n° 14161 | Fiche technique | 15613 caractères | 15613 2557 Temps de lecture estimé : 11 mn |
30/11/10 corrigé 12/06/21 |
Résumé: De la cuisine comme érotisme. | ||||
Critères: voir exercice -fétiche | ||||
Auteur : Bordaldea Envoi mini-message |
L’envie l’avait suivi jusque dans le métro. L’envie l’avait saisi dans le métro, devant le plan de Paris. Son œil, aveugle presque, qui distinguait mal les tracés multicolores des lignes. Mais les masses qu’il percevait si bien, les masses oblongues de ces gris indécis auxquels il s’était habitué, les masses des rives coupées du sourire ondulant de la rivière. Cette cicatrice grise qui lui parlait presque amicalement dans les tableaux de Marquet. La Seine de Marquet, une eau hivernale qui hibernait en attendant que reviennent les couleurs.
Devant le plan de la capitale, il pensa. Sa pensée le foudroya d’une certitude : « Encore un ! » Et elle continua sans qu’il y prenne garde, sorte de mémoire virtuelle activée en arrière-plan. « Encore un ! Tu vois, tu avais raison… » Habituellement, il succombait sans mal aux tentations de sa pensée, à ces autojustifications un peu frauduleuses qu’on acquiert de soi-même et qui se confortent de tout signe qui les désignera, petites trahisons superstitieuses dont se nourrit un quotidien bien pesé si on veut équilibrer sa journée. Après, si on veut basculer, c’est facile, ne rien s’autoriser, franchir la ligne de gué, ne plus jouer avec le hasard.
Depuis qu’il avait quitté le métro pour la cour du Louvre et les jardins alentours, l’image de la bouche du fleuve étalant ses lèvres grasses sur Paris l’habitait comme le souvenir d’un baiser. Drôle de journée, veille de printemps mais froide, comme si retenue en amont. Les nuages laiteux, entre deux culottes de gendarme dissipées par des bourrasques qui disaient tout pareil une indécision de saison. Il regardait le ciel machinalement, debout, face à une figure de Maillol plantée dans les parterres. La Nuit. Posée dans un square perché en haut de quelques marches, si bien surélevée sur un socle, un autel on aurait dit, que le regard plongeait entre les cuisses, où seules les statues permettent qu’on regarde sans impudeur. Certaines femmes aussi, qui vous aiment beaucoup. Nuit de bronze à patine sombre, ample de chair, les malléoles se frôlant, les jambes échancrées dans un « v » sans victoire, où se dessinait blanche la ligne de grandes lèvres qu’une main malhabile avait soulignées.
Il y vit un autre signe. Il avait raison. La vive jubilation qu’il en conçut épanouit une tiédeur rose sur ses joues. Il était fébrile. Submergé d’une impatience trouble. Moite de main, le dos embué d’émotion, un peu inquiet des idées que brassait sa tête. Si tenté de laisser filer mais renâclant encore. Hésitant, sur le bord de, sur le point de, mais ne sachant si. Furtivement regardant le ciel. Comme si là-haut une diversion. Possible et utile digression à ses idées prégnantes. Contemplant la fuite échevelée des nuages. Grisant son cerveau de grandes lampées d’air vif, aspirées goulûment. Saouler le cerveau et la raison qui est dedans, qu’elle s’emballe et fasse sauter le verrou derrière lequel balançait son ultime séduction.
Il savait qu’un artiste de Montparnasse, Giacometti il croyait, ou peut-être Modigliani, avant de commencer à créer, aimait à regarder dans cet œil sombre de la femme que Courbet avait peint sans vergogne. Le peintre réaliste avait délicatement entrouvert l’effleurement des chairs sous un frisottis de poils bruns et luisants. Ça le subjuguait. Le mystère et la délicatesse l’avaient toujours subjugué. Il comprenait Giacometti, son œil rivé dans l’ouverture de la pénombre. Il se demandait comment s’y prenait le gars, s’il écartait doucement les lèvres de ses doigts ou si, simplement et un peu brutal, il écrasait son orbite dans la mollesse odoriférante des chairs, le nez auscultant ce que le regard échouait à percer.
