Depuis la rentrée Céline, une lycéenne, faisait souvent étape à la librairie. Me saluant d’un sourire enjoué, elle choisissait quelques ouvrages puis prenait place dans l’un des deux fauteuils de l’arrière boutique. Plus habitué au passage de contemporains qu’à la venue de la jeunesse, j’appréciais cette visiteuse silencieuse qui, passée une heure, rangeait avec précaution ses lectures sur les rayons. Est-ce en raison de la différence d’âge – elle pouvait être l’une de mes petites-filles – ou est-ce parce que j’appréhendais que, sa quête satisfaite, elle ne m’offrit plus sa présence, je ne me risquais pas à lui demander l’objet de ses recherches. Il lui arrivait de m’acheter un livre ou deux, toujours en rapport avec le programme de terminale. Une fin d’après-midi, d’une mine désappointée elle lança :
- — Je ne trouverai jamais ce que je cherche.
Je lui demandai s’il était indiscret de m’enquérir de sa quête.
- — Une histoire semblable à celle que je viens de vivre et dont il me faut connaître l’issue.
Sans doute étonnée de mon silence, elle ajouta :
- — Une aventure singulière lors d’un camp de vacances.
Je répondis que les récits portant sur les camps de vacances étaient nombreux dans l’actualité :
- — Club méditerranée, évasions dans les pays du Sud, retraites spirituelles ; il y a dix ans, camps à la ferme, camps de scouts, de naturistes, que sais-je encore ?
- — Bref, des récits d’étés merveilleux où tout se termine au mieux, objecta-t-elle.
- — J’ai discrètement observé, lui dis-je, que vos lectures portaient volontiers sur le tragique.
- — Tragique, je ne sais pas, douloureux, imprévu et obsessionnel, assurément.
Sur ces mots, elle quitta l’échoppe. En viendrais-je à lui proposer des récits écrits par des rescapés de camps de concentration ?
…
Journée de pluie de novembre à ne pas mettre le nez dehors. Survint Céline qui, avant de parler, m’interrogea longuement du regard.
- — Tout au long de ces semaines, j’ai apprécié votre discrétion. Pour avoir été enseignant aux quatre coins du monde, vous connaissez le monde et ses turpitudes. Les excentricités, si saugrenues soient-elles, ne vous choquent plus et, pour avoir écouté vos conseils à des lecteurs, j’ai découvert que jugement et critique vous étaient étrangers. Si je vous conte l’épopée de mon dernier été, peut-être disposerez-vous d’une solution à l’énigme qui me harcèle, mais promettez moi de conserver votre bienveillance à mon égard, quoique vous pensiez de ma conduite.
Après que j’eus fermé le magasin, nous nous installâmes au fond de la boutique. Une lampe à pied éclairait le visage de Céline, je restai dans la pénombre.
- — Cet été j’ai pris part à une activité archéologique et de rénovation d’une ancienne église dans les Hautes Alpes. Détail comique, compte tenu de la suite, ce camp était organisé par le groupe de jeunes de ma paroisse. Au cours d’un stage, j’avais apprécié son animateur, pas bégueule du tout, le Père Berland, et l’équipe qu’il avait formée. Nous étions, je crois, huit filles et quatorze garçons. Nous avions entre 18 et 21 ans. À notre arrivée à Saint-Ferret, l’architecte en charge du patrimoine nous expliqua le travail qui nous attendait : précédant la restauration proprement dite d’une église romane abandonnée et à l’extérieur du village, nous avions à collecter les pierres et autres composants enfouis dans le sol du périmètre de l’édifice.
Considérant que nous étions plus nombreux que nécessaire, il indiqua au Père Berland qu’une petite chapelle située en altitude, à trois heures de marche, au sommet d’un chemin de croix, avait un urgent besoin de notre diligence. Cinq garçons, Arlette et moi, nous nous sommes portés volontaires. De bonne heure le lendemain, accompagnés de l’ecclésiastique et d’un berger guidant deux ânes chargés de notre ravitaillement ainsi que des outils, nous avons rejoint un site grandiose. Située au bas d’un pâturage, en amont d’une forêt de mélèzes, la chapelle avait perdu son toit et les murs se délitaient, la charpente les maintenant s’affaissant. Notre tâche consistait à désassembler les pierres des murs et les numéroter pour permettre une reconstruction ultérieure.
J’observais l’apparition d’un sourire pendant la description de l’emploi de son été.
