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Temps de lecture estimé : 24 mn
14/12/10
Résumé:  Le récit de la descente aux enfers d'une femme comblée. Cela se passe en France à la fin du dix-neuvième siècle.
Critères:  prost hdomine chantage portrait -amourdram -tarifé
Auteur : Lionévitch
Le récit de Maricke

Je suis née, il y a trente-cinq ans, en janvier 1867, à Anzin dans le pays noir. Mon père était mineur, beau, fier, libre et venait de l’autre côté de la frontière. Ma mère, toute jeunette, s’était collée avec lui, contre l’avis de sa famille. Elle s’était bientôt retrouvée enceinte de moi et, deux ans plus tard, Norbert venait au monde suivi l’année d’après par Baptiste.


Le père, piqueur et bon ouvrier, gagnait correctement notre vie. La compagnie nous louait une petite maison. Et mieux encore, nous avions affermé un petit clos où nous faisions pousser des pommes de terre et les légumes les plus beaux. Nous étions très heureux tous les cinq. Mes deux frères et moi avons été les plus gâtés des enfants.


Le hercheur qui poussait la berline qui l’a écrasé ne pensait pas qu’il faisait, par sa maladresse, basculer notre vie dans l’enfer.


Mais commençons par cette tragique soirée du 13 octobre 1875. Elle a été la ruine de notre vie. Tout d’abord, nous avons entendu la sirène, messagère de malheur collectif. Puis une voisine qui travaillait au puits nous apporta l’horrible nouvelle. Le père était mort, au fond, heurté par une benne folle, fauché avec trois de ses camarades. J’allais vers mes dix ans, Norbert en avait six et Baptiste un peu plus de quatre.


Pendant six mois encore la mine accepta de louer la petite maison à la femme du défunt. Notre mère était très courageuse, le directeur lui permit de travailler comme trieuse. La paye n’avait rien de comparable avec celle de papa et les fins de mois sont devenues difficiles. Elle dut se séparer de notre lopin. La direction nous trouva un logement moins cher, et nous sommes partis nous entasser dans une pièce sombre à la sortie du coron.


Bientôt une année a passé, nous tirions le diable par la queue. Ma mère ne s’était pas remise en ménage, bien que les propositions ne lui aient pas manqué. Elle était belle, et maints hommes lui disaient, depuis que papa n’était plus là, qu’ils la réchaufferaient volontiers. Mais la plupart des prétendants passaient la majorité de leur temps libre au café et étaient souvent connus pour leur vulgarité, parfois pour leur brutalité. Elle ne cherchait pas et aucun ne réussit à lui faire oublier, ne serait-ce qu’un instant, le père.


Elle avait dû, bien vite, me retirer de l’école, et j’avais beaucoup pleuré. Le maître m’avait laissé emporter le livre de lecture que je lisais et relisais sans cesse. On avait proposé à maman de m’engager à la compagnie. Elle ne pouvait s’y résoudre, bien que j’aie déjà passé neuf ans et que je fusse de grande taille. Mes petits frères étaient de plus en plus diables et je faisais mon possible pour aider.


J’avais aussi trouvé un petit travail, toute seule, j’aidais une voisine qui travaillait à la tâche. Je montais des perles de verre sur un fil de cuivre pour faire des couronnes mortuaires. Elle me donnait cinq sous la couronne. Cette activité déplaisait profondément à la mère qui disait que j’avais assez vu la mort comme ça. Mais ces quelques pièces nous permettaient d’acheter du lait pour les gosses et quelquefois une petite boule de pain. Car les affaires allaient de mal en pis, le charbon était sale et les bennes se remplissaient lentement. La mère n’avait apparemment jamais faim et nous, toujours le ventre nous tortillait. Parfois, quand le repas avait été trop maigre, j’avais le tournis et je n’avançais plus dans mon modeste ouvrage.


Ma mère avait passé des heures à attendre dans l’antichambre du bureau du directeur de la mine. Celui-ci lui avait confié qu’il s’occupait de notre cas et qu’il faudrait quelque temps pour que son cas soit évalué par la commission des pensions. Les belles paroles ne suffisaient plus à subvenir à nos besoins, le marchand faisait de plus en plus de coches sur la baguette et ma mère était de plus en plus gênée de venir chez lui sans argent.


