Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 14003Fiche technique76839 caractères76839
Temps de lecture estimé : 44 mn
14/08/10
corrigé 12/06/21
Résumé:  Trois personnes décrivent les différents sentiments d'une période commune de leurs vies, partageant peurs, espoirs, chagrins et bonheurs.
Critères:  amour init
Auteur : Strawberry            Envoi mini-message
Perspectives de l'amour

Partie 1 – Anna



L’image du bonheur dans sa plus simple expression était figée depuis toujours sur l’une des étagères de ma chambre. Sur cette photo, il y avait un homme, une femme et un bébé. Nicolas et Sylvie, jeunes mariés dans la vingtaine, venaient d’avoir leur premier enfant, qui n’était pas destiné à être fille unique. La maladie en avait décidé autrement.

Le bébé, un poupon aux joues bien remplies, écarquillait les yeux, semblant vouloir découvrir le monde avant l’heure. Il faut croire que ce trait de caractère avait toujours été ma marque de fabrique.


Papa m’a élevée seul. Pendant toutes ces années, j’étais sa petite princesse, l’unique femme de sa vie. Contrairement à certaines de mes amies en conflit permanent avec leurs parents, j’appréciais grandement ma relation privilégiée avec lui ; elle survivait sans trop de heurts à mon adolescence. Oh, il nous arrivait bien de nous engueuler, c’était normal, mais j’ai très longtemps gardé cette habitude de venir me blottir dans ses bras lorsque j’en ressentais le besoin. Lui aussi adorait cela !


La rentrée était morose. Toutes mes copines avaient changé de classe, et j’allais devoir me taper des nanas que je connaissais déjà de loin, qui ne m’inspiraient pas grand-chose. Tiens, une nouvelle ! Je fis rapidement la connaissance de Claire. J’admirais son exubérance, son côté grande gueule. Claire était prête à refaire le monde et à affronter des garçons qui la dépassaient d’une bonne tête.


Claire avait la cote avec les mecs. Plus que moi en tout cas ! C’était un peu vexant pour moi de la voir convoitée à ce point alors qu’aucun garçon ne m’avait jamais complimentée.



Claire m’aida à me sentir plus désirable. Elle m’enseigna comment se servir du maquillage.



Claire me relooka de la tête aux pieds, et le résultat n’était pas mal du tout ! Je commençais à avoir un petit succès. Oh, rien de transcendant, mais c’était agréable de sentir quelques regards se poser sur moi. J’étais bien la plus belle aux yeux de mon père, mais il était hors concours. Pas assez objectif.

J’étais encore loin du compte par rapport à Claire. Elle papillonnait à droite à gauche, elle pouvait se le permettre, jolie comme elle était. À bien y réfléchir, je n’aimais pas trop ces mecs qui tournaient autour d’elle. D’ailleurs, ils la décevaient systématiquement. Il faut dire qu’elle choisissait de sortir avec toujours le même style de gars, qui se la joue bad boy. Bref, très peu pour moi ! Elle était un peu naïve quand même. Que pouvait-elle espérer avec ce genre de type ?


On passait de plus en plus de temps ensemble, et cela ne me semblait jamais assez. À la maison, je commençais souvent mes phrases par « Claire m’a dit que… », « Claire pense que… », bref je soûlais mon père avec mes Claire par-ci, Claire par-là, et je ressentais un manque en son absence. Rapidement, je l’invitai à venir dormir chez moi, et l’on discutait de longues heures avant de nous endormir au bout de la nuit. Il faut dire que ça ne se passait pas bien du tout avec sa mère, et rapidement ma chambre fut une deuxième maison pour elle. C’était comme ma sœur, non, c’était encore plus que ça !


Une nuit où j’étais seule, je fis un rêve très étrange. Tout était embrumé, flou. Claire et moi nous trouvions dans mon lit, mais au lieu de dormir paisiblement, nous étions dans les bras l’une de l’autre. Nous nous caressions le visage, les draps redessinaient les courbes de nos corps, et… Oh, mon Dieu ! Que se passait-il ? Quelles étaient ces sensations inédites ?


Je me réveillai en sursaut. Il était quatre heures du matin et j’étais en sueur. Mon Dieu, j’ai rêvé que je… que nous étions en train de… de faire l’amour ! Et c’était si bon ! J’étais toute mouillée – je me sentais tellement honteuse ! Je me suis levée et j’ai immédiatement changé de culotte, allant mettre l’ancienne directement dans le lave-linge, bien au fond. Si Papa s’était levé à ce moment… je préférais ne pas y penser.


Dans les semaines qui suivirent, je me posais de plus en plus de questions. Ce rêve avait-il un sens ? Étais-je vraiment lesbienne ? J’allais bientôt avoir ma réponse. Chaque heure passée en la compagnie de Claire me mettait en émoi ; chaque minute en son absence était une souffrance. Le moindre frôlement de sa peau me donnait des frissons. Oui, pas de doute, j’étais amoureuse de ma meilleure copine.


Un après-midi, j’ai retrouvé Claire en larmes chez moi. Nous sommes montées dans ma chambre, j’essayais de la consoler tant bien que mal. Encore une fois, sa conne de mère l’avait pourrie. Quelle femme détestable ! Je ne l’avais jamais vue, et je m’imaginais dans mes songes aller lui dire ses quatre vérités. Claire serait si fière de moi ! Ce caractère ne me correspondait pas du tout, j’étais probablement incapable d’un tel acte. Peut-être par amour, j’aurais eu le courage de faire une telle chose, qui sait ?

Je soulageais Claire de sa peine. J’étais heureuse d’être là pour elle, partageant les mauvais moments comme les bons. À chacun de ses sourires, je fondais littéralement.


Claire habitait presque à la maison. Plus que jamais, nos discussions remplissaient nos nuits. Elle me demanda ce que je pensais des mecs. Aïe ! Sujet sensible, il ne fallait pas que je me trahisse ! Je jouai la fausse victime avec ironie.



J’aurais cru cela impossible, et pourtant, ce changement de sujet me plaisait encore moins. Je fronçai les sourcils, mais Claire ne comprenait pas que je n’aimais pas parler de mon père de la sorte.



Silence un peu gêné.



Je lui avais répondu un peu sèchement. Cette fois, Claire avait saisi le message, elle n’insista pas. J’enchaînai sur autre chose. Mal à l’aise pour mal à l’aise, autant aller jusqu’au bout, quitte à être jalouse à ne pas en dormir.



Ce que je voyais surtout, c’est que je m’en foutais carrément de ses explications. Tout ce que mon esprit avait retenu, c’est qu’en ce moment, elle était célibataire, et qu’elle n’avait personne en tête. Comme cela me soulageait !


Un peu plus tard, Claire dormait près de moi, j’écoutais son souffle léger qui traduisait un sommeil paisible. Je regardais sa silhouette dans la pénombre. J’étais comme à mon habitude toute perdue dans mes pensées…


Elle est là, à même pas cinquante centimètres de moi, si proche, si inaccessible. Sent-elle mon trouble ? Le désir que j’éprouve pour elle ? J’aimerais qu’elle me prenne la main. Qu’elle passe ses doigts dans mes cheveux. Qu’elle me regarde en souriant, elle est si lumineuse…

Claire, tu entends tout ça, n’est-ce pas ? Claire, mon corps te réclame. Pourquoi ne le vois-tu pas ? Tourne-toi vers moi, s’il te plaît, prouve-moi que tu n’es pas insensible à ce que je ressens pour toi. Tourne-toi ! Tourne-toi maintenant, je t’en prie, fais ça pour moi. Je compte jusqu’à trois…


Cette petite voix dans ma tête, je l’entendis bien des fois alors que nous passions la nuit côte à côte. Claire ne se retournait jamais.

Je me demandais combien de temps je pourrais tenir ainsi. Lui avouer, c’était courir le risque de briser notre amitié, qu’elle ne puisse plus jamais me regarder comme sa complice. Je n’étais pas prête à la perdre, à ne plus la côtoyer. Aussi, je taisais ce lourd secret qui s’avérait chaque jour un peu plus pénible à supporter.


Le temps continuait sa course. Claire allait maintenant me devancer dans la majorité. Je cherchais un cadeau original, il m’en fallait un, c’était obligatoire.



Merci pour l’idée, Papa ! Effectivement, elle fut surprise et ravie. Que c’était agréable de la voir sourire ! Quand elle me prenait dans ses bras, je me sentais vivre ! J’aurais pu passer mes journées comme cela. Mon amour pour elle s’amplifiait de jour en jour.

À cette période, des marques bizarres sont apparues sur ses bras. Que lui arrivait-il ? Elle refusait de m’en parler. Je supposais que la relation avec sa mère s’aggravait de nouveau.


