Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 14283Fiche technique48579 caractères48579
Temps de lecture estimé : 26 mn
16/02/11
corrigé 12/06/21
Résumé:  Georges part en voyage. Rectification : Georges doit partir en voyage. Pour quelle destination ? Ben... euh...
Critères:  fh hplusag inconnu train intermast pénétratio fantastiqu -initfh -train
Auteur : Domi Dupon  (Homme encore du bon côté de la soixantaine (le temps passe))            Envoi mini-message
Destination NP

Now night arrives with her purple legion. Retire now to your tents and to your dreams.




Une triste nuit de novembre enveloppait la Ville. Des nuées de brume, se mêlant aux vapeurs d’échappement, plombaient une atmosphère déjà saturée. Ballet de silhouettes pressées sous la lumière glauque des réverbères. Emmitouflées sous plusieurs couches de vêtements, débouchant des rues adjacentes, émergeant de la station de métro, elles traversaient la place et se dirigeaient en un flot uniforme vers la gare centrale.


Georgess, sa petite valise à la main, se faufilait dans cette foule de fourmis atones. Il se dirigea vers l’entrée « grandes lignes », se frayant un chemin à travers le flot compact des travailleurs indifférents, exténués qui regagnaient leurs clapiers suburbains. La chance, ou plutôt sa grand-mère, lui avait épargné cette cohue, ces trajets quotidiens : elle lui avait légué un appartement en plein cœur de la Ville. Avant son départ, n’ayant aucun héritier direct, il avait dû signer un formulaire de renoncement en faveur du ministère du logement. Le produit de la vente, après dégrèvement de l’impôt (très lourd) sur les plus-values lui serait viré sur son nouveau compte, lui avait-on affirmé. Il n’y croyait guère.


Arrivé dans le hall « grandes lignes », la foule s’éclaircit. Les voyages d’agrément en train se faisaient rares. Ceux qui avaient encore les moyens et les possibilités de partir en vacances utilisaient les zeppelins ou autres transports aériens. La populace et les classes moyennes, depuis peu, devaient se satisfaire des camps de détente intra-muros.


Lorsqu’il descendit dans le couloir signalé « Destination NP. », plus aucun signe de vie. Le bruit et l’agitation qui animaient la gare semblaient s’être arrêtés à l’entrée de ce long passage souterrain aux couleurs défraîchies. Il le parcourut sans hâte, sans croiser âme qui vive.


Au bout du couloir, un composteur à la peinture écaillée. Son ticket validé, il grimpa les neuf marches qui le conduisirent sur le quai quasiment désert et chichement éclairé. Une seule voie terminée par un heurtoir. Le plafond bas en ovale, l’absence de toute décoration sur les parois bétonnées en auraient oppressé plus d’un. Mais Georgess vivait dans cette grisaille depuis trop longtemps.


Il était en avance. Il était toujours en avance, il détestait être en retard. Il préférait attendre. Chaque fois qu’il devait se rendre quelque part avec une contrainte horaire, il prévoyait tous les impondérables possibles et en tenait compte dans son temps de parcours. Aujourd’hui, son trajet s’était déroulé sans anicroche. Pas de panne d’électricité, pas de tentative de suicide, pas même le plus petit contrôle de la police des cultes, ni la plus petite agression. Le métro avait respecté son horaire. Son train ne partirait pas avant une bonne demi-heure.


Seule, une vieille dame l’avait précédé. Assise sur un banc, jambes serrées, elle pressait nerveusement son sac sur sa poitrine. Tête baissée, elle en tripotait nerveusement les lanières. Probable septuagénaire, son corps décharné flottait dans un strict manteau gris ardoise presqu’aussi vieux qu’elle.


Une voiture de première classe, deux de seconde et deux de troisième classe composaient la rame déjà à quai. Entre les voitures de seconde et de troisième s’intercalait une voiture bar. Ce matériel comme tous ceux qu’utilisaient les chemins de fer d‘État n’était plus de première jeunesse. Georgess voulut s’installer immédiatement mais un employé lui signifia qu’il fallait attendre.


Georgess arpentait le quai. Des pensées tourbillonnaient dans sa tête. Comment en était-il arrivé là ?


Lorsqu’il avait reçu le courrier du ministère, il s’était demandé ce qu’il avait pu faire.

Lorsqu’il avait pris connaissance du contenu, il lui avait fallu un long moment pour réaliser.

Réaliser que la vie qu’il menait depuis 40 ans s’achevait.

Personne n’était jamais revenu de « Destination NP. ».

L’administration présentait ce voyage comme une récompense pour service rendu.

Mais de folles rumeurs couraient qui remplaçaient « récompense » par punition.

Un grand sentiment d’injustice l’avait envahi.

Il ne méritait certes aucune récompense.

Mais pourquoi le punir ? Quelle faute avait-il commise?

Il avait toujours respecté les lois, tant dans son travail que dans sa vie sociale.


Vie sociale, un bien grand mot. Il avait vécu et s’était occupé de sa grand-mère. À la mort de celle-ci, il avait 32 ans. On lui avait refusé le droit de fonder une famille. Trop âgé, revenus insuffisants. Ses amis se comptaient sur le moignon d’une main. Il ne sortait pas, hors des excursions officielles implicitement obligatoires. Il n’avait jamais eu de petite amie et n’en aurait jamais. Pour satisfaire sa libido, il allait au bordel d’État de son quartier mais n’utilisait qu’une douzaine de tickets sur les cinquante-deux annuels qui lui étaient attribués.