Un jour que la « Dumonte » était absente, son mari dit à ma mère :



La quinzaine étant déjà bien avancée et elle n’avait rien à lui donner ce jour-là.



Il lui indiqua la baguette, sur laquelle une bonne grosse dizaine de coches affichait sa dette, et se montra intraitable.



La resserre était vide, nous n’avions pas même pour la journée, elle ne pouvait assurément pas repartir les mains vides, et se mit à pleurer. Il tempêtait, et soudain s’adoucit.



J’étais à côté d’elle et ne comprenais rien. Comme ma mère restait figée dans son silence, Dumont me présenta une pincée de bonbons et me dit d’aller, bien vite, les partager avec mes frères. Je restais immobile, hésitant à prendre les quelques sucreries dans sa main tendue. Il se tourna vers ma mère :



Maman prit les bonbons et, me les remettant, me demanda de faire ce que m’avait dit monsieur Dumont et de filer pour porter leur cadeau aux garçons. Je partis, en courant le plus vite que je pus, et crus bien faire en revenant aussitôt au magasin. Le jeune commis qui me connaissait, par jeu, me proposa d’aller la retrouver dans la réserve.



Je poussai le premier rideau et avançai, mais avant de pousser le deuxième, j’entendis des gémissements. J’hésitai à entrer, et finalement me contentai d’entrebâiller l’étoffe. Ma mère était courbée sur des caisses, les jambes et les fesses nues et Dumont, le pantalon sur les chevilles, lui faisait son affaire. J’avais déjà vu la Pierrette et le P’tit Louis faire ces choses. Mais cette fille était, comme disait son frère, une salope et je ne pouvais pas croire ça de maman. Ma mère tourna la tête vers moi et m’aperçut. Je me sauvai en courant et vins me blottir dans le creux de notre lit avec mon livre et mon porte-bonheur.


Peu de temps après, elle rentra avec des légumes en plus du pain, et aussi un morceau de lard. Je pleurais, couchée en travers du lit. Elle essaya de me réconforter, mais je la repoussai. J’étais fâchée contre elle plus que contre le vieux bouc, qui avait la réputation « d’aimer » les jeunes femmes. Elle avait, en quelques secondes, brisé l’image de sainte que je m’étais fait d’elle. Maman n’était pas parfaite comme je l’imaginais.


Nous avons mangé presque à notre faim, pendant quelques jours, grâce à ce que je ne savais pas être un énorme sacrifice.


Les semaines avançaient, la mère était de plus en plus sauvage. Elle ne m’emmenait plus avec elle chercher les provisions et je pensais qu’elle devait continuer avec le vieux satyre. Elle me racontera, bien plus tard, qu’elle s’en voulait beaucoup. Elle n’avait eu ni le courage de me mentir ni celui de tout me confier, elle avait trop honte. Elle ne pouvait pas faire autrement que d’accepter le marché du Dumont si elle voulait pouvoir continuer à nous nourrir même chichement tous les quatre. Le manège durait depuis plusieurs mois et elle avait essayé de ne revenir à la boutique lorsque « la Dumonte » était là. Il faisait alors son « défenseur de la justice » et ils refusaient de la servir. Il lui avait dit :



Elle était retournée passer des heures dans l’antichambre du directeur de la mine. Elle demandait, toujours sans réponse, le règlement du dossier de la pension de veuve qu’elle aurait dû toucher. Elle avait finalement été reçue par le chef comptable qui lui avait annoncé tout de go :



Elle savait aussi que tant qu’elle ne trouverait pas un autre travail, elle devrait souffrir les assauts du vieux, car le tri ne lui rapportait qu’à peine de quoi payer notre loyer. Elle repensa alors à un monsieur dont son époux lui avait souvent vanté les qualités de cœur, un des ingénieurs de la fosse Robard. Un matin, elle l’attendit à l’entrée du carreau et lorsqu’il parut, elle l’interpella timidement.


