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Temps de lecture estimé : 20 mn
16/08/11
corrigé 12/06/21
Résumé:  Brigitte réussit à s'enfermer avec Zozou. Elle lui propose d'imaginer qu'ils sont amoureux et qu'ils vont se donner un premier baiser. Elle ne sait pas qu'Annie, la mère de Zozou, les épie silencieusement !
Critères:  tendresse jeunes jardin -amiamour
Auteur : Zahi  (Informaticien, poète et glandeur, en deux langues)      

Collection : Les fureurs de Zozou l'idiot
Le long baiser de Brigitte

Les fureurs de Zozou l’idiot


Note de l’auteur : Zozou est un idiot qui a eu un malheureux accident lorsqu’il avait trois ans et demi. Son état mental et son psychisme ne se sont pas développés depuis. Cependant son corps a eu une magnifique croissance, il est beau et en pleine santé. Zozou nous raconte ses histoires coquines, avec une langue qui le dépasse certainement, mais qui respecte quelques principes : n’ayant pas le langage suffisant pour la conceptualisation des faits et des idées, il ne fait pas de relation entre cause et effet ; son récit est forcément objectif et linéaire, comme un film.

Mais en compensation de ce fait, il est doté d’une énorme acuité sensorielle, ainsi il se déplace dans l’espace et dans le temps au fil de ses sensations, et la vue d’un objet, ou l’écoute d’un mot, ou le reniflement d’une odeur, peut ramener en lui la même sensation vécue en un autre temps et en un autre espace, comme s’il la vivait à l’instant. Il est capable également de rapporter tout ce qu’il entend, sans faille, et sans rien comprendre.


Enfin, le titre de la série est inspiré du chef d’œuvre de William Faulkner, « Le bruit et la fureur », qui commence par le récit d’un idiot, Benjy Compson.




3 – Le long baiser de Brigitte



Maman est rentrée, papa est sorti. Il fait beau dans le jardin. L’air chaud et pur, nourri par les gazouillis des petits oiseaux, m’enveloppe sous un soleil radieux. Le sol craquelé, légèrement durci, tracé de longues files de fourmis, défile prestement sous mes pieds. Je poursuis une petite bête de la taille d’une abeille qui n’arrête pas de voleter entre les rosiers, émettant de façon discontinue un bourdonnement qui m’excite et m’énerve à la fois. Attiré par l’éclat des bandes jaunes et grises de son corset, les battements fous de ses ailes en fine mousseline noire transparente, sa petite tête aux yeux velus, je veux l’attraper, l’écraser entre mes mains. Elle disparaît dans les feuillages. Je repère une branche sur laquelle elle s’est cachée derrière les feuilles vertes aux bords dentelés. Entre tenter d’écarter les feuilles et attendre gentiment qu’elle ressorte, je n’arrive pas à me décider. J’ai peur des redoutables épines qui infestent les branchages. J’attends encore, avec la même hésitation, en extrême tension. Voilà qu’elle pique vers le haut. Elle se stabilise un instant en l’air, battant des ailes et bourdonnant. À hauteur de mes yeux, elle me pointe les deux antennes qui débordent de son nez, elle me défie. Puis elle pique à nouveau, effectue un départ de pétard, en spirale, toujours en bourdonnant. J’avance les bras en claquant les mains trois fois de suite, mais elle réussit à s’échapper, de justesse à chaque fois. Elle s’éloigne, je la poursuis. Je cours derrière elle, je tends les bras et ferme les mains sur elle, tout en courant, mais elle me file toujours entre les doigts. Cette bête m’énerve. Je m’entête, je veux sa peau. Tout le reste n’a plus aucune existence, je n’ai plus qu’elle en champ de vision, toute mon attention est suspendue en sa petite carapace velue, je commence à suer. Elle accélère. Je file derrière elle entre les ajoncs et les feuillages, je veux courir encore plus loin, aller la chercher dans le grand et tentaculeux bougainvillier à fleurettes rouges qui recouvre une large partie du mur du fond, figé en l’air comme sculpté de bois coloré.