Sa pratique de la religion, bien que totalement hypocrite, relevait d’une stricte orthodoxie. Il avait lu les trois grands Ouvrages même s’il n’avait pas tout compris. Il avait aussi dans sa bibliothèque plusieurs autres livres « conseillés ». Le lundi, il allait à l’église, le mardi, à la mosquée, le mercredi à la synagogue. Le jeudi, il fréquentait le club des francs-maçons. Restait le samedi pour son jour d’athéisme. Quant au dimanche, jour de foi principale pour les chrétiens, il assistait à une messe traditionaliste.


Il avait voulu se défendre. Le ministère n’avait rien voulu savoir. En fait, ils n’avaient même pas voulu le recevoir. Aucun sursis possible. Date butoir le 23 novembre. Il avait, alors, demandé audience au conseil des cultes, résultat identique. Pour un programmateur de niveau 1, impensable d’obtenir une place sur un zeppelin, encore moins sur un avion. On lui avait expliqué que pour « Destination NP. », il avait le choix entre le train ou le bus. Il avait pu éviter le bus. Il pourrait ainsi échapper à toute promiscuité transpirante et malodorante. Le voyage ne serait pas plus court mais sans doute plus confortable, du moins l’espérait-il. D’autant qu’à sa grande surprise, on lui avait attribué un billet de seconde classe.


Les passagers commençaient d’arriver. Un par un, marchant à petits pas, ombres solitaires et inquiètes. Tous fuyaient l’obscurité. Invariablement, ils se réfugiaient sous les maigres taches lumineuses créées par les spots, composant de petits agrégats de solitude partagée. Ils posaient leur maigre bagage à leurs pieds. L’administration leur avait notifié que leur paquetage ne devait excéder 5 kg. Voyage sans retour, tous le savaient. Emmener du linge? On leur avait déconseillé. Ils se rééquiperaient là-bas suivant leurs besoins. D’après ce qu’il en savait, les gens emportaient des souvenirs de leur vie, ici. Georgess avait procédé ainsi. Mais sa vie jusque-là avait été si terne, si banale que sa valise n’atteignait pas le poids fatidique.


Vingt minutes qu’il attendait. Lassé de déambuler d’un bout à l’autre du quai, il s’était appuyé contre la paroi du tunnel. Le froid humide transperçait sa parka, le glaçant jusqu’aux os. Il aurait dû s’habiller plus chaudement. Encore une dizaine de minutes. Pour passer le temps, il comptait les voyageurs. Trente-huit, lui compris, pour l’instant. Majoritairement des personnes âgées. Avec ses 40 ans, il détonnait.


Une 141R, antédiluvienne machine à vapeur « souffleteuse », vint s’atteler à la voiture de première classe. Les trains à grande vitesses, les motrices électriques, excepté sur les lignes de banlieue, ne roulaient plus depuis une décennie au moins, faute d’entretien des caténaires. Les diesels tombaient en panne les uns après les autres. Nul ne savait les réparer. Aurait-on su que trouver des composants électroniques relevait du miracle. Alors, en désespoir de cause, on avait ressorti des musées les vieilles locos à vapeur que des passionnés entretenaient avec ferveur. Georgess, plusieurs fois, avaient essayé de rejoindre un de ces groupes. Mais ce cercle très fermé n’accueillait que des personnes travaillant ou ayant travaillé dans les chemins de fer.


Il observait, avec intérêt, l’accrochage de la loco au convoi quand pénétra sur le quai une femme d’une trentaine d’années. Enfin, une personne plus jeune que lui. Très grande mais d’aspect frêle, ses cheveux bruns coulant sur un long manteau resserré à la taille, elle semblait complètement perdue. D’une démarche hésitante, perchée sur ses hauts talons, elle parcourut le quai. Du regard, elle essayait en vain d’accrocher les yeux unanimement baissés des autres voyageurs. Une mante religieuse désarmée. Georgess, comme les autres, se détourna.


Et la lumière fut ! L’intérieur des voitures s’éclaira. Les portières automatiques s’ouvrirent. Un haut-parleur annonça :



Sans hâte, troupeau obéissant et résigné, hommes et femmes, se dirigèrent vers le train. Georgess resta en arrière. Envie de fuir. Il savait que ça ne servirait à rien. Il ne saurait où aller. La police du culte le retrouverait. Juste reculer pour mieux sauter.


Il attendit. Monter dans ce train le glaçait. Il observa avec tristesse l’arrivée précipitée d’un jeune homme tenant une enfant par la main, sa fille probablement. Complètement paumé, ne sachant trop où aller, le père jetait des regards affolés. Le chef de train, compatissant, après avoir contrôlé leurs billets, leur indiqua une voiture de seconde. Le dernier passager, un vieillard perclus de rhumatismes, fut hissé dans une voiture de troisième classe par un employé en uniforme.




Ride, let the passenger ride.

Took a little trip to keep from going insane,

spent the rest of my life on the all night train.



Sous l’œil réprobateur du contrôleur, Georgess embarqua enfin. Un wagon à compartiments. Il pourrait sans doute en trouver un inoccupé. Il avait choisi ce wagon car peu de monde y était monté. Il longea le couloir. Il avait vu juste : plusieurs personnes dans les deux premiers, une dans le troisième mais aucune dans le quatrième.