Il l’écouta gentiment, puis l’arrêta et, en s’excusant, lui demanda de revenir le lendemain vers dix-huit heures à son bureau. Il aurait plus de temps et pourrait sans doute faire quelque chose pour elle. Elle était heureuse que ce monsieur l’ait écoutée et radieuse d’avoir obtenu une entrevue le lendemain. Elle était très nerveuse à l’idée de retrouver ce brave homme et toute sa journée de travail en avait été perturbée.


Le jour dit, elle avait couru à la maison pour se laver et l’heure approchant elle était revenue sur le carreau. Elle avait demandé où se trouvait « le bureau de son sauveur » et s’y était rendue presque en volant. Elle frappa à la porte et il lui dit d’entrer. Quand il vit que c’était elle, il se leva et vint la saluer. Il lui indiqua un siège et lui demanda ce qu’elle attendait de lui. Elle bafouillait, ne sachant plus trop quoi lui demander. Elle finit par se calmer et lui dit en quelques mots la détresse qui était la nôtre. Il la rassura très gentiment et après quelques mots de réconfort lui dit qu’il allait réfléchir à une solution et qu’il lui ferait signe.


Elle était désespérée, et il le vit. Il eut les phrases les plus douces, celles qui ne mentent pas et elle en fut réconfortée. Ils se quittèrent sur sa promesse de bonnes nouvelles et pour bientôt. Au début de la semaine suivante, le chef lui fit la commission que Monsieur de Catigny l’attendait ce soir à son bureau à la même heure que la dernière fois. L’espérance, qui l’avait toutefois un peu quittée ces dernières semaines, revint.


Comme la première fois, elle courut se récurer soigneusement et se changer avant de se présenter devant « la porte de l’espoir ». Elle frappa, le cœur serré, et mit un moment à comprendre qu’il lui disait d’entrer. Elle était comme paralysée, figée face à la porte de bois de notre avenir. Il vint lui ouvrir et, comme à sa précédente visite, il fut le plus courtois du monde. Elle le trouva bel homme, avec sa haute taille et ses cheveux gris coiffés avec soin. Il lui indiqua le siège et elle s’y installa, plus encore intimidée que la fois précédente. Il ne s’assit pas derrière le bureau, mais se posa sur le siège à côté d’elle.


Il prit la parole, de cette voix tendre qui était un réconfort pour elle. Il avait bien réfléchi et avait pour elle et ses enfants trouvé une solution. Il était propriétaire, à quelques kilomètres de la ville, d’une maison qui était pratiquement toujours vide et qui se gâtait faute d’entretien. Il lui proposait de la payer comme gardienne et de l’installer, avec sa famille, dans une aile du bâtiment. Elle serait ainsi aérée, assainie par notre seule présence et, le petit jardinet entretenu, elle pourrait enfin revivre.


Ma mère était aux anges, elle ne savait quoi faire.



Il s’était approché comme un ami de longue date avec qui la connivence est réelle.



Puis soudain, il avança ses mains et les posa sur ses cuisses. Elle tressaillit, n’osant croire à ce méprisable revirement.



Elle était abasourdie et ne pouvait faire un geste, bien qu’elle eut envie de le gifler, de le frapper, de lui cracher à la figure. Il s’enhardit encore de sa passivité et fit le geste de relever ses jupons. Cela la fit sortir de sa léthargie et elle se leva aussitôt. Elle se retourna et partit sans un regard pour lui, sans même prêter attention aux excuses qu’il bredouillait.


Cela avait fini de la désespérer et elle se résolut même à demander l’aumône à la sortie de la messe de matines ! Elle en avait honte, d’autant plus qu’elle rencontrait souvent les enfants de son frère qui la regardaient avec le sourire de la revanche. Leur père n’avait jamais pardonné à maman de s’être mise en ménage avec un étranger, pour ne pas dire un jaune, un voleur de travail. La famille lui tournait le dos. Elle aurait bien aimé se faire consoler par sa mère, mais elle ne l’avait pas revue depuis la mort du père, il y avait trois ou quatre ans. Celle-ci était retournée habiter dans le village de son enfance, avec la maigre retraite de la compagnie.