Dans mes rêves, je songeais qu’elle s’installait définitivement chez nous, que nous étions amoureuses, et parfois même, c’était très excitant… Je n’étais plus gênée maintenant de me réveiller avec une telle chaleur entre mes cuisses. Lorsque cela interrompait ma nuit, je plaçais tout contre mon corps l’oreiller, oui, son oreiller encore imprégné de son odeur, je m’y frottais, m’amenant à l’orgasme en murmurant son prénom. Comment cela allait-il évoluer ? Bien, forcément bien, il le fallait…


Quelques semaines plus tard, Claire et moi étions tout particulièrement fières d’être de jeunes bachelières. Mon père me proposa des vacances sur la côte Atlantique, à proximité d’Arcachon, et je ne mis qu’un quart de seconde avant de réclamer la présence de Claire avec nous.



C’était passé comme une lettre à la poste, faire participer Claire à notre aventure n’avait été qu’une formalité ! Je n’avais même pas eu à mentir. J’avais tellement de peine que Claire se scarifie ! Je n’osais plus lui en parler. Ces vacances loin de sa mère allaient être une bouffée d’oxygène bienvenue. Deux petites maisonnettes, une pour mon père, une pour Claire et moi. Comme nous allions être bien !


En fait, le tableau n’était pas totalement idyllique. D’abord, j’allais passer juillet toute seule, car Claire avait dégotté un petit boulot de saisonnière dans le Tarn pour se faire un peu d’argent. J’étais malade qu’elle parte aussi loin de moi. Allait-elle faire des rencontres, se faire draguer par un garçon ? Elle m’avouerait ensuite au téléphone qu’ils s’étaient embrassés, qu’elle était amoureuse… j’aurais pu en vomir !


Je l’appelais presque tous les soirs, et en mon for intérieur, j’étais la plus heureuse des filles en apprenant qu’elle était complètement crevée, exploitée, mais surtout pas du tout à l’aise dans ce groupe de jeunes bien trop ennuyeux à son goût. Pas très sympa de ma part, mais c’était plus fort que moi.


J’avais en tête d’autres soucis, encore plus importants. À la rentrée, je poursuivrais mes études à Nantes en lettres sup, alors que Claire partirait faire les beaux-arts à Bordeaux. Aussi, il me fallait profiter à tout prix de ces vacances ensemble. Peut-être les dernières ? Mes yeux s’embuaient de larmes rien qu’en envisageant cette possibilité.


Les vacances étaient géniales. Au menu : bronzage, farniente, et longues discussions avec ma Claire, qui était si craquante dans son maillot de bain ! D’ailleurs, cela faisait maintenant bien longtemps qu’elle ne me parlait plus des mecs. Un bon signe ? Je voulais tellement y croire…

Le temps filait bien plus vite que pendant l’année scolaire. Chaque journée qui se terminait me mettait davantage de pression. Bientôt, tout serait fini, aussi il fallait bien que je me lance, je devais lui ouvrir mon cœur.


Claire venait de me laisser seule dans l’eau, regagnant notre petite maisonnette. Mon cerveau bouillait, je prenais ma respiration, restant le plus longtemps possible en apnée pour me calmer. Je rejouais constamment le scénario de mes aveux ; il fallait que ce soit parfait, je n’avais pas le droit à l’erreur. Claire avait l’air de se sentir tellement bien en ma compagnie. Elle m’avait confié tant de choses sur elle, on était si proches, ce n’était pas possible que ce ne soit « que » de l’amitié.


En cette veille de départ, je n’avais plus le choix, il me fallait trouver cette force. Je n’osais presque plus la regarder. Se doutait-elle de quelque chose ? Elle aussi semblait esquiver mon regard.

Le soir, dans notre chambre, le stress m’avait donné des jambes de coton. Claire avait perçu l’importance et la difficulté de la révélation que j’allais lui faire. À mots voilés, je parvins à lui avouer que j’étais amoureuse d’elle. Enfin ! Claire resta interdite, sous le choc de ma révélation. Je baissai la tête, posant ma main sur la sienne, j’allais l’embrasser, mon cœur battait à tout rompre. Tout était si beau…


Claire se leva comme un diable sorti de sa boîte. Son visage trahissait un mal-être profond. Comment avais-je pu y croire ? Elle usa de sa voix la plus douce possible. Elle me dit des choses tellement gentilles sur moi… La plaie béante au fond de mon cœur n’en saignait que davantage. Piquée dans mon amour-propre, je la suppliai de me laisser seule !

Claire sortit de la pièce les larmes aux yeux, tout aussi peinée que je l’étais. Au moins elle était sincère, elle comprenait à quel point je me sentais triste à en mourir. J’enfouis ma tête contre le coussin, sanglotant comme une petite fille perdue, et personne n’était en mesure de me réconforter.


Quelle heure pouvait-il bien être à présent ? J’avais complètement perdu la notion du temps. Claire n’était toujours pas là. J’ai enfilé rapidement le premier vêtement sous la main et je suis sortie. Allais-je prévenir mon père ? Alors que je me posais la question, j’aperçus une ombre dans sa chambre, et j’entendis des bruits que je ne parvenais pas à identifier. Incrédule, je m’approchai de la porte. N’importe qui d’autre aurait pu comprendre ce qui était en train de se passer. Pas moi. Il me fallut aller plus loin, j’éprouvais le besoin de pousser légèrement cette porte qui s’entrouvrit sans un bruit.


Claire se trouvait sur le seul homme qui lui était strictement interdit. Elle était nue. Pendant deux secondes, je fus pétrifiée. Leurs corps bougeaient, ils émettaient de petits soupirs, ils se faisaient du bien… la vue était insoutenable ! Écœurée, je tournai le dos à ce spectacle et je partis en courant. De grosses larmes se formaient à nouveau dans mes yeux. Celles-ci étaient différentes, pleines de fureur. Ma gorge était complètement asséchée. Je suis rentrée en trombe dans ma chambre, m’écroulant sur le lit, chialant comme jamais pour la deuxième fois de la soirée, éprouvant une douleur si intense que j’en avais la nausée. La salope ! Comment cette sale petite pute pouvait-elle oser se taper mon père après ce qu’elle m’avait fait ? Je fulminais de rage, j’étais emplie de haine, c’était dégueulasse !


Les minutes passaient et ma rancœur ne faisait que s’intensifier. J’entendis Claire avancer doucement dans la pièce, tentant de se glisser discrètement sur le lit sans faire de bruit. Je me suis brusquement retournée. Elle s’arrêta net en croisant mon regard, elle comprit immédiatement que je les avais surpris.

Les mots sortirent tout seuls de ma bouche. Je les voulais aussi blessants que possible. Mon père entra dans la pièce, il n’eut pas le temps de tenter quoi que ce soit.



Je hurlais comme une furie. Je ne m’étais jamais permis de lui parler ainsi. Il partit déconfit, alors que Claire restait pour m’affronter. Et là, il se passa quelque chose d’assez fou. Claire se mit à m’engueuler, parvenant à crier plus fort que moi, prenant le dessus dans notre altercation.

Elle m’envoya à la figure que mon père ne m’appartenait pas, que j’avais été très égoïste de ne pas le laisser refaire sa vie. Qu’elle l’aimait – par pitié, faites-la taire, quelqu’un ! – que j’étais aveugle de sa souffrance à lui, et qu’elle allait l’aider à reprendre confiance en la vie, à accepter l’amour que pouvait lui porter une femme.


J’avais toujours la haine, mais sa sincérité me désarma. Elle n’en avait pourtant pas fini. Elle m’avoua s’être demandé mille fois comment faire pour m’en parler, qu’elle avait mille fois essayé de se raisonner, mille fois s’être senti la dernière des garces de m’infliger cette situation. Quant à ces fameuses marques sur ses bras…



Claire n’avait rien dit pour moi à mon père, et elle s’en voulait terriblement. À présent, elle était effondrée par terre, en larmes, me suppliant de continuer à l’écouter. Chacun de ses mots faisait mouche. Toute cette souffrance, toute cette frustration s’échappait de son corps, et elle finit complètement vidée, les yeux aussi rougis que les miens. Je n’avais plus la force de lui crier dessus. Je ne savais plus quoi penser. Je lui ai demandé de me laisser seule, il me fallait du temps pour digérer cela. J’insistai pour qu’enfin elle parte, et elle alla rejoindre mon père.


Juste après avoir assisté au lever du soleil, j’ai réussi à fermer les yeux quelques heures. À mon réveil, je me suis aperçue que Claire était venue se changer. Elle était partie longer la plage, seule. Elle voulait que je parle avec Papa. Il est venu dans ma chambre, et l’atmosphère était glaciale comme jamais.