Il s’y engouffra et tira la porte derrière lui. Miracle, le chauffage marchait. Il retira sa parka. Sans allumer les néons intérieurs, il s’affala sur la banquette, posant sa petite valise à côté de lui. Le claquement des portières qui se fermaient. Un double coup de sifflet. Celui aigu, du chef de train ; celui tonitruant de la loco. Un fourreau de fumée blanchâtre gaina le wagon. Le train frémit, s’ébranla. Georgess colla son visage contre la vitre. Le convoi traversait la Ville. Aux lueurs pisseuses de l’éclairage public, la Ville s’exposait une dernière fois à ses yeux, à leurs yeux. Georgess se gavait d’images : les grands buildings, le Fleuve encombré de péniches, le flot des phares sur les grandes avenues, la tour des Flandres…


Il revivait l’ascension des 1548 marches de la tour des Flandres, les chevilles nues de sa cousine qui grimpait devant lui. Il avait 15 ans, l’avenir lui appartenait. Puis tout avait basculé. Plongé dans ses souvenirs, il réagit à retardement à l’ouverture de la porte. Quand il leva les yeux, elle se tenait dans l’embrasure. La jeune femme qu’il avait repérée sur le quai. Sombre silhouette occultant les lumières du couloir.



Tout en lui criait « non », « casse-toi ». Il voulait rester seul. Mais 40 ans de bonne éducation, de politesse lui firent répondre :



Et il détourna aussitôt son regard vers l’extérieur, coupant toute tentative de conversation. Il entendit vaguement qu’elle s’asseyait sur l’autre banquette. Absorbé dans sa contemplation, il l’oublia. Le convoi atteignait la banlieue, ses hautes barres grises, ses rues livrées aux gangs dès la tombée de la nuit, ses carcasses de voitures abandonnées, ses no man’s land. De pisseuse, la lumière devenait inexistante. Les ampoules des réverbères n’avaient pas résisté aux caillassages. Un ultime complexe industriel, avec ses miradors et ses projecteurs. Les chiens d’assaut qui sautaient contre les barbelés au passage du train. Puis le noir.


Seuls le staccato des boggies sur les rails, les halètements de la locomotive créaient encore une illusion de vie. Il resta un long moment le front plaqué contre la vitre. D’un geste machinal, il baissa le rideau. N’importe comment, il n’y avait plus rien à voir. Il allait devoir se retourner, la regarder. Il ne pouvait, ne voulait pas. Pourquoi avait-elle choisi son compartiment ? Il avait repéré son manège sur le quai ; elle cherchait une âme compatissante. Nulle envie d’entendre, d’affronter ses plaintes et doléances. Sans doute un loser comme lui. L’histoire, il l’avait vécue, inutile qu’on la lui raconte.


Les néons s’allumèrent. Une voix métallique venue de nulle part trancha son dilemme.



Georgess n’écoutait plus. Après avoir posé sa valise dans l’allée, il rabattit sa couchette. Un oreiller, une couverture. Plutôt spartiate, mais bon. Il allait devoir dormir dans ses fringues. Se déshabiller devant cette inconnue ne l’enchantait guère. Il ne pourrait s’y résoudre. Il se contenta d’ôter ses chaussures, son pull et sa chemise. Alors qu’il s’allongeait sur la couche inconfortable, elle n’avait pas encore bougé. Elle semblait ailleurs, très loin, plongée dans un monde intérieur. Ça ne le regardait pas.



Sortant enfin de son hébétude, elle se leva. Dans des gestes erratiques, elle se débarrassa de son manteau. Elle le plia sommairement, dans l’espace bagage au-dessus de la porte du couloir. Son sac de voyage prit le même chemin. Elle resta un instant immobile, bras au-dessus de la tête, mains appuyées contre la paroi, semblant réfléchir à quelle serait sa prochaine action.


Des escarpins à talons aiguilles. Une longue jupe bordeaux très ajustée révélait son corps mieux que si elle avait été nue. Un corsage blanc virginal au travers duquel on devinait les attaches du soutien-gorge plus sombre. Ce devait être une jolie femme. Pourtant, elle ne dégageait aucune sensualité.


Georgess se demanda quelle étrange pirouette du destin l’avait amenée dans ce train. Et en seconde. La qualité de ses vêtements, l’élégance de sa coiffure, tout montrait qu’elle venait d’un milieu aisé. Elle aurait dû voyager en première.


À son tour, elle prépara sommairement son lit. Après avoir ôté ses escarpins, ignorant la présence de Georgess, elle descendit la fermeture éclair de sa jupe. Celle-ci glissa le long des ses jambes. Sans la plier, elle la lança sur son sac. Georgess, malgré sa gêne, ne pouvait s’empêcher de regarder. Une banale culotte mauve dissimulait ses fesses, tout en soulignant leurs rondeurs. Des bas autofixants, couleur chair, habillaient de jolies jambes, longues, fuselées aux attaches fines. Le haut des cuisses dénudées montraient une peau soyeuse, laiteuse.


Son corsage rejoignit la jupe. Avant qu’elle ne se couche, il put encore apprécier furtivement le contour de ses fesses, le délié de ses hanches, la pâleur de sa peau. Frileusement, elle tira la couverture sous son menton. Regard au plafond, elle replongea dans sa léthargie.


Momentanément distrait par ce spectacle, pour lui, inhabituel, Georgess ferma les yeux. La voix lui avait souhaité une bonne nuit, donc acte.


Quelque secondes plus tard :



Le message à peine terminé, les néons s’éteignirent. Ni elle, ni lui n’avaient éclairé les appliques. Le silence et l’obscurité.