Quelques mois plus tard et sur l’indication d’un voisin, ma mère avait pris, après ses heures de tri, un poste de serveuse dans une des tavernes. Elle y affrontait les plaisanteries grasses et les mains baladeuses sans se révolter plus que ça. Le patron en l’embauchant lui avait fait visiter une petite chambre à l’étage en lui précisant que la clef était à sa disposition si elle avait besoin d’y prendre du repos. « La Finette » qu’elle avait remplacée, y passait une partie de sa journée, maman savait bien ce qu’elle devait y faire et s‘était bien juré de ne jamais y monter. Elle refusait de le faire, bien que plusieurs clients le lui aient ouvertement demandé.


Un jour le propriétaire lui fit signe d’approcher :



Elle restait muette, ne sachant que faire ni que dire.



Elle avait rougi jusqu’au bout des oreilles d’une réprimande qu’elle trouvait injuste. Elle ne dit rien et retourna à son ouvrage, cherchant même à faire plus de corvées qu’on ne lui en demandait.


Un de nos proches voisins, habitué des lieux, lui avait soufflé qu’il serait ravi de pouvoir lui rendre service, à elle et à ses petits. Elle aurait aimé croire cet homme patelin, avec ses allures de bon père et de bon mari. S’il n’avait précisé son offre d’une main ferme se glissant sous ses jupes ! Elle était offensée, écœurée de l’attitude de ce presque familier, dont la femme les avait aidés lors de leur emménagement. Elle se méfiait maintenant de toutes les têtes connues qui franchissaient le seuil, craignant d’avoir à subir encore cet ignoble affront.


À la fin de la quinzaine, les demandes se faisaient toujours plus pressantes. Un maudit soir, alors qu’elle servait la table voisine, un homme avait glissé une main sous ses jupes et l’avait prise à la fourche. Elle s’était retournée et avait giflé le mal élevé. Le patron avait aussitôt surgi comme un diable, s’était planté devant elle :



Elle partit la tête basse, fit des dettes dans plusieurs boutiques et finalement revint chez le Dumont où elle n’était plus retournée depuis son embauche. Il lui dit qu’il ne lui en voulait pas de lui avoir fait des infidélités, qu’elle pouvait revenir quand elle voulait et connaissait le tarif ! Quelques jours plus tard alors que je l’avais accompagnée dans la boutique, il lui dit, discrètement et en me lorgnant :



Elle détourna la tête et fit mine de n’avoir pas entendu. Quand nous fûmes sorties, ma mère se tourna vers moi et me fit jurer de ne plus remettre les pieds chez cet ignoble individu. Plusieurs semaines passèrent et j’évitais même la rue de son commerce.


La mère rapportait de moins en moins des visites chez le commerçant. Il commençait à lui parler de lui réclamer son arriéré, de prévenir la maréchaussée. Les voisines, même les moins vertueuses, faisaient mine de ne pas la reconnaître et ne lui rendaient plus les petits services qui rendent la vie possible. Elle qui avait aidé tellement de gens quand nous étions prospères se retrouvait maintenant seule face à ses difficultés. Elle ne savait plus que faire et restait enfermée à la maison. La voisine qui me fournissait mon travail venait maintenant la voir chaque jour et essayait tant bien que mal de la réconforter. Elle lui avait promis qu’elle allait demander à son patron de l’embaucher car elle savait qu’elle n’était pas manchote et, dégourdie, elle lui assurait qu’elle ferait sans aucun doute un bon salaire.


Ma mère voyait bien que cela ne suffirait pas, mais faisait semblant de la croire pour ne pas fâcher notre dernière amie. Elle me prit dans ses bras et me serra si fort que je crus mourir étouffée.


Les jours précédents, elle avait fait l’aumône dans tous les lieux où il était possible de recevoir un petit quelque chose. Refait le siège des bureaux de la direction de la compagnie et même de l’ingénieur. Pour ce dernier, elle alla jusque chez lui. Sa femme l’avait reçue et lui avait donné un peu d’argent. Elle lui confia également l’adresse d’une amie qui, lui dit-elle, recherchait une employée et celles de congrégations qui pourraient nous aider pour le voyage.


