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Temps de lecture estimé : 18 mn
21/05/12
corrigé 11/06/21
Résumé:  À tous les âges il est des expériences, des succès, des gratifications qu'on désire ardemment. La plupart, on ne les obtient jamais, ou alors quand de guerre lasse on n'y aspire plus et on en cherche d'autres.
Critères:  fh jeunes hotel entreseins fellation nopéné nostalgie -regrets
Auteur : Florestan      Envoi mini-message
L'histoire de Rebecca Reisenbach

Clarisse savait écrire avec élégance. Deux nouvelles qu’elle m’avait fait lire au lycée étaient prometteuses quand j’y songe. Seulement sa plume traçait des lettres trop grandes, trop rondes ou trop crochues, à la hâte, qui m’étaient d’autant plus désagréables ce jour-là.




Strasbourg, 3 janvier 2003



Cher Florent,


Ne sois pas surpris que je t’écrive. J’ai toujours ton numéro, mais il y a des questions qui ne peuvent être posées au téléphone.


Comme tu le sais peut-être, j’ai vu Brunehilde à Longwy au Nouvel An. Elle m’a paru très triste. Elle a tenu des propos enflammés et incohérents sur votre relation. Je n’ai pas eu le temps de comprendre où vous en étiez.


Je pense qu’elle a besoin d’aide alors j’aimerais que tu m’éclaires. Que s’est-il passé entre vous ? Il me faut ta version. Je t’en remercie d’avance. Ne me réponds pas si ma demande te met mal à l’aise, mais tout de même, pense à elle.


Clarisse




Je récris de mémoire cette lettre, brève et directe, que je n’ai plus. Depuis, la vie ne m’a jamais offert de revoir son auteur. Brunehilde non plus. Le plus navrant pour moi est de ne plus savoir à quoi a ressemblé notre dernière rencontre.


Penser à elle, mais comment ? Devais-je ne rien dire ? N’était-ce pas ce que Brunehilde aurait voulu ? Ou plutôt, devais-je tout étaler ? Qu’avait-elle pu raconter, de quelle manière ? Si j’avouais seulement une partie ? Serait-ce au moins crédible par rapport à sa version des choses ?


Je croyais trouver des réponses auprès de Clarisse.


– Je suis désolé de pas avoir encore répondu, mais je viens de recevoir ta lettre. En fait je ne suis plus à Nancy.

– Ah, Brunehilde ne m’avait pas dit. T’es où ?

– À Paris.

– Tu comptes me répondre ?

– Oui, Clarisse.

– Écris-moi. Raconte-moi tout. C’est mieux, non ?

– Oui. Probablement.


Je n’en avais aucune idée au fond.


Nancy, drôle de souvenir à présent. J’y ai passé à peine l’automne. Envoyé d’abord à Strasbourg, j’y ai vu Clarisse. Elle m’a appris que Brunehilde était professeur de français dans notre Meurthe-et-Moselle.


Je ne me suis jamais vraiment installé à Nancy, j’y ai vogué d’hôtel en hôtel. Je suis déjà las en débarquant du train dans cette ville que je n’ai pas vue depuis mon adolescence. Je parcours, lourdement chargé, des rues sombres jusqu’à un hôtel luxueux de la rue des Carmes. Il l’est trop sans doute : je dois n’y rester qu’une nuit. Puis on me fera alterner entre un autre hôtel collé à la gare, très confortable, et un hôtel plus quelconque de la rue Saint-Jean, que je déteste, et dont j’ai oublié le nom aujourd’hui. Je me rappelle ne jamais être resté dans la même chambre plus d’une dizaine de nuits. Et ce barda qu’il fallait déplacer à chaque fois de l’hôtel vers le bureau, du bureau vers mon nouvel hôtel. Comme un pendule, place Thiers, rue Saint-Jean, place Thiers, rue Saint-Jean…


Mon lieu de travail est aussi impersonnel que peuvent l’être des locaux pour une seule personne. De prime abord cela paraît beaucoup d’espace. Mais si grande qu’elle soit, la pièce dégage vite une sensation d’étroitesse. Le décor a terriblement vieilli. La porte de bois foncé et les panneaux grisâtres du mur démoraliseraient le plus vaillant des salariés.