Georgess s’assoupissait quand une voix tremblante balbutia :



Qu’est-ce qu’il y pouvait ? Lui aussi avait peur. Tout le monde avait peur. Il avait passé sa vie à avoir peur. Dans ce train, elle devenait seulement plus prégnante. Mais s’ils se trouvaient là, c’est qu’ils l’avaient mérité, le ministère ne pouvait se tromper. Il se débrouillait avec ses problèmes, elle n’avait qu’à en faire autant. Chacun sa merde, avait-il envie de lui répondre. Une fois encore son éducation prit le dessus. Sur un ton raisonnable, il dit :



Il n’en pensait pas un mot mais quelle importance. Nul n’était en sécurité, nulle part. Il se retourna contre la paroi. On lui avait dit de dormir, alors, il dormit.




There was nothing like that first time

I was alone with you



L’absence de vibrations le tira de son sommeil. Le train était arrêté. Il perçut une gêne, un poids contre son dos. Impression de chaleur. Une respiration régulière. Précautionneusement, il se retourna, se mit sur le dos.


Elle!


Leurs corps étaient seulement séparés par l’épaisseur de la couverture. Son déplacement ne la réveilla pas. Simplement, elle se repositionna. Elle posa la tête sur l’épaule de Georgess, et la main sur sa cuisse.


Il était pétrifié. Le soutien-gorge pesait contre son bras, la cuisse contre son pantalon. Il n’osait bouger. Qu’est-ce qu’elle foutait là ? Comment ne s’en était-il pas aperçu ? Il devait la réveiller et la renvoyer dans sa couchette. Si quelqu’un arrivait! Comment expliquerait-il ?


Elle frissonna. Georgess, pourtant peu sensible aux réactions humaines, ressentit, dans ce frisson, toute la fragilité de la jeune femme. Un curieux sentiment le submergea. Quelqu’un semblait avoir besoin de lui. Sa grand-mère exceptée, personne n’avait eu besoin de son soutien. Avec une délicatesse qu’il ne se connaissait pas, il réussit, après une gymnastique compliquée, à la recouvrir avec la couverture.


Elle ouvrit brièvement les yeux, se pelotonna contre lui, emprisonnant son bras entre les siens. La main droite de Georgess coincée entre leurs corps, fut plaquée au centre de la féminité de la jeune femme. Le ventre frémissait sous son poignet au rythme de la respiration. Des poils follets, dépassant de la culotte, chatouillaient sa paume. La pulpe de ses doigts effleurait involontairement le renflement des lèvres.


Georgess essayait de se contenir. Elle s’était placée sous sa protection. Il ne devait pas abuser de sa faiblesse. Il ne contrôlait pas cette érection violente et subite. Il devait se calmer, se rendormir. La chair découverte de son sein contre son bras. Seins lourds qui contrastaient avec le corps gracile de l’inconnue. S’il avait couché avec un certain nombre de prostituées, nulle femme n’avait jamais dormi dans ses bras. Celle-ci, s’abandonnant en toute confiance, lui procurait une émotion jamais éprouvée. Lui qui baisait une fois par mois pour des raisons hygiéniques, sans besoin véritable, ni passion, n’avait jamais éprouvé une telle excitation.


Le train redémarra. Les vibrations du convoi se propagèrent à leurs corps, jusqu’à sa main. Sans qu’il en ait réellement conscience, elle bougea, entama une timide caresse qu’il réprima vite. La femme se colla encore plus à lui, semblant quémander. Il ne tiendrait pas. Éloigner sa main, il devait éloigner sa main. Il dégagea son bras avec une certaine brusquerie et le passa derrière la tête de la jeune femme. Loin de s’écarter, celle-ci agrippa, de ses longs doigts fins, la hanche de Georgess.


Rétrospectivement, il eut peur. Peur qu’elle se réveille, peur qu’elle crie au viol. Quelques minutes auparavant, il la vouait aux gémonies. Maintenant, il craignait qu’elle se sente agressée. Il devait se conduire en honnête homme. Il devait dormir. Des images de plus en plus précises habitaient son esprit. La main de la femme, remontée de sa poitrine à son épaule, se coulait entre sa peau et la bretelle de son maillot de corps. Une jambe gainée de nylon s’était insinuée entre les siennes. Le pubis, aux poils en bataille, à peine protégé par la mince culotte, frottait contre le haut de son pantalon tandis que la partie dénudée de la cuisse pressait son propre pénis bandé.


Les secousses du train inventaient des caresses auxquelles la jeune femme ne restait pas insensible. Ces attouchements qui avaient éveillé sa libido devenaient insuffisants. Son bassin remuait imperceptiblement à la recherche d’un contact plus étroit avec la rêche étoffe du pantalon. Georgess percevait la tension croissante des seins contre son bras. Il devinait les tétons qui s’érigeaient à travers le soutien-gorge.


Georgess libéra sa main qu’il avait maintenue jusque-là à plat sur la couchette. Il la posa avec précaution au bas du dos, sur la chair nue. Pas de réaction de rejet. Au contraire, creusement des reins, poussée accrue du mont de Vénus. Il n’avait plus du tout sommeil. Il amorça une délicate caresse qui l’amenait du haut de la fesse au creux de la hanche opposée. Jamais il n’avait touché une peau à la texture aussi fine. Très loin de la chair flasque des prostituées dodues qu’il choisissait habituellement.


