n° 13809 | Fiche technique | 19951 caractères | 19951 3441 Temps de lecture estimé : 14 mn |
12/04/10 |
Résumé: Une femme éprouve le besoin de se retourner sur son passé et elle découvre que ce passé est un mensonge. | ||||
Critères: #nonérotique #aventure #policier | ||||
Auteur : Jean de Sordon Envoi mini-message |
J’avais douze ans. Maman et cousine Marie étaient descendues sur la plage presque après le déjeuner. Les gens arrivaient peu à peu. Je ne voulais pas rester sous le parasol, maman m’avait défendu de me déshabiller. J’ai marché tout le long de la plage. Il faisait chaud. Au bout du sable, il y avait des rochers, puis une autre plage, à angle droit avec la première.
Ce souvenir et cette petite île de temps restent intensément gravés dans ma mémoire pour une raison simple : le soir même, nous quittions l’Algérie.
J’ai souvent pensé à retourner là-bas pour retrouver la petite fille qui marchait sur la plage. Mais à chaque fois, raisons d’argent, raisons de travail, ce projet vague et velléitaire a reculé dans un avenir mal défini.
Aujourd’hui, la conjonction d’une petite somme gagnée à un jeu de hasard et d’une période de chômage, les premiers jours de l’été, la claustrophobie née de la vie dans deux pièces exiguës m’emportent : rendez-moi mon enfance !
En douze ans, le pays a bien changé. Je m’y attendais, naturellement. Oui, mais tout de même…
Entre mes souvenirs et la réalité, rien ne coïncide. Les souvenirs d’une petite fille de douze ans ne constituent pas un guide de voyage des plus fiables, j’en conviens. Mais à ce point ?
Mes parents, s’ils vivaient encore, auraient pu m’aider dans cette quête du passé. Ils sont morts peu après leur arrivée en France.
Une impression cauchemardesque de m’être trompé de pays, de planète, me serre la gorge.
La plage, par exemple… Je revois très bien les lieux. Notre maison se dressait face à la mer. On accédait à la plage par un petit chemin. De la fenêtre de ma chambre, j’apercevais à la fois une mosquée et le phare. Or, je me tiens à présent à l’endroit précis où se dressait (?) la maison. Je vois la mosquée, je vois le phare, sous l’angle adéquat. Mais pas de maison. Pas de plage. Des rochers, une falaise. Personne n’a jamais habité là.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
La société fondée par mon père ? Elle n’a jamais existé.
Est-ce que j’existe, moi ? Je commence à en douter.
Avant la date prévue, je refais le voyage vers la France où je recherche la famille qui m’a brièvement accueillie après la mort de mes parents. Elle n’existe pas.
La maison d’accueil où j’ai vécu jusqu’à dix-huit ans. J’en garde un souvenir précis. Grâce au ciel, elle existe. J’y recherche les traces de mon passage, des gens que j’ai connus. Et à nouveau ce cauchemar, cette impression de sentir le sol se dérober sous mes pas. Il n’existe aucune trace du passage à Moanna de la jeune Christine Convers.
J’ai peur.
J’ai repris mon travail. Je suis retombée dans le sillon du quotidien minable. Je parviendrai à me convaincre, avec le temps, d’avoir rêvé ce voyage.
Mais le choc de cette découverte paraît avoir débondé une source de souvenirs dont j’ignorais l’existence. Il m’arrive de plus en plus souvent de m’interrompre dans mes activités quotidiennes parce qu’un train d’images, de sensations compressées, vient de me percuter. La vie d’une autre a fait irruption dans la mienne.
Des images violentes, toujours.
Elle s’appelle Nicole, c’est l’une des seules choses que je sais d’elle avec certitude. J’en parle comme si elle existait réellement. Ces bribes d’imaginaire possèdent une cohérence, une intensité que je peux difficilement associer au rêve. Je suis peut-être en train de devenir folle.
Nicole est assise sur une chaise. Une situation banale ? Elle est nue, les mains liées au dossier. Un homme, plusieurs — la vision en est confuse dans une lumière éblouissante — vont et viennent, répétant inlassablement les mêmes questions : « Qui êtes-vous réellement, Nicole ? Pour qui travaillez-vous ? » Et tout aussi inlassablement elle répond : « Je m’appelle Christine Convers, vous pouvez vérifier. » Cette réponse ne les satisfait pas. Ils manifestent ce mécontentement en la frappant. Elle perd conscience à force de coups. Lorsqu’elle ouvre à nouveau les yeux, les phares d’une voiture se ruent dans sa direction. Le choc l’envoie valser dans les étoiles.