- — Notre logement se trouvait être une vaste bergerie en pierres sèches mais, horreur pour le bon Père, le local ne comportait pas de séparation. Fixant un jeu de toiles, l’abbé s’empressa de préparer un carré pour les filles et sermonna nos garçons sur la sainte innocence des jeunes filles. Cette mise en garde alarma Arlette qui décida de son retour au camp de base. Comme le lieu me plaisait, j’annonçai que je restais et, qu’avec deux frères aînés, j’avais l’habitude de la vie avec des garçons… Poursuivre m’est pénible. Que penserez-vous de moi ? C’est une histoire très intime et osée.
- — Je vous écoute.
- — Et vous en tirerez des conséquences qui ne seront pas en ma faveur. Après un en-cas nous nous mîmes au travail sous un soleil ardent. En fin de journée, il nous fallut nous rafraîchir. La fontaine faite d’un tronc évidé n’était guère propice au décrassage aussi Philippe, ingénieux, capta l’eau au ruisseau et à l’aide d’un conduit dressé sur un pilier fabriqua une douche sommaire. Nus, mes compagnons se débarbouillèrent en maugréant de la température de l’eau. La vue de cinq éphèbes sous le soleil était plaisante et, par devers moi, je souriais de voir leur clarinette rapetissée en petite flûte sous l’effet du froid.
- — À ton tour, clama Antoine.
Un bref instant, j’hésitai. Mais qu’avais-je à dissimuler ? Domptant ma pudeur, je bravai un jet froid qui me transperça. Je grelottai et tentai en vain de résister à cette onde boréale en me bouchonnant avec énergie. Étourdie et transie, j’eus l’impression de me défaire d’une partie de mon être alors qu’une jouissance physique, associée au détachement de ma raison, m’emporta. Combien de temps restai-je immobile, tétanisée, je ne saurais le préciser.
S’avisant de mon visage qui s’embrumait, de l’espèce d’hébétude qui m’avait saisie, Antoine m’arracha des flots et m’entoura de mon carré-éponge et, en sculptant délicatement mes formes, me frictionna avec ardeur. Une douce chaleur parcourut mon corps, comme jamais auparavant, et obscurcit ma conscience. L’envie me prit de me blottir contre lui. Entre cette impression d’un fol bien-être et le moment où, étendue sur l’herbe, je ressentis l’étreinte d’Antoine - mon sauveur - je ne garde pas de souvenir précis. Mon corps sut mystérieusement ouvrir son jardin secret pour accueillir une lance d’amour. Trop empressé, Antoine fit rapidement son "affaire".
Mentalement anesthésiée mais parfaitement apaisée, j’acceptai l’hommage de chacun. Dolente, les cuisses entrouvertes, je fis signe à Philippe d’accomplir son œuvre d’homme. Il me besogna laborieusement sans réellement éveiller mes sens encore endormis. Fut-ce la vue d’une verge fine et longue, fièrement dressée, ou le regard quémandeur d’Éric qui exprimèrent son besoin de m’honorer à son tour ? Il m’interrogea du regard pour savoir si, à lui aussi, je permis d’être admis dans ma chatte. Avec douceur, il se glissa dans mon fourreau qui accueillit, non plus une navette, mais un bel archet. Fiché en moi, il caressa mes seins, pourlécha mes aréoles, offrit à mes lèvres des baisers enfiévrés et chuchota :
- — Pour moi c’est la première fois, mon plaisir doit aussi être le tien !
La fantaisie mise dans sa découverte du corps de la femme, sa recherche de mon assentiment, ses rires joyeux et la délicatesse dans son exploration de mon intimité débondèrent mon sexe qui sut accompagner ses cavalcades. Nous nous offrîmes l’un l’autre un majestueux orgasme. Revenus tous deux à terre, Éric me suggéra :
- — Céline, sois généreuse et accorde tes faveurs à Serge et Jacques.
Ni ma tête ni mon cœur ni mon sexe ne se faisaient une fête de reprendre une partie de jambes en l’air mais que pouvais-je faire d’autre sinon d’y consentir ? Tout occupé à manier son mandrin, Serge ne remarqua pas mon indifférence et, hilare, se retira de ma chounette. Jacques, le plus maigrelet et timide des cinq compagnons, était bien membré ; ses coups de boutoir résonnèrent bruyamment et me valurent des jaillissements d’un plaisir fait de douleurs indolores et d’intenses éclairs jouissifs, partagés m’a-t-il semblé.