Le premier jour, en furetant dans l’ordinateur pour tromper l’ennui, je trouve un brouillon de courrier électronique qui dit quelque chose comme :


Ma vie sentimentale est un désert. Nancy est une ville étudiante, et je ne suis plus étudiante. Impossible de rencontrer quelqu’un ! J’ai hâte d’en finir.


Ma mémoire peut me jouer des tours, mais il y avait ce mot de désert. L’un des quartiers que je vois de ma fenêtre, derrière la gare, s’appelle Mon Désert. La décision est déjà prise : à moins qu’on m’y force, je ne vais pas me fixer là. J’ai vingt-cinq ans. Du moins, c’est à Nancy que je les fête, si l’on peut parler ainsi de cet anniversaire un peu pitoyable.


Dès le deuxième soir, j’appelle Brunehilde.


Place Stanislas, les voitures circulent encore à l’époque dans un décor de carte postale. Ni l’endroit ni Brunehilde n’ont changé. Majestueuse est la place, noble son allure sur le pavé. Toute sa séduction tient dans sa prestance, sa démarche distinguée, ses manières impeccables, son verbe délicat, plus gracieux que sa plastique. De taille et de constitution moyennes, elle a un visage osseux et lippu, un menton très haut, des yeux gris en amande, et des cheveux bruns coiffés toujours aussi sagement, avec la raie qui l’a toujours suivie, à Longwy, à Metz et à Paris.


Vers vingt-deux heures j’offre de la raccompagner. Il fait doux pour la saison.


C’est son chemin de tous les jours. On passe à côté de la tour Thiers, abomination architecturale de la même espèce que la tour Montparnasse.


– C’est là que je travaille figure-toi.

– Au moins tu dois avoir une belle vue.

– Pas tant que ça. D’abord mon bureau n’est pas très haut. Et puis je dirais que je suis du mauvais côté.

– Du côté où on voit mon quartier ? Je te remercie du compliment.


Nous croisons des rues où de superbes villas Art nouveau sont assoupies dans un éclairage orangé. Il n’y a pratiquement personne jusque chez elle, rue de Cronstadt.


– C’est ta rue ? C’était celle de Simone Weber.

– Je ne connais pas.

– Oh, tu ne perds rien. Une vieille dame qui a tué son amant, avant de le découper. Avec une scie à métaux je crois.

– Tu en sais des choses. Mais tu sais où est Cronstadt ?

– C’est l’ancien nom de… cette enclave russe où vivait Kant. Non ?

– Non, tu confonds avec Koenigsberg. C’est une île à côté de Saint-Pétersbourg.

– On aura tous les deux appris quelque chose.

– Oui. Que Simone Weber aurait dû lire Kant.


Ces mots prononcés sur le seuil de son immeuble, Brunehilde se dérobe comme une demoiselle du monde autrefois. Et je n’entends plus parler d’elle.


Ma vie est ailleurs.


Tous les vendredis en fin de journée je prends le train Corail qui vient de Vienne, Salzbourg, Munich et Strasbourg. Il n’existe plus de nos jours. Direction Paris-Est. Là-bas j’attrape un métro, puis à Saint-Michel un RER. Je descends, très tard le soir, dans une gare de la grande couronne aux abords mal éclairés, où attend dans sa vieille Citroën, fidèle et équanime, ma bienveillante Lydie. Nous remontons une avenue en pente, vers un quartier de pavillons de meulière et de crépi. Lydie habite un de ceux-là, seule depuis que sa mère est décédée, et que son père s’est lancé dans de mystérieux voyages longs de plusieurs semaines.


On monte se coucher. On ne se dit pas grand-chose. On se déshabille l’un l’autre. Je caresse son corps parsemé de taches de rousseur, rebondi, et elle le mien, efflanqué, blafard. Elle écarte largement les jambes. Je la pénètre. Elle demande des va-et-vient rapides. Elle se titille. Loin de me dire que ma queue ne lui suffit pas, je suis encore plus excité par la vue de son bourgeon. Nos ébats durent. Puis on dort, jusque tard.


Le samedi soir on sort. Quand on rentre au beau milieu de la nuit ou au petit matin, on monte tout de suite se coucher. Elle écarte généreusement les jambes. Je la pénètre. Cela dure. On s’endort serein.