L’homme que traversaient toutes ces divagations était cuisinier. Cette passion soutenue pour les lèvres qu’on effeuille, il la tenait de la femme qu’il aimait et de ce métier qui se mélangeait à sa vie depuis que l’or était entré dans ses yeux. Chez lui, on était orfèvre de père en fils mais il avait dérogé. La faute à sa vue qui ne voyait pas bien. Comme un chien avait dit le médecin, puis trois autres. Comme une vieille télé en noir et blanc, s’était-il habitué à lâcher.
Il avait grandi incendié par la passion de son père pour l’or, malgré d’incessantes mises en garde. Imprécations sourdes du maître orfèvre qui tournaient à la ritournelle, sonnaient comme une profession de foi et continuaient de retentir aujourd’hui encore à ses oreilles : L’or, l’amour, les hommes, c’est du pareil au même… confusion et fascination !
Confusion et fascination. Le rougeoiement du feu sur les traits de son père ajoutait au mystère qui nimbait ces propos, sibyllins pour l’enfant. Mais avec les années, les syllabes que martelait l’aîné s’étaient comme dévêtues. Le sens caché avait fini par se dévoiler. Confusion et fascination, depuis la nuit des temps forcément. La convoitise excitant l’appétit. Le désir, irritant presque à force d’intensité. Quand derrière chaque son détaché lui était apparu le vertige de la signification, il avait mieux compris l’alchimie. Les gestes et les mots. Matrice. Coulée. Fusion. Et les paroles. Son père qui disait de l’or, qui déroulait en lave sur les parois de la matrice, métaphore de la vie. L’or, qui bouillonnait et se précipitait pour colmater toute brèche, habiter tout interstice, absorber tout espace. L’or fait l’amour, il disait, c’est son orgasme quand il palpite ainsi. C’était sa jouissance, cette chaleur de soleil qui irradiait entre ses mains expertes. Icare, on y aurait mis le doigt. Imprudemment, il y avait jeté les yeux, suffisamment pour que sa vue s’en trouvât passablement altérée mais pas irrémédiablement. Assez cependant pour l’écarter du travail trop minutieux de l’orfèvrerie.
C’en fut fini de la reproduction sociale. Ou presque. Car passant du feu paternel à la chaleureuse tendresse maternelle, il rencontra sa vocation en chemin. C’était toujours une affaire de fourneaux. Manger, aimer, convoiter : partout le feu régnait en maître. D’une certaine manière, en devenant maître-queux, il continuait la tradition familiale. Il aurait pu tourner pompier ou pyromane. Il devint cuisinier comme sa mère qui transmuait leur quotidien en un régal festif. Celle-ci suait sang et eau devant le foyer et son père tout pareil. Mais l’enfant ne retenait de leurs efforts que la passion à l’œuvre et sa chair s’enflammait pour ces goûters perpétuels où l’éclat de l’or rivalisait avec les plaisirs gustatifs et olfactifs. Une enfance bercée de joyaux et de fragrances s’accommode mal de l’ordinaire et, de fait, l’adulte qui couvait dans l’adolescent étourdi par les richesses terrestres ne put que s’abandonner à ces penchants grisants qui avaient guidé sa jeunesse. Sa vie serait un désir excité. Surtout celui des autres.
Il gagna sa première étoile en laissant libre cours à sa fantaisie, courtisa la seconde à grand renfort de saveurs nacrées et de mondialisation éclectique. Voici un an, il s’était retiré en la voyant filer. Si proches de l’argent, si molles et si communes, les étoiles lui paraissaient bien fades tandis que le gagnait la conviction profonde de tenir enfin son eldorado.
