n° 14466 | Fiche technique | 44561 caractères | 44561Temps de lecture estimé : 25 mn | 04/07/11 |
Résumé: Un auteur en manque d'inspiration reçoit une bien étrange visite... | ||||
Critères: bizarre fellation humour fantastiqu -fantastiq | ||||
Auteur : Hidden Side Envoi mini-message |
DEBUT de la série | Série : Incubus Chapitre 01 / 03 | Épisode suivant |
J’aime les mots. J’aime les trouver, les manipuler, les agencer à l’infini jusqu’à ce qu’ils tombent parfaitement à leur place. J’éprouve une joie presque enfantine à résoudre cet étonnant puzzle de l’esprit qu’est l’écriture correcte d’une phrase. Parfois il m’arrive de m’amuser des jours durant avec quatre ou cinq paragraphes… Ces gamineries d’auteur folâtre ont le don d’excéder mon agent littéraire. En particulier lorsque la deadline d’un article, d’un scénario ou d’un ouvrage sur lequel il s’est engagé en mon nom est dépassée depuis si longtemps que ce n’est plus qu’une sorte de minuscule point subliminal, loin, très loin dans une galaxie encore inexplorée.
En général, cela occasionne des conversations téléphoniques plutôt pénibles, comme celle que je subissais en ce moment même.
Comme si ce chacal n’était pas assez payé pour maintenir à distance de ma créativité la dureté du monde.
Aïe… Nous avions en effet un léger problème. J’allais devoir recourir à ma légendaire capacité de travail, enchaînant les nuits de 15 heures devant mon fidèle iMac. Sophie risquait de ne pas apprécier.
Quelqu’un toussota soudain dans mon dos. Je me retournai vivement, sans lâcher mon téléphone. Au-delà de la flaque de lumière éclairant mon plan de travail, mon antre n’était qu’obscurité. J’avais peine à voir quoi que ce soit, hormis une silhouette se dressant entre la porte et moi.
Après quelques secondes de flottement, je distinguai enfin mon visiteur surprise. Un petit homme rond et barbu, habillé de noir et coiffé d’un chapeau mou. Il arborait un sourire que je ne pus m’empêcher de trouver moqueur et légèrement hostile.
Je raccrochai lentement, fixant l’intrus comme un fauve risquant de me sauter à la gorge d’un moment à l’autre.
L’autre se contenta d’élargir son sourire, découvrant deux rangées de dents comme je n’en avais jamais vues. Petites, jaunes et très pointues… Une gueule de cauchemar, encadrée par une pilosité repoussante. Son visage entier semblait couvert de poils, jusqu’à l’extrême bord de fines lèvres s’écartant bien au-delà des possibilités humaines.
Une voix harmonieuse et grave s’éleva alors, en complet décalage avec l’aspect tarabiscoté de la chose :
Je le jaugeai d’un regard que j’espérais intimidant. Malgré sa petite taille, ce type me paraissait robuste. Il affichait l’air supérieur des gens sûrs d’eux, ce que confirmait sa petite grimace cruelle. Si l’on devait en arriver aux mains, je n’étais pas certain d’avoir le dessus. Trop d’heures passées devant l’ordi, trop de plateaux-repas avalés à même le bureau. Je regrettai soudain de ne pas être dixième dan de jujitsu ou n’importe quel autre sport de combat.
Sophie, me tromper ? Jamais elle ne me ferait ça. Ce type devait être un malade échappé de l’asile…
Tournant soudain les talons, mon inconnu me planta là. D’un bond, je me levai et cavalai derrière lui. Pas question de le laisser importuner Sophie ! En arrivant dans le living-room, je constatai que mon épouse s’était endormie, une jambe repliée sous elle. Moulée par un chemisier de soie, sa poitrine se soulevait avec lenteur. Debout derrière elle, l’espèce de satyre ayant interrompu la conversation avec mon agent me toisait avec morgue.
L’éclairage du salon, plus vif, me permit de détailler cet étrange visiteur. Une toison bouclée lui mangeait le visage jusqu’aux yeux, deux énormes billes qui me fixaient sans aménité. Il portait une chemise noire et un pantalon de cuir sombre se terminant… par des pieds de bouc ! Après un instant de flottement, je compris qu’il s’agissait de bottines à l’allure déplaisamment orthopédique. Une longue cape sombre complétait sa tenue, cachant en partie son corps contrefait.