Sa compagne de couchette semblait toujours dormir pourtant sa respiration se déréglait subtilement. Les doigts de la jeune femme perdaient leur immobilité. Sous le maillot de corps, ils jouaient avec les poils de sa poitrine. Georgess, dans un geste audacieux, de sa main libre effleura le visage de l’inconnue, replaça une mèche derrière l’oreille. Ce fut comme un signal. Le corps de la voyageuse se souleva. Des lèvres se posèrent sur les siennes. Une langue força la muraille imparfaite de ses dents.


Se tournant sur le côté, il répondit à son baiser avec une maladresse fougueuse. Son précédent baiser non tarifé remontait à son adolescence. Une vague copine dans une cage d’escalier, un appareil dentaire qui avait blessé sa langue. La femme ne devait guère être plus expérimentée. Langues se cherchèrent, se trouvèrent, dents s’entrechoquèrent, salives se mêlèrent. Dans ce baiser, il noya les frustrations de toute une vie, le désespoir d’un avenir plus qu’incertain. Serait-ce la dernière fois qu’il embrassait une femme ?


Inversion de mains. La droite délaissant le dos se posa derrière la nuque, dirigeant ainsi la tête de la voyageuse au gré de leur baiser. La gauche descendit le long de la colonne vertébrale. Il prolongeait maintenant ses caresses jusqu’au bas des fesses. Il se risqua à insinuer sa grosse paluche d’homme sous la frêle culotte. Découvrant avec émotion cet endroit secret, il glissa deux doigts à l’orée du sillon interlunaire. N’osant s’y aventurer plus profondément, il en suivit la crête. Son index atteignit une zone duveteuse humide.


L’inconnue, loin d’être passive, lui rendait ses câlins. Elle avait sorti le marcel du pantalon et ses mains avaient disparu sous l’étoffe. Elle n’hésitait pas non plus à lui peloter les fesses.

Interruption. La bouche contre son oreille.



Main droite sur la fesse, main gauche sur l’omoplate, il la pressa fortement contre lui. Elle s’écarta brusquement. Brève frayeur.



Elle tenta gauchement de la détacher. Il vint à son aide. Bientôt, le pantalon ne fut plus un obstacle. Elle s’attaqua ensuite à son maillot de corps. Pour ne pas être en reste, il s’occupa du soutien-gorge. À la fin de l’exercice, ils reprirent leurs activités où ils les avaient laissées.


Libérés de la gangue de leurs vêtements, leurs anatomies s’épousaient parfaitement. Les seins fermes de la voyageuse s’écrasaient contre sa poitrine, tétons contre tétons. Le mont de Vénus comprimait son pénis. Les manifestations du plaisir féminin avait traversé la culotte mauve et son slip s’en imprégnait lentement. Georgess n’avait jamais connu une telle excitation. L’envie de la pénétrer devenait insupportable. Se tortillant, il se débarrassa de son slip. Son sexe, libéré, poussa un ouf de soulagement. Dans la foulée, sans précaution particulière, il lui arracha sa petite culotte.




All you need is love, love, love is all you need



La bouche contre son oreille, une nouvelle fois.



Quel imbécile ! Elle n’était pas de ces putains qui avaient jalonné son « quotidien » mensuel. Il ne pouvait pas, ne voulait pas la baiser à la va-vite. Pas la baiser d’ailleurs, faire l’amour ensemble. Il n’avait aucune expérience. Avec les putes, toujours le même rituel : un début de fellation pour déclencher l’érection, ensuite position du missionnaire, il s’agitait durant cinq minutes et l’affaire était entendue. Parfois, une, compatissante, l’embrassait. Certaines lui avaient proposé de sucer leurs seins ou leur vulve. Il avait refusé avec vigueur, n’en ressentant nullement le désir.


Cette nuit était différente. Cette femme lui importait. Il ne voulait pas la baiser mais lui faire l’amour, se répétait-il. Comment allait-il s’y prendre ? Nul ne savait ce qui les attendait à « Destination NP. ». Peut-être serait-ce la seule fois pour elle. Et c’est lui qu’elle avait choisi. Par défaut probablement. La responsabilité qui lui incombait le submergeait.


Avec toute la douceur qu’il trouva en lui, il entreprit de déposer de petits baisers sur le fin visage faiblement éclairé par la veilleuse du couloir tandis que sa main gauche cajolait tout ce qu’elle pouvait atteindre. Empaumant un sein, pressant délicatement au passage un tétin entre ses doigts, coulant en une caresse frôlante du bas de l’épaule au haut de la cuisse.


La jeune femme, soudain devenue passive, comme effrayée de ce qui arrivait, semblait subir. Mais les brisures de sa respiration, ses frémissements trahissaient son émoi. Autre indice révélateur, lorsque Georges, la repoussant sur le dos, étendit sa main sur le pubis, les jambes s’ouvrirent. De même, quand son index s’insinua entres les grands lèvres, effleurant le clitoris, elle laissa échapper un gémissement. Son bassin se tendait vers le doigt.


Ce dernier s’installa/s’établit quelques instants à l’entrée de la vulve, s’imprégnant des abondantes sécrétions qui en émanaient. Il se faufilait jusqu’au bouton qu’il titillait puis se laissait glisser, égratignant l’anus du bout de son ongle. Suite logique : sous l’action du majeur et de l’annulaire, les grandes lèvres s’ouvrirent, l’index conquérant pénétra le vagin dont il explora les parois largement lubrifiées. Rencontre avec l’hymen, qu’il repoussa avec douceur.


