n° 14121 | Fiche technique | 36176 caractères | 36176Temps de lecture estimé : 21 mn | 23/10/10 |
Résumé: Depuis quelques années, il ne m'arrive que des bricoles... | ||||
Critères: fh copains amour mélo -fantastiq -amourdram -regrets | ||||
Auteur : Lilas Envoi mini-message |
Collection : Ténèbres |
Dans le reflet de la vitre scintillent les lueurs du feu tricolore, et ma silhouette, dédoublée. Perdue dans mes pensées, je n’y avais pas pris garde. Je me distingue enfin.
Je contemple la paroi lisse et constellée de gouttes, où un visage, surmonté d’un bonnet bleu passablement ridicule, me renvoie mon regard. Ses traits sont flous, incertains.
Je me détourne, souffle sur mes mains pour les réchauffer, et les enfile dans mes poches, jetant un œil alentour. Il est tard. Autour de moi, sous l’abribus, quelques personnes, l’air fatigué. Deux étudiantes, silencieuses. Un homme d’une quarantaine d’années, grand manteau gris anthracite tombant sur les mollets, mallette noire à la main. Une dame d’un certain âge, cernes aux yeux, traits tirés, s’emmitouflant frileusement dans sa doudoune.
Le bus arrive enfin. Dernier regard sur la vitre de l’abribus, dernier regard pour cette forme incertaine. Je monte.
Il est là. Je le vois parfois se déplacer dans la pièce, vague ombre sombre contre le jaune lumineux de ses rideaux. On dirait qu’il a allumé toutes les lumières. Mais moi je suis ici, faisant le pied de grue, dehors dans le froid.
Les yeux levés vers les fenêtres de son appartement, j’hésite, si faible soudain. Je suis à dix pas de l’entrée. Je pourrais monter, je suis venue pour ça, après tout. Lui dire… tout.
Parler de tout… de rien… comme avant.
Mais je suis lâche. Je me dégonfle. Je mordille la peau de mes lèvres, me faisant un peu saigner. Distraitement, j’aspire le sang, remonte les yeux vers le deuxième étage. Je me sens nulle.
Je prends une décision.
D’une main tremblante, je sors mon portable de ma poche, et tape un texto très vite, pour ne pas me laisser le temps de changer d’avis.
Je suis devant chez toi. Je peux monter ?
J’appuie sur « envoi ». Voilà, c’est fait. Plus moyen de reculer. À part si je fuis en courant dans n’importe quelle direction… Je me balance d’un pied sur l’autre, titillée par cette idée, sentant ma petite motivation fondre comme neige au soleil.
Il tarde à répondre. Qu’est-ce qu’il fiche, bon sang ? J’essaie tant bien que mal de me remonter le moral. C’est Rafe. Il va me répondre. C’est Rafe, quoi !
Il va me répondre. Il va me laisser monter. Il va comprendre.
Enfin, une alerte à deux tons. J’ouvre fébrilement le clapet de mon téléphone.
Pourquoi ?
Hein ? Je tombe des nues. Quoi, pourquoi ? À ton avis, Rafe ? Je tape ma réponse avec nervosité.
Pour parler
Envoi.
J’attends. Rien. Soudain, un mouvement, là-haut derrière le rideau. Il est là, il me cherche des yeux, me repère, son téléphone à la main. Je dois faire cruche, plantée sous le lampadaire, avec mon bonnet bleu.
Son regard, malgré la distance, est intense. Je frissonne. Mauvais pressentiment. Non, il ne va pas me laisser dehors… si ? Il ne va pas faire ça. Il n’osera pas !
Il ne bouge pas. Il baisse la tête, regarde de côté, pensif.
Il hésite ?
Merde alors ! Il hésite ! C’est quoi ce plan foireux ?
J’ai le cœur qui bat très vite. Je n’aime pas ça. Il me regarde à nouveau. Non, j’aime pas ça…
Il tapote son mobile, puis pose à nouveau ses yeux sur moi.
Non, il va pas faire ça.
« Je t’en prie Rafe, je t’en prie, je t’en prie », pensé-je très fort. « Ne fais pas ça. »
Alerte musicale.
Non
Non. Il a dit non ! J’ai l’impression qu’un grand seau d’eau glacée me tombe dessus, me réfrigérant jusqu’au bout des doigts de pieds. Impossible. Impossible !
Rafe, j’ai fait soixante-dix kilomètres pour te voir. Je t’en prie !
Envoi.