Elle me dit qu’elle avait réussi à recueillir vingt-cinq francs et quelques adresses, et que nous partirions demain. Nous avons plié nos quelques affaires, le gros sac de mon défunt père et deux petits balluchons suffirent pour rassembler tous nos trésors. La nuit fut bien longue, je serrais dans mes doigts mon fétiche, demandant à papa de nous venir en aide. Il était huit heures le lendemain lorsque nous avons refermé pour la dernière fois la porte de notre chez nous. Nous avons marché quatre heures dans le matin, étonnamment doux, de ce cœur de l’hiver. C’était comme si le ciel voulait fêter notre départ. Il était midi quand nous sommes arrivés à Denain. L’adresse que lui avait donnée madame de Catigny était bonne et les Filles de la Charité nous ont accueillies avec le meilleur cœur. Après un déjeuner frugal mais agréable, nous nous sommes remis en route. Nous devions coucher à Cambrai et il nous restait plus de quatre lieues pour y arriver.


Au bout de trois heures de marche, les petits se plaignirent d’être fatigués, je l’étais aussi et maman sans doute tout autant. Nous décidâmes de faire une halte. Quand nous sommes arrivés à notre but, nous avons eu toutes les peines du monde à nous faire ouvrir la porte. Le repas était déjà pris. Finalement la sœur de jour a accepté de nous donner un morceau de pain et nous a conduits dans une petite cellule où nous pourrions, nous dit-elle, passer la nuit.


À quatre heures, nous avons été réveillés pour participer à l’office et, sans que quelqu’un nous ait offerts de nous restaurer, nous reprenions notre chemin. La mère supérieure nous avait indiqué notre étape du soir et la direction qu’il nous faudrait suivre. En chemin nous nous arrêtâmes dans un petit village où un fermier, auquel nous demandions de l’eau, nous proposa de partager sa table.



Je n’avais jamais autant vu de choses sur une table, et je me goinfrai. Je me rendis même malade et le maître de maison proposa à ma mère de nous héberger pour la nuit. Il nous installerait dans le foin au-dessus de l’étable. Ma mère, voyant que nous ne pourrions atteindre Saint-Quentin avant la nuit, accepta. Nous avons dormi comme des loirs repus, et le soleil était déjà haut quand nous nous sommes levés. La patronne nous avait préparé un repas pour le midi. Avant de partir ma mère demanda à la payer, mais celle-ci n’accepta pas et donna même quelques pruneaux séchés à chacun de nous.


La route fut plus courte que nous l’avions imaginé et vers quatre heures nous étions arrivés à destination. Il y avait là un grand nombre de personnes qui comme nous, demandaient asile pour la nuit. Les sœurs paraissaient imperturbables devant cet afflux et s’étaient organisées pour parer au plus pressé. Nous n’étions pas mal reçus mais, en comparaison de notre soirée d’hier, l’accueil était bien froid. Elles remirent à ma mère, en plus d’un petit pain pour les enfants, un petit papier plié en lui disant d’en suivre les indications. Ma mère remercia, bien qu’elle ne sache pas lire, mais elle avait confiance en moi pour voir de quoi il retournait.


J’étais allée à l’école presque deux années et je lisais couramment. Mais, quand elle me tendit le mot, j’eus bien du mal à deviner les lettres griffonnées trop vite et d’une manière inhabituelle pour moi. Je pus tout de même déchiffrer celui-ci et nous partîmes après avoir demandé notre route à une dame au bord du chemin. Les villages étaient maintenant de plus en plus près, les routes plus larges et plus fréquentées. Le lendemain, après une autre nuit dans un hospice des sœurs, nous sommes arrivés en vue de Saint-Quentin et cette grande ville marchande devait être notre terminus.


L’adresse qu’avait donnée la femme de l’ingénieur était à l’autre bout de la ville et nous avons passé bien du temps pour nous y rendre. Il était tard quand nous avons frappé à la porte de l’amie de notre bienfaitrice. Celle-ci nous reçut gentiment, mais dit fermement à ma mère qu’elle ne pourrait l’engager. Elle avait embauché la semaine passée une jeune fille et ne cherchait plus. Elle nous donna l’adresse du refuge des nécessiteux, comme elle dit. Nous pourrions nous y faire héberger quelques jours. Nous étions déçus, et l’adresse était bien loin encore. Il faisait nuit lorsque nous avons frappé au portail de l’institution des Petites Sœurs des Pauvres. On nous conduisit dans un dortoir, où plusieurs femmes et filles couchaient déjà. La principale nous montra une paillasse et nous dit de nous arranger avec ça. Nous nous sommes aussitôt couchés et endormis comme des souches, ne pensant pas à la faim qui nous tenaillait pourtant.