Après quelques instants délicats, Papa me prit dans ses bras. Et là, toute la douleur qui me restait de la veille se déchargea. Ce lien si fort qui nous unissait depuis des années, qui avait été si fortement mis à rude épreuve, reprenait le dessus. J’étais toujours sa petite fille chérie, malgré tout le mal que j’avais pu lui faire en chassant les femmes de son entourage, en lui interdisant le bonheur avec une autre. Je m’étais montrée odieuse, insensible à l’inexistence de sa vie sentimentale, et il était grand temps que j’arrête ce désastre. Je ne doutai pas un seul instant que c’était ce que Maman aurait souhaité.


Je pleurais à chaudes larmes dans ses bras, il me berçait doucement pour m’aider à me calmer, comme quand j’étais petite. Papa ne pouvait pas comprendre tout ce que j’éprouvais, ces sentiments qui mettaient mon âme à vif. Je commençais à m’apaiser tout contre lui. Au bout de quelques minutes, il m’essuya le visage.



Je ne devais pas être très convaincante. Je reprenais ma respiration. J’allais mieux, mais ce n’était pas encore la grande forme.



Papa était parti faire le plein lorsque Claire est revenue. Elle préparait ses affaires et n’allait pas tarder à nous quitter. Je ne savais pas si elle comptait venir me parler, alors j’ai pris les devants.



Claire m’a prise dans ses bras, alors que j’ajoutais un dernier mot.



Papa et moi sommes rentrés chez nous dans la journée, Claire ne nous accompagnait plus. La semaine suivante, j’allais m’installer à Nantes, pendant que Claire partait pour Bordeaux.

Papa et moi étions au milieu des cartons. Il venait de finir de m’installer une petite bibliothèque, et il allait me laisser seule. Ses sourires maladroits ne masquaient pas sa tristesse.

Je lui posai une question dont je me doutais déjà de la réponse.



Il n’avait pas hésité une seconde.

Je déposai un baiser sur sa joue. Avant qu’il parte, j’inscrivis sur un bout de papier la nouvelle adresse de Claire. Je n’étais pas heureuse pour eux, mais c’était important pour moi que Papa y croie. Sans mon accord tacite, son histoire avec Claire était impossible.


Je suis revenue à la maison pour Noël, pas avant. Papa était seul, mais je savais qu’il voyait Claire, il m’en glissait quelques mots quand je l’appelais. Ce fut dur à accepter, mais oui, ils avaient finalement obtenu ma bénédiction. Papa m’apprit que Claire avait définitivement coupé les ponts avec ses parents.


Cet éloignement forcé par les études me faisait du bien. Petit à petit, la douleur s’estompait. Les mois passaient, je me rendais compte à quel point mon amour à sens unique m’avait poussée aux portes de la folie. Je remarquai Amélie, l’une de mes camarades, qui semblait s’intéresser à moi au fil des jours. C’était une bonne copine, et rapidement je compris qu’elle posait un regard différent sur moi. Bien des semaines s’étaient écoulées et je ne me sentais pas encore tout à fait prête pour commencer une relation, mais elle sut m’apprivoiser.


Alors que nous devenions plus intimes, je lui expliquai toute mon histoire, elle comprit ma douleur. Puis, un soir, tout naturellement, nous sommes devenues plus que de simples amies. Mon cœur finirait bien par cicatriser un jour, pas vrai ? Son amour s’avéra un baume efficace. Et ces moments fantastiques entraperçus dans mes rêves furent à la hauteur de mes espérances dans les bras d’Amélie.


Aujourd’hui, tout va bien mieux. Je suis heureuse avec Amélie, nous allons bientôt fêter nos deux ans ensemble. Papa et Claire se sont mariés, il n’y avait pas grand monde, mais c’était une belle cérémonie. Dans leurs regards, je lisais que la seule présence importante à leurs yeux était la mienne. Amélie trouva que j’étais la plus jolie des demoiselles d’honneur.

Si tout va bien, au printemps prochain, la famille va s’agrandir. Et pour ajouter une touche supplémentaire à ce tableau idyllique, une maison d’édition a accepté tout récemment l’un de mes textes, les premiers retours sont flatteurs. Deviendrai-je un jour un célèbre écrivain ? Ce serait amusant !

Pour le prochain, j’ai déjà une petite idée. Je pourrai raconter l’histoire de deux amies au lycée… Hmm, que vais-je bien pouvoir leur faire vivre ?






Partie 2 – Claire



Cette année-là, je quittais les Ardennes pour arriver dans les Landes. Le moment idéal pour tout reprendre à zéro. Marre de mon ancienne vie ! Marre de mes parents qui passaient leur temps à se déchirer ! Marre de mon père jamais là ! Marre de ma mère qui voulait organiser mon existence, et pourtant, j’allais devoir vivre avec elle, entre quatre yeux. L’âge rebelle dans toute sa splendeur. Mais ce n’était pas que ça, ma famille me pourrissait vraiment l’existence. Je sentais que ma mère ne ressentait rien pour moi, et depuis la puberté, c’était pire, elle ne m’aimerait plus jamais.


Mon nouveau lycée craignait un peu. Bon, j’avais réussi à me faire quelques copines, mais avec mon foutu caractère… Comme j’avais la sale habitude de me fâcher avec les gens aussi vite que je m’étais liée d’amitié, c’était pas le top pour m’attacher.

Une fille de ma classe, Anna, ne bronchait pas. Elle semblait en toutes circonstances d’un calme imperturbable. Comment faisait-elle ? On ne se ressemblait pas du tout, mais on pouvait discuter de tout et de rien pendant des heures. Elle vivait seule avec son père, elle avait perdu sa mère très jeune.

Rapidement, je me suis sentie en confiance avec Anna. Je lui racontais comment ma vie de famille était partie en lambeaux, à quel point je les détestais tous, et elle m’écoutait toujours.


Je passais aussi du temps avec les mecs. Enfin, j’avais un ou deux flirts. Et inévitablement, au bout de quelques semaines, quand ce n’était pas juste quelques jours, je larguais le gars – ou me faisais larguer – parce que je n’avais pas apprécié sa façon de me tripoter. Pourquoi je tombais toujours sur des losers ? Je les attirais ou quoi ?


Je prenais l’habitude de passer voir Anna le plus souvent possible. On partait dans de ces délires, j’étais si bien avec elle ! Vu l’ambiance chez moi, c’était même pas la peine que je lui propose de passer. Son père avait l’air cool. Je le croisais assez souvent, parfois il venait m’ouvrir la porte.

Une fois, Anna était occupée, il me tapa un peu la discute. Il me demanda si je savais ce que je souhaitais faire plus tard. Sans compter les copines, c’était la première fois que j’avais l’impression que l’on s’intéressait vraiment à moi – lui au moins ne reluquait pas mon décolleté en m’adressant la parole. Sensation agréable et douloureuse à la fois. Pourquoi mes parents n’avaient jamais été comme ça ? Qu’est-ce qui clochait ? Était-ce de ma faute, de la leur ?


Je dévoilai à Nicolas – c’était le nom du père d’Anna – ma passion pour les arts graphiques. J’appréciais tout autant le dessin que la peinture, et je me débattais de mon mieux avec ces matières scolaires à la con pour accéder à mon but, l’école des beaux-arts.

Jusque-là, j’avais beaucoup de mal avec les études, j’avais d’ailleurs repiqué ma seconde. OK, ça avait justement commencé avec les parents qui s’embrouillent, mais ça n’avait rien à voir…


Nicolas s’était levé. Il était allé chercher quelque chose dans sa bibliothèque, et me tendit un ouvrage sur les maîtres italiens de la Renaissance, m’invitant à le garder aussi longtemps que je le désirais. C’était super sympa de sa part ! Je l’ai remercié bien trois ou quatre fois. Je me souviens avoir passé du temps avec ce bouquin. Je le lisais le soir avant de m’endormir, quand il fallait bien que je dorme chez moi, enfin, chez ma mère.


Plusieurs semaines passèrent avant une nouvelle désillusion avec les mecs – je venais de refuser de passer au lit. Petit con ! Tu crois vraiment que je vais te regretter longtemps ? La prise de conscience s’avéra radicale. À trop chercher l’amour que l’on ne me donnait pas, je me jetais inexorablement dans les bras du premier venu, et il était temps que ça change.