Mais je suis freiné par une main qui me retient par le T-shirt. Je m’arrête excité et désarçonné par cette inopportune intervention. C’est Brigitte, la fille des voisins, en léger débardeur jaune et petite jupe noire, inondée de lumière, le contour inscrit en parfait contraste sur le fond du jardin. Un doigt verticalement posé sur ses petites lèvres écarlates, je ne dois pas faire de bruit.


Elle me prend la main et nous marchons ensemble, côte à côte. Je suis ses pas, nous nous faufilons entre les arbustes. Je sens les minuscules et délicieux glissements de sa main humide sur ma peau. Je la vois de profil, un petit sein esquissé, un grain de beauté sur la pommette, juste en dessous de l’angle extérieur de l’œil, agrandi par son ombre projetée par le soleil presque à la verticale. Cela me tape quelque part dans la tête et dans tout le corps, je commence à frémir.


Nous arrivons à la cabane du fond du jardin, elle entre dedans et me pousse avec elle. J’ai peur, cette cabane ne me rassure pas. À la porte, je jette un coup d’œil à la maison, maman est à sa fenêtre, elle me voit, le visage assombri, sans aucun sourire. Brigitte ferme la porte. Il n’y a aucune lumière, aucun son, j’ai peur. J’écarquille les yeux, la lumière me revient, des rayons filtrent entre les lamelles de bois, puis je vois le jour et à nouveau Brigitte. J’ai peur, je tremble. Elle me chuchote d’une douce voix rassurante :



Elle tire une chaise blanche en plastique empilée dans un coin, me fait asseoir dessus, puis elle se pose sur mes genoux, me serre entre ses cuisses effilées et croise ses mains derrière mon cou. À quelques centimètres de mes yeux, dans la faible luminosité du lieu, je vois ses cheveux noirs coupés très courts, ses grands yeux, sa petite bouche, son cou et ses clavicules dénudés, et la large encolure de son débardeur. Elle me parle toujours de la même voix :



Elle ramène ses deux mains sur mes joues et les caresse légèrement, juste en les effleurant. Je sens une agréable fraîcheur, un joyeux bonheur m’envahit. Je veux qu’elle continue.



Elle me palpe le front, parcourt avec la pointe de ses ongles vernis en noir le contour de mes yeux, me peignant au passage les sourcils. Je me laisse aller, je m’abandonne à ses gestes délicieux, c’est merveilleux. Elle continue pour un bon moment, je me sens apaisé.



Elle rapproche de moi sa petite figure, doucement, jusqu’à ce que les pointes de nos nez se touchent.



Elle me fixe d’un regard perçant. Je vois des lueurs fébriles dans ses grands yeux gris bleuté. Ils sont comme mouillés, brumeux, recouverts d’une membrane diaphane. Sur ses iris, je vois le reflet de mes propres yeux. Son haleine me parvient légèrement parfumée, le rythme de sa respiration s’accélère, sa voix se fait légèrement tremblante.



Le temps passe doucettement alors qu’elle parle. Je la sens trembler. Les vibrations de son corps me sont directement transmises et me font un effet bizarre, m’inspirant à la fois méfiance et douceur. Je ne comprends rien de ce qu’elle dit, je ne vois pas pourquoi elle se met dans un tel état. Elle prend un grand souffle et rapproche ses lèvres de ma bouche, elle chuchote à peine :



Elle dépose ses lèvres sur les miennes, je les sens à peine, mais c’est délicieux, comme la palpation d’une mousse au chocolat. C’est tiède et légèrement humide, j’en veux encore. Elle écarte ses lèvres et chuchote encore :



Elle revient presser ses lèvres sur ma bouche. Je ne bouge pas, une intense émotion me surprend. Elle insère sa langue entre mes lèvres, me forçant à les ouvrir. Je sens son muscle humide se faufiler dans ma bouche et me laper les lèvres de l’intérieur. Puis elle me prend une lèvre entre ses dents et la mordille légèrement, j’ai peur un instant, mais je n’ai pas mal. Elle continue, ses lèvres sautillent d’un coin à l’autre de ma bouche, sa langue tape au hasard à l’intérieur. Elle accélère ses mouvements, sa tête se balance à droite et à gauche, tout son petit corps vibre sur mes genoux. J’observe hébété, sentant le début d’un intense plaisir qui commence à m’assaillir. Nous restons ainsi un bon moment. Par sa bouche, par tout son corps qui ondule, elle me transmet une multitude de sensations nouvelles, douces et agréables, mais que j’appréhende avec une légère crainte.