Un doigt accusateur pointé sur Sophie, le type lança d’un ton cinglant :
Avant que je ne puisse répliquer, il se pencha sur ma femme toujours endormie. Passant les mains dans son chemisier, ce nabot lubrique empoigna le bout de ses seins et tira sans ménagement. Au lieu d’un cri de douleur surpris, Sophie émit un long soupir. Ouvrant les yeux, elle contempla la trogne velue du gnome, puis, d’une voix suave, prononça une phrase que je ne suis pas prés d’oublier :
L’autre défit sa braguette pour en sortit un missile déjà en position de tir. Sans faire cas de ma présence, mon épouse s’empara de ce gourdin qu’elle commença à lécher avec application…
J’étais médusé, foudroyé, anéanti… À quoi jouait-elle ? Comment pouvait-elle se taper ce macaque contrefait ! Était-elle l’instigatrice de ce scénario pervers ? Je lui en voulais encore plus qu’à ce sale con !
Je ne suis pas un violent, mais là, il allait falloir que je frappe quelqu’un ! D’abord cet enfoiré, ensuite ma femme… À peine avais-je esquissé un pas vers eux que Konstantinos agitait la main tout en baragouinant une incantation : je me retrouvai aussitôt incapable de bouger. Impossible, et pourtant c’était bien en train d’arriver ! Je ne pouvais plus faire le moindre geste !
Le nabot m’adressa un clin d’œil avant de tourner son attention vers Sophie, caressant son abondante chevelure blonde tandis qu’elle le suçait. Plaquant ses mains difformes sur ses oreilles, il entreprit alors de lui baiser violemment la bouche. Ma femme tentait de l’avaler le plus loin possible, se contorsionnant pour lui ouvrir grand le passage. Et dire que cette salope prétendait ne pas aimer la fellation !
Impuissant à détourner le regard, j’étais obligé d’assister à leur manège lubrique. Durant une éternité ce ne fut plus que grognements gutturaux et bruits de succion. Jusqu’à ce que, disparaissant tout entier dans la bouche de mon épouse, Konstantinos se raidisse, et décharge son foutre avec un rire sardonique. Docile, Sophie avalait de son mieux les épaisses giclées du gnome.
La scène de stupre se mua soudain en une vision d’horreur. Ma moitié, qui visiblement ne se rendait compte de rien, était en train de se transformer en une chose indicible ! Des marbrures sombres constellaient son visage, son torse, tout son corps. Sa peau noircissait, se couvrait d’un lichen dru et gras, son épiderme velouté se crevassait en un réseau de ravines évoquant le cuir racorni d’un vieux phacochère. Sous mes yeux exorbités, un séisme de chair et d’os saccageait ses traits, transmutant sa bouche et son nez en un museau grotesque. Comme vidés de leur substance, ses seins ratatinés pendouillaient sur un torse squelettique.
Une créature à tête de hyène, plus ou moins humanoïde mais parfaitement hideuse, se tenait à présent, endormie, dans mon canapé ! Sans cette paralysie inexplicable, j’aurais hurlé d’effroi !
Apparemment très satisfait de sa prestation, le nabot remballa sa quincaillerie. Après quelques signes cabalistiques accompagnés de sombres ruminations, je fus à nouveau libre de mes mouvements…
C’en était trop, même pour un écrivain bourré d’imagination. Un voile noir plomba mon champ de vision et le sol vint à la rencontre de mon crâne. Cette fois, j’étais sonné pour le compte.
ooOOoo
Lorsque que je repris connaissance, de grosses mouches noires et bleues dansaient devant moi. Sous mon dos, le sol était dur, inégal. Une douleur sourde pulsait au niveau de mon arcade sourcilière. Je m’assis en gémissant, puis palpai mon front. Un œuf de pigeon avait poussé au-dessus de mon sourcil gauche…
Une lumière crue m’éblouissait violemment ; je me relevai avec peine, les paupières à demi fermées. À mes pieds, courant dans le sable et les cailloux, une herbe sèche. Face à moi, me faisant un peu d’ombre, les candélabres d’un cactus imposant. Et au-delà de cet immense cierge végétal, se détachant sur l’azur profond d’un ciel sans nuage, les contreforts rocheux d’une sierra.