On profite, deux jours par semaine, d’une vie de jeune couple établi dans une banlieue tranquille. Comme cette parenthèse à Nancy, je ne la conçois pas faite pour durer.


Le dimanche en fin d’après-midi, je repars. Gare de banlieue, gare Saint-Michel, gare de l’Est, des gares et des gares sans fin, comme Épernay, Vitry, Commercy, jusqu’à la Lorraine, et la tranchée entre de beaux immeubles de pierre qui mène à la gare de Nancy. Il existe un écrivain qui a publié un livre ne racontant que ce train.


Quand j’arrive la nuit est tombée depuis longtemps. À l’hôtel, il paraît n’y avoir que moi pour demander mes clés à cette heure-là. Je monte me coucher. Je retrouve une chambre plongée dans une lumière faiblarde, un silence de mort, où m’attend un lit impeccablement fait. Il est froid à un point horripilant.


Je ne m’explique pas aujourd’hui comment j’ai supporté une vie aussi ennuyeuse. Les semaines sont mornes, le travail insipide. La plupart du temps, je n’ai personne à qui parler.


Après un dimanche comme celui-là, j’ai rappelé Brunehilde. Rendez-vous est pris rue des Maréchaux, où les restaurants moyens succèdent aux établissements ordinaires.


Le téléphone sonne au bureau quelques heures auparavant.


– Bonjour, je peux parler à M. Marten ?

– Brunehilde ? C’est moi. Il n’y a que moi à ce numéro. Tu vas bien ?

– Justement, je voulais t’en parler. Je ne suis pas très bien. Un peu fiévreuse.

– C’est pas trop grave, j’espère ? Tu as besoin de quoi que ce soit ?

– Non, non, ça va aller.

– Repose-toi. On remet à plus tard.

– Non, je voulais juste te prévenir, au cas où ça empirerait. Mais je veux te voir. Ce soir.

– T’es sûre ?

– Oui, je t’assure. J’ai besoin de me remonter le moral.


J’entends encore la fermeté un peu affectée de sa voix.


Quand je la retrouve, il y a de l’effort dans ses pas, quelque lassitude dans ses gestes, de la fatigue au fond de son regard. J’ai l’impression qu’elle a le souffle court, encore que je ne l’entende pas bien dans le brouhaha. Mes autres souvenirs du dîner sont flous. Autant que je puisse dire, nous ne prenons qu’un plat et de l’eau.


Rue de Cronstadt, Brunehilde semble s’éclipser comme l’autre soir, hésiter, puis s’arrêter dans l’entrebâillement de la porte. Elle se tourne vers moi pour me suggérer de m’engouffrer.


Des couloirs froids mènent à un appartement surchauffé.


– Assieds-toi, je t’en prie.

– Merci.

– Je suis partie en oubliant que j’avais monté le chauffage. Désolée.

– C’est rien.


Posé dans un coin de son canapé, je l’écoute sans rien dire, les manches de chemise retroussées. Elle mêle des souvenirs du lycée avec sa vie d’aujourd’hui, encore dans un lycée. Le faible éclairage rend ses prunelles noires. Je sirote un muscat. Notre voyage de classe à Rome, l’hiver avant le baccalauréat. C’est mon meilleur souvenir d’elle. Car elle me préférait Thomas, et Thomas n’était pas à Rome. Quand on se partageait notre musique dans le fond du bus, quand elle me parlait d’elle, ou de n’importe quoi, en marchant dans les rues de Rome, à Ostie, à Tivoli, j’avais le sentiment, erroné, que nous allions nouer enfin l’idylle dont j’avais pu rêver.


Elle, ensuite, est allée en khâgne et a réussi Ulm. Pour tout cela. Elle habite un bel appartement, d’où elle marche tous les matins vers un emploi stable et rassurant. C’est déjà un peu la fin de la course.


Il n’est qu’un peu plus de vingt et une heures. J’ai envie de rester.


– Tu n’as jamais su mais… Rebecca…

– Oui, Rebecca ?

– Tu aurais dû l’entendre parler de toi. Elle disait dans un soupir :



Que ne me l’avait-elle avoué à l’époque. Elle était si mignonne. Je ne devais pas être le seul jouvenceau à regarder avec envie les formes de cette petite blonde. Était-ce sa peau ingrate, ses origines, sa timidité ? Personne n’approchait Rebecca Reisenbach.