Cette stratégie généra une collaboration plus active de l’inconnue. Attirant à elle la tête de son amant, elle lui prodigua un baiser profond. Sa main trouva le chemin qui menait au sexe bandé. À son tour, elle entama une subtile caresse. Ses doigts délicats se promenaient tout du long de la verge. Voyage découverte. Ils suivirent une veine qui les mena à la cime du pénis. Cerclant celui-ci, ils le décalottèrent, le recalottèrent à plusieurs reprises. Récoltant quelques larmes de liquide séminal à l’ouverture du méat, ils en poissèrent le gland. Ils enfourchèrent à nouveau le vaisseau gorgé de sang, le chevauchèrent jusqu’à la jonction avec les testicules. D’un geste décidé, ils extirpèrent les bourses d’entre les cuisses où elles se dissimulaient.


Georgess, pour la première fois de sa vie, éprouvait un sentiment de bien-être avec une personne du sexe opposée. Un peu tard sans doute mais resté dans la Ville, il n’aurait jamais connu ce bonheur. Oublié son questionnement initial. En fait, tout devenait facile : il suffisait de se laisser aller, d’être à l’écoute de l’autre.


Se soustrayant au baiser passionné de sa partenaire, sa bouche, en bécots successifs, approcha la poitrine. S’aidant de sa main libre, il fit saillir le mamelon droit. Il le saisit entre ses lèvres, le suçota, l’aspira, le téta tout en malaxant le sein. Le gauche subit ensuite un sort identique. Plus bas, ses doigts s’activaient. Le pouce massait doucettement le clitoris qui se redressait fièrement. Le majeur et l’annulaire comprimaient les nymphes autour de l’index qui, lui, masturbait la vulve sans discontinuer. Celle-ci était agitée par une série de spasmes ininterrompus.


La jeune femme s’abandonnait complètement à son plaisir. Elle se bornait, d’une main à tenir serré son pénis, la crispant au gré de ses contractions vaginales et de l’autre à masser son crâne lisse. De sa bouche s’échappaient de longs soupirs, entrecoupés de discrets feulements. Parfois, elle se mettait en apnée. La cyprine sourdait de son vagin en quantité importante : sa toison, comme les doigts de Georges, en était inondée. Il aurait voulu goûter à ce nectar, boire à cette source mais l’exiguïté de la couchette posait problème. Il tenta le coup. Mais elle le retint. Au contraire, fermement accrochée à son vit, elle le remonta, l’amena contre sa cuisse à la hauteur de sa toison.



Le message ne prêtait pas à confusion. Il l’enjamba et se positionna. Le missionnaire, en l’occurrence, lui semblait la meilleure solution. Son pénis, malgré son épaisseur – plusieurs prostituées avaient vanté celle-ci – pénétra, entre les lèvres bien lubrifiées, sans problème. Il heurta le pucelage. Il poussa lentement jusqu’à la pleine tension de l’hymen puis il reflua. Fini les soupirs de plaisirs, la voyageuse, mains crispées sur les épaules de son partenaire, attendait, inquiète, la douleur qui allait faire d’elle une femme accomplie/complète. Georgess planta les coudes dans la couchette à hauteur de ses seins, passa les avant-bras sous ses épaules. Il plaça les mains sous sa nuque. Soulevant sa tête, il approcha son visage du sien.


Parler, il n’aurait pas su, alors, pour la rassurer, il picorait de petits baisers le visage tendu pendant que la verge reprenait sa progression. À nouveau, il toucha l’hymen, le força encore puis recula. Il renouvela l’opération à plusieurs reprises. Lui aussi, en quelque sorte, allait y laisser sa virginité. Ça aurait dû l’affoler mais il planait sur son petit nuage. Rien ne pouvait l’atteindre. Il savait qu’il recommencerait autant de fois qu’il le faudrait pour qu’elle en souffre le moins possible. Progressivement, il sentit la nuque de l’inconnue se dénouer, ses muscles se relâcher. Elle soupira. Son bassin, totalement figé jusque-là, commença à onduler. Il approfondit doucement la pénétration. À chaque tour, il s’aventurait un peu plus loin, attentif à la moindre contraction, au moindre recul du corps aimé. Tout à coup, toute résistance cessa ; sous les douces poussées répétées, la fine membrane virginale avait cédé. Il s’enfonça jusqu’à la garde, les couilles battant contre les fesses.


Un cri étouffé fut l’unique manifestation de souffrance. Presqu’immédiatement, leurs bouches s’étaient retrouvées. Il voulut se retirer pour qu’elle ait le temps de souffler mais ses mains l’en empêchèrent. Déjà, ses hanches bougeaient, oscillaient. Son vagin coulissait sur le pénis. Georgess, déchargé de sa mission d’initiateur, se laissa gagner par l’excitation. Lui aussi se mit en mouvement. Leurs va-et-vient allèrent crescendo. À ce rythme-là, la jouissance se rapprochait dangereusement. Ça montait, montait, montait. Brutalement, il se retira.



Elle le regarda, éberluée. Coupant court à tout commentaire, il l’embrassa puis, avec de gestes tendres, il la fit se placer sur le côté, en chien de fusil. Il se colla à elle. Précautionneusement, il la pénétra de nouveau.


Pourrait-il lui expliquer ? Soudain, il s’était retrouvé au bordel d’État dans sa position habituelle. L’espace d’une seconde, tout désir avait disparu. Il ne pouvait l’aimer comme ça !


Il allait et venait de nouveau en elle, cajolant d’une main ses seins, l’autre fourrageant dans sa toison à la recherche de son bourgeon. Ses mains entraient dans la danse, rejoignaient celles de son amant. Leurs doigts entrelacés jouaient avec ses tétons, avec son clitoris.