Elle s’arrête. Ses traits se brisent, ses yeux brillent d’une lueur mouillée. Elle pointe à nouveau son nez contre le mien et me dit :



Brigitte enlève son débardeur. Je découvre ses deux petits seins aux pointes grises, dressés bien droits devant moi. Comme des grenades. Elle me prend une main et l’amène doucement sur son sein, me force à l’envelopper. Je sens sa rondeur et sa ductilité, je sens sa peau qui frémit, couverte de chair de poule, je sens sa pointe grise, écrasée au creux de ma paume, chaude comme une braise. Elle appuie sur ma main et les sensations se multiplient et se renouvellent. Cela me fait comme un choc. À l’intérieur de moi les forces obscures font leur travail, je sens des frémissements partout, puis l’irrésistible ascension.


J’ai explosé, les yeux droits sur Brigitte. J’ai honte. Surprise, elle remarque la tache qui envahit mon pantalon.



Elle me regarde. Je sens que j’ai fait quelque chose de mal, j’ai honte, je baisse les yeux. Elle me remonte le menton avec sa petite main soyeuse, me force à la regarder droit dans les yeux. Elle dit :



En me parlant, elle colle les lèvres sur ma bouche. Puis elle les retire. Elle me laisse cette agréable sensation de palpation de mousse au chocolat.



--oooOOOOooo--




Annie a achevé la correction des cahiers qui lui restaient et qui lui pesaient lourdement sur la conscience, puis elle s’est approchée de la vaste fenêtre de sa chambre, pleine d’un ciel radieux que ne salissait aucune tache. C’est une magnifique journée, pense-t-elle, comme il est rare d’en voir au mois juin depuis quelques années. C’est certainement la faute du dérèglement climatique conséquent à la suractivité humaine. Misérable homo-sapiens, jamais content, jamais rassasié.

Zozou joue tranquillement dans le jardin, elle le voit sillonner le terrain, faire le tour de la maison en s’exerçant à son jeu préféré : attraper les petites bêtes volantes. Elle pense à ce que la psy lui a répété des dizaines de fois, le disque qu’elle a fini par apprendre par cœur.


« Votre enfant a eu son accident en plein complexe d’Œdipe, les graves lésions cérébrales qu’il a eues ont presque arrêté son évolution mentale, et son psychisme s’en est trouvé profondément affecté également. »


Zozou est un grand enfant au mental de trois ans et demi, exactement quarante-trois mois et sept jours, c’est très important pour la psychologie infantile, cela se décompte en heures. C’est ainsi qu’Annie résume la maladie Zozou. Bien évidemment, ce n’est pas si simple que cela ne le paraît. Souvent Zozou l’a étonnée par quelques réactions adaptées à la situation dans laquelle il se trouvait et qui sortaient du comportement dans lequel il s’inscrivait généralement, comme si en ces instants précis il gagnait des années de maturité, ou qu’il retrouvait une fonction psychomotrice qui défaillait depuis son accident. De telles attitudes laissent parfois Annie espérer pour un moment, même si elle sait que c’est impossible, qu’il ait trouvé une voie de guérison. Comme pour répondre à désir profond, elle cède parfois à l’irrationnel, malgré ses profondes convictions matérialistes acquises depuis ses années de fac. Mais malheureusement la rationalité prend toujours le dessus, et les espoirs qu’elle a pu nourrir un instant fondent généralement très rapidement, comme des glaçons sous le soleil de juin. Elle continue avec la psy :