On était en plein jour, il faisait une chaleur épouvantable et il n’y avait plus aucune trace de ma maison, de mon salon, de mon quartier ! Par quelle diablerie me retrouvais-je en plein désert, perdu dans une immensité hostile et inconnue ! ?
Il y avait forcément une explication, une logique à tout ça !
L’important était de ne pas paniquer. Réfléchir, essayer de se rappeler comment j’étais arrivé jusque là… Des bribes de souvenirs s’agitaient sous mon crâne : il y avait eu cet étrange bonhomme en noir et puis… Sophie ! Ou plutôt, cette ignoble créature qui avait pris l’apparence de ma femme. Je m’étais évanoui juste après…
Un frémissement discret, une simple ondulation de l’air au-dessus la plaine en contrebas attira mon attention. À quelques kilomètres de là, une étendue d’eau scintillait ! Et l’eau c’était la vie, la civilisation ! En marchant à un rythme soutenu, je pouvais y être en quelques heures à peine…
Confiant et quelque peu regonflé, je m’apprêtais à faire le premier pas vers mon salut lorsqu’une voix enfantine s’éleva de nulle part :
Assis au sommet d’un gros rocher plat, un gamin d’une douzaine d’année me fixait de son regard effronté.
Du regard, je suivis la direction qu’il pointait. En effet, au-delà d’une zone aride rôtie par le soleil, on pouvait distinguer la silhouette massive de baraquements peints en couleurs sombres.
Deux secondes plus tard, il avait disparu. Incrédule, je me frottai les yeux avant de faire le tour du rocher. Personne ! Encore une hallucination de mon cerveau malade… Haussant les épaules, je me mis en route. Ce qui m’arrivait était surréaliste, je ne cherchais plus à comprendre…
Après un long cheminement dans la rocaille, je parvins à l’orée du village. Si l’on pouvait appeler ça un village. Une suite de bicoques en bois alignées le long d’une route poussiéreuse. Ça me rappelait les bourgades du Far West qu’on voit dans les films, avec leur échoppe de barbier, leur saloon fatigué et l’indispensable sheriff corrompu.
Tournant au coin d’une des maisons, je tombai sur la grand-rue. Je fus aussitôt envahi par une sensation de malaise. Ce n’était pas une simple reconstitution mais une véritable cité ! Une foire aux bestiaux se préparait. Des taureaux, des vaches et même des veaux apeurés étaient conduits vers un large enclos par des hommes vêtus de jeans douteux, portant bottes en cuir et chapeaux à large bords : des cow-boys !
Un claquement de fouet me fit bondir sur le côté, juste à temps pour éviter une lourde carriole tirée par un cheval gris. Une jeune femme à cigarillo dirigeait l’attelage. Sa tenue débraillée et vulgaire ne laissait planer aucun doute : une prostituée de bas étage. Elle arrêta son cabriolet un peu plus loin, le long d’un bâtiment blanc décoré de moulures rococo d’un rose défraîchi. Accroché à une chaîne rouillée, un panonceau annonçait fièrement :
Mais dans quel monde extravaguant avais-je donc atterri ? Je devais retrouver Konstantinos et lui soutirer des explications, coûte que coûte ! J’essayai de localiser le petit homme contrefait, mais celui-ci demeurait invisible. En désespoir de cause, je décidai de tenter ma chance dans le bordel du coin.
Le lieu était sombre, bas de plafond et enfumé. À priori, la loi Évin, le patron s’en foutait ! De nombreux clients étaient accoudés au comptoir, sirotant leur consommation. En ce jour de foire, les éleveurs du coin occupaient la plupart des tables. Au fond de ce palais de la luxure bon marché trônait une estrade, dissimulée en partie par des rideaux pourpres.
Je commençais à douter de trouver mon bonhomme ici lorsque quelqu’un m’empoigna le bras. Je faillis hurler de terreur.
À ces mots, deux types tournèrent la tête dans notre direction. Dans leurs yeux brillait une lueur animale, un éclat maléfique qui me fit ravaler mon cri.
J’allais protester lorsqu’une vive douleur me scia l’avant-bras. Ce type possédait une force herculéenne !
À peine m’étais-je installé que les tentures s’écartèrent, dévoilant une scène en bois brut, brillamment éclairée alors que la salle restait dans l’ombre. Sur un fond de velours noir, deux éléments se détachaient : une barre chromée fixée au sol et un lit à l’ancienne, dont le cadre tarabiscoté semblait sortir tout droit d’une œuvre de Dali.