Ces passes terminées, allongée sur l’herbe, nimbée par les seuls rayons d’un soleil couchant, je me sentis rompue. J’avais été piégée par ce côté vif et immédiat de l’acte sexuel qui m’étourdit ; je flottai dans un autre monde. Survint Éric, tout souriant, qui m’aida à me remettre d’aplomb ; il toiletta mon entrejambe englué de foutre et planta un petit bouquet de pâquerettes dans mon sexe.
- — Ma petite offrande, déclara-t-il.
Il s’étendit à mon côté, la tête contre mon sein et guida ma main sur son diablotin qui, incontinent, se raffermit.
Ayant endossé une longue chemise de coton je fis quelques pas, laissant les garçons préparer le dîner. Une atmosphère de bonhomie factice camouflait la gêne des garçons. Nous restâmes longtemps silencieux et ce fut Philippe qui entreprit de dissiper le malaise :
- — Céline, en faisant l’amour avec toi nous avons fait ce que l’on appelle « œuvre d’homme ». En réalité, nous avons fait œuvre de salauds ! Tu nous a sans trouvés machos, plus que cela, des mâles en rut profitant de ton étourdissement pour te baiser. Belle et désirable comme tu l’es, au sortir de l’eau tu étais irrésistible et il était presque impossible de réfréner nos pulsions. Je te l’assure, pour aucun de nous tu n’es une fille facile, mais une fille bonne et serviable ! Je veux te dire que nous t’adorons et espérons que la complicité qui naissait entre nous n’est pas rompue et que nous saurons choisir ensemble des jeux libertins te convenant. Merci, princesse de notre camp.
Je me devais de répondre à ce mea culpa un peu théâtral. Mes compagnons avaient assurément manqué de la courtoisie la plus élémentaire mais, ayant manqué moi aussi de retenue, je ne pouvais leur reprocher leur effronterie. Comment leur dire ce que leur exploit avait éveillé en moi ? Un rien étonnée qu’on ait pu me soupçonner d’être une Marie couche-toi-là, je répondis :
- — Tout à l’heure, c’était certainement un coup de folie de votre part comme de la mienne. Pour vous, me semble-t-il, plutôt réussi. Ayant été fidèle jusqu’à tantôt à un seul petit ami, je ne suis pas une fille à soldats mais votre empressement, appelons-le comme cela, m’a dévoilé des envies inconnues jusqu’ici. Cela me donne des idées pour découvrir ensemble des plaisirs nouveaux et partagés. Si nous nous y mettions sans plus attendre ?
- — Tirons à la courte paille celui qui commencera la ronde, proposa Philippe.
- — Non, mes amis, je choisirai mes cavaliers et rien ne présume que, ce soir, j’accueille les cinq d’entre vous.
Ce fut à l’attentionné Éric que je tendis la main. Il faisait nuit lorsque la cinquième gambade s’acheva. J’eus le sentiment d’avoir gravi des montagnes, ébranlé la virilité des garçons en m’imposant comme ordonnatrice de nos ébats, connu des jouissances nouvelles et de m’être libérée de la chape de petite provinciale bien sage.
- — Pardonnez-moi d’interrompre votre récit. De quel rapport avec la province s’agit-il ?
- — Je suis une Tourangelle ayant migré à Paris à treize ans. Au lycée je suis restée étrangère aux cercles établis de longue date et n’ai pas eu d’amoureux avant mes dix-sept ans. Mes frères ramenant leurs petites amies à la maison, je fis de même il y a quelques mois. Nous étions puceaux tous deux, faisions l’amour avec autant d’application que nos parents au même âge partageaient leurs cornets de glaces portatives. Voilà, en peu de mots, le milieu qui était le mien ! J’ajoute que les fantasmes sexuels m’étaient inconnus. Vous ne dites rien ?
Je restai silencieux.
- — Difficile de traduire l’ambiance qui régnait au sein de notre sextuor : elle était enjouée, faite de complicité et de plaisirs réciproques et, sur le chantier, de dur labeur. Nous vivions presque nus, je m’affichais poitrine au vent ou plutôt au soleil. Nos jeux de sexe étaient joyeux, spontanés, lumineux. Nos rapports tenaient d’une ludique camaraderie, chacun venait à moi quand la soif de sexe, devenue impatiente, le saisissait. J’aimais me sentir prise, pénétrée, troussée, honorée, farcie et inondée de foutre. Je crois avoir pris mon pied à chaque passe, elles furent multiples. À aucun moment je ne me suis sentie emportée. Tout naturellement je me sentais pleinement femelle, animale, devenue un corps de plaisir. Satisfaire la libido de cinq partenaires donne une tranquille assurance, inconnue jusqu’alors. Et j’ai en mémoire ces visages apaisés et épanouis à la suite de nos chevauchées.