Le lendemain, la supérieure nous dit que nous pourrions rester quinze jours au plus et que les enfants devraient aider aux taches communes. On donna à ma mère les adresses des lieux d’embauche et celle-ci partit en faire le tour. Elle se fit refuser de nombreuses fois par des bourgeoises auxquelles l’absence de références et ses habits flétris étaient la preuve de son incompétence. Elle trouva finalement, au bout de trois jours, un emploi de serveuse dans une auberge et elle fut très satisfaite de sa première journée.


Le restaurant était grand et clair, les cuisines fort propres et les patrons agréables. Il y avait une petite dizaine de chambres pour les pensionnaires et beaucoup de clients paraissant familiers. La maison avait l’air d’être florissante. Elle nous dit qu’elle pensait avoir trouvé une place sûre et faisait des efforts pour être à la hauteur de la tâche. Elle utilisa même un peu de notre argent pour s’acheter un vêtement soigné.


Elle me raconta bien plus tard ce qui était arrivé le surlendemain. Jusque-là, il y avait bien eu quelques mains baladeuses qui lui avaient caressé la fesse, mais aucune n’était allée au-delà du compliment. Elle avait bien remarqué que ses collègues s’éclipsaient parfois avec un pensionnaire, mais le patron ne lui avait fait aucune remarque sur son manque de « gentillesse » avec les clients. Il ne faisait sans doute que tolérer ce qui semblait courant dans les auberges.


Au milieu de l’après-midi de sa troisième journée, elle repassait les nappes quand le patron était entré dans la pièce. Sans faire de bruit, il s’était approché derrière elle et il lui avait glissé la main sous les jupes. Elle s’était retournée, indignée et l’avait toisé d’un regard ferme. Elle était blessée et déçue, lui ne sembla pas troublé.



Sitôt qu’elle était revenue dans la pièce, suivie de sa jeune collègue, il avait interpellé celle-ci :



La fille leva les yeux et dit en fixant maman :



Maman n’eut sans doute pas le regard engageant qu’il attendait. Il se retourna alors vers la fille.



Il lui mit les mains sur les épaules et aussitôt elle s’agenouilla. Elle ouvrit la braguette de notre homme et en sortit une verge déjà bandante. Elle fit le geste de l’emboucher, mais il la releva, la posa sur la table et retroussa ses cotillons. Aussitôt, elle ouvrit bien grand les cuisses et il se plaça dans l’entre-deux. Il écarta les pans de la culotte fendue et, aiguillonnant la bête, il la guida à l’entrée du con de la fille et s’y introduisit sans façon.


Puis, se tournant vers maman qui était comme pétrifiée devant cet agissement tout à fait inattendu, il lui lança :



Elle reprit son fer et s’exécuta tandis qu’il foutait la jeune donzelle. Maman avait les larmes au bord des yeux, cette fille était blonde comme moi et à peine plus grande bien qu’elle fut assurément plus âgée, sans doute dix-sept ou dix-huit ans.


La fille ne semblait pas beaucoup participer, elle se laissait cependant faire sans broncher. Elle paraissait habituée à subir le mâle. Elle ne semblait pas non plus étonnée de devoir le faire sous le regard de sa collègue, sans doute toutes les filles en passaient-elles par-là. Soudain, maman crut à un esclandre : la patronne était entrée dans la pièce. Mais elle fit semblant de ne rien voir, accomplit ce qu’elle était venue faire et ressortit aussi tranquillement qu’elle était arrivée. Cette grosse femme devait trouver son compte de ne pas avoir à supporter les ardeurs de son libidineux bonhomme de mari.


Puis l’homme se retira et aussitôt la fille descendit de la table et, se courbant vers le membre, le prit en bouche.



Elle allait et venait promptement, astiquant l’instrument. Quand l’homme parvint au plaisir, elle le garda entre ses lèvres. Et après qu’il se fut retiré de sa bouche, sans qu’il lui ordonne, elle avala le foutre sans faire de manières.



Dès que la fille fut sortie, il se tourna vers ma mère.



Il sortit après s’être rajusté et maman lui emboîta le pas, accablée.



Elle aimait bien ce métier de relations et elle était désespérée en quittant cette place, qu’elle avait rêvé si convenable. Elle présumait que dans toutes les auberges, le service sexuel faisait obligatoirement partie de la besogne que devaient les serveuses. Elle était accablée de devoir se contenter de se louer comme manœuvre, et ne pouvoir nous nourrir avec le peu qu’elle gagnerait.


Le lendemain, en sortant du bureau d’embauche, elle tomba nez à nez avec un des convives qu’elle avait servi la veille. Il était souriant et lui avait donné un bon pourboire. Il la reconnut et lui demanda comment il se faisait qu’il la retrouve ici. Elle lui raconta sa mise à la porte et l’homme lui dit sans hésiter que ce patron était bien bête de se séparer d’une serveuse aussi gentille. Il était bien mis et lui dit qu’il était démarcheur pour une grosse usine de bonneterie. Il était si aimable qu’ils se mirent à bavarder simplement, faisant connaissance.


Il voulait connaître ses enfants et nous invita, le soir même, dans un petit restaurant proche de l’hospice. Elle avait un peu hésité, mais il était tellement gentil et attentif. Il habitait dans une grande ville, y connaissait beaucoup de monde et se faisait fort de lui trouver un poste. Il avait une voiture avec un cheval et rentrait chez lui le lendemain, il nous emmènerait. Il lui proposa même de l’installer dans un petit logement qui était son bien. Il y avait logé une vieille domestique qui venait de mourir. Il le ferait rénover pour que nous y soyons plus à l’aise. Il connaissait même une brave dame qui pourrait s’occuper de ses enfants lorsqu’elle travaillerait. Elle voulait refuser, mais il était si persuasif, si charmant et également si beau !


Il vint nous prendre le lendemain au milieu de la matinée avec son petit phaéton. Il me fit monter avec ma mère sur le siège et les garçons prirent place à l’arrière. Nous étions bien, maman, qui depuis quelque temps était bien taciturne, se mettait à parler et à rire des mots d’esprit de notre gentil compagnon. Il la serrait contre lui, la protégeant du froid qui n’était pas si terrible.


À midi, nous nous arrêtâmes dans une auberge qu’il avait l’air de connaître. Nous mangeâmes comme des rois, servis à table par une servante, je n’en croyais pas mes yeux. Notre compagnon était doux, à la fin du repas il nous prit chacun à notre tour sur ses genoux. J’étais très heureuse, je me sentais bien dans ses bras et me pelotonnais contre lui. Il me garda ainsi un long moment, me serrant dans ses bras comme le faisait notre pauvre père.


La mère avait dit qu’une grande chèvre comme moi était bien trop vieille pour jouer les bébés ! Mais notre ami plaida ma cause, lui disant que j’avais bien le droit, moi aussi, de trouver un peu de chaleur et de réconfort après les années terribles que nous venions de traverser.


Il continuait de discuter joyeusement avec notre mère en prenant le café et même un petit « pousse ». Il était également généreux et donna un bon pourboire aux employés quand nous fûmes sur le départ. Nous avons ri tous les trois pendant le reste du voyage, les petits s’étaient endormis, bercés par les mouvements doux de l’attelage sur cette belle route. Lorsque la nuit tomba, nous nous sommes arrêtés dans une belle petite ville, dans une pension où il semblait avoir ses habitudes. Il avait pris deux chambres et nous avait de nouveau offert à dîner. La soirée avait été des plus agréables et nous sommes montés nous coucher tous les quatre vers neuf heures.