Ce souvenir, ce pseudo souvenir me hante désormais avec une croissante intensité. Deux, trois, dix fois par jour la même séquence se répète avec de minimes variations.
Ce matin, mes tortionnaires me brûlaient la peau des bras avec des cigarettes. La sensation en était si réelle que je me suis arrêtée en pleine rue pour crier.
Je viens de découvrir quelque chose qui me terrifie : aux endroits où ces hommes brûlaient Nicole avec l’extrémité incandescente de leurs cigarettes, je garde de minuscules cicatrices. Ce qui pourrait subsister, au bout de plusieurs années, de brûlures de cigarettes. Ou tout cela n’est-il que le produit de mon imagination ?
À Alger, chez mes parents, j’avais une chambre pour moi seule. Un grand lit bas, des livres, des disques, une penderie sombre avec une glace contre la porte, à l’intérieur. Mon père fabriquait des machines. Quel genre de machines ? Impossible de m’en souvenir. Et voilà bien le vrai problème : mon passé, sitôt interrogé, se dérobe, devient flou et aussi insaisissable qu’un filet d’eau.
Pourtant, par l’intermédiaire de cette chère Nicole, je viens de saisir un fil qui, peut-être, me reliera à ce passé obsédant : celui de Nicole mais, aussi, je le pressens, le mien. Un fil ténu qu’il s’agit de ne plus lâcher si je veux connaître un jour la vérité. Mon seul espoir, peut-être, d’échapper à la folie.
Un nom. Ce nom doit posséder une énorme importance pour Nicole, car il a surgit subitement dans ma, dans nos mémoires. Jacques Serguine. Je ne sais si Nicole a aimé cet homme ou si elle a travaillé pour lui, mais à la tonalité de ce nom dans ses souvenirs, je sais qu’il revêt pour elle une grande importance.
Comment retrouve-t-on un homme à partir de ses seuls nom et prénom ?
L’annuaire électronique ne rend rien, sans une adresse. Je lance, à tout hasard, une recherche sur Internet. Le moteur de recherche me retourne des douzaines d’occurrences. J’ignorais qu’il pût exister autant de Jacques Serguine de par le monde. L’un est écrivain, auteur de nombreux romans ; un autre, industriel ; un autre, encore…
Dois-je les contacter tous, l’un après l’autre ? Pour leur demander quoi ? Vous connaissez Nicole ? – Nicole comment ? Je ne connais même pas le nom de famille de Nicole. Peut-être même n’existe-t-elle que dans mon imagination ?
À tourner et retourner le problème dans ma tête, il me vient une idée : j’adresse un email, un courrier électronique, à chacun des Jacques Serguine.
Mon courrier dit seulement :
Depuis l’envoi de ces courriers, je ne peux me défaire de l’obsédante certitude d’avoir commis une énorme sottise.
Il y a Cagnes-sur-Mer. Il y a Françoise. Je l’ai connue juste après le terrible accident où j’ai failli mourir. Elle aussi se remettait lentement d’un accident.
À travers les jours de ma vie, Françoise est comme un appel clair, comme le soleil qu’on voit bouger entre les arbres. Elle est la seule personne à qui je puisse me confier.
Sitôt que je lui ai conté ce qui m’arrive, elle n’a qu’un mot : viens !
Elle m’attend allongée sur son lit.
Je me suis allongée. Depuis son accident, Françoise a des problèmes avec ses yeux, elle ne supporte pas la lumière vive. J’ai tendu la main, elle l’a pressée contre sa joue.
Je réponds par l’affirmative. Sylvain exerce ses talents de psychanalyste à Paris. Il pratique aussi l’hypnose. Justement, il doit venir à Cagnes, ce soir. Est-ce que je serai d’accord pour tenter l’expérience de la transe hypnotique pour tenter de dénouer ce vilain blocage ?
J’ai trop désespérément besoin d’y voir clair : je marcherais dans les braises s’il le fallait.