Dans un coin, installé devant un piano trop petit pour lui, un type grand et maigre faisait craquer ses jointures. Il plaqua enfin quelques accords, premières mesure d’une musique légère qui cessa d’exister lorsque je vis qui entrait sur scène… Sophie, abritée sous une grande cape rouge !
Cette fois, c’était elle ! Comment avais-je pu confondre l’original et la copie ?
Mon épouse était lourdement maquillée – plutôt éloigné de ses habitudes, même si ça lui allait assez bien. Une pointe de carmin relevait son teint pâle, un mascara intense allongeait ses cils, soulignant l’intensité de son regard bleu acier. Ses lèvres peintes s’entrouvraient sur un sourire éclatant. J’avais l’impression de redécouvrir là, exposée en pleine lumière, la femme séduisante que j’avais connue il y a des années de cela…
Puis je réalisai qu’une centaine d’yeux détaillaient MA compagne en attendant de découvrir ses atours. Celle-ci était le clou d’un spectacle destiné à faire se tendre toutes les braguettes de l’assistance, sans que je ne sois le moins du monde informé de ses activités underground !
Je ne sais comment, Konstantinos sentit que j’allais me faire remarquer. Enserrant mon biceps dans sa poigne d’acier, il me souffla son haleine nauséabonde à l’oreille :
Une onde d’excitation parcourut la foule. La musique avait changé. Le piano s’était tu, remplacé par un orchestre invisible jouant un air plus moderne et suggestif.
Sophie avait détaché sa cape, dévoilant une tenue flattant ses formes : un bustier pigeonnant noir et or lacé sur le devant, des jarretelles noires encadrant un string vraiment mini, et enfin une paire de bas résilles se terminant sur des talons élancés. Une main sur la hanche, l’autre jouant avec un boa de fausse fourrure enroulé autour du cou, elle s’avança vers les spectateurs en ondulant du bassin. Dans la salle, des sifflets énergiques saluèrent le début de sa performance.
Elle entama alors un numéro de « pole dance » digne d’une effeuilleuse professionnelle, balançant en rythme son corps et ses jambes interminables autour de la barre d’acier. Je découvrais là un aspect tout à fait inédit de sa personnalité : un goût certain pour l’exhibition ! En la regardant se déhancher sur scène, se frotter lascivement à la barre, la masser entre ses seins, ses cuisses ou ses fesses, suggérant avec un art consommé l’abandon au désir, l’envie de presser une tige tout autre contre ses parties intimes, je ne pouvais croire qu’il s’agissait là de l’épouse rangée qui partageait ma vie depuis maintenant cinq ans !
Au gré de sa parade provocante, Sophie se délestait de ses sous-vêtements. Aussi fut-elle bientôt nue sous les projecteurs. Une boule obstruait ma gorge. J’oscillais entre jalousie offensée et sourde excitation. Mon corps, plus particulièrement mon bas-ventre, avait choisi son camp…
La tension atteignit son apogée lorsque, cambrée sur le lit, elle attaqua le final de son numéro, se caressant sans détours devant la foule enthousiaste. Prenant des poses de plus en plus osées, dévoilant son sexe à travers les barreaux d’acier, elle mimait un accouplement avec une entité invisible. Cela ne m’aurait pas surpris qu’un lascar plus déluré que les autres finisse par monter sur l’estrade pour tâter la marchandise.
Son tour de scène se termina enfin. Ramassant ses accessoires, Sophie salua le public et quitta l’estrade sous un tonnerre d’applaudissement. Une autre fille lui succéda pour un nouveau numéro.
Konstantinos planta son regard dans le mien.
Le gnome regarda par-dessus mon épaule avant d’esquisser un sourire.
Je me tournai et vis Sophie en compagnie des deux types qui m’avaient dévisagé tout à l’heure. L’un deux lui pelotait ostensiblement les fesses sans qu’elle n’ait l’air de s’en offusquer. Bras dessus, bras dessous, le trio se dirigea finalement vers un escalier menant à l’étage. Il n’y avait guère de doute sur ce qui attendait Sophie…
Un goût de fer envahit ma bouche. Je m’étais mordu les lèvres au sang.