- — Quel élan vital que le vôtre…
- — Que j’aime cette expression ! C’était bien une ardeur de vivre pleinement, simplement, sans tabou, des impulsions innées dirigeant nos corps les uns vers les autres, ou plutôt vers le mien. Un Éden sans péché originel ? N’avons-nous pas redonné existence à une chapelle que notre peine a rendue à la vie, d’autre part, et quelle promesse de vie que les sabres au clair, fiers de leur ardeur, des garçons ?
- — Débordements d’une jeunesse sans culpabilité, et une jeune fille curieuse, sans préjugés, qui se promène et se donne librement pour comprendre le monde !
- — Oui, l’ardeur d’une vie autre nous habitait. Mon expérience liait l’instinctif, le physique, l’émotionnel et, j’en suis convaincue, une certaine quête mystique, voire spirituelle. Notre plaisir n’était pas seulement canalisé vers nos sens, nos transgressions dictées par une opposition à la « sexualité classique »…
- — À vous écouter, Céline, je n’ai que l’écho de vos corps à corps, ceux de vos compagnons et les vôtres. Possédés par le plaisir, animés par une sorte de frénésie, les pulsions se privent de toute charge affective. L’échange sexuel a une fonction de connaissance. Animé par la seule recherche de la jouissance ne vous êtes-vous pas arrachée à un autre désir, celui d’une vraie rencontre avec son partenaire ?
- — Votre réflexion m’étonne, faire l’amour est une école de vie. Toutes les facettes d’une personnalité s’expriment en baisant. Dans ce que j’appelle nos jeux, j’appris à connaître chacun d’entre eux, à mieux devenir à l’écoute de leur corps. En voulez-vous une illustration ?
- — Vous avez toute mon attention.
- — Philippe, étudiant en architecture, en désassemblant les pierres de la chapelle l’imaginait déjà reconstruite. En venant à moi, il imaginait je ne sais quoi que je ne pouvais lui donner et qu’il ne pouvait atteindre. Pourtant il excellait dans l’éveil de mes sens. Pour recevoir la plénitude de l’acte d’amour, il faut un accord entre les corps, les sentiments, c’est-à-dire aussi le cœur.
En raison de nos choix de liberté, nous nous défendions de la tentation amoureuse. C’est d’une absence d’inclination sincère et spontanée dont souffrait Philippe. Je lui appris que la tendresse, si momentanée soit-elle, pouvait suppléer les élans du cœur et qu’elle avait sa place dans notre camaraderie vagabonde.
Avec Éric, le lutin, nous jouions des sonates. Avec une joie partagée, nous nous accordions sur le ton, le rythme et l’interprétation et parvenions à un dialogue harmonieux. Son archet éveillait en moi les plus exquises voluptés et mon violon – notre caisse de résonance – délectait les sens de mon petit archer ! Notre petite musique avait besoin d’intimité, aussi quittions-nous souvent les alentours de la bergerie pour nous étendre, à la lisière de la forêt, sur un carré de mousse.
- — Ainsi vous vous prémunissiez du voyeurisme d’un spectacle érotique et tentiez de trouver un langage commun à vous deux.
- — Vous ne me comprenez pas, je le crains. Si d’une part coucher tout de go avec quelqu’un qui, peu avant, m’était inconnu m’a valu des émotions vertigineuses, ma fringale de sexe ne paralysait aucunement un ressenti affectif, même si j’étais consciente de l’éphémère de nos escapades ; croyez-moi, ensemble nous nous épanouissions.
- — Ne voulez-vous pas me dépeindre un Éden, perdu pour la plupart d’entre nous ? Céline, vous avez offert votre corps en partage à vos amis, à moi vous souhaitez offrir un portrait enrubanné de vos exubérances.
- — Suggéreriez-vous que mes souvenirs sont devenus mon ennemi, alors que je me défends de démentir ce que mon sexe m’a appris ? Alors, pour réfuter votre point de vue, je vous rapporterai un épisode cocasse, terminé sans mal. En une fin de matinée, batifolant avec Éric dans le pré, j’entendis une clameur : Des visiteurs sont en vue ! au moment même où la vague qui submerge toute conscience nous gagnait. Nous nous déprîmes brutalement et, en toute hâte, j’enfilai mon tee-shirt et un short, Éric son bermuda. Sur le chantier nous accueillîmes l’architecte du patrimoine, sa jeune assistante, un âne chargé de provisions ainsi que son conducteur et, immanquablement, le père Berland.