Je relève les yeux de mon téléphone. Il n’est plus là. Le rideau est tombé, la lumière éteinte. Et voilà. Il m’observe encore, dans le noir, pour que je ne le sache pas. Ça c’est du Rafe tout craché. Je le connais si bien. Il me laisse mijoter dans mon jus. Comme n’importe quelle petite pétasse sans importance.
Je me sens soudain très fatiguée. Mon téléphone reste désespérément amorphe.
J’attends.
J’ai l’impression d’avoir le cœur fouaillé par un poignard. La première larme m’échappe. Bouleversée, je la sens rouler sur ma joue transie par le froid, puis s’insinuer dans mon cou, contre mon écharpe, me faisant frissonner encore une fois.
J’attends.
Une voiture passe, ralentit devant moi, puis repart dans un éblouissement rouge.
Je regarde ma montre, à la faible lumière du lampadaire. Déjà cinq minutes.
Désemparée, je relève les yeux sur ses fenêtres. Il est là, dans le noir, planqué derrière son rideau, il m’observe, il attend. Je le sais.
Sur le côté du bâtiment, une lumière s’éteint soudain. Je n’y avais pas fait attention jusqu’alors, obnubilée par sa présence, si proche, que je devine.
Mais là, je comprends.
C’est la lumière de sa chambre. Il était dans sa chambre. Il ne me regardait pas dans le noir. Il n’était pas là.
Il ne sera peut-être plus jamais là pour moi, avec moi.
Alors un sanglot violent me déchire, et cette fois, je pleure pour de bon.
*
Je cligne des yeux, revenant à la réalité. Quelle approche archi-bateau, usée jusqu’à la corde. Je me tourne sur mon siège pour dévisager l’intrus, quand j’ai un hoquet de surprise. Ah, ben si, on se connaît, en fait !
J’ébauche un petit sourire. Mon ami m’embrasse sur la joue. Je sens une bouffée de son parfum, boisé, agréable.
Je hausse les épaules.
Je bois une gorgée de mon deuxième chocolat chaud. Wil commande une bière au barman et pose ensuite sur moi un regard perçant.
J’éternue bruyamment dans ma main.
Wil me contemple intensément, puis me dédie un sourire de réconfort. Je me sens vraiment bête. On lui sert sa bière, et Wil fait doucement tinter son verre contre ma tasse de chocolat.
Je ne réponds rien, les yeux fixés sur le comptoir. La musique est entraînante et gaie, tout le contraire de mon humeur.
Wil rigole tout bas et boit une gorgée de sa bière. Je l’observe, et il me sourit à nouveau, d’un air tranquille. Ses cheveux châtain brillent d’un reflet doré à la lueur des lampes d’ambiance.
Je prends conscience d’être troublée par sa présence.
Wil est bien la dernière personne que j’aurais voulu rencontrer en ce soir de pagaille sentimentale.
Je me demande s’il devine ma confusion. En tout cas, ses regards se font de plus en plus appuyés.
Je capitule.
Devant l’expression perplexe de son visage, j’ai un sourire sans joie, avant de vaguement expliquer :
Wil s’accoude dos au comptoir, laissant son regard errer sur un groupe de personnes qui vient d’entrer dans le café, avant de le reporter sur moi. Sa physionomie ouverte et amicale s’est muée en quelque chose d’indéchiffrable. Je me trouble davantage.
Il hoche la tête, semblant méditer mes propos, puis me sourit d’un air sibyllin.
Je me racle la gorge.
Je suis surprise de la détresse qui perce dans ma voix. Aussitôt, je rive mon regard sur un point imaginaire, tentant de me ressaisir.
Wil éclate de rire et, d’un geste infiniment tendre, caresse brièvement d’un doigt la courbe de ma joue, avant de laisser glisser sa main dans mes cheveux, comme par inadvertance. Nos regards se croisent et ne se quittent plus. Wil se penche vers moi et pose sa bouche sur la mienne. Baiser furtif. Je réprime un frisson. Ses lèvres sont fraîches.
Émue, je pousse un soupir et niche ma tête contre son épaule. Après un instant d’hésitation, Wil caresse à nouveau mes cheveux, me laissant le temps de me détendre.
Je m’interromps, et nerveusement, secoue la tête. Wil me presse contre lui, comme pour me montrer que je peux continuer, qu’il peut tout entendre. J’aimerais bien que ce soit juste ça, l’appréhension de me confier à lui.
Mais non.
C’est que les mots me brûlent les lèvres, la gorge… le cœur. Et me ravagent.