Je secouai la tête. Inutile, j’imaginais sans peine ce qui allait se passer dans l’une des piaules miteuses. Et puis, je n’avais pas franchement envie de savoir ce qui différenciait ces mecs du commun des mortels. Que Sophie puisse se livrer à eux en toute conscience suffisait à me rendre malade. La rancœur me tordait l’estomac.
Tout ça collait tellement peu avec la personnalité de ma femme ! Comment avais-je pu me tromper à ce point sur son compte, et surtout depuis si longtemps ?
Bien sûr, Sophie était belle. Une beauté froide qui le plus souvent la rendait inabordable. En tout cas, c’est ainsi qu’elle m’était apparue lors de notre première rencontre, dans ce bar lounge de la capitale où m’avait traîné Georges, mon éditeur. Je n’arrivais plus à détacher le regard de cette madone blonde. Au milieu de ses amis exubérants, elle incarnait le calme et la discrétion. J’en avais perdu la parole ; Georges s’en était aperçu. Il m’avait proposé de me présenter Sophie, qu’il connaissait par l’une de ses relations. Je n’avais pas su refuser, imaginant que de toute façon je serais invisible pour la belle…
Je dévisageais Konstantinos sans comprendre.
Profitant de mon abasourdissement, le petit homme sortit un parchemin de sous sa cape et le posa sur la table. Je lus les premières lignes sans parvenir à y croire. Il s’agissait d’un bail emphytéotique où l’on me proposait, en échange du don « d’inspiration absolue », de céder tous mes droits sur Sophie pour une durée de 99 ans. Le document était pré rempli avec mes noms, qualités et adresses : Olivier Carkanpois, écrivain, 15 rue des Abbesses à Chalon. De son côté, Konstantinos avait indiqué en guise de domicile « Île de nulle part ».
D’un geste de prestidigitateur, il fit apparaître une plume d’oie qu’il me tendit avec emphase.
À ces mots, Konstantinos se renfrogna.
Il prit une longue inspiration avant de tirer de sa poche un minuscule sac de toile, qu’il brandit devant mon visage.
Un test sans engagement ? J’aurais du me méfier, bien sûr. Mais, par je ne sais quel hasard, je repensais justement au scénario d’Offengluck et consorts. Un peu d’aide ne serait pas de trop pour en venir à bout dans les temps…
Le colifichet de Konstantinos me parut soudain irrésistible. Je tendis la main pour le toucher. Une certitude s’était enracinée dans mon esprit : cette fanfreluche pouvait réellement décupler mes aptitudes, m’assurer une réussite fabuleuse ! Il fallait à tout prix que je me rende maître de cette chose.
Avant que je ne puisse protester, il griffa l’air de sa plume d’oie, m’entaillant profondément le pouce. Une rigole pourpre dégoulina sur la nappe, dans laquelle il trempa la pointe effilée du pennage. Puis il me tendit la plume dégouttant d’hémoglobine.
Je n’ai jamais roulé sur l’or, ayant toujours été payé à la hauteur de mon talent. Et là, le Graal de tout romancier me narguait juste à portée de main : l’inspiration divine ! La clé d’un succès titanesque, indécent, la source de toute reconnaissance, tant du point de vue de l’argent que du sexe. Une âpreté inhumaine m’envahit. D’un geste vif, je paraphai le cuir du parchemin, y laissant la trace sanguinolente de mon forfait.
S’emparant du document, Konstantinos se hâta de le glisser dans sa poche. Puis il laissa tomber le petit sac brun entre mes mains avides.
ooOOoo
Une sonnerie lancinante me vrillait les oreilles. Le temps que je me redresse, le dos en compote, le téléphone avait cessé de beugler, passant le témoin au répondeur :
La petite pièce n’était plus éclairée que par l’écran de l’ordi. Offengluck ? Le scénario ? Jeudi ? Tout était brouillé dans ma tête…
J’hésitais entre la réalité toute plate et les limbes de ce rêve absurde, où une espèce de gnome armé d’une plume d’oie m’ouvrait le pouce. Je poussai l’ineptie jusqu’à examiner mon doigt. Pas la moindre écorchure, évidemment. J’en aurais souri si je ne m’étais pas payé un tel mal de tronche, résultat de ce roupillon inopiné dans un siège pas vraiment prévu pour.
