C’était dans un immeuble parisien, un de ces ascenseurs exigus sur lesquels une petite pancarte annonce orgueilleusement « 3 personnes, 200 kilos » alors qu’on peine à s’imaginer entrer seul dans sa cage minuscule.
Une jeune femme avait pris place dans l’élévateur antédiluvien, et s’apprêtait justement à appuyer sur le bouton du septième. Le froid mordant de l’hiver ne semblait pas avoir eu raison de ses velléités à se vêtir avec coquetterie, mais elle semblait pressée de rentrer chez elle.
Hirsute, le jeune homme sprinta sur les quelques mètres du hall, hâlant derrière lui un lourd colis, interceptant de justesse les portes qui se refermaient sur ses doigts. À la force des bras, il ouvrit grand la porte de l’ascenseur, s’inséra tant bien que mal en s’excusant. La jeune femme se recula au maximum contre la paroi, en soupirant de manière bruyante, tandis que son voisin inconnu mettait une bonne minute à caler son encombrant paquet de façon à ne pas gêner la fermeture des portes. Haletant, la veste en bataille, il renouvela ses excuses, accueillies par son interlocutrice par un second soupir.
- — Vous montez où ? demanda le distrait, tentant de se faire pardonner par une conduite irréprochable.
- — Septième, répliqua son interlocutrice avec humeur.
Il tenta d’atteindre le panneau de commande, situé juste derrière le dos de la demoiselle, ce qui ne fut guère pratique. Après que la main de l’inconnu lui eut touché par mégarde le bras en tentant de le contourner, elle se contorsionna pour atteindre elle-même le bouton, soupirant à nouveau.
- — Attendez, je vais le faire…
L’ascenseur s’éleva lentement, poussa un gémissement atroce, dépassa avec peine le premier étage. D’abord, il y avait le lourd colis, coincé tant bien que mal contre la paroi par le dos du jeune homme, qui faisait face à la jeune femme, elle-même appuyée contre le mur. Les deux s’éloignaient autant que possible, ce qui laissait tout au plus une dizaine de centimètres entre eux. Les souliers à talons de la femme la rehaussaient de quelques centimètres, les mettant ainsi à égalité niveau taille : pour rendre plus supportable cette proximité gênante, lui regardait dans le coin supérieur gauche de l’ascenseur, tandis qu’elle fixait le sol à droite. Un petit raclement de gorge discret servit d’excuse à l’homme quand, pour dégager sa jambe gauche victime d’une crampe, il effleura le genou droit de sa comparse.
Après avoir courageusement tenu jusqu’au troisième, l’ascenseur s’immobilisa avec le grincement d’un hippopotame souffrant d’un lumbago. Cette fois-ci, une interjection scatophile accompagna le énième soupir de la femme.
- — Ah, zut, il est bloqué, remarqua avec perspicacité le jeune. Je ne comprends pas, c’est la première fois que ça m’arrive…
La situation étant gênante, et il était souhaitable pour les deux parties qu’elle se débloquât rapidement. Hélas, la machine, vaincue par un fâcheux coup du sort, ne daigna pas repartir d’elle-même.
- — Je vais appuyer sur le bouton d’alarme, proposa-t-il, arborant un petit sourire contrit.
- — Non, répliqua précipitamment la jeune femme. Je vais le faire moi-même.
C’est qu’elle sentait le panneau de contrôle au creux de ses reins, et ne voulait pas que son compagnon maladroit vînt la frôler à cet endroit. Elle se retourna pour l’actionner, l’effleurant au passage de sa hanche. Rien ne se passa, aussi revint-elle dans sa position première.
- — D’habitude, j’ai jamais de souci avec cet ascenseur, poursuivait l’individu.
- — Si vous ne l’aviez pas bloqué avec votre paquet, on n’en serait pas là ! rétorqua-t-elle d’un ton peu amène.
- — Mais pourtant, il est certifié pour trois personnes, se défendit-il avec l’assurance penaude de l’enfant à qui nul n’a jamais interdit de mettre le feu au chat et qui a cru cela autorisé.
- — Non, mais regardez ! Vous pensez vraiment qu’on peut rentrer à autant ?
- — Rien ne sert de s’emporter, madame…
- — Mademoiselle !
- — J’ai été abusé par l’écriteau, je suis réellement confus, croyez-moi…
Le jeune homme ne savait visiblement pas où se mettre, essayant comme il le pouvait d’apaiser l’ire de sa compagne d’infortune, qui l’ignora superbement. Il reprit :
- — Les dépanneurs ne devraient pas tarder…
- — Nous sommes vendredi et il est 20 heures !