Sylvain, sa sœur l’appelle l’Archange. Je n’ai jamais rencontré un homme aussi beau. Il est en complet sombre, son regard d’aigle m’enveloppe tandis que je raconte. Je redoute qu’il ne laisse tomber le verdict de folie, mais non, il m’explique l’hypnose.
J’ai du mal à me concentrer sur les propos, tant sa voix, son visage me perturbent. Il parle de choc traumatique. Je coupe au plus court :
Toujours cette agaçante zone de floue tendue juste avant cet accident.
Très bizarrement, j’ai toujours reculé devant l’effort de questionner, comprendre, me souvenir.
Depuis deux ans, j’ai pris l’habitude de présenter de la sorte l’événement. La vérité… je ne sais plus exactement.
Je ressens un léger vertige. J’ai envie de partir en courant. Sylvain s’est agenouillé près de moi et me parle lentement.
Le téléphone sonne, brisant la grande paix de la maison en mille éclats de verre.
Je peste contre l’odieux instrument. Françoise décroche.
Au l’autre bout du fil : la voix de Madame d’Argencourt, la gardienne de l’immeuble.
Elle est dans un tel état de nerfs que je ne saisis pas, d’abord, le sens de ses paroles.
Lorsque je raccroche, une seule pensée occupe mon esprit : mes messages électroniques ont bien atteint leur destinataire. Le redoutable mystère de mon passé roule à présent à ma rencontre sur l’autoroute à la paisible vitesse de cent-trente kilomètres à l’heure si ces gens ont le respect des règles, probablement beaucoup plus vite.
Quelque chose se déplie en moi. Je ne peux comparer cette sensation qu’au premier mouvement très douloureux d’une personne qui aurait dormi recroquevillée.
J’ai envie de murmurer :
Nicole, qui sont ces gens ?
Mais Nicole reste trop engluée dans le sommeil, trop absente pour m’apprendre ce que j’ai si vitalement besoin de savoir, pour me dire que faire.
Car, j’en ai maintenant la certitude, Nicole saurait comment agir. Et Nicole sait se battre. Elle a suivi une formation très poussée à Saint-Maixant.
À Saint-Maixant ?
Ce nom a surgi spontanément dans mon esprit, suivi par un cortège d’images très précises : les visages de mes instructeurs, des termes techniques.
Le mur de l’oubli se fendille rapidement. S’il pouvait tomber avant l’arrivée de ces hommes !
Je lance à l’Archange :
Il secoue la tête :
Me relaxer…
Là, je ne me retiens pas de sourire. La relaxation la plus totale que je connaisse est celle qui suit l’amour. Voilà une technique de relaxation qui n’est pas assez enseignée…
Je confie la recette à l’Archange. Sylvain est un peu soufflé.
Déjà, je commence à me déshabiller. Je ne suis pas si prompte d’ordinaire. Mais – un – nous ne disposons pas de toute l’éternité pour jouer à la parade nuptiale et, – deux – depuis combien de temps n’ai-je plus fait l’amour ?
Rieuse, car elle aime tout à la fois les situations cocasses et chaudes, Françoise encourage son frère :
Avec une liberté que je n’imaginais pas, elle a porté la main sur son frère et défait la ceinture de ce dernier sans cesser de l’encourager. Elle nous pousse l’un vers l’autre. Dans un moment elle nous prêtera la main pour procéder à l’ajustement intime.
Une grande paix couleur de ciel. Déconnectée du réel, consciente mais lointaine… Ma conscience ressemble à une longue plaine où résonne la voix de l’hypnotiseur. Peu importent les mots, seule compte leur sonorité lente et chaleureuse. Je marche sous un ciel à la Vlaminck. Au loin une silhouette se dessine, qui vient dans ma direction. Mon cœur bat plus fort : bonjour, bonjour mystérieuse Nicole. Je te rencontre enfin.
Elle me ressemble, bien sûr. Comme une sœur. Comme une autre moi-même.
La tristesse de ce décor sans relief commence à me peser, aussi décidons-nous d’en changer. Nous nous transportons sur la plage de mon enfance.
Nous foulons le sable blond, ondé, le long du chenal étroit qui passe sous le pont et relie la mer aux salines. Le soleil bourdonne comme un gros hanneton jaune.
Nous nous sommes assises. J’écoute, je me raconte l’histoire à moi-même.