Et je fonds en larmes. Wil relève mon menton d’un doigt, avec douceur, et rive ses yeux aux miens.
Je m’écarte brusquement de lui.
Wil a l’air perplexe.
Méditative et abattue, je considère ma tasse, soudain écœurée par le breuvage. Puis d’un geste machinal, je sors mon portefeuille de mon sac, et jette un billet tout froissé sur le comptoir.
Je le dévisage.
Autour de mon poignet, ses doigts sont chauds. Je ne sais pas si Wil a conscience de l’accélération de mon pouls, juste là sous sa paume. J’espère que non.
Je ne dis rien. Les yeux distraitement posés sur sa main qui me retient toujours.
Nouveau soupir. Je me juche sur le tabouret que je viens de délaisser, et saisis la main de Wil pour la glisser dans la mienne. Il la presse entre ses doigts, je vois bien qu’il a de la peine pour moi.
Wil fronce les sourcils. Il se demande sans doute où je veux en venir.
Ma voix se casse. Je respire un grand coup. D’avoir la main de Will dans la mienne me fait un bien fou. J’ai l’impression d’être attachée à lui, que lui aussi peut être là pour moi. Mais il ne remplacera jamais Rafe. Personne ne pourra jamais remplacer Rafe.
Je pleure à nouveau. C’est terrible, je ne peux pas m’en empêcher. Wil m’attire contre lui pour me serrer contre sa poitrine, et je manque tomber du tabouret.
Contre moi, Wil pousse un gros soupir.
Et mes sanglots redoublent. Je dois ameuter tout le café, mais je m’en fous. Il faut que toute ma culpabilité sorte, que je foute tout en l’air, que je remue bien le bordel, c’est comme une drogue. Comme si c’était vital de me transformer en monstre, que ma honte s’échappe de partout en moi. Je me sens tellement mal, coupable, nulle !
Ça aurait été si facile de tomber amoureuse de lui, pourtant… avant ! Mais au bout de cinq ans, c’est impossible pour moi, je ne peux plus, ce sera seulement mon ami, jusqu’à la fin. Et c’est la fin… Et je m’en sens tellement coupable !
Je secoue la tête.
J’en conviens tristement. Nous décidons de partir, et j’enfile mon manteau, enfonce mon bonnet sur ma tête. Au moment de sortir, mon regard croise les yeux d’un homme, assis seul à une table, près de la porte. Curieusement, je me sens hypnotisée par ce type.
Je me retourne. Wil m’a lâchée, il est déjà dehors et me tient la porte ouverte. L’homme pose sur moi un regard tellement pénétrant que je me fige.
Je me raidis.
Mais dans mon dos, juste avant que la porte ne se referme sur moi, j’entends :
La porte claque derrière moi, tandis que le froid me saisit. Surprise, je me tourne vers la façade vitrée du café, cherchant des yeux l’homme étrange. Mais la table près de l’entrée est déserte. Il n’est plus là.
Un peu perplexe, je lui emboîte machinalement le pas. Intriguée malgré moi, je me retourne une dernière fois vers le café.
J’ai un coup au cœur.
L’homme est là, devant la devanture du café, en long manteau sombre flottant au vent. Il tient une mallette noire à la main, et me regarde partir, l’expression énigmatique.
Ce n’est qu’à cet instant que je reconnais l’homme croisé à l’abribus, deux heures auparavant.
*
La pièce est froide. Wil augmente le chauffage et va me préparer le canapé, tandis que je m’affale contre les oreillers de son lit. Pour la énième fois ce soir, j’ouvre le clapet de mon téléphone, sachant pourtant pertinemment que personne n’a appelé. Que dalle, évidemment. Morose, j’observe Wil qui s’agite dans son appartement comme une abeille dans sa ruche.
Je vais riposter quand je vois qu’il en tient une, de bouillotte ! Je lui souris. Il vient me rejoindre et nous nous réfugions frileusement sous les draps. Le canapé ne servira pas ce soir…
Nous parlons longtemps. À voix basse. Dans la chaleur des couvertures et de nos corps entrelacés, ses lèvres frôlent les miennes, comme par mégarde. Je frissonne. Je regarde Wil droit dans les yeux, mais ne parviens pas à déchiffrer son regard. Sa bouche effleure à nouveau la mienne, avant de s’y épanouir en un baiser hardi.
Une chose en entraînant une autre, je me retrouve bientôt nue tout contre lui. Il écrase ma bouche de baisers farouches, provocants. Je réponds mollement à ses baisers. Mon corps se laisse envahir par les caresses audacieuses de ses mains… puis par la douceur humide de sa langue, entre mes seins, sur mon ventre, entre mes cuisses. Je gémis faiblement.