Les garçons qui manquaient de tact, ça, je savais gérer, aucun problème. Ma mère qui voyait ça d’un œil noir, beaucoup moins. Cette fois-ci, c’était l’histoire de trop. Elle avait bien vu que je m’étais fait peloter alors qu’on se roulait des pelles. J’étais une pauvre traînée, je passais ma vie à allumer les mecs, j’allais finir dans la rue, enceinte – pourquoi pas toxico, tant que t’y es ? J’aurais pu me faire violer qu’elle m’en aurait voulu. Sale frustrée ! C’est de ma faute peut-être si t’as pas été foutue de retenir le seul gars qui tenait un tant soit peu à toi ?


La gifle partit toute seule. J’y avais été fort, mais là, je ne pouvais en supporter davantage, j’avais besoin d’un air plus respirable, d’une atmosphère amicale, c’était urgent. J’appelai Anna. Pas de réponse. De toute façon, j’allais pas rester plus longtemps dans cette baraque de merde.


En arrivant chez Anna, Nicolas m’ouvrit la porte. J’étais un peu déçue sur le coup. Je me sentais de plus en plus mal… Je n’en pouvais plus ! Et tant pis, il fallait que ça sorte, j’avais trop besoin de chaleur humaine. Je m’effondrai dans les bras de Nicolas, je lui racontai tout. J’étais au bout du rouleau pour me laisser aller à ce point. Et là, c’était bizarre. J’étais toujours aussi bouleversée, et pourtant je sentais sa douce chaleur m’envelopper – ça me faisait le plus grand bien. Il essayait de me redonner le moral, ça marchait à moitié. Lorsque j’ai levé les yeux sur lui, il s’est mis à rougir, il était tout gêné.

Pourquoi n’y avait-il pas de garçons comme lui, au lycée ?


Anna arriva à ce moment. Pour la deuxième fois de la journée, j’avais droit à une épaule accueillante. Mais ce n’était pas pareil, ce n’était pas la même chose. Il manquait ce petit truc magique qui s’était passé avec Nicolas.


Dans les jours qui suivirent, j’essayai de démêler tant bien que mal cet enchevêtrement de sentiments. Est-ce que je cherchais un nouveau père en Nicolas ? Peut-être bien. Je veux dire, j’allais de toute façon pas lui piquer à Anna… mais pourquoi j’y avais pas droit, moi ? Les choses étaient toutefois plus compliquées que cela.

Petit à petit, une part en moi me convainquait que ce n’était pas ce genre de rapport que je cherchais. Plutôt un type de relation que la majorité des gens aurait désapprouvé. Une voix hurlait dans ma tête que c’était mal, que c’était presque comme un inceste ! J’essayais de taire les sentiments naissants que j’avais à l’encontre de Nicolas, sans succès.


Il me fallut du temps avant d’en être persuadée. Nicolas avait beau être un « vieux », j’avais changé mon regard sur lui. Il était gentil, il était posé… Un jour, je me rendis subitement compte que je pensais une fois de plus à lui. C’était criant, je ne pouvais plus me mentir. J’étais raide dingue du père de ma meilleure copine. Et, conséquence logique du truc, la suite n’allait pas être des plus simples.


Là, je pétais un peu un câble, je ne savais plus trop ce que je faisais. Un coup, j’essayais de l’éviter, une autre fois il me fallait absolument rester quelques minutes de plus en sa compagnie. S’en rendait-il compte ? Je n’en savais rien. De toute façon, j’étais sûrement à ses yeux une gamine perdue, débordée par ses sentiments contradictoires. C’est sûr, je me faisais des films, c’était une relation purement platonique, une relation fantasmée destinée à rester dans mes pensées. J’allais bien finir par trouver un mec drôle, prévenant, attentionné… un mec comme lui !


Pour mon anniversaire, Anna m’offrit un chevalet. J’ai immédiatement su que l’idée était de lui. Jamais personne n’avait fait un truc romantique comme ça pour moi. Comment pourrais-je bien réussir à me le sortir de l’esprit s’il continuait à être aussi adorable avec moi ?

Je commençais à me marquer les poignets, les bras. Je n’avais pas le droit d’en être amoureuse, il fallait que je me punisse. Anna le remarqua et me posa des questions à plusieurs reprises. Je n’étais pas disposée à évoquer le sujet. J’esquivais ses interrogations, lui demandant de ne plus m’en parler.


Finalement, cette dernière année au lycée était passée à toute allure. Anna et moi attendions impatiemment les résultats du bac. Je ne me faisais aucun souci pour Anna, elle aurait une mention sans peine. Pour moi, c’était mal barré, mais je m’étais accrochée. Pour ne pas penser à Nicolas, je m’étais forcée à étudier. On peut pas dire que ça marchait des masses, mais à force de lire et relire mes cours, deux ou trois trucs avaient bien fini par rentrer. On s’était dit avec Anna, chacune cherche le nom de l’autre. J’arrivai la première devant la grille.



J’étais vraiment, vraiment super fière. Nicolas, c’est un peu grâce à toi !


Pour Anna, les vacances s’annonçaient radieuses. Pour moi, malgré ma réussite inespérée, un peu moins. Je devais passer presque un mois à aller bosser pour me faire un peu d’argent, mais je ne savais pas encore que faire du reste de mes journées. Bien sûr, il me faudrait m’occuper toute seule de mon inscription à Bordeaux, de mon installation, mais avant, j’avais grand besoin de décompresser. Anna se chargea de la suite.



La proposition d’Anna tombait à pic. Je ne pouvais tout de même pas me permettre de lui crier « oui oui OUIIIIII », trépignant comme une gamine ouvrant un cadeau de Noël ! C’était vraiment pas mon genre de me retenir, mais il ne fallait pas qu’Anna se doute de quelque chose.



Oser demander ça… qu’est-ce que j’étais faux-cul !



À ces mots, mon cœur battit la chamade, mes pupilles se dilatèrent. C’est con, le petit cœur d’une jeune fille amoureuse, hein ?


La première quinzaine à bosser était vraiment chiante, le reste le fut encore plus. Que c’était long ! Je me faisais brancher par des gars lourdingues. Une étape de plus vers mes nouvelles certitudes. Peut-être aurais-je craqué quelques mois plus tôt ? Oui, j’avais changé.

Je leur annonçais direct que j’étais avec un vieux, histoire de les calmer. Et après une interminable attente, j’étais de retour. Ma valise fut préparée en deux temps trois mouvements, je piaffais d’impatience en attendant qu’Anna et Nicolas passent me prendre en voiture.


Ces vacances me firent le plus grand bien. Vous vous rendez compte ? Passer des jours tranquilles, dans une famille « normale », sans quelqu’un pour vous faire régulièrement regretter d’être là, pour vous rappeler votre inutilité ou vous aboyer dessus, c’était top. Ce séjour aurait même pu être parfait si je ne m’étais pas sentie autant tourmentée par mes sentiments envers Nicolas.

Anna et moi travaillions notre couleur de peau sur la plage, bénéficiant d’une certaine cote auprès des garçons. Les pauvres n’avaient pas de succès, mais là, je ne pouvais pas utiliser le même système de défense. Quant à Anna, elle était tout sauf intéressée. Pourtant, il y en avait bien un ou deux de pas trop mal qui la regardaient… Je la chambrais, lui faisant la remarque qu’elle était un peu difficile en mecs. Elle ne répondait pas, un peu vexée. Bah, ça lui passerait, elle finirait bien par trouver le bon. En fait, je savais pas trop quel genre de gars elle cherchait, elle ne m’en avait jamais vraiment parlé.


Au fil des jours, Nicolas et moi croisions souvent nos regards. Devine-t-il mes pensées lorsque ses yeux sont plongés dans les miens ? Peut-être croit-il que je l’allume ? Je dois rester la plus naturelle possible, je dois être impassible lorsque… non, c’est trop dur. Mais lui, ne recherche-t-il pas aussi ce contact visuel ? Que m’arrive-t-il, pourquoi me rends-tu folle à ce point ?


Une fin d’après-midi, Anna était restée piquer une dernière tête à la plage. J’avais envie de rentrer, de me changer. J’étais en maillot, la serviette enroulée autour du corps, et je revenais tranquillement vers notre maisonnette. Sans trop que je ne sache pourquoi, j’ai changé de direction, et je suis allé devant celle de Nicolas. La porte était ouverte, elle ne fermait pas bien. Nicolas buvait un café, dos à moi. J’étais devant lui, il ne m’avait pas encore remarqué. Il se retourna et fut surpris que je sois là. Je ne pouvais pas me détacher de son regard.