« Voyez bien Madame, je vais essayer d’être simple, mais il y a quelques aspects techniques que vous devez comprendre, c’est important pour agir correctement avec votre fils. Votre deuxième enfant a un peu plus de 3 ans, presque l’âge auquel Zozou a eu son accident, il faut savoir qu’ils ont aujourd’hui le même développement du langage, vous pouvez le vérifier vous-même, Zozou n’a pas plus de mille mots qu’il peut comprendre, et qu’il n’arrive même plus à articuler après son accident. Vous voyez Madame, avec un tel bagage langagier, le mental et le psychisme ne peuvent pas évoluer normalement. C’est par l’enrichissement du langage que l’homme intériorise les concepts et les valeurs, que son psychisme évolue et qu’il devient adulte. La fonction symbolique, celle qui nous permet en gros de signifier quelque chose par une autre, et qui se base énormément sur le langage, s’est arrêtée aussi de se développer chez lui, du coup il n’arrive pas à se détacher de l’immédiat réel qui l’entoure, et ceci ne lui permet pas d’avoir une vie mentale autonome ».


Pensant au langage, il lui revient en mémoire l’une de ces situations étonnantes. Cela s’est passé il y a quelques jours, juste devant elle. En voyant entrer la femme de ménage à la maison, Zozou a bien articulé une phrase, il a dit « Zozou aime Charlotte ». La pauvre Charlotte, qui ne s’attendait certainement pas à un tel compliment, s’en était trouvée toute rouge. Zozou n’a jamais dit ceci à sa maman ni à son papa, elle en était presque jalouse. C’est certainement dû à l’attention particulière que lui donne Charlotte qui, in fine, passe beaucoup plus de temps avec lui que ses propres parents. Cette réflexion l’emplit d’un petit remord et lui donne un goût d’amertume. Elle se dit qu’elle aurait dû passer beaucoup plus de temps avec Zozou, et qu’elle l’a certainement négligé et abandonné, prise comme elle est dans la tourmente de la vie et de ses préoccupations professionnelles. Elle fonde un grand espoir sur Charlotte : elle voudrait qu’elle s’occupe de Zozou comme s’il s’agissait de son propres fils, et lui donne cette chaleur maternelle qu’elle pense ne pas pouvoir lui offrir. Cette scène inattendue l’avait réconfortée, elle pensait même récompenser Charlotte par des petits cadeaux. Bien évidemment, elle ne savait pas encore ce qui s’était passé entre Zozou et Charlotte. D’ailleurs, elle ne le sait toujours pas.


Défilent encore les paroles de la psy sur le complexe d’Œdipe, et ce qu’elle a pu lire de Freud, de Lacan et des autres. Elle a passé des nuits entières au chevet de Zozou à lire et à lire, espérant mieux comprendre ce qui allait arriver à son petit fils chéri, comment il allait vivre et comment elle devait se comporter avec lui. Elle en a tellement lu qu’elle a pensé une fois changer de métier, et devenir psychothérapeute. Avec l’intérêt croissant des gens pour la psycho à deux sous, elle aurait certainement gagné beaucoup plus d’argent qu’avec son adorable métier d’institutrice dans une école publique. Mais cette pensée l’avait plongée aussi dans l’embarras de l’âme, car elle avait fait tous ces efforts pour Zozou, et pas pour gagner du fric. Si au moins cet argent, sale ou amer comme il se doit d’être, lui permettait de retrouver un Zozou normal ! Mais elle savait que c’était impossible. Et puis le fric, avec ce que ramène aussi son mari Karim, entrepreneur en construction et en peinture, elle n’en manque pas non plus.


Bref, se dit-elle accoudée à sa fenêtre, à en croire Freud, Zozou est un enfant de trois ans et demi, il n’a encore intégré aucun interdit moral ou social, il est envahi par un sentiment de surpuissance, il se croit le centre du monde et pense que les objets ont, comme lui, une volonté et une âme. Avec un complexe d’Œdipe stationnaire, il doit encore vouloir niquer sa mère et tuer son père. Et, à la différence d’un petit enfant, il a largement les moyens pour le faire aujourd’hui ! Et s’il ne le fait pas, c’est qu’il y a encore quelque chose qu’elle ne comprend pas très bien, et qu’elle doit encore chercher.