Les garçons, félicités de l’ouvrage accompli, reçurent les instructions du travail à venir. Incommodée par le regard de l’abbé pointant obstinément le haut de ma tenue, je réalisai que les pointes de mes seins bombaient outrageusement sous ma marinière. L’assistante semblait, elle, fascinée par la boursouflure déformant le bermuda d’Éric. Prétextant d’un document à quérir, je gagnai la bergerie pour revêtir un caraco.
- — Par cette belle journée, auriez-vous froid, Céline ? risqua le religieux.
- — Non pas, répondis-je, mon tee-shirt n’était-il pas taché ?
Me prenant à part, l’abbé me demanda si les garçons me respectaient.
- — Qu’entendez-vous par là, Monsieur l’abbé ?
- — Pour des jeunes gens vigoureux, le compagnonnage d’une jeune fille ne suscite-t-il pas des conduites contraires à la morale ?
- — J’apprécie votre sollicitude mais sachez qu’au premier jour j’ai signifié que je n’étais pas une fille légère. Point final !
Par devers moi, je riais en songeant que c’était Céline qui invitait ses compagnons à se coucher à ses côtés. L’inquisition n’était pas terminée.
- — Je remarque que les couchettes sont contiguës…
- — Eh oui, le soir nous bavardons amicalement. Aurais-je dû m’exclure de nos dialogues en me reléguant à l’extrémité de la mezzanine ? Vous n’y pensez pas !
Mes propos ne cachaient pas mon animosité ; j’étais mal, mon corps tout endolori, victime de la rupture de la montée de la sève qui consacre l’union des corps. Ce curé cauteleux m’avait infligé le blues. Deux jours durant, mon sexe resta indifférent, sourd et muet. Cette panne n’inquiéta pas que moi. Ce fut Antoine qui, sous un soleil dardant, me dévêtit et me poussa sous l’onde glaciale de la douche. Comme au premier jour, une partie de moi-même se détacha et, m’abandonnant à cette thérapeutique violente, offrande de la nature, je me délestai de la paralysie entravant ma sensualité. L’apprenti Esculapen Antoine, m’en donna, sans plus attendre, la preuve après avoir consenti à une complaisante gamahuche sur ma petite clochette. À nouveau fille d’Aphrodite, je réclamai mon dû à chacun.
Je vous dévoile ma vie, peut-être aussi mes turpitudes, et vous restez semblable à un sphinx. En plus de mon incapacité à éprouver de la joie, vous m’exposez à l’angoisse.
J’étais perplexe face à ce déballage. S’agissait-il d’une confession sincère ou d’une fanfaronnade visant à m’offusquer ? Je sentais, toutefois, mon interlocutrice torturée ; j’avais à l’apaiser.
- — Vous m’avez fait remarquer que je ne vous comprenais pas, c’est vrai. Dans vos manières je vois un paradoxe. D’une part vous préserviez notre patrimoine culturel, de l’autre vous vilipendiez notre patrimoine social, humain. En effet, vos amis et vous avez travaillé à reconstruire une chapelle à l’identique, à vous aligner sur les codes du passé, alors que dans vos relations interpersonnelles vous avez cru abolir toutes les limites, ce qui, je l’affirme, vous a conduit à un délire sexuel. Conformisme d’une part et déni des normes de l’autre.
- — Mille fois non ! Comment osez-vous assimiler nos expériences ouvrant notre corps à la volupté à la déraison, à la folie. Vos pensées sont asséchées, à l’image de votre corps. Revenons au présent : ce ne sont pas les orgasmes qui me manquent ; non, ce sont l’odeur du corps du mâle désirant, le sentiment d’une plénitude ensoleillée qui s’éveillait en moi sitôt que j’étais pénétrée.
J’espérais que vous m’indiqueriez un récit décrivant la trajectoire d’une femme qui sut fuir sa gourmandise du sexe. Sur vos rayons je n’ai trouvé qu’un ouvrage rappelant que les grandes prêtresses et les prostituées sacrées finissaient emmurées, un sort guère plaisant. Alors, vous qui êtes entiché de culture classique, faites-moi part d’un mot rassurant afin que nous nous quittions en bons amis.
- — Je vous entretiendrai en une autre occasion de la mythologie grecque ; elle nous éclairera. Pour l’heure, je rappellerai le mot d’une amie trop tôt disparue : "Il est bon de te sentir en moi" et souhaite que vous aussi puissiez le murmurer à votre ami de cœur.
XXX