Elle jetait ses fesses vers l’arrière pour qu’il s’enfonce plus profondément en elle. Elle repartait vers l’avant pour mieux percevoir la pression des doigts sur son bouton. Ses gémissements avaient repris. Ses halètements couvraient ceux de la locomotive. La couchette craquait dangereusement. Ils n’en avaient cure. Georges larguait les amarres. Il l’avait empoignée par les hanches et la besognait furieusement.


Il lui avait abandonné le soin de se caresser. Ce dont elle ne se privait pas. Sa main droite pétrissait ses seins, pinçait ses mamelons. Sa main gauche s’acharnait sur son clitoris. Le train aurait pu dérailler, ils ne s’en seraient pas aperçus. Ils étaient trop loin, trop haut.


Un grand soupir. Un dernier feulement plus affirmé. Soudain, elle ne fut plus que mollesse, inerte dans les bras de Georges. Toute énergie semblait l’avoir désertée. Lui, dans la dernière ligne droite, ne se rendit compte de rien. Trois ou quatre allers et retours plus tard, il jouissait, mélangeant son foutre à la cyprine de sa maîtresse.


Ils restèrent collés, lui en elle, son sexe se racornissant dans un océan de sécrétions. Le temps de retrouver leur calme et leurs esprits.


Georges n’en revenait pas ! Il avait réellement joui, et pas seulement éjaculé. Et il lui avait donné du plaisir. Il ne pourrait plus aller chez les putes. Il était passé à cô… alors qu’il commençait à brasser des idées pas folichonnes, elle voulut se retourner. De la séparation de leur corps naquit un grand « schloumpf » qui les fit éclater de rire. Elle se glissa dans ses bras, il l’enlaça.



Ce furent les seuls mots échangés avant qu’ils ne s’endorment, lovés l’un contre l’autre sur l’étroite et inconfortable couchette.




I woke up this morning, my baby was gone

I’ve been so bad, I’m all alone




Georges se réveilla en sursaut. Instant d’absence. Il lui fallut quelques secondes pour se remémorer ce qui s’était passé la nuit dernière. Elle ! Il lança sa main mais elle ne rencontra que le vide. Il retrouva instantanément la position assise. Mélissa s’était évanouie. Non, il n’avait pas rêvé, la valise reposait toujours dans le casier au-dessus de la porte. Elle avait dû se rendre au cabinet de toilette.


Il releva le rideau. Un jour blafard éclaira faiblement le compartiment. Il regarda, sans le voir, défiler le morne paysage d’arbres dépouillés de tout feuillage engoncé dans un manteau de brouillard. Il contempla quelques secondes le soleil anorexique qui pointait à l’horizon. Spectacle rare, l’astre du jour ne perçait plus depuis plusieurs années les brumes éternelles de la Ville.


Les fragrances qu’exhalait la couverture le ramenèrent à Melissa, l’emportèrent en arrière. Il sentait encore le corps de sa maîtresse vibrer contre le sien. Sa maîtresse, il se délectait de ce mot. Il se le répétait, le dégustait, la gardait en bouche. Cette explosion dans sa tête lorsqu’il avait joui. Ce petit…


Il fut tiré de sa rêverie par le grincement de la porte. Mélissa. À voir son air guindé, sa tête baissée, il comprit immédiatement que la magie qui les avaient unis durant la nuit s’était envolée.



Elle lui tourna le dos et rangea ses affaires de toilette dans son sac. Il n’existait plus. Georges ne comprenait pas. Ou plutôt si, il comprenait trop bien. Hier soir, la nuit, la peur, la solitude l’avaient jetée dans ses bras. Peut-être aussi le désespoir de ne jamais connaître un homme. À la lumière du jour, elle avait réalisé l’étendue de son erreur. Il avait rempli son office mais il n’était pas de son monde. Sa vie qui l’espace d’une nuit avait pris quelques couleurs retrouva sa grisaille habituelle.


À ce moment, honteux, il réalisa qu’il était nu et qu’il bandait. Non sans mal, il retrouva ses vêtements pliés sur la couchette, côté pieds. Il n’avait aucune souvenance d’avoir ramassé et surtout de les avoir réunis au bout du lit. Était-ce elle ? Le temps qu’il s’habille, la jeune femme s’était volatilisée. Il sortit sa trousse de toilette et se rendit au bout du couloir. Il dut faire la queue avant de pouvoir faire un brin de toilette.


Lorsqu’il revint, Mélissa brillait par son absence. Il décida d’aller à la voiture bar. Elle s’y trouvait certainement. Il voulait avoir une explication. L’ancien Georges, le Georges respectueux aurait certainement mis son poing dans sa poche et aurait accepté. On ne mélange pas les torchons avec les serviettes, comme aurait dit sa grand-mère. C’était dans l’ordre des choses. Mais le nouveau Georges, celui qu’on avait mis dans ce train pour nulle part, celui qui avait joui enfin, celui qui avait entrevu… ne se laisserait pas mépriser.


Il la croisa à l’entrée du soufflet qui donnait accès au wagon-restaurant. Elle passa, regard au plancher, dédaigneuse. Il faillit… Un vieux monsieur demandait le passage. Il le lui céda, toujours sa foutue éducation. Elle avait atteint le fond du couloir. Tant pis… Ce n’était que partie remise.