Mathilde, dont il avait fait sa femme et son amour singulier, lui avait ouvert la voie sur fond de JT où Pernaud vantait les aubaines des grandes marées et des pêcheurs à pied aficionados de celles-ci. Mathilde avait dit :
Elle en avait souri candidement, comme font les femmes qui rougissent rarement de rencontrer des analogies fortuites et naturelles de leur intimité. Il avait pensé moule, coquillage, sexe, moule, comme font les hommes qui sont faits comme ça, attachés au langage d’une mâle promiscuité dont ils ne sentent pas la vulgarité. Mais ses yeux qui voyaient si mal s’étaient posés sur l’image du coquillage que brandissait victorieusement un Breton. À son sang qui n’avait fait qu’un tour, s’excitèrent simultanément un désir et une certitude : l’ormeau n’était pas la moule. L’un promettait ce que l’autre bradait. L’un entrouvrait le mystère que l’autre démystifiait pornographiquement. L’art et la viande ou, songea-t-il pour la première fois, l’érotique de la cuisine.
Le lendemain, il était au marché. À chercher des ormeaux. Et, à peu de temps de là, chez lui, à les envisager de près, impatient de les cuisiner pour leur faire cracher le morceau qui couvait en lui. En les observant, il savait qu’il regardait son rêve d’enfant, quand l’or que domptait son père lui avait procuré un éblouissement définitif. Lui, qui ne voyait que des formes diaprées, indistinctes de couleurs mais où subsistait, dansait toujours un miroitement qui lui rappelait sa vue d’avant l’accident, décela dans le froissement des chairs, dans les replis et les anfractuosités du mollusque, dans les convulsions ultimes du muscle, dans les stries et les bourrelets boursouflés, le souvenir des paroles qui avaient bercé son enfance. Le mot était là, au bout de la langue, qui la chatouillait de son urgence et de son envie.
Matrice.
Il vint avec une fulgurance d’orgasme adolescent, éclaboussant tout sur son passage et, avec la même verdeur de l’adolescence, le désir lui revint entier de provoquer encore la jouissance.
Dans l’atelier où il était, il ne tenait plus en place, allant des coquillages aux outils légués par son père, des notes de celui-ci, au rêve qu’il avait et qu’il savait bien maintenant pouvoir embrasser à bras-le-corps. La tête lui tournait tant il se savait au point de réussir.
La méthode lui fit défaut longtemps. Il réalisa qu’il avait trop négligé la pratique. Trop cuisinier, trop à sa mère, il avait oublié tout ou presque des gestes de l’orfèvre.
Sa première étreinte avec le fruit de son désir fut un long tâtonnement. Résolu de capturer l’empreinte d’une ardeur exacerbée qui fut délicieuse à contempler et tout autant à déguster, il ne savait comment faire, entre l’or à doser et la chair à exalter. La silhouette convulsionnée des ormeaux parlait pourtant d’elle-même : du sexe à manger. Il songea enfin que la nature n’avait pas embarrassé de pudeur ces coquillages et, après les avoir cuisinés comme il faisait des mets les plus délicats, il trempa le long poil singulier d’un pinceau dans une décoction d’or. Alors, du geste sûr et précis d’une maquilleuse de théâtre, il enlumina la chair des mollusques.
C’est ainsi que lui vint presque sa seconde étoile dans l’établissement qu’il reprit. Les chroniques de presse étalaient la même incompréhension sur le sort injuste que de peu inventifs critiques avaient réservé à sa table. On lisait à l’envi que les mets rares y étaient parés des plus beaux atours et que le chef avait innové dans une cuisine savante et scintillante. Son génie, qui transcendait sa double ascendance d’orfèvre et de cuisinière, avait gagné à sa cause une pléiade d’amateurs de bonne chère. Il les voyait, en tutoyait beaucoup de ces journalistes dont les papilles confondues fondaient devant ses fameux Ormeaux en habit d’or, qui lui avaient remis le pied à l’étrier.
Sobrement dressés sur un lit de tranches de pastèques humides, arrosés d’un jus à base d’étrilles relevé de fèves de cacao et assaisonné d’une pointe de gingembre et d’une humeur d’abricot, ses ormeaux frottés avant cuisson de poivre d’Indonésie et dont, délicatement il soulignait de son pinceau unipoil trempé d’or les convulsions ultimes les plus suggestives, ses ormeaux en habit d’or l’avait conduit dans cet espace réservé où l’on attend tout de vous.