Les réflexions en eaux troubles d’Annie se sont soudain interrompues lorsque, en baissant la tête vers le jardin, elle voit Brigitte tenant Zozou par la main, le pressant de la suivre d’un pas énergique et l’amenant vers la cabane de la chaudière. Elle a failli crier pour les appeler, mais quelque chose l’a retenue. Elle ne sait pas exactement l’origine de cette réticence. Peut-être tout simplement a-t-elle voulu voir où Brigitte allait amener Zozou, et ce qu’elle voulait lui faire ? L’idée d’une intention sexuelle ne lui a effleuré l’esprit que lorsque Brigitte s’est enfermée avec Zozou dans la cabane. D’ailleurs le pauvre Zozou a jeté un regard à Annie en entrant. Il sait qu’elle sait, mais il ne peut rien faire de son savoir ; il l’aura rangé au fond de sa mémoire sitôt à l’intérieur.


Annie est tourmentée : doit-elle laisser faire ? La question est très simple, mais sa réponse est un tiraillement de l’âme et du corps, une foudre en boule, une malédiction divine. Lui revient sur le champ la gueule de la psy, toujours la même, avec ses grandes lunettes aux larges verres qui font agrandir ses yeux de façon presque comique, avec son front studieux traversé à l’horizontale par une multitude de fleuves sinueux, avec les quelques cheveux qui lui restent à force de se gaver de Freud et de Lacan. Certainement une vierge ou une mal-baisée, une psy à analyser, a-t-elle toujours pensé ! Il lui revient ce qu’elle disait sur la sexualité de Zozou, le fait qu’il soit soumis à d’énormes tensions physiques dues aux pulsions sexuelles qui le tiraillent et qu’il doit d’une façon ou d’une autre résorber. Sinon il sera malheureux, Zozou, il sera malade, il peut même en mourir.


Annie se rappelle aussi les montées de désir de Zozou, ses masturbations dans le jardin, ses érections face aux femmes, la difficulté que son père éprouve à lui expliquer les interdits, la nécessité parfois de le chapitrer et de l’enfermer. Même si ce n’a jamais été excessif, et que cela n’a jamais dépassé les limites acceptables, cela laisse à Annie des douloureuses traces au fond d’elle-même, car, se plait-elle à se torturer encore une fois, elle est responsable : c’est elle qui conduisait la maudite voiture, c’est elle qui n’avait pas voulu l’attacher, c’est bien elle, et pas une autre. Une grosse larme tombe de son œil, et elle ne s’en aperçoit que par les gouttelettes qu’elle projette sur son bras en s’écrasant sur le bord de la fenêtre.


Une fois la première larme libérée, le reste s’est écoulé en un interminable flot. Se sentant lourde et épuisée, elle retourne se reposer sur un fauteuil, jusqu’à parvenir à une certaine sérénité. Puis elle va s’essuyer le visage devant le grand miroir de la salle de bain. Voyant son double dans la glace, elle a voulu la gifler, cette nana aux yeux rouges de quarante-cinq ans, mais qui fait plus que cinquante, prématurément vieillie par les milliers de nuits sans sommeil et les incessants tourments de l’âme. Alors elle se rend compte qu’elle a oublié pour un moment que Brigitte s’est enfermée avec Zozou au fond du jardin. Après une petite hésitation, elle décide d’aller inspecter la situation.


En descendant les marches des escaliers, elle pense à ce qu’elle pourrait voir si elle les découvrait dans une situation indécente. Ce serait abject qu’elle surprenne son propre fils en fornication, qu’elle découvre ses organes en érection. C’est impensable pour elle, même le matérialisme toujours vivace en elle ne lui permet pas cette inconduite. Il y a des limites à tout. Elle avance quand même avec pour seul objectif de s’assurer que son petit Zozou y trouve bien son compte et qu’il n’est pas maltraité.