Je cherchai une aspirine dans les tiroirs du bureau. Que dalle, nada, brouzouf ! Trier ce fatras de papiers et de fournitures ne serait pas du luxe. Plus tard, peut-être… Déjà assez à la bourre comme ça, avec en plus mon agent qui me harcelait au téléphone. Que s’imaginait-il ? Que c’était par plaisir que je faisais poireauter les clients ?
Je ne pris pas la peine de rappeler, relisant plutôt les dernières lignes tapées avant que cette inconscience étrange ne me happe.
Bon dieu, que c’était mauvais ! Mauvais à un point inimaginable ! Comment avais-je pu torcher une telle merde ? Et en plus, je n’avais rédigé qu’une poignée de pages en trois semaines. Rien à faire, aligner les cucuteries à la demande c’était pas mon truc.
Une demande de crédit à la banque ? Exclu, notre compte commun baignait depuis trop longtemps dans le rouge. Faire le nègre pour des boîtes d’éditions minables ne m’avait jamais rapporté bézef. Sophie ? Si au moins elle avait envisagé de reprendre un boulot… Mais non, cette feignasse préférait se la couler douce. Trop fatigant, pointer à Pôle-emploi !
Non, là j’étais de mauvaise foi. En fait, elle avait démissionné à ma demande. J’avais insisté pour qu’elle se consacre à la correction de mes manuscrits à plein temps. Mais vu ma production de ces derniers mois, la pauvre n’avait pas grand-chose à faire…
En conclusion : impossible de rembourser Offengluck. Plus le choix, fallait finir cette saloperie de scénario pour jeudi. Et puis qu’est-ce que ça pouvait faire, que le travail soit bâclé ? Après tout, ils n’avaient pas payé pour un chef d’œuvre. Je cheminai vers la cuisine où j’avalai un grand verre d’eau avec un cacheton. En premier lieux, arrêter ces élancements dans mon crâne avant de m’y remettre…
Bien qu’il fût encore tôt, le salon était plongé dans le noir. J’appelai. Pas de réponse. Personne dans la chambre. Visiblement, Sophie était de sortie ce soir. Étrange qu’elle ne m’en ait pas parlé… Haussant les épaules, je me composai un plateau-repas digne de ce nom avant de me diriger vers mon bureau. L’absence de madame m’arrangeait. J’allais pouvoir consacrer ma nuit à écrire sans avoir à fournir d’explications. Pour une fois…
Je poussai un long soupir en m’installant devant l’ordi. Tout ce que j’avais pondu était bon à jeter. En fait je ne la sentais pas, cette histoire : des personnages insipides, stéréotypés, une intrigue aussi foireuse que ridicule. J’étais parti sur une mauvaise piste et logiquement je m’embourbais. Sans réfléchir, je cliquai sur « Fichier – Nouveau document ».
Tout reprendre à zéro ? Une pure folie, en si peu de temps !
Lâchant la bride à mon inconscient, je laissai alors mes doigts courir sur le clavier. Et là, pour la toute première fois de ma carrière, les mots s’alignèrent sans effort, au rythme du cliquetis effréné des touches… Pas la moindre hésitation, à chaque fois l’expression juste, la réplique parfaite, l’enchaînement approprié !
Quel était donc ce prodige ? La magie de l’inspiration me portait comme jamais : tout devenait logique, facile, évident ! Je composais avec une aisance inédite, sans qu’il n’y ait à retoucher une phrase, un mot. Dévoilée par une étrange musique à mes oreilles, je découvrais une histoire déjà parfaitement construite, que je n’avais plus qu’à retranscrire du bout des doigts. C’était comme si scénario et dialogues s’assemblaient d’eux-mêmes, tissant de paragraphes en paragraphes une intrigue complexe et passionnante.
Un peu après minuit, je dévorai le contenu du plateau intouché jusqu’alors. Comme si l’exaltation avait éloigné la faim. Puis je poursuivis mon labeur jusqu’à l’aube. Insensible à la fatigue, j’accouchais de ma meilleure production en date. Et de très loin !