Elle avait une histoire malheureuse. Délaissée par un père français qui ne lui avait pas légué son patronyme, elle avait grandi en Allemagne, le pays de sa mère. On ne savait pas pourquoi adolescente elle était venue vivre chez ses grands-parents, ni ce qu’était devenue madame Reisenbach. Le français plus simple et plus scolaire que le nôtre mettait Rebecca toujours un peu à part. Elle n’avait pas d’amie très proche. Comme c’était une bonne élève, faisant partie de la meilleure société du Haut-Longwy, nul ne cherchait à savoir ce que disait son regard un peu égaré.


– On voulait te jouer un tour à Rome. On voulait qu’elle t’attire dans la chambre d’hôtel. Et on voulait vous surprendre.

– Nous surprendre ? Tiens donc. C’était machiavélique.

– Non, au contraire, ça n’avait aucune chance de marcher. Pas moyen qu’elle te coince sans que tu nous voies.


L’emploi du temps de ce voyage de latinistes d’un lycée catholique ne s’y prêtait pas. Nous devions au professeur de latin une organisation d’autant plus implacable que sa fille, Clarisse, était des nôtres. Un soir j’avais pu me glisser dans cette chambre, certes, où elles étaient en pyjama. Elles devaient me trouver bien inoffensif.


– Écoute, on a essayé de se mettre à quatre dans la salle de bains. Horrible. On étouffait.


Le réalisme de la scène vaut celui d’un film : mon cerveau de mâle envisage distinctement Rebecca à quatre pattes sur l’un des lits, ses seins lourds balançant au rythme de mes coups de reins. D’improbable, cela devient absurde quand soudain, Brunehilde, Clarisse, Armelle et Karine surgissent de la salle de bains, hilares. Coupez !


J’ai les yeux dans le vague. On entend une voix dans la rue et les échos sourds de la musique d’un voisin.


– Qu’est-ce que vous comptiez faire au juste ? Après nous avoir surpris ?


Brunehilde a un sourire triste.


– Rien, je crois. On lui en avait déjà assez fait voir.


Elle s’arrête. Je ne cille pas.


Elle doit rompre un silence qui s’éternise.


– J’aimerais bien savoir ce qu’elle devient. Pas toi ?

– Si, si.


Je me tais encore. Que lui avaient-elles fait voir à la fin ?


Brunehilde soupire.


– Je vais te raconter une chose, tu dois la raconter à personne. Même si ça date. D’accord ?

– D’accord.


Ce n’était pas une véritable promesse. Et mieux, cette histoire à ne raconter à personne, Clarisse l’a couchée sur papier avant moi.


Nous avions eu une route épuisante vers Rome. Je sais que pour ma part je m’étais endormi probablement en Suisse au milieu de la nuit, et réveillé à l’occasion d’un arrêt à l’aube près de la gare de Milan. On avait rejoint l’hôtel, sur le Janicule, en début d’après-midi.


Nous étions six dans la chambre. L’étranger pour nous, c’était à notre porte, la Belgique, le Luxembourg, où l’on parlait français et prenait nos francs ; notre grande ville c’était Metz ; et nous voilà en Italie, nous voilà à Rome. Ô gaudium urbis videndæ. C’était un jour de février si beau que nous avions ouvert la fenêtre.


Rebecca s’était endormie après sa douche. Couchée sur le côté, elle n’avait rien sur elle qu’une culotte et deux serviettes, l’une enroulée autour du corps, l’autre nouée dans les cheveux. Quand Armelle sortit de la salle de bains on lui soufflait de ne faire aucun bruit. Elle s’approcha sur la pointe des pieds. Elle se pencha sur Rebecca. Les autres pouffaient. Elles arrêtèrent quand Armelle glissa un index dans le décolleté. Puis elle tira doucement. La serviette se dénoua et l’un des pans tomba sur le lit. Armelle se saisit de l’autre et le repoussa derrière. Rebecca était offerte aux regards. Sa poitrine opulente qui s’étalait sur la serviette-éponge blanche les hypnotisait toutes.


– Elle avait des seins magnifiques, magnifiques ! