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Temps de lecture estimé : 7 mn
21/07/11
Résumé:  Un homme cynique désabusé, cloîtré chez lui, observe la vie de son immeuble à travers le judas.
Critères:  h fh cérébral revede hmast nopéné mélo -regrets -masth
Auteur : User UnKnown      
Celui que tu ne verras jamais

Comme tous les soirs, l’ouvrier du quatrième est le premier à rentrer. Je l’identifie avant même de le voir, grâce au bruit des pataugas usés traînant sur le carrelage. Il gravit marche après marche, sans hâte, sans dilapider ses forces en prévision des quatre étages à monter.


Enfin, sa silhouette massive apparaît dans mon champ de vision. Il est là, le ventre débordant d’un pull-over aux couleurs passées, l’œil torve, la mine sombre, la clope au bec.


Tous les soirs, en rentrant du chantier, il grille sa gitane dans la cage d’escalier. Il est de ces gens qui préfèrent empuantir le voisinage afin de pouvoir respirer normalement chez eux. Il s’arrête au premier étage, devant ma porte, sans savoir que, derrière le judas, j’épie ses moindres mouvements.


Il respire avec difficulté, le souffle court, puis est pris d’une longue quinte de toux, grasse et chargée de glaires. Ça fait plus d’un mois qu’il crache ses poumons, chaque soir, entre deux bouffées. Une bronchite ne dure pas si longtemps.



Dix-neuf heures trente, c’est au tour du jeune cadre dynamique du second. Chaque matin, sanglé dans son costume cravate, il descend les marches quatre à quatre, en sifflotant, le visage déformé par un sourire béat que personne d’autre ne peut voir, comme s’il se donnait l’illusion d’aimer ce qu’il fait. J’ignore quel est son travail ; peut-être son investissement énergique lui a-t-il permis de faire décrocher à son entreprise un contrat juteux, juste sous le nez de la concurrence. Le soir, il rentre tard, la mine grise, le pas amorphe, les épaules tombantes. Comme d’habitude, il restera cloitré dans son studio, sans voir personne, rassemblant dans son existence qui part en vrille juste assez d’énergie pour tout recommencer au matin. Un jour, peut-être renoncera-t-il à sourire.




La voix résonne, couvrant à grand peine les glapissements aigus de la marmaille. La tribu entame laborieusement l’ascension de l’escalier dans un vacarme épouvantable :



Ou bien : « Arrête d’embêter ta sœur ! »



Ils déboulent dans mon champ de vision comme le radeau de la Méduse, une mère de famille grise et informe entourée de sa meute de chiards, flottant sur des sacs en plastique d’un supermarché pour smicards. Ça crie, ça jappe, ça pleure, et par-dessus tout ça, la voix de la mère geint, enfle, gronde. Son discours n’est que plaintes et menaces. À l’entendre, le monde s’est ligué pour pourrir la vie de cette femme au foyer célibataire : des allocations familiales au syndic, en passant par les banquiers, la météo, le démarreur de sa Nevada et, ce soir, le voisin basané du cinquième qui prendra pour les autres.


Dix bonnes minutes sont nécessaires pour que leur transhumance s’achève, au troisième étage, où humains et immondices s’avachiront devant la télé, regardant la vie des autres pour oublier la leur.



La lumière s’éteint, puis se rallume. Nouvel arrivant. Démarche laborieuse, des protestations étouffées, des bruits sourds, et un débris de soixante-quinze ans à béquilles se hisse au prix d’efforts surhumains au premier palier, traînant un cabas écossais d’où dépasse une botte de poireaux. Il y a longtemps, c’était une ravissante jeune fille ; aujourd’hui, elle ressent dans sa chair le goût amer de l’irréversibilité. Il y a chez cette petite vieille une abnégation que j’admire : elle aurait mérité d’y passer lors de la précédente canicule. Cruelle, la vie a décidé de prolonger son agonie pour un temps indéterminé. Si elle en vient à tomber dans l’escalier, le plus grand service que je puisse lui rendre serait de ne pas lui porter secours.



En présence d’autrui, on essaie toujours de sauver les apparences, mais chaque jour, invisible derrière ma porte, je vois le vrai visage de toute cette humanité qui a cessé de feindre. Et puis, j’entends la porte d’entrée qui claque, la minuterie qui s’allume, des bruits de talons, et mon cœur se met à battre joyeusement, mon visage s’illumine. Un pas léger gravit les escaliers, et, retenant mon souffle, l’œil collé au judas, je l’attends. Oublié, le cirque pathétique des voisins ; oublié, le vent qui souffle en rafales glacées au-dehors ; oubliés le passé honteux, le morne présent, le futur inexistant. Léa est là.


Elle a vingt-cinq ans, peut-être trente ; sa silhouette fine et gracieuse danse devant mes yeux, rebondissant avec légèreté sur chaque marche avant d’atterrir sur le palier dans un entrechat final. Mais le plus beau, chez Léa, c’est avant tout son visage. Ovale, un regard d’émeraude surmontant un nez camus, des taches de rousseur mettant en valeur le teint pur de sa peau, quelques boucles châtain s’échappant de son chignon pour aller jouer avec la commissure de ses lèvres. Sa mâchoire est légèrement prognathe, mais ce petit défaut, loin de me rebuter, la rend plus réelle, plus humaine, plus désirable encore.


Tandis qu’elle me tourne le dos pour déverrouiller sa porte, sise en face de la mienne, je contemple ses formes discrètes mais féminines, sublimées par l’étoffe du jean. Puis, après m’avoir gratifié de cette vision enchanteresse, elle disparaît dans son antre, me laissant seul, essoufflé, face à l’œilleton. Je déglutis avec difficulté.



Désormais, c’est mon tour. Je sonne à sa porte. Elle m’ouvre, l’air surprise, mais au fond pas mécontente de me voir. Elle m’adresse un sourire désarmant, découvrant des petites fossettes au creux des joues, un sourire à faire fondre l’acier, à craqueler un pont. Sous ses lèvres jointes, une petite chaînette ceint son cou, posée à même sa peau, peau dont la blancheur est rehaussée par le tissu carmin de son corsage. Mon regard reste partagé entre la contemplation mystique de sa figure de déesse et celle, plus charnelle, du médaillon niché dans le creux de sa poitrine, agitée d’un mouvement sinusoïdal corrélé à sa respiration. Elle n’émet pas une protestation lorsque je l’attire contre moi et plonge mes lèvres dans les siennes. Son corps souple et agile vient se lover au mien, et, ainsi enlacés, nous gagnons la chambre où je raffermis mon étreinte. Belle comme l’aurore, elle se défait de ses atours, sans hâte, dévoilant sous mes yeux ébahis les trésors qu’elle cachait tantôt, portant à ma bouche ses tétons aux sucs entêtants.



Affalé sur mon lit défait, ma main effectue un va-et-vient rapide sur mon sexe à demi gonflé. Dans mes pensées, Léa, en tenue d’Ève, entreprend de me chevaucher. Pour être honnête, bien que cet homme me ressemble beaucoup, ce n’est pas tout à fait moi. Il est plus grand, plus musclé, mieux membré, mais surtout, il fait l’amour à la femme de mes rêves, tandis que je me masturbe, seul, dans une chambre miteuse aux volets toujours clos. Le rêve s’estompe, la réalité reprend le dessus. Si seulement…


Parfois, quand j’entends Léa rentrer, j’ai envie de sortir, juste pour la voir en vrai, et pas déformée par l’optique du judas. Ce ne serait pas forcément fait exprès, je me trouverais une excuse, comme aller relever le courrier, ou même, pourquoi pas, sortir rencontrer des amis.

Avoir des amis, ça arrive à des tas de gens, ça pourrait m’arriver à moi aussi. Je la croiserais dans l’escalier, elle montant, moi descendant, je lui dirais bonsoir, comme ça, tout simplement, elle me répondrait avec un petit sourire, et ça suffirait. Pour que mon stratagème soit parfait, j’irais vraiment jusqu’en bas pour ouvrir ma boîte aux lettres.


J’ai envie, mais je ne le ferai pas. Souvent est présent chez moi ce petit écart entre les intentions et les actes, plus communément appelé lâcheté. Sortir, et pour quoi ? À Léa, je n’ai pas envie de lui imposer ma fade gueule, ma fade conversation et ma fade vie, pour me voir congédié d’une petite moue dédaigneuse, de celles qu’on réserve pour les ratés qui auraient l’idée saugrenue de vouloir jouer dans la cour des hommes et faire la cour aux femmes. Nous vivons sur le même palier, mais plus tout à fait dans le même monde.


L’accouplement, cet acte que le plus infime scolopendre, le moindre mulot, le plus con des labradors accomplissent sans broncher me sera toujours inaccessible. L’être humain est la seule espèce sur Terre à féconder par dépit des siphons de douche.


Délaissant ces pensées, je reprends mon ouvrage. Ma main se met à parcourir plus vite ce sexe maladroit qui ne la pénètrera jamais, et, fermant les yeux, je me concentre intensément.


Sous mes assauts répétés, Léa se cabre, défaille, puis s’abîme. Venant nicher sa tête dans mon cou, elle murmure à mon oreille : « je t’aime ».


Des milliards de spermatozoïdes jaillissent, cherchant désespérément un ovule sur le mouchoir en papier, avant de s’évanouir.


Hier soir, Léa est sortie, vêtue d’une petite robe à damer une piste noire. Maîtrisant mon émoi, je suis resté derrière l’œilleton à l’attendre, jusque très tard dans la soirée. Elle a mis beaucoup de temps à trouver ses clés, et plus encore à ouvrir sa porte. Il faut dire aussi, le garçon à ses côtés qui l’embrassait tout le temps la gênait dans ses mouvements.


Je suis retourné m’étendre, parce que le floc-floc que faisaient les larmes sur le plancher commençait à m’agacer. J’avais des petits picotements dans le ventre qui me remontaient sur toute la trachée, et je me sentais fatigué, fatigué comme on peut l’être après avoir vécu trop longtemps.


Dehors, la pluie tombait avec violence et le vent rabattait les volets contre le mur dans des claquements assourdissants. En m’allongeant sur le lit j’ai sorti mon engin comme d’habitude, mais cette fois ça ne voulait plus. J’ai repensé à Léa qui était là, juste à côté, avec ce garçon, et la flotte qui n’arrêtait pas de tambouriner contre la vitre, et je me suis senti bête.


Après ça, j’ai eu envie de reprendre une vie normale. J’ai décidé que jamais, plus jamais, je ne me laisserai avoir : les désillusions du passé ont servi de leçon. Alors, j’ai pris le premier magazine qui venait dans la table de nuit. J’ai ouvert une page au hasard, une fille m’adressait un sourire éclatant, ses cheveux peroxydés s’agitant sous les coups de boutoir d’un athlète à la peau sombre. J’ai commencé à me tripoter, sans trop d’enthousiasme. Avec résignation, je me suis dit qu’au fond, une fille sur papier glacé, c’était mieux qu’une vraie, on n’avait pas tous ces problèmes-là. Et, après que le sperme se soit écoulé comme la vie d’un mourant, j’ai prié pour la venue d’un sommeil sans rêve ni fièvre.