Vers 6 h du matin, je me traînai enfin dans la chambre. Une forme endormie soulevait le drap. Je n’avais pas entendu Sophie rentrer. Ramenée en voiture par une amie ? Ou bien par… quelqu’un d’autre ? Il me vint soudain l’image d’une créature hybride – une femme à tête de hyène – exécutant un strip-tease devant un public de cow-boys et de ranchers. Ridicule, pensai-je, juste avant de sombrer…
ooOOoo
J’émergeai vers midi, parfaitement reposé malgré la brièveté de mon somme. Soucieuse de me laisser dormir, Sophie avait quitté la chambre sans bruit, peu après que je me sois écroulé dans le plumard. Je la retrouvai à la cuisine, en train de nous préparer une salade légère et des pâtes à la Napolitaine.
J’eus le loisir de l’observer quelques instants avant qu’elle ne remarque ma présence. La voir s’activer comme une abeille dans son petit top coloré et ses jeans moulants avait fait resurgir des émotions oubliées : de l’émerveillement d’abord, puis une profonde tendresse matinée de désir. Dans le même temps, j’éprouvais un incompréhensible sentiment d’urgence, de vulnérabilité. Comme si nous allions être séparés d’un moment à l’autre.
Un frisson courut sur ma peau, tel un insecte indésirable. Cette impression parasite n’avait aucune raison d’être, évidemment. Nulle menace ne planait sur nous. Notre union n’était-elle pas aussi solide que possible ? De mon côté, sans doute. Mais pour elle ?
Profitant qu’elle soit occupée, je humai son parfum avant de lui glisser un bisou dans le cou.
Je laissai retomber mon bras le long de ma cuisse.
Aïe, la boulette ! À ma décharge, on s’attend rarement à une scène de ménage en plein triomphe. La meilleure stratégie était de faire amende honorable :
Je m’installai à table, prenant le parti de me taire le temps que passe l’orage. Sophie a toujours eu du caractère ; je suis coutumier de ses emportements, de ses sautes d’humeur, le mieux étant souvent de la laisser dire. Pendant le repas, j’orientai la conversation vers des sujets plus légers. Pourtant une question me revenait en boucle, sans que je ne me décide à la poser : où avait-elle passé la nuit ? Et avec qui ?
J’avais la franche impression que la réponse ne me conviendrait pas.
Mes manœuvres de diversions portant leurs fruits, je profitai de l’ambiance plus légère pour lui reparler de mon scénario. Comme je l’espérais, Sophie me proposa de me donner son avis. Durant près d’une heure, elle parcourut les feuilles crachées par l’imprimante avant de me rejoindre au salon.
Cet enthousiasme me changeait agréablement de ses humeurs maussades, de plus en plus fréquentes.
En réalité, je m’étonnais moi-même. Outre la surprise d’avoir bouclé la moitié du scénario en quelques heures, je m’étais réveillé avec une foultitude d’idées pour un final grandiose. Moi qui peinais systématiquement à trouver une conclusion à mes récits…
La fierté que je lus dans ses yeux me chamboula plus que je ne saurais le dire. Cela faisait longtemps que Sophie ne m’avait pas considéré avec cette lueur humide au fond des pupilles. Cela me rappelait nos débuts, lorsque nous faisions l’amour là où ça nous prenait…
Sans réfléchir, je me penchai sur ses lèvres et lui roulai une galoche de lycéen. Une fois passé l’étonnement, Sophie répondit à mon baiser en mêlant sa langue impertinente à la mienne. J’en profitai pour la plaquer contre la cloison, relevant d’autorité sa cuisse pour mieux lui faire éprouver la dureté de mon érection. Nos bouches finirent par se séparer, nous laissant essoufflés et pantelants.
À chaque femme son point faible : le talon d’Achille de mon épouse était sans conteste son extrême sensibilité mammaire. Comme s’il y avait un lien direct, physique, entre son clitoris et cette partie émouvante et éminemment érectile de son anatomie.
Il me suffisait de faire rouler la pointe d’un téton entre mes doigts pour qu’aussitôt il durcisse, amenant Sophie à fondre telle la glace sous le feu d’un chalumeau… J’ai toujours trouvé ça très excitant. Il fut un temps où je profitais régulièrement de ce défaut dans sa cuirasse pour initier de chaudes parties de baise. Pourquoi diable avions-nous arrêté ces fantaisies ?
Sur cette promesse ô combien délectable, Sophie s’en fut de mon bureau, me laissant au comble de la frustration. Depuis combien de temps n’avions-nous pas fait l’amour ? Près d’un mois ! Stupeur…
[À suivre…]