J’ai attendu quelques secondes. Je me suis avancée vers lui. J’ai pris sa tête entre mes mains et je l’ai embrassé. Il ne s’y attendait pas. Il partagea ce baiser profond, salé, mes lèvres avaient le goût de la mer, nos langues dansaient. Puis il releva soudainement la tête. Tout tournait autour de moi, je sentais mes jambes qui tremblaient…

Sans qu’il prononce le moindre mot, je suis partie précipitamment. Lorsque nous nous sommes revus quelques heures plus tard, avec Anna, il fit comme si rien ne s’était passé. Non, ce n’était pas possible, cette parenthèse ne pouvait pas être déjà finie. Que ce fut dur de faire comme si de rien n’était !


Le soir de notre départ, Anna et moi venions de dépasser minuit, à discuter dans le lit de tout et de rien, comme à notre habitude. Mais je la sentais un peu bizarre. Elle semblait mal à l’aise. À plusieurs reprises, je lui demandai si tout allait bien ; elle me répondait que oui, mais…



J’étais surprise, mais sans plus que ça. Eh, on est au vingt-et-unième siècle ! Anna semblait attendre une réaction de ma part.



Anna poussa un profond soupir. Je sentais que chaque mot de sa part était une souffrance.



Sa phrase arrivait jusqu’à mon cerveau. Était décortiquée. Analysée. Hein ? Elle était en train de m’avouer que…

J’étais devenue toute rouge. Anna me souriait. Elle avait posé sa main sur la mienne et avançait sa tête vers moi. Elle allait m’embrasser. Oh non, non ma Anna, pourquoi ?


Je me levai d’un bond. Je savais que quoi que je dise, quoi que je fasse, elle allait avoir mal. Je lui ai dit que c’était la meilleure des amies qu’une fille pouvait avoir. Que si j’étais un mec, je n’hésiterais pas une seule seconde, je sortirai avec – c’était hyper maladroit de ma part d’ailleurs, pourquoi j’aurais pas pu être lesbienne comme elle ? J’étais profondément désolée de ne pas éprouver de sentiment amoureux pour elle, désolée d’avoir pu lui adresser de mauvais messages, je me sentais coupable, affreusement responsable de son état.


Anna répondit d’une petite voix qu’elle s’était fait un film toute seule. Elle savait très bien que j’avais flirté avec des gars, que je lui en avais déjà parlé, même si ces derniers temps je ne le faisais plus – et pour cause ! Elle me demanda de la laisser seule quelques instants. J’avais mal au cœur pour elle. Comme elle insistait, je la laissai dans la chambre. Je venais de faire terriblement souffrir ma meilleure copine, non, ma sœur, et je ne pouvais rien faire pour l’aider. Il me fallait du réconfort, j’en avais moi aussi bien besoin. Comment avais-je pu être aveugle à ce point ?


J’arrivai devant la porte de la cabane de Nicolas. J’étais dans l’obligation de lui expliquer ce qu’Anna venait de m’avouer, mais c’était au-dessus de mes forces. Nicolas m’invita à ouvrir la porte. Je rentrai. Il était allongé sur son lit, un livre à la main. Il fut étonné de me voir.

Nicolas perçut immédiatement ma détresse. Encore une fois, j’étais figée, je le regardais fixement. Mon corps me réclamait de me jeter dans ses bras. Était-ce le grand soir pour moi ? Je n’allais pas tarder à le savoir. J’étais lâche, ma meilleure amie souffrait, et je ne pensais qu’à mon propre désir. Quelle piètre amie je faisais !


J’ai attrapé ma nuisette, la faisant passer par-dessus ma tête, et je l’ai jetée au sol. Nicolas ne bougea pas. Dans la foulée, je me débarrassai également de ma culotte.

Nicolas me tendit son bras, dans un état second. Son invitation fit tambouriner mon cœur dans ma poitrine, d’un coup bien trop petite pour un tel afflux de sang. J’ai saisi sa main, et juste au moment où nos lèvres allaient se rejoindre, il repoussa la tête.



J’étais décidée à le pousser dans ces derniers retranchements.



Dans l’intense combat intérieur qui le travaillait, je sentais que je pouvais vaincre ses résistances. J’avais quelque chose de très précieux à lui offrir, mon âme, mon corps, mon être tout entier, et il ne pouvait pas demeurer insensible à cela. Nicolas tenta d’utiliser quelques arguments stériles.



Je ne parvenais pas à me contenir. Je n’avais jamais enduré autant d’émotions à la fois, c’était trop pour moi.



Les secondes suivantes parurent une éternité. Finalement, Nicolas me reprit la main, il me tira délicatement vers lui. Je m’allongeai, nos visages s’approchèrent, il m’embrassa… Ses mains se posèrent sur mon cou, ses lèvres étaient si douces ! Marquant une courte pause, il s’apprêta au prix d’un terrible effort à une dernière tentative pour nous empêcher de franchir le point de non-retour.



Nicolas tenta une ultime fois de me raisonner.



Ma décision était irréversible. Je lui soufflai ma réponse au creux de l’oreille.



Depuis le temps que mes rêves y étaient consacrés, enfin les mains de Nicolas se posaient sur mon corps. Nicolas m’avoua qu’il avait oublié à quel point c’était bon de serrer une femme contre soi. Pour toute guise de réponse, je lui souriais. Je m’oubliais dans ses bras, l’embrassant langoureusement pendant des minutes, sentant le désir monter en moi.

Nicolas baissa son caleçon. Dans quelques instants, j’allais enfin être une femme. Je me plaçai à califourchon, me laissant tout doucement tomber sur lui. Malgré l’excitation, j’appréhendais beaucoup ce moment. Mon hymen allait-il me faire souffrir ?


Je n’ai ressenti aucune douleur, bien au contraire ! Ainsi c’était donc ça, le grand mystère de la vie… c’était à la fois chaud, doux, étrange, et hmmm…. que c’était agréable !

J’étais concentrée sur mon plaisir. Ne voulant pas brusquer les choses, Nicolas attendait mes mouvements. Je commençai un lent va-et-vient, puis j’accélérai progressivement le rythme. Je montrai sans retenue à Nicolas à quel point j’appréciais la fusion de nos corps, nous ne faisions plus qu’un. Cette première fois était magique, et dans plusieurs dizaines d’années, je garderai un souvenir ému de ces minutes passées auprès de lui.

Je jouis juste après lui. J’aurais vendu mon âme au diable pour connaître cette sensation toute ma vie. Je me sentais d’un coup loin de tout…


Je revins doucement à moi après avoir atteint le nirvana. Comment avais-je pu ne pas lui dire ce que je venais de vivre avec Anna ? Me le pardonnerait-elle un jour ? Et lui ? Il m’en voudrait à mort, et je n’aurais que ce que je mérite.


Nicolas qui venait d’être le plus doux des hommes avec moi était à présent tendu. Je ressentais sa préoccupation, il pensait à sa fille. Malgré toutes ces ondes négatives flottant autour de nous, je m’accrochais à cet îlot de plaisir que nous venions tout juste de partager. De façon totalement stupide, alors qu’il était possible que dans quelques minutes tout s’arrête, que Nicolas me déteste à vie, un flash me fit imaginer ma vie avec lui dans quelques années. Nous serions heureux tous les trois, avec Anna. La vie pouvait-elle nous offrir ce bonheur ? Si seulement c’était possible…


Après avoir déposé un ultime baiser à Nicolas, je me levai. Je récupérai mes affaires, puis je regagnai la chambre où Anna devait dormir, du moins je l’espérais. Mais ce n’était pas le cas.

J’eus un mouvement de recul. Anna me fit peur. Elle se mit à vociférer des choses horribles. Je ne l’avais jamais vue ainsi. Nicolas arrivait juste derrière moi. Comment avait-il pu comprendre aussi vite ? De toute façon, Anna l’expédia immédiatement. Elle, que je n’avais encore jamais vue répondre à son père !

Nicolas me regardait, complètement perdu. Je hochai la tête à son intention, lui laissant comprendre qu’il valait mieux qu’il nous laisse. En partant, un tic nerveux crispa son visage.

Je pris ma respiration. Même si Anna semblait totalement hors de contrôle, je sentais que je pouvais la toucher en laissant mon cœur parler. Et je décidai de ne pas lui laisser le temps d’en placer une.


Anna accusa le coup. M’écoutant malgré elle, elle venait brusquement de comprendre que son père était un homme. Un homme seul, un homme triste, un homme qui avait droit au bonheur. Je ne jouais pas, ni avec elle, ni avec lui, et je crois que, malgré tout ce qu’elle avait à me reprocher, elle sentait qu’elle ne pouvait mettre en doute ma sincérité. J’étais complètement vidée, effondrée sur le sol, perdant toutes les larmes de mon corps.


