naïveté admirable de mon âme avant de se lancer dans l’une de ces explications fumeuses dont il possède le secret, explication dont il ressortait :


• que Fontaine, comme son nom ne l’indiquait pas, était juif, ce qui n’avait de toutes les façons aucune importance dans la question qui nous intéressait ;


• que lui, Jean-Marie, avait pour habitude de connaître le dessous des cartes, ceux des tables, ceux des actrices et ceux des plats ;


• qu’il avait connu Fontaine aux États-Unis où ce digne petit homme mettait ses talents au service de la politique la plus conservatrice de ce grand pays (grand par la géographie, nain par l’esprit) en défendant notamment de toutes ses forces la pratique de la peine de mort.


J’objectai que justement, si cet homme est un tel partisan déclaré…


Jean-Marie me coupa avec impatience.



Il me fait peur. Il a le teint violacé et je me dis qu’il va mourir dans l’instant.


Pour le couper dans cet emportement, je lui demande quel est son projet. Car projet il y a : cet homme paradoxal s’emporte, parle haut, explose dans cent directions mais, parallèlement, il élabore lucidement la marche à suivre pour atteindre ses objectifs. Une pensée à deux étages dont je m’avoue incapable.


Il se laisse choir dans son fauteuil, bras et jambes écartés, reprend haleine et ses yeux pétillent.



Marie, l’autre Marie, demande : « mais qui l’a inventée ? »



Nous nous récrions que c’est la vérité du Bon Dieu.


Marie demande alors si l’inventeur de la mousseline s’appelait Mousselin.



Nous rions un moment. Merci, petites chéries, d’égayer un sujet qui autrement ne prêterait guère à sourire.


Avec plus de calme, Jean-Marie expose son projet.



Il jubile :



Je réponds par l’affirmative. Non que j’éprouve une passion sans borne pour ce malsain personnage. Mais, puisque nous cherchons des personnes populaires, capables de remuer l’opinion, il est indubitablement l’homme de la situation. Les Français aiment son image, outrée et mensongère, de rebelle au grand cœur. Le « bandit bien aimé », tu parles !


Jean-Marie connaît mon opinion sur le personnage :



Nous nous regardons et nous éclatons de rire : quel outil, que cet homme-là !



Au cours des deux mois qui ont suivi, nous avons été, tous, plus occupés qu’une bande de poules à qui on aurait donné un renard à garder.


Tout d’abord, chacun devait fournir, selon le vœu de Jean-Marie, une histoire « forte, mal pensante, dérangeante ». Et ce diable d’homme plaçait la barre très haut. Il rejeta dédaigneusement nos premières propositions :



Ou :



Alternant cajoleries et vexations, il parvint, je crois, à tirer le meilleur d’entre nous.


Même le texte signé par Louis Manderin « tient la route ».

Le « bandit au grand cœur » n’est pourtant pas un écrivain de profession, tant s’en faut, mais il tient sa place dans cette série de récits dont vous sortirez avec soulagement. Oui, nous avons fait de la bonne ouvrage.


Parallèlement, chacun de nous, selon sa personnalité, se livrait à quelque action d’éclat destinée à attirer l’attention des médias sur notre guerre.


Louis Manderin enleva en plein Paris un procureur et pendant plusieurs semaines, il inonda la presse de photographies montrant le monsieur tenant la tête tranchée d’un condamné ou manipulant la guillotine. Le spectacle ne brillait pas par le bon goût, mais il fit parler de nous, ça oui !


Francine convia les journalistes à des conférences de presse où, avec une violence paisible, elle leur livra sans le moindre effet de style un panorama du monde où ils vivaient. Son exposé sur la mort par le garrot restera dans la mémoire des participants comme un moment particulièrement éprouvant.


Je me contentai pour ma part de distribuer des tracts en compagnie des nombreux volontaires qui nous avaient rejoints dans ce combat.


Ajoutez à ces amusements les passages à la télévision et à la radio, afin d’y alimenter la polémique.


Jean-Marie, alors, jugea le moment venu de frapper un grand coup.


La télévision a rarement rediffusé ces images jugées « politiquement incorrectes ». On y voit le cher Jean-Marie guillotiner des lapins puis jeter à la caméra :


« Maintenant, braves gens, vous saurez ce que c’est qu’une exécution ! »


La guillotine, nous l’avions fabriquée l’avant-veille dans le garage de François Ravelais.


La sanglante démonstration menée par l’ami Jean-Marie provoqua des remous, certes, mais pas ceux attendus. J’entends encore Jean-Marie ricaner : « Les pauvres petits lapins ! Voilà tout ce qu’ils sont capables de dire… Je leur parle, moi, d’êtres humains que l’on coupe en morceaux et eux ils me répondent : les pauvres petits lapins ! Merde, ils n’ont jamais mangé de civet, ces cons ? »


Jean-Marie, aux mains rouges de sang, fut embarqué manu militari dans un fourgon de gendarmerie tandis que les uniformes cernaient sa machine de mort en priant vigoureusement les journalistes présents de tourner l’œil de leurs caméras vers d’autres cieux.


Jean-Marie entama une grève de la faim. Nous l’avons imité, installés sous une tente face aux portes de la prison de la Santé. En parlant de santé, celle de Jean-Marie ne tarda pas à se dégrader. Un homme de cet âge et en piètre état physique ne cesse pas de s’alimenter sans s’exposer à de graves conséquences.


L’avocat Robert Badinter, futur artisan de l’abolition de la peine de mort en France, lui rendit visite et tenta de le convaincre de renoncer à son jeûne.


Une incitation relayée par nous tous :



Oh oui, nous te connaissons, obstiné vieillard ! Et précisément c’est pour cela que la peur nous serre les tripes : tu ne cèdes jamais, toi.


Marie et Marie prennent le relais :



François répond qu’il soignera Marie et Marie comme ses propres nièces.


Les jours passaient. Avec une paisible obstination, Jean-Marie continuait de se suicider. Son état de santé devint si alarmant que le pouvoir politique fut heureux d’en prendre prétexte pour rendre la liberté à cet encombrant prisonnier.


Nous tentions en vain de forcer la volonté de cette ombre d’homme que les médecins nourrissaient désormais au moyen de sondes.



Pour nous tous, les jours de liesse de mai quatre-vingt-un, l’élection de François Mitterrand, garderont toujours un goût de cendre. À l’annonce du résultat, Jean-Marie avait rompu enfin le jeûne mais il était trop tard pour lui.


Le dernier acte, la dernière image restent pour moi le cortège des amis et des admirateurs et cette banderole que nous arborons : « Nous enterrons la dernière victime de la peine de mort ».


Marie et Marie, trop hébétées de chagrin pour pleurer, ont suivi la cérémonie au sein d’une sorte de nuage opaque ; incrédulité et naïve colère mêlées : « il nous avait promis de ne pas mourir ! »


François qui de sa vie ne s’est jamais dérobé aux devoirs de l’amitié est auprès d’elles. Il oublie sa propre peine pour se consacrer totalement aux « deux orphelines » comme il les appelle.


Finalement, elles reconstitueront avec lui les relations qu’elles entretenaient avec Jean-Marie.