Le jeune homme faillit ajouter « cela aurait pu être pire, j’aurais pu avoir des flatulences », mais il se retint à temps. Il n’était sûr ni que l’humour conviendrait à la circonstance, ni de pouvoir retenir les siennes pendant les heures à venir.
- — Et si nous faisions connaissance ? Je m’appelle Hector.
- — Topaze, répondit-elle de mauvaise grâce.
Un long silence s’établit, que Topaze voulut rompre avec une conversation anodine.
- — Vous avez quoi, dans ce gros carton ?
- — Un squelette, répondit Hector, candide.
- — Un squelette ? s’horrifia Topaze.
- — Oui, un squelette, confirma Hector.
- — Un vrai ? s’outra-t-elle.
- — Oui. Je l’ai trouvé dans une brocante, une sacrée affaire. Le socle est en bronze, ce qui le rend plutôt lourd.
- — Et c’est votre horreur qui a bloqué l’ascenseur ! s’emporta Topaze.
- — Rien ne le prouve, se drapa dans sa dignité Hector.
- — Vous êtes vraiment un type répugnant ! s’indigna Topaze.
Hector décida de ne pas aborder le sujet des flatulences.
- — Vous, vous êtes plutôt charmante.
- — Dragueur à deux balles, rétorqua Topaze.
- — J’en conclus que c’est la somme qui pose problème ?
- — Vous avez pas plutôt un moyen pour nous faire sortir de là ?
- — Vous aviez quelque chose d’essentiel de prévu ?
- — J’ai eu une journée épuisante, je voulais juste rentrer chez moi, me reposer et nourrir mon chat.
- — Racontez-moi votre journée, proposa Hector, plein de bonne volonté.
- — Oh, des ennuis de boulot, et ensuite je suis allée faire les soldes, il y avait un monde fou.
- — Vous avez fait de bonnes affaires ? s’enquit Hector d’un air entendu.
- — Quelques-unes, je dois dire. J’ai trouvé une petite jupe qui m’allait plutôt bien.
- — Ah oui, vraiment ? dit-il d’un ton faussement détaché.
- — Oui, elle est un peu courte, mais j’aimais bien la couleur.
- — Plus courte que celle que vous portez actuellement ?
- — Non, quand même pas, répondit Topaze en rougissant légèrement, se rendant compte de la badinerie de sa toilette. Mais, se reprit-elle, offensée, en quoi ça vous regarde, tout ça ?
- — Veuillez me pardonner, je m’intéressais, voilà tout ! Si vous préférez que je me taise…
Un ange passa, avant que Topaze ne soupire, s’avouant vaincue :
- — D’accord, continuez…
- — Alors comme ça, vous préférez porter des jupes courtes ?
- — Oui, je trouve ça plus joli. Je me sens mieux dans ma peau. Mais je pensais que la mode n’intéressait pas les hommes ?
- — En effet, ça ne m’intéresse pas.
- — Alors quoi ? s’interrogea Topaze, décontenancée.
- — Rien, rien. Dites-moi, puis-je m’enquérir de la nature de l’objet qui dépasse de votre sac ?
- — Un farfadet en stuc, répondit Topaze sans se démonter.
- — Vous sculptez ?
- — C’est ma profession, admit-elle sans chichis.
- — Ça alors ! C’est épatant !
- — Pourquoi donc ?
- — Je suis homme-statue ! se vanta Hector.
- — D’où le squelette !
- — Non, le squelette, c’est pour tenir compagnie à Tatiana.
- — Qui est Tatiana ? interrogea Topaze avec défiance.
- — Ma truie d’Inde. Je l’ai baptisée ainsi car elle vient d’Égypte.
- — Tatiana n’est pas un prénom égyptien ! s’offensa Topaze.
- — Vous savez, ce n’est qu’une rongeuse, je ne pense pas qu’elle ait de réelles notions de géographie.
- — Dites, Hector, je commence à avoir mal aux jambes. Si vous le voulez bien, je vais essayer de m’asseoir, et nous nous relaierons ?
Hector y consentit, et la jeune femme s’assit, tirant sur le tissu de sa jupe afin qu’elle couvre le maximum de peau, sans réussir toutefois.
- — Non mais dites donc ! s’offensa Topaze. Ça vous gênerait de me regarder dans les yeux ?
- — Où croyez-vous que j’ai regardé ?
- — Dans mon décolleté, pardi !
- — Vous m’en voyez fort marri, mais il attire l’œil, plaida Hector.
- — Il va attirer les baffes si vous continuez !
- — N’était-ce pas là sa fonction première que de se faire remarquer ?
- — Dans des situations courantes, oui ! Pas quand je suis assise à vos pieds, dans un ascenseur en panne, et que vous me surplombez !