Déjeuner lui ferait du bien. Il aurait le temps de préparer ce qu’il lui dirait. La tristesse mêlée de désespoir et la colère grandissante qui habitaient son cerveau empêchèrent toute réflexion. Il avait mangé. Lorsqu’il quitta la table, il aurait été incapable de dire ce qu’on lui avait servi. Il remonta le couloir à grandes enjambées. Un sentiment nouveau le consumait : la fureur.


Lorsqu’il entra dans le compartiment, Mélissa se tenait debout face à la fenêtre. La fermeture brutale de la porte ne la fit pas bouger. Il ne put contenir sa colère.



À peine les mots sortis de sa bouche, il les regrettait. À quelques heures de la fin du voyage, ça n’avait plus aucune importance. Melissa ne daigna pas lui répondre, ni le regarder. Il n’avait pour seul interlocuteur qu’un dos qui soudain se mit à tressauter. Elle pleurait.


N’écoutant que son cœur, il se précipita pour la prendre dans ses bras. Elles s‘y réfugia. Doucement, il caressa ses cheveux. Elle sentait bon le frais.



Elle le regardait enfin, une lueur d’espoir… vite éteinte.



Sans la lâcher, il baissa tous les rideaux et mit le verrou. Il l’entraîna sur la couchette…




The line it is drawn

The curse it is cast



Il n’était pas loin de midi, une vague lueur blanchâtre filtrait entre le rideau et le montant de la fenêtre. Mélissa et Georges, tendrement blottis l’un contre l’autre, sommeillaient. Ils avaient longuement fait l’amour puis s’étaient raconté leurs vies consternantes. Georges ne regrettait plus ce voyage. Peu importe ce qui arriverait à la descente du train, ils avaient plus vécu ces dernières 24 heures que toutes les années qui avaient précédé.


La même voix dématérialisée annonça le terminus. Ils sursautèrent, se désunirent, à contrecœur. Mécaniquement, ils se levèrent, s’habillèrent. Ils s’assirent, main dans la main, au bord de la couchette. Georges remonta le rideau. Le train glissait, silencieux, dans un paysage uniformément blanc. La neige et le brouillard en gommaient toute aspérité, toute perspective. Malgré le chauffage, un froid glacial les envahit. Mélissa serrait la main de Georges à lui faire mal.


Le convoi ralentit. Les boggies malmenés par le freinage protestaient. Après une ultime secousse, la rame s’immobilisa au milieu de nulle part. Le même non paysage désertique, pas une construction, pas âme qui vive. Une dernière intervention de la voix désincarnée :



Ponton, embarquer, bateau ? Ils n’avaient pas atteint leur destination ? Mélissa et Georges quittèrent leur compartiment le cœur serré mais habités d’un bonheur inespéré. Ils descendirent sur un quai rudimentaire, vaguement dégagé. De hautes congères occultaient totalement l’horizon. Les voyageurs, hésitants, un peu perdus, suivirent la direction indiquée par de grandes flèches noires. Ils marchèrent jusqu’à une petite construction grise ; pas vraiment une gare, tout juste une halte.


Mélissa et Georges, enfermés dans leur bulle, avançaient, étroitement enlacés. Leur sérénité contrastait avec l’air anxieux, la démarche mal assurée des autres passagers. À la hauteur du bâtiment, une large tranchée creusée dans la neige. Ils n’eurent d’autre solution que de la suivre.


Ils atteignirent un embarcadère, qui venait d’être déneigé. Trois bateaux, à quai, bercés par une houle paisible. Un petit cabin-cruiser immaculé, une vieille jonque noircie par le temps encadraient un steamer d’un tonnage beaucoup plus important dont l’unique cheminée crachait de longs panaches de fumée. À quelques encablures du port, la mer semblait se noyer dans un sombre et dense brouillard.


Soucieux, Georges observait le marin en uniforme qui dispatchait les arrivants vers les différents bateaux. Son inquiétude s’accentua quand le jeune homme et sa fille furent séparés. Malgré leurs protestations, l’enfant fut confiée à un steward qui l’emmena vers le cabin-cruiser alors que son père dut monter sur le steamer. L’administration les avait sans doute autorisés exceptionnellement à voyager ensemble mais leur destination finale était différente.


Ce serait trop bête, si Melissa et lui… Cette seule nuit de bonheur était plus qu’il n’en avait jamais eu. Mais ça lui avait ouvert des perspectives. Quand vint leur tour, il fut vite rassuré. Le tri se faisait selon la classe. Tous les passagers de seconde étaient orientés vers le steamer. Georges comprit, alors, la raison de la différence de taille entre les bateaux. Seuls, trois personnes montèrent sur le hors-bord, guère plus sur la jonque. La majeure partie du troupeau gagnait le vapeur.


Pour accéder au bateau, ils devaient emprunter une étroite passerelle. Les deux amants durent momentanément se déscotcher, Mélissa ne voulut pas lâcher la main de l’homme. Ils montèrent acrobatiquement sous l’œil narquois du matelot qui distribuait les cabines.



Ils acquiescèrent. Devant l’air aimable du marin, Georges osa :



Un gradé encasquetté intervint :



Peu importe ce qu’il adviendrait, ils venaient d’obtenir un sursis de quelques heures. Mélissa, rassurée, se serra contre lui. Le regard de Georges accrocha une bouée attachée au bastingage. Un mince sourire éclaira son visage, un mince espoir l’envahit. S’il interprétait correctement ce qu’il avait lu, leur séjour sur l’île serait long. Ce ne serait sans doute pas paradisiaque, ce ne serait pas non plus l’enfer. Leur bateau s’appelait : « Purgatoire ».