Nous faisons l’amour, lentement. Prenant le temps de nous regarder, de nous embrasser. Malgré toute sa bonne volonté, je ne jouis pas.
Je ne peux pas. Je n’ai plus le feu en moi. Ce feu que Rafe recherchait tant dans mon cœur ; ce feu dont Wil, à son tour, était en quête dans mon regard. C’est comme si j’étais éteinte.
Quand vais-je enfin me ranimer ?
C’est dans la torpeur retrouvée, quelques temps plus tard, que je lui chuchote ces quelques mots :
Je prends le temps de digérer ce curieux discours.
Wil rigole de sa blague foireuse, le visage enfoui dans mon cou, et sa main au creux de mes cuisses.
Je ne dis rien. Je ne sais plus quoi dire. Est-ce que j’ai rêvé ? Quand même, je ne suis pas atteinte au point de confondre un quadragénaire bizarroïde avec une blonde à forte poitrine ?
Puis je me pose de sérieuses questions sur les habitudes de vie de mon ami/amant. On sait jamais, des fois qu’il se soit mis à sniffer de la colle…
J’ai vu un homme. Il m’a parlé. Et m’a affirmé que j’étais maudite. Comme ça, comme en parlant du temps qu’il allait faire demain. Et Wil a vu en lui une bombe sexy. C’est pas banal !
Complètement déboussolée, je m’interroge longtemps, et glisse enfin dans le sommeil.
*
Je suis réveillée subitement. Mon cœur bat la chamade. Je sais que je faisais un cauchemar, mais je n’étais pas sur le point de m’éveiller.
Il fait noir. Wil a dû se relever dans la nuit pour éteindre les lampes de chevet. Je tâte le lit à côté de moi, et finis par effleurer son flanc, assez loin, près du bord du lit.
J’écoute longtemps sa respiration calme, régulière. Totalement figée. Je me sens de plus en plus mal… effrayée.
Quelque chose ne va pas. Et mon corps est si tendu que j’ai envie de hurler.
Que se passe-t-il ?
Mes oreilles bourdonnent. Comme si elles se tendaient au plus loin, pour capter des sons imperceptibles dans cette réalité-ci. Comme si j’essayais d’écouter plus que le silence.
Je me raisonne. Je faisais un cauchemar, je suis sur les nerfs. Voilà tout.
Mais…
Petit à petit, se glisse au-dedans de moi une sensation glaciale. Ma peau est si sensible que j’ai l’impression qu’on m’observe. Je fouille l’obscurité du regard. Mon cœur cavale comme un fou dans ma poitrine. Les yeux écarquillés, je ne distingue rien, n’entends rien d’autre que ces battements désordonnés, assourdissants, même.
J’ai envie de crier le nom de Wil. Mais il va me trouver stupide. Et je vais lui faire peur, à gueuler dans la nuit comme ça, sans raison apparente.
Un grand craquement, non loin de moi, me fait soudain sursauter tellement fort que ça réveille Wil.
Au silence qui suit, je sais qu’il s’est immédiatement rendormi. Moi, je suis là, morceau de viande crispé, les sens en alerte. Et la normalité revient peu à peu, comme par vagues tièdes. C’est comme si je la voyais. Elle m’atteint et j’ai à nouveau chaud, et mon corps se détend.
Contrecoup de cet incident, je me mets à trembler violemment.
Et je réalise : il y avait quelqu’un. Ou quelque chose. Je sais qu’il y avait quelqu’un. Il me regardait. Je l’ai senti.
Et il est parti.
La gorge serrée, je jette un œil sur le réveil, près de la tête de Wil. Trois heures.
Je mets un temps interminable à me rendormir.
*
Le lendemain matin, je me lève tôt. Les traits tirés, le cheveu terne, je me glisse dans mes habits de la veille, et cours au café, sans rien dire à Wil, toujours profondément endormi.
Je ne sais pas trop ce qui me pousse à retourner là-bas. Mais ce qui s’est passé cette nuit me donne encore des frissons d’horreur. Je ne sais plus trop si j’ai cauchemardé, ou si ça s’est vraiment passé… et si ça s’est passé, n’ai-je pas laissé mon imagination battre la campagne ?