Dans le métro, face au plan de Paris, cette attente prit enfin un sens. Qui avait fort à composer avec les sens. En regardant le plan de la ville enserrée dans d’abstraites limites, il contempla exultant presque de joie, la béance du fleuve traversant ce coquillage d’amour. Fluctuat nec mergitur. Et tout pareil le désir, dont il souhaitait qu’il ne sombrât jamais.
Mathilde ne dit rien d’abord en rosissant un peu.
Il lui dit :
Mathilde sourit. Il ne sut pas bien à qui. Mais il sut que le sourire de Mathilde en disait long. Il le lui dit :
Quand les Amourettes de Mathilde vinrent s’ajouter à la carte, l’événement fit le tour de Landerneau. Au plaisir de s’en délecter s’ajoutait celui de voir Mathilde elle-même les servir. Mathilde dont la beauté. Mathilde dont le charme. Mathilde dont la… avec ce je-ne-sais-quoi. Mathilde qui leur avait tant manqué en dépit des Ormeaux en habit d’or. Mais Mathilde était revenue. Alors ma mère voici le temps venu d’aller prier pour mon salut, ce refrain dans les salles de rédaction et ce goût de revenez-y mes papilles, les yeux luisants… les Amourettes de Mathilde, ces longues feuilles de croustillant tout enrubannées d’or, si fascinantes. Souvent du chocolat sous la fine pellicule d’or ; mais parfois des poivres surprenants sur une mince couche de pâte de fruits piquetée d’étincelles exotiques. Et, le Bosquet d’amourettes de Mathilde, saveurs boisées et musquées qui rappelaient d’humides baumes.
À quelques métaphores qu’elles fussent servies, les Amourettes de Mathilde excitaient la frénésie. Et tous ceux qui fréquentaient, au point d’en être d’attitrés habitués, l’établissement, se sentaient pris par un sortilège. Car les amourettes de Mathilde n’avaient pas seulement du goût, elles avaient aussi l’exacte apparence de ce qu’elles semblaient être.
Deux minces feuilles dorées, réunies par un bourgeon perlant, enfermant une explosion de saveurs. L’inventivité du chef, avait-on cru au début, se dissimulait sous ce déguisement d’or. Carnaval vénitien qui confond tous les masques.
Mais les plus aguerris aux assiettes décelèrent vite que toutes les feuilles ne se ressemblaient pas. Et ils crurent bon d’ajouter à leur intuitive démonstration que les Amourettes de Mathilde, comme les Ormeaux en habit d’or, jouissaient de l’infinie faculté d’invention de la nature qui est si diverse. Toujours souligné d’or, jamais un ormeau n’était semblable dans leur assiette. Et ainsi des miroitantes feuilles de Mathilde qui rappelaient les ormeaux, mais en plus grand.
D’autres inféodés s’insurgèrent :
C’est au moment exact de ces gloses que lui échut sa seconde étoile. L’homme qui avait décidé de mélanger la cuisine et l’orfèvrerie se dit que le moment était enfin venu de parfaire son rêve en éditant sa ligne de bijou. Il dit à sa femme :
Elle lui sourit avec les yeux de ceux qui ont beaucoup donné et, parmi les moulages qui les entouraient, elle dit, en désignant un :
Le moulage qu’elle montrait ressemblait à s’y méprendre au sexe d’une femme, lèvres entrouvertes, apprivoisées à condition de se montrer prévenant, dessinant un petit « o », contentement ou ouverture, impossible de savoir. Sous l’orifice, s’incurvaient, à part presque égale, deux feuilles que les habitués du chef auraient pu déguster enveloppées d’une mince couche d’or sous laquelle des parfums enivrants les auraient déroutés.
Il se souvint que ce moulage était le dernier qu’il avait fait d’elle, juste avant qu’elle ne lui dise, Trois, nous allons être trois.
Mathilde, qui voyait son trouble, lui parla dans les yeux :
Elle ajouta encore :
thomasbordaldea
LH, aux Ormeaux, 2007