Au fur et à mesure qu’elle parle, ce passé me revient avec la force de l’évidence.
Je dis :
En prononçant ces mots, une sauvage exultation m’emporte : on ne se débarrasse pas ainsi de Nicole !
J’ouvre les yeux. Penché sur moi, Sylvain me regarde, anxieux. Je souris à ses yeux d’Archange :
Je ne crains personne, pas même moi. Je fais à nouveau l’amour à Sylvain, non plus à titre thérapeutique comme précédemment mais pour la pure griserie de posséder, retenir ce corps magnifique. Nicole était une grande amoureuse.
Non, il va falloir que je cesse de parler d’elle à la troisième personne : je suis une grande amoureuse, traversée par des besoins intenses.
Sylvain, conquis, ne s’inquiète pas de la venue prochaine de nos visiteurs. Il est confiant. Je lui ai promis que tout se passerait bien et vite.
Françoise a moins confiance. Peut-être parce que je ne lui ai pas fait l’amour. Plus sérieusement, elle me voit encore en tant que Christine.
Elle voudrait que j’appelle mes employeurs, mon père. Mais l’orgueil de Nicole, mon orgueil a posé ses exigences : je vais achever le travail qui m’a été confié.
Et puis, ils ont essayé de me tuer. J’ai un compte à régler.
Je fais l’amour et je mange. À ces deux activités, je me livre avec conscience et concentration. L’heure de la confrontation approche : je l’aborderai dans les meilleures conditions.
Un seul regret, un reproche à adresser à Christine : avoir négligé l’entretien de ce corps qui est notre copropriété. J’ai pris des kilos, le souffle est un peu court. Mais la machine reste opérationnelle.
Lorsque la voiture stoppe dans la cour, je suis prête. Jacques entre le premier. Il fume ses puantes petites cigarettes dont il s’est servi, précédemment, dans une autre vie, pour graver dans ma peau ces cloques qui ne s’effaceront jamais totalement.
Je me garde de le détromper. Nicole, en veilleuse, tapie, invisible, ricane sauvagement. Christine occupe le devant de la scène et porte sur le visage une innocence pleine et entière.
Je le regarde avec des yeux ronds. Moi, je vous ai écrit ?
Il me regarde lui aussi. Revoir vivante la femme que l’on a tuée de ses propres mains lui produit un étrange et dépaysant. Il cherche Nicole dans cette femme, ne trouve qu’un personnage terne, insignifiant, de petite employée étonnée.
Je lis dans ses yeux que la métamorphose est concluante. Cette Christine Convers ne représente pour lui aucun danger, seulement un risque potentiel. Il l’éliminera, bien sûr, par sécurité, mais il a baissé sa garde.
Christine ne comprend pas, bien sûr. Elle ne doit pas comprendre la promesse de mort contenue dans ce propos, aussi reste-t-elle indifférente.
Je me suis retrouvée. Je me lève tard parce que le plus souvent, je passe mes soirées avec Sylvain. C’est le printemps. Le soleil, les maisons, la mer, souvent les gens, semblent partager ma jeunesse. Je vais acheter ce qu’il me faut à un marché couvert, frais, bigarré, comme il y en a sur la côte avant l’arrivée des touristes. Aujourd’hui, je dois préparer un repas soignée : je reçois les parents de Nicole, mes parents : à de certains instants, je m’égare encore entre les deux versants de ma personnalité. Je me suis acheté quantité de robes, légère choses de foulard, peu coûteuses, et de shorts, de maillots, de sorties de bains.
Ils arrivent !
Nous nous regardons. Situation étrange. Je partage les souvenirs de Nicole et donc je reconnais ces gens. En même temps, mon « versant Christine » reçoit des étrangers.
J’étais trop heureuse de partir à la rencontre de mon, de notre passé. À Chartres, où Nicole a grandi, je suis retournée vers l’école, le champ de foire et puis cette place où certain soir un garçon me donna mon premier baiser. Et la cathédrale, bien sûr.
La cathédrale, je la retrouve. Mais le reste…
La place n’existe pas. Elle n’a jamais existé. Par conséquent, je ne peux que douter de l’existence du garçon donneur de baiser.
Mon école, dont je me souviens pourtant avec une grande précision…
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Au secours !…