- — Ce sont des circonstances exceptionnelles, je demande la clémence du jury !
- — Vous m’avez fait passer l’envie de rester assise, méchant monsieur. Aidez-moi à me relever.
Topaze tendit une douce main à Hector qui la saisit de la dextre, posant sa senestre sur le bras de la jeune femme afin de la remettre sur pieds. Ce fut ensuite à son tour de s’asseoir. Il ne fallut pas quinze secondes à Topaze avant de pester à nouveau :
- — Vous, alors, vous êtes vraiment infernal !
- — Pas autant que la température qui règne ici, mais que voulez-vous dire ?
- — Vous profitez de toutes vos positions pour vous rincer l’œil !
- — Ne me dites pas que votre décolleté est accessible, ce serait faire preuve de mauvaise foi…
- — Vous lorgnez sous ma jupe !
- — Vous croyez ?
- — Vous alors, vous ne manquez pas de toupet !
- — J’ai bien une solution, si vous voulez que j’arrête…
- — Quelle est-elle, espèce de malotru ? s’indigna Topaze, les joues empourprées par la colère.
- — La jupe que vous aviez achetée était un peu plus longue, me disiez-vous ? Il vous suffit d’en changer.
- — Pour que vous me voyiez en petite tenue ? Cochon !
- — Si vous faites référence à vos bas à couture et votre petite culotte rouge, je les ai déjà entr’aperçus. Mais en jeune homme de bonne famille, je consens volontiers à fermer les yeux pendant la manœuvre.
- — Je ne sais pas… Cela ne se fait pas…
- — Cela vous dérange si je me mets en bras de chemise ? Nous serons à égalité.
Topaze piqua un fard tandis qu’Hector se débarrassait de son pardessus et de sa veste.
- — D’accord, je vais me changer pour que vous ne me regardiez plus. Mais vous me promettez d’être un gentil garçon, d’accord ?
- — Bien sûr, voyez, je ferme les yeux.
La respiration accélérée, Topaze défit l’attache de sa jupe, qu’elle laissa glisser sur ses jambes, et se retourna pour saisir l’autre dans son sac. En se penchant, elle sentit son postérieur rencontrer un bassin. Un instant, elle crut que c’était le squelette. Un instant seulement.
- — Hector ! s’offusqua-t-elle.
Elle sentit deux mains s’insinuer sous son chemisier et saisir ses hanches nues.
- — Vous aviez promis d’être gentil !
- — Ne le suis-je pas ? demanda Hector en glissant deux doigts dans l’élastique de la culotte, la faisant descendre lentement le long de ses jambes.
- — Votre attitude est digne d’un goujat ! murmura Topaze.
- — Un gentil goujat, alors.
- — Tout ce stratagème n’était donc que pour me mettre nue ? gémit Topaze, dépitée, tentant vainement de retenir sa culotte avant qu’elle ne tombe au sol.
- — Avouez que vous n’y avez vu que du feu.
Topaze entendit un bruit de tissu froissé, et sentit sur sa peau un corps nu se coller au sien, corps muni d’une protubérance qu’on ne rencontre habituellement pas dans ces circonstances et certainement pas avant le mariage.
- — Mais vous êtes nu également, Hector ?
- — Cette chaleur a eu raison de mes oripeaux.
- — Et maintenant, Hector, qu’allez-vous faire de moi ?
- — Vous pénétrer, pardi ! répondit le galant en écartant les cuisses de la belle, collée contre la paroi.
- — Vous abusez de moi comme tous les beaux parleurs ! On ne m’y reprendra plus ! geignit Topaze en ponctuant sa phrase d’un long soupir, qui n’avait pas, loin s’en faut, l’exaspération des premiers.
- — Moi, j’espère bien que vous vous laisserez reprendre, badina Hector, ponctuant ses propos d’un coup de reins qui arracha aux deux soupirants un cri d’extase, et fit trembler la cabine.
Ce ne fut pas l’alarme, inopérante depuis plus de six mois, qui alerta la compagnie assurant le maintien en service des ascenseurs, mais les résidents de l’immeuble, dérangés toute la nuit par des bruits animaux, qui, renseignements pris, ne venaient d’aucun des copropriétaires. Il fallut aux techniciens plusieurs heures pour faire redescendre la cabine, coincée entre deux étages par les cahots qui l’agitaient. Quand ils ouvrirent la porte, ils ne virent tout d’abord rien, aveuglés par un épais brouillard de vapeur. Puis, ils distinguèrent, dans la cabine aux moquettes lacérées de traces d’ongles, deux corps entièrement nus, entremêlés d’une manière si complexe qu’on ne les distinguait plus, endormis sous le regard concupiscent d’un squelette de brocante et d’un farfadet en stuc…