Les vacances étaient finies, et dans un sens, c’était très bien comme ça, ce qui restait aurait été foutu. M’isolant le lendemain dans la matinée, j’hésitai à me jeter dans l’océan. En finir avec tout ça, vite. Mon regard se perdait dans les vagues qui se jetaient invariablement sur le sable et s’en retiraient tout aussi précipitamment, n’ayant pas le droit d’y rester. Nicolas avait été mon rivage. Comment avais-je pu croire au paradis terrestre ?

J’étais assise sur la plage, je tenais contre moi mes jambes repliées, une légère brise soulevait le voile de ma jupe. Je fermais les yeux. Seul le bruit de la houle parvenait à mon cerveau. Je me suis levée. Il fallait que je parte. Maintenant.


En revenant à la chambre que j’avais partagée avec Anna, je la vis se réconcilier avec son père. Je me suis cachée, j’ai attendu qu’ils retournent dans l’autre maisonnette pour préparer mes affaires. Anna a réussi à m’intercepter. Elle était encore remontée contre moi. Si Anna décidait de me pardonner un jour, cela mettrait beaucoup de temps.


Je partis rapidement à Bordeaux, pensant que je ne reverrais jamais Nicolas. Je passai les premiers jours à pleurer dans ma chambre universitaire, inconsolable. Les cours étaient intéressants, j’essayais de m’accrocher, mais le cœur n’y était pas.

Avec ma mère, j’avais eu l’engueulade de trop. Quand je pense qu’elle n’était même pas au courant pour Anna et son père ! Au final, ça n’aurait pas changé grand-chose.


C’était samedi, l’automne arrivait et une pluie fine tombait sur la ville. Quelqu’un frappa à la porte. Mon cœur s’arrêta net en voyant Nicolas.



J’en pouffai de rire. Une tornade de sensations déconnecta mon esprit, je pleurais de joie. Je lui sautai au cou et l’embrassai passionnément en l’attirant dans ma chambre. Il était fort possible que des voisins m’aient aperçue en train d’enlacer cet homme qui aurait pu être mon père, et je m’en foutais royalement ! Nicolas était là, et c’était bien tout ce qui comptait.

On a passé le week-end à faire l’amour. C’était… merveilleux ! Nicolas ne réfléchissait plus, il profitait de chaque instant en ma compagnie. Il est souvent revenu par la suite. Pas tous les week-ends, il ne pouvait pas, et bon, il fallait quand même que je bosse, c’était dur. Aucun de nous deux ne voulait que ça s’arrête. Ce n’était pas qu’une simple passade.


Nicolas me donnait toujours des nouvelles d’Anna. Je n’osais pas l’appeler. Quand j’ai appris qu’elle avait rencontré une fille, j’étais super contente pour elle. Mais comment allait-elle prendre la grande nouvelle ? Ouf, elle acceptait d’être notre demoiselle d’honneur. Je la retrouvai à la préparation du mariage avec appréhension. Elle semblait apaisée, très souriante. Et puis, quel bonheur de redécouvrir cette complicité que l’on n’aurait jamais dû perdre !


Tout s’accélère, Anna va bientôt m’accompagner pour m’aider à choisir la layette de la petite crevette que je porte. Il ne me reste plus qu’à trouver un travail avec mon diplôme de graphiste. Dans quelques minutes, j’ai un entretien, je croise les doigts en respirant un bon coup. Je vais l’avoir ce boulot, j’en suis convaincue ! Quand on est soutenue par des gens qu’on aime, ça ne peut que marcher.






Partie 3 – Nicolas



Quand on est enfant, on est persuadé qu’une montagne d’aventures nous attend. On s’imagine que l’on ne sera jamais adulte, c’est tellement loin ! On va à l’école, au collège, au lycée ; on rencontre une personne, on trouve un métier, on s’installe ensemble, on conçoit un enfant – pas forcément dans cet ordre d’ailleurs ! Et quand on a la chance d’avoir réalisé tout ceci, si cela correspond bien à ce que l’on souhaitait, il arrive que l’on se pose deux secondes et que l’on se fasse la réflexion suivante : OK, ma check-list est remplie, et maintenant ? Qu’est-ce que la vie me réserve ?


L’imprévu, c’est quelque chose qui peut se révéler être formidable ou vous détruire complètement. Pour moi, ce fut cette petite tache sur le poumon droit de Sylvie, quelques mois après son retour de maternité. Et tout alla très vite.

Il était écrit que je n’aurais pas le temps de connaître les longues journées d’attente à l’hôpital, les moments difficiles à voir ma femme se dégrader petit à petit, à passer des dizaines de nuits blanches à me demander comment j’allais vivre sans elle, continuant avec le seul trésor au monde qu’il me restait, ma petite Anna. Je me devais de continuer pour elle.


Les années ont filé à une vitesse vertigineuse. Ma vie tournait entièrement autour d’Anna. Ses premiers pas, son premier vélo, sa première dent perdue…

Plusieurs personnes me conseillaient de refaire ma vie. Je mis énormément de temps avant de croire qu’une telle chose était encore possible. Pour Anna, c’était tout bonnement hors de question.

En plusieurs années, j’avais eu quelques occasions de fréquenter en tout bien tout honneur des collègues, que j’avais toujours rapidement présentées à Anna. Celle-ci s’était montrée systématiquement hostile, et je sentais qu’il était inutile d’insister. Ma petite fille si douce avec moi était une lionne envers celles de son espèce, et il fallait que je m’y fasse, elle était encore plus possessive que n’importe quelle femme ne l’aurait été avec son mari.


Peut-être cela allait-il s’arranger avec le temps ? Bientôt, elle arriverait à la puberté ; tôt ou tard, un garçon entrerait dans sa vie, nos chemins commenceraient à se dissocier, et alors il serait encore possible de rencontrer une personne avec qui je serais heureux. Je ne savais pas trop dans quelle mesure je pouvais compter là-dessus. Pour moi, il était inutile de tirer des plans sur la comète. Je ne savais pas ce que la vie me réservait pour demain, alors, le futur…


À l’adolescence, ma fille aimait bien ramener des copines à la maison. J’essayais de me montrer aussi discret que possible, et les filles n’ont jamais perturbé mes nuits, c’était à peu près ma seule exigence. Une année, elle fut déçue car toutes ses amies se retrouvaient dans une autre classe. Et à son âge, les amitiés peuvent se défaire très vite alors que de nouvelles se créent. Toutefois, Anna retrouva rapidement le sourire, elle venait de se lier avec une charmante petite blondinette, Claire.

À vrai dire, je regardai cela d’assez loin dans un premier temps. De toute façon, depuis un bon bout de temps, ma fille avait ses propres clés ; je lui faisais entièrement confiance, et je ne me souciais pas trop de ses invitées.


Claire venait passer ses après-midis, ses soirées, voire ses nuits chez nous. C’était amusant, les filles étaient quasiment inséparables. Elles avaient tout le temps un truc à faire. Ces deux nanas-là, c’était un vent de fraîcheur. Enfin, un vent… une tempête serait un terme plus approprié.

Je les entendais parfois éclater de rire depuis le salon. Le genre de bruit que l’on ne pouvait pas se lasser d’entendre. Tout le temps à faire les folles. Une fois, elles avaient échangé leurs fringues rien que pour voir si je m’en rendrais compte. Je demandai à ma fille si sa copine était tout le temps comme ça. Anna m’expliqua qu’elle se libérait avec nous, car chez elle, c’était pas tous les jours la joie. Pauvre gosse ! C’était évident qu’elle ne méritait pas ça. Elle avait l’air si mignonne.


Un jour, je lui ai ouvert la porte, Anna était occupée au téléphone avec sa cousine. Je lui proposai d’entrer pour l’attendre. Comme Anna mettait quelques minutes à revenir, je lui demandai si ses études se passaient bien (le sujet bateau par excellence), puis ce qui la branchait dans la vie. Son visage s’illumina ! Elle me parla sans discontinuer de sa passion pour les beaux-arts. Je l’écoutais s’enflammer, m’exposant la vie de grands artistes qu’elle avait mémorisée avec tant de détails.

J’avais conservé de ma jeunesse un ouvrage de grande qualité, et je lui proposai de le lui prêter. Elle en fut enchantée, toute gênée, me remerciant plusieurs fois. L’avais-je intimidée ? Je ne croyais pas que cela fût possible avec elle, ce n’était pas son genre.


La fois suivante où il me fallut lui ouvrir, ce fut nettement moins agréable. Claire avait les yeux creusés, la gorge nouée, la joue rosie. Tout son corps criait son mal-être. D’un bref bonjour, elle m’indiqua en désignant son téléphone :



Claire approuva d’un signe de la tête. Elle se mit à renifler fort. Je ne pouvais pas décemment la laisser dans cet état.



Elle se contenta d’entrer. Ses yeux se plissèrent, sa bouche se déforma, et elle éclata aussitôt en sanglots. Encore une violente altercation avec sa mère. Elle lui avait dit qu’elle était la pire des filles, qu’elle avait eu honte de la mettre au monde. Incrédule, je me demandais comment il était possible qu’un parent puisse avoir des mots aussi durs envers son enfant.

Je pris Claire dans mes bras comme ma propre fille, très spontanément, sans me poser aucune question. Sur le coup, il n’y avait pas d’ambiguïté, c’était un geste purement chaleureux, et je pense qu’elle le ressentit ainsi puisqu’elle s’agrippa aussitôt à moi.



Claire réussit à émettre ce qui pouvait vaguement ressembler à un rire au milieu de ses hoquets nerveux. Au bout de longues minutes, elle se sentit légèrement mieux. Claire leva les yeux sur moi. Je n’avais pas ressenti le moindre trouble jusqu’alors, cependant la situation me parut d’un coup bien moins innocente. Je me dégageai maladroitement.



Elle buvait lentement, par petites gorgées. Elle semblait reprendre des couleurs. Ouf !



Anna venait d’arriver et l’état de son amie l’alarma. Les deux filles partirent à l’étage. Je mis des jours à oublier cette figure si malheureuse, j’avais du mal à trouver le sommeil.


Je fus rassuré de la retrouver peu de temps après radieuse, Anna venait de lui offrir un chevalet. Ses yeux brillaient, cela faisait plaisir à voir ! C’était une brave fille. Jolie, dégourdie, intéressante… Anna pouvait être contente d’avoir une telle amie. Et j’éprouvais de plus en plus de sympathie pour elle.


Anna venait d’avoir son bac, tout comme Claire. Pour récompenser ma fille, je lui proposai d’aller passer plusieurs semaines près d’Arcachon, dans un gîte dont on m’avait dit le plus grand bien. J’étais assez pris en juillet avec le boulot, mais je pouvais sans problème me libérer en août. Anna me fit remarquer que Claire n’allait pas bien, et que cela lui serait très profitable de venir avec nous.

J’émis quelques réserves pour la forme. C’était évident que cette fille avait de gros problèmes personnels. J’avais bien remarqué ces traces nouvelles sur ses bras. Était-ce elle qui se les était faites ? Je n’en étais pas totalement certain, mais j’aurais juré que oui. Cette fille ressentait-elle donc un mal-être si profond pour en arriver à ce point ? Cela avait-il un rapport avec sa mère ? Ou peut-être était-ce autre chose ?


En mon for intérieur, je me réjouissais de la revoir. J’avais été profondément ému par sa détresse, mais au fur et à mesure que le temps passait, je me rendais compte que ce n’était pas très convenable de penser autant à elle. Que c’était puéril de ma part ! Moi, un homme allant entrer dans la quarantaine, commençant à ressentir des sentiments dignes d’un collégien envers une toute jeune femme. D’autant plus que je la troublais, son comportement me laissait assez peu de doutes sur cela. Claire dut s’absenter, je me donnai cette durée loin d’elle pour me raisonner. Le constat était catégorique ; plus le temps passait, plus son absence me pesait. Je n’étais pas indifférent à son charme, et je ne l’assumais pas.


Lorsque nous sommes partis à Arcachon, j’avais le cœur léger. Les filles étaient déchaînées, elles chantaient à tue-tête dans la voiture les derniers tubes que la radio diffusait.

Pendant ce séjour, je ne parvenais pas à déchiffrer le comportement de Claire. Un jour, plutôt froide, distante, le lendemain elle me faisait de grands sourires, semblant me chercher du regard. À quoi t’amuses-tu, Claire ? Tu veux jouer avec moi ? Non, ce n’est pas possible, tu n’es pas comme ça. Je ne savais plus trop quoi penser d’elle, mais impossible de me l’ôter de l’esprit.


Un début de soirée, j’étais dans ma cabane, je ne parvenais pas à lire une page de plus de ce fichu roman. Claire. Je répétais inlassablement son prénom dans ma tête : Claire. Je trouvais ce prénom si joli, cela lui allait si bien. Mes mains en tremblaient. Qu’est-ce que ma femme aurait pensé de tout cela, de là où elle était ?


Je m’étais préparé du café. Je finissais ma tasse, les yeux dans le vide, j’admirais la nature à travers la vitre, mes nerfs se calmaient tant bien que mal. J’ai regardé machinalement vers la porte. Claire était là. Étais-je en train de rêver ? Non, tout ceci était bien réel.

Depuis combien de temps m’observait-elle ? Impossible à dire. Je cherchai le premier truc qui me passait par l’esprit, mais rien, mon cerveau était comme une coquille vide. J’ai dû lui demander si tout allait bien. Quel sens de la répartie, n’est-ce pas ? Sans répondre, elle s’est avancée vers moi, puis elle a plaqué ses lèvres contre les miennes.


Que devais-je faire ? La repousser immédiatement, pardi ! Il fallait que je le fasse, là, tout de suite, sans attendre davantage… mais que c’était bon ! Cette fille avait envie de moi, comment en douter ? Non, Nicolas, reprends tes esprits, il n’est pas trop tard !

À peine une poignée de secondes après avoir accepté ce baiser, j’y mettais fin. Je n’allais pas lui dire que j’avais trouvé cela délicieux. De toute façon, elle tournait déjà les talons. S’était-elle sentie repoussée ? Peut-être était-ce mieux ainsi.


J’essayais de paraître indifférent ; c’était extrêmement difficile, mais je crois que j’y parvenais à peu près. Anna ne se doutait de rien, quoiqu’elle se montrât un peu nerveuse. Pouvait-elle sentir cette tension entre nous ? Bien évidemment, ce n’était pas Claire qui allait lui faire comprendre qu’un événement inattendu s’était produit. Je mourais d’envie de croiser son regard, mais je me forçais à ne pas le faire.


La veille de notre départ, je ne parvenais pas à m’endormir. Il faisait atrocement lourd. À moins que le climat ne fût pas aussi difficile que je ne le croyais. Non, ce n’était pas le principal responsable de mes difficultés pour trouver le sommeil.


On frappa à la porte. Je m’attendais naïvement à ce qu’Anna entre pour me demander Dieu sait quoi. La porte s’ouvrit lentement et Claire entra. Son visage exprimait le désespoir résultant d’un conflit qui la rongeait. Et pourtant, quelle sensualité chez cette fille ! Une partie de moi voulait lui hurler dessus : « Va-t-en, ne reste pas ! » Alors qu’en même temps une voix m’ordonnait de prendre soin de cette malheureuse petite créature si fragile, et qu’une autre me suppliait de l’embrasser de nouveau.

Claire se dévêtit. La pâle lueur de mon chevet ne parvenait pas à dévoiler ses charmes. La lune éclairait faiblement son corps, les ombres jouaient avec ses formes. Cette fois, cela allait trop loin, j’allais la chasser. Elle me parla alors avec dureté, mais tout ce qu’elle me dit me toucha en plein cœur. Si j’avais vraiment envie d’elle, envie de goûter de nouveau à ces sensations si intenses avec une femme, c’était le bon moment, rien d’autre ne devait compter. Je tentai une dernière fois de la dissuader, en vain, et nous commençâmes de délicieux préliminaires.


Claire était contre moi, et dans quelques secondes, nos corps ne feraient plus qu’un. J’étais follement attiré par elle. Son sexe était trempé, elle était prête. Malgré mon excitation, j’eus une pensée éphémère pour Sylvie. Avais-je été un bon mari ? Étais-je un bon père ? J’avais donné le meilleur de moi-même aux deux femmes de ma vie. Peut-être était-ce pour cela que le destin m’offrait une nouvelle chance de rendre une femme heureuse. Je ne pouvais pas la laisser passer.

Claire se posa délicatement sur mon sexe, et le fit doucement entrer en elle. J’étais attentif à son visage, à la recherche du moindre signe d’émotion, de douleur aussi. Allais-je lui faire mal ? Un plissement à peine perceptible des yeux plus tard, elle me souriait. Je l’enveloppai de mes bras, alors que j’étais entièrement en elle.


Nous étions immobiles, à nous observer, le regard plongé l’un dans l’autre. Elle semblait apprécier beaucoup cet instant hors du temps, en tout cas ce fut mon cas. Quelques secondes plus tard, elle se mit à bouger, d’abord très faiblement, puis son oscillation prit de l’ampleur, d’avant en arrière, sur les côtés. Son bassin ondulait comme si elle voulait dessiner avec son corps des images de bien-être, de plaisir. Je n’aurais jamais deviné qu’elle s’offrait pour la toute première fois si elle ne me l’avait pas avoué.