Elle arrive à la cabine et tend légèrement l’oreille contre la cloison en bois. Aucun bruit ne filtre, à part, de temps en temps, quelques soupirs de Brigitte, et ces espèces de gémissements particuliers et propres à Zozou, ces sons qu’il émet lorsqu’il est en émoi, ou lorsqu’il veut dire quelque chose et qu’il n’arrive pas à l’exprimer. Elle est en partie rassurée. Elle change de place, espérant pourvoir capter un peu plus de leurs ondes sonores. Elle change encore de place, marchant sur la pointe des pieds, faisant attention à ne pas se dévoiler. Enfin elle trouve un point plus favorable. Entre deux lamelles de bois, elle arrive à entendre assez clairement Brigitte.


« On va faire notre premier baiser Zozou. Nous venons de sortir du collège et nous marchons ensemble jusqu’à la maison. Tu es plus âgé d’une année et tu te prends au sérieux, tu me racontes des histoires de ta classe, … »


Ainsi, Annie a tout écouté. Prenant conscience de l’extrême tendresse de Brigitte, elle a même fondu en larmes une nouvelle fois. Elle a eu l’impression que c’était vrai. Elle a vu Brigitte et Zozou marcher ensemble le long du chemin qui sépare le collège de la maison ; c’était l’automne et il faisait froid, légèrement venteux. Le brouillard détruisait les alentours, ils étaient seuls. Elle a entendu les feuillages des sycomores craqueler sous leurs pas. Elle a entendu le chant des oiseaux, le froufroutement des branches, le ronronnement des moteurs alors que les voitures passaient. Elle les a entendu parler, et elle a vu Brigitte s’arrêter derrière un arbre, elle a même reconnu l’arbre, le chêne centenaire, le plus vieux et le plus beau du chemin, le quinzième après le feu de croisement, juste après le cimetière et le pont sur la A86 ; elle a tout suivi, elle a tout vécu. Elle a ressenti le bonheur de cet instant que toute mère souhaite à son propre fils, le moment où il la quitte à jamais, en trouvant son âme sœur, celle avec qui il va vivre les plus agréables moments de sa jeunesse. C’est toute sa vie qui se joue en ce moment, après, ce ne sont que des banales répétitions. Zozou était bien là, en cher et en os, côtoyant Brigitte, lui donnant un premier baiser, puis l’enlaçant toute entière, écrasant sa petit silhouette sur sa solide poitrine. Oubliant le temps, l’espace, et la dure réalité, elle s’est laissée aller à vivre ces agréables moments jusqu’au bout.


Puis ils ont grandi, et Zozou prépare son bac, et elle ne peut plus entrer dans sa chambre, elle ne peut plus sentir la fumée froide, tâtonner entre ces papiers qui jonchent le sol, compter les acariens et les araignées… Mais elle s’en fout complètement, c’est son petit monde à lui dans lequel il est à l’aise, l’essentiel c’est de décrocher le bac, il s’assagira certainement un jour… Et voilà arrivée cette nuit sombre et brumeuse, où elle s’est couchée tôt après une longue journée de travail, elle ne s’est même pas aperçue que Brigitte rendait visite à Zozou, qu’il a commencé par la caresser et l’embrasser, lui enveloppant un bout de sein, et qu’il allaient, pour la première fois, faire… Heureusement pour elle que l’histoire s’est arrêtée là.



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Brigitte se lève de mes genoux et me soulève de la chaise. Nous sommes debout. Elle me donne encore un baiser, s’étirant sur la pointe des pieds. Elle pose un doigt sur sa bouche, juste devant mes yeux. Elle me parle :



Elle ouvre la porte, sort la tête, puis sort en entier. Elle me tire à elle. Elle me dit :



Elle me lâche, puis elle court, se faufilant derrière les arbustes. Je la poursuis, sans faire de bruit. Elle arrive à la porte, elle l’ouvre et sort. Avant de fermer la porte, elle me jette un bisou en l’air.


Je continue à jouer dans le jardin. Petit à petit le soleil s’incline. Papa entre à la maison et je le poursuis. J’ai faim. Il me regarde et me dit :