Je mis un peu de temps à m’endormir, rêvant d’une belle maison où nous serions heureux tous les cinq. Je serrais mon caillou, l’embrassais, comme pour remercier papa de la bonne fortune qu’il nous faisait. Le lendemain, maman n’était pas dans la chambre et lorsque j’arrivai dans la grande salle de l’auberge, elle n’y était pas non plus. Vers dix heures, ils sont descendus tous les deux, l’air heureux. Maman avait l’air gênée, mais radieuse. Notre nouvel ami la tenait serrée par la taille, et elle était gaie comme elle ne l’avait plus été depuis si longtemps.


Nous reprîmes notre route après un déjeuner de roi. La fin du voyage fut très joyeuse, ma mère ne cessait de rire des blagues de notre bienfaiteur, celui-ci lui posait parfois un polisson bisou dans le cou. Nous étions enchantés de la sentir heureuse, de la voir retrouver son entrain. Nous avons fait une nouvelle halte dans un village où, là encore, il paraissait être bien connu. Et le soir, maman est redescendue après nous avoir embrassés. Et, comme la veille, ils sont arrivés bras dessus, bras dessous et encore plus tard que la veille.


Nous avons même mangé avant de repartir et la dernière partie du voyage fut aussi plaisante que la première. Il était tout de même bien tard quand nous sommes arrivés dans un petit village que j’appris plus tard être dans la campagne normande. Il nous dit qu’il allait voir les bons amis qui pourraient sans doute nous héberger pour la nuit. J’avais un peu peur qu’il ne puisse nous faire accepter de ces amis, chez qui nous arrivions à cinq et sans prévenir.


Il revint toutefois très souriant quelques instants plus tard et nous dit de le suivre. Nous pourrions habiter ici quelque temps, le temps qu’il arrange les affaires de maman et qu’il prenne ses dispositions pour notre installation chez lui. Cela ne pourrait pas durer plus de quelques jours et nous serions logés et nourris chez ces gens contre un peu de travail domestique. Nous l’avons suivi et nous voilà arrivés dans une grande maison. Maman se confondit en excuses d’arriver chez elle si tard et remerciait de sa grande gentillesse de nous héberger.



La maîtresse nous accueillit avec de grandes embrassades, et nous conduisit à une soupente pour y déposer nos affaires. Lucien nous attendait dans la salle commune et, après nous avoir embrassés tous, il dit à ma mère qu’il reviendrait bientôt, le lendemain ou le suivant. Et qu’il ne reviendrait pas les mains vides. Il lui aurait sans doute déniché un bon emploi, car il était sûr qu’un de ses amis saurait lui proposer le poste de confiance qu’elle méritait.


Le lendemain soir, il était là, fidèle ami.



Elle lui sauta au cou et l’embrassa.



Notre ami sortit une petite bourse et la remit à notre hôtesse.



Et se tournant vers maman il dit :



Elle nous embrassa longuement, chaudement, et nous dit à bientôt. Ils partirent trop vite, nous laissant, mes frères et moi, avec l’impression de manque que laisse un départ trop soudain. Je ne revis maman que de nombreuses années plus tard, à mon arrivée à la maison Rachin.


Je revoyais, plusieurs fois par an, cet homme, quand il amenait l’argent qu’il versait pour nous. Il avait raconté une fable, comme quoi ils s’étaient fâchés ma mère et lui, mais qu’il continuerait à payer notre pension. Un jour les patrons m’appelèrent, Lucien était venu pour me chercher. Les Varlin firent bien grise mine, la perte à la fois de mon travail et de ma pension y était sans doute pour quelque chose, mais ils n’osèrent rien dire.


Cet homme me conduisit à la célèbre maison de plaisirs « Le verger de Priape » dont il était un recruteur. Il m’avait vendue à l’établissement, comme il l’avait fait pour ma mère quelques années plus tôt. Elle était bien changée, elle que j’avais connue si réservée. J’ai eu beaucoup de mal à reconnaître ma mère, dans cette femme débraillée et aux cheveux défaits qui pleurait en me serrant dans ses bras. Mais nous retrouvâmes tout de même, malgré la vulgarité du lieu, assez rapidement la tendresse qui unit une fille et sa mère. Et c’est ainsi qu’elle finit, au bout de quelque temps, par me confier le détail des situations que je vous ai contées à mon tour.