J’ai l’impression de devenir folle. Rafe, puis ça… les repères autour de moi s’effondrent les uns après les autres. Même mon amitié avec Wil me semble compromise : à force de coucher avec lui n’importe comment, ça va devenir n’importe quoi entre lui et moi. C’est bien la peine de rejeter un ami, par amitié, et d’en perdre un autre en s’offrant à lui, par amour.
Dans le froid coupant de ce petit matin, je souffle dans mes mains, mon bonnet profondément enfoncé jusqu’aux oreilles. Et les pensées tournent dans ma tête comme des oiseaux en cage.
En arrivant devant le café, je bute sur une porte close. Évidemment. Il est trop tôt.
J’arrache un gros soupir de ma poitrine.
En faisant demi-tour, je ressors machinalement mon téléphone. Pour la énième fois, je vérifie que je n’ai reçu aucun appel.
Ah, si, pourtant. J’en ai eu un.
J’écoute le message, tentant de maîtriser la faiblesse de mes jambes, qui ont du mal à me porter.
Je jette un œil perplexe à mon écran. Je suis bien en ligne. Pourtant, je n’entends rien. Je réécoute le message. Rien du tout.
Je regarde l’heure de l’appel.
Trois heures du matin.
Là, ça va trop loin pour moi. Je m’effondre sur une poubelle, et vomis.
*
Le café, entre mes mains tremblantes, refroidit lentement. Je le contemple d’un œil vide. Je ne sais pas trop ce qui m’arrive… mais une chose est sûre, je suis complètement perturbée.
Soit « on » s’amuse à me faire peur. Ou « on » me fait une blague idiote. Ben le résultat est là. Bravo, bande d’abrutis. Ou qui que vous soyez.
Je sirote l’amer breuvage, quand mes yeux fatigués tombent sur l’homme qui vient de s’accouder au comptoir. Je manque m’étouffer dans ma tasse, et me lève d’un bond.
Je l’interpelle violemment :
Il se tourne vers moi. Même regard perçant qu’hier soir, même sourire étrange. Ses cheveux bruns sont impeccablement coiffés, plaqués en arrière le long d’une raie rectiligne. Ses lunettes en écaille lui donnent un air suranné.
Bêtement, je m’assois sur un tabouret, à côté de lui. Je ne le quitte pas des yeux. Il boit une gorgée de son café, puis me fixe à nouveau. Je me sens très mal à l’aise sous ce regard impénétrable mais pénétrant.
Son sourire s’élargit, mais l’homme ne répond rien.
Il me dévisage toujours, et je détourne mon regard du sien. C’est comme si j’avais dû l’arracher d’une étreinte hypnotisante. Mon pouls s’est brusquement accéléré, et mes membres commencent à nouveau à devenir faibles.
Comme insensible à mon émotion, toujours souriant, l’homme se penche, attrape sa mallette noire et la dépose sur le comptoir pour l’ouvrir. Il en sort quelques photos, qu’il me montre. Des bouts de paysages étranges, en noir et blanc. Mais en regardant ces décors parfois laids, parfois mal cadrés, je me sens terrorisée.
Je me recule brusquement sur mon tabouret, comme si on m’avait piquée. Les yeux agrandis par la peur, je fixe l’homme avec nervosité.
Il sourit toujours. J’ai envie de lui arracher ce sourire du visage en déchirant sa peau de mes ongles. Quelque chose de malsain se dégage de cet étranger. Je ne saurais pas l’expliquer. En le regardant, je vois un puits noirâtre dans l’obscurité. Un vertige me saisit, je tente péniblement de me ressaisir, les coudes appuyés sur le comptoir. Je vois trouble.
Les fantômes de mes échecs sentimentaux, Rafe, Wil, ils tourbillonnent dans mes pensées comme des boulets. J’ai mal au crâne, j’ai envie de dormir, de ne plus penser…
Et l’homme me parle. Je ne le regarde plus, j’appuie mes paumes contre mes yeux pour ne plus deviner cette sombre présence qui m’asphyxie… Mais il me parle lentement, je ne peux pas ne plus écouter cette voix chuchotante qui semble entrer dans ma tête…
L’homme rigole. Je secoue la tête pour ne plus entendre ce rire.
Je décolle mes mains de mes yeux et le fixe sans le voir.
Le barman me regarde d’un air soudain suspicieux.
Je pressens la suite.
J’éclate de rire. Follement. Sans pouvoir m’arrêter…
*
Le temps a passé. Wil et moi ne nous voyons plus. Rafe ne m’a jamais pardonnée.
Il s’est suicidé deux mois après.
Parfois, je la vois.
Toujours, je la sens.