C’était aussi comme une nouvelle première fois pour moi depuis la disparition de Sylvie.


Elle prit mes mains et les déposa de façon autoritaire sur ses fesses, poussant de petits soupirs de contentement, chuchotant quelques « oui ! », quelques « encore ! », une poignée de « c’est bon ! ».

Que nous arrivait-il ? Était-ce moral de ma part ? Étais-je en train d’abuser involontairement d’une fille qui m’offrait sa jeunesse, son innocence, l’irrésistible parfum de sa peau, la douceur de ses seins et de ses cuisses ? Elle jouait avec ses cheveux, alors que je perdais toute perception du monde extérieur, cette sensation était tellement agréable ! J’aurais voulu la prévenir de mon orgasme arrivant à toute allure, mais je n’en eus pas le temps. Trop tard, je jouissais en elle ! La sensation dut la surprendre car elle marqua une pause, les yeux grand ouverts. Mais non, ce n’était pas l’effet de surprise. Voilà qu’à son tour, ouvrant la bouche et se retenant manifestement de son mieux pour ne pas crier, son voyage vers le vertige des sens l’amenait au moment ultime.

Je sentis à ses contractions que la petite mort s’emparait de son corps. Elle s’écroula sur moi, haletant pendant de longues secondes. Elle mit un certain temps avant de reprendre ses esprits.



Je souriais d’un air à la fois bête et gêné. Je la sentais déjà fuyant le plaisir, il me fallait la rassurer. Je n’eus pas à me forcer pour lui susurrer quelques mots doux.



Elle rougissait comme jamais. Elle me remercia et m’embrassa. Ce baiser était très doux, très sucré, un vrai baiser d’amoureux comblés.


Tout s’est mis à tourner très vite dans ma tête. Je me doutais qu’il devait en être de même pour Claire, encore blottie tout contre moi. Sans nous parler, nous savions que nous pensions exactement à la même chose. Qu’allions-nous bien dire à Anna ? « Écoute, ma chérie, Claire et moi nous avons quelque chose d’important à t’avouer… » et merde ! Cela ne collait pas du tout, c’était nul.

Je connaissais ma fille. Qu’importaient les mots, cela ne pouvait pas bien se passer. Elle allait exploser, c’était sûr. Je ne savais pas quand, je redoutais ce moment, voulant l’éloigner le plus possible. Mais impossible d’y couper. Et plus le temps passerait, plus la réaction d’Anna serait terrible. Il fallait que la bombe éclate une bonne fois pour toutes, et le plus tôt serait le moins pire.


Claire et moi profitions de ces dernières secondes de pur bonheur, encore que celui-ci venait de passer, nous étions déjà dans l’après. Dans un instant, Claire allait rejoindre le lit d’Anna. Et demain ? Et ensuite ? Ce moment nous glissait entre les doigts. Il était irrattrapable.


Je laissai Claire se rhabiller et partir. Je ne savais pas trop où traîner mon regard. Le mur. La porte. Tiens, la porte était entrouverte lorsque Claire quitta le lit. Pourtant, Claire l’avait fermée en entrant dans la pièce. Oh, bon sang !


Je me suis redressé d’un bond, j’ai enfilé mon caleçon et mon tee-shirt que j’avais négligemment laissés sur une chaise. J’ai couru pour rattraper Claire, mais j’arrivais trop tard, les premiers cris d’Anna emplissaient déjà leur cabane. Comme je me tenais juste derrière Claire, Anna leva le regard sur moi. Quel dédain dans ses yeux, je n’oublierai jamais cet instant ! Qu’est-ce que je t’avais fait, ma fille ? C’est moi, c’est ton père, je suis celui sur qui tu peux compter en toutes circonstances, je suis ton plus fidèle allié, celui à qui tu peux confier tous tes chagrins, celui qui t’offrira toujours son épaule quand la vie te fera souffrir. Mais ce qui avait été vrai jusqu’à aujourd’hui ne l’était plus en ce moment précis.


Anna me chassa. Claire, elle, allait lui tenir tête, et je compris que je devais les laisser. Rejoignant ma chambre dans une angoisse insurmontable, je devinais sans peine que l’affrontement serait blessant, brutal, et que des flots de larmes allaient couler. J’attendais la fin des hostilités dans une extrême nervosité. J’essayais de me calmer, d’en profiter pour faire le point. Je ne ressentais pas qu’une simple attirance envers Claire, c’était bien plus que ça. Sa joie de vivre, son entrain, sa force de caractère. Je retrouvais un peu en elle de ce qui m’avait plu chez Sylvie. Je priais intérieurement. Anna, je t’en supplie, je ne t’ai jamais rien imposé de ma vie. S’il te plaît, rien qu’une fois, une seule petite fois, pardonne-nous et laisse-nous une chance.


Au bout de la nuit, Claire apparut une nouvelle fois devant ma porte. Ses yeux étaient si tristes, elle était exténuée. Anna voulait rester seule.

Claire est venue s’allonger dans le lit. Nous nous faisions face, sans nous toucher, fermant les yeux et cherchant à nous endormir sans y parvenir. Le lendemain, Claire partit le temps de nous laisser nous expliquer. Comment Anna allait-elle m’accueillir ?

Au bout d’une attente interminable, j’étais soulagé de retrouver ce lien si fort qui nous unissait depuis toujours, abîmé mais bien présent, et ça, ça valait tout l’or du monde.


Nous sommes revenus à la maison. Inutile de vous dire que le climat n’était pas le même qu’à l’aller. Je n’eus même pas l’occasion de dire au revoir à Claire.

En rentrant, il nous fallut rapidement préparer le voyage à Nantes. J’accompagnai Anna pour son installation. Je ne lui avais plus parlé de Claire, mais elle n’avait aucun mal à saisir ma peine. Anna me questionna sur mes sentiments, pour la forme.

Alors que je la quittais dans son nouvel appartement, elle me laissa les coordonnées de Claire. Je t’en serai toujours reconnaissant, ma fille !


La maison était bien vide, je ne l’avais jamais connue ainsi. Que c’était déprimant ! Le vendredi qui suivit, je passai la nuit à me demander si je devais foncer le lendemain à Bordeaux. J’avais peur. Et si elle avait déjà tourné la page ? Ne l’avais-je pas fait suffisamment souffrir ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez moi ? Pourquoi avait-il fallu que je m’amourache de cette… si charmante, si délicieuse jeune femme ?


En arrivant devant la porte de Claire, il me fallait trouver quoi dire. Je me souvenais avoir réussi à la faire rire dans ses moments de tristesse, et au moment où elle ouvrit la porte, j’eus une idée. Une bonne, il faut croire, à en juger par sa réaction. Elle me montra sans peine à quel point elle était heureuse de me revoir.


De nombreux mois s’écoulèrent, et ces instants de grâce entre nous perduraient. Il y eut un nouveau moment difficile lorsque Claire m’avoua qu’Anna avait nourri des sentiments ambigus à son égard. Sous le coup de la colère, je faillis bien mettre un terme définitif à notre relation. Mais au bout de quelques jours, je compris à quel point elle en avait souffert, et je décidai que dorénavant, quoi qu’il puisse se passer, je serais heureux avec Claire aussi longtemps qu’elle voudrait bien rester avec moi. Apparemment, c’était parti pour durer… et si je lui offrais une bague, comment le prendrait-elle ?


Claire et moi nous sommes mariés au printemps dernier. À cette occasion, Anna m’a présenté Amélie, sa petite amie. J’ai été ravi de faire sa connaissance. Ma fille va bien, elle a pleinement accepté notre relation, je n’ai plus aucun doute à ce sujet. Et il n’y a pas si longtemps, Claire m’a fait une de ces surprises ! Elle était plantée devant moi, ses yeux pétillaient…



On avait déjà abordé le sujet. On ne se protégeait plus, laissant le hasard choisir pour nous. Il n’avait pas mis bien longtemps avant de divulguer ses projets pour notre famille. Anna espère que ce sera un garçon. Elle n’a pas encore décidé si elle se ferait appeler Tata ou grande sœur !


J’ai laissé la chambre d’Anna comme elle était au moment de son départ. Anna m’a demandé de la refaire pour le futur arrivant, mais ni Claire ni moi n’avons voulu y toucher. Du coup, rien n’a changé, ou presque. Anna a juste ajouté une photo en face de son cadre préféré. Elle s’y trouve entre Amélie et Claire, et les trois jeunes femmes sourient de toutes leurs dents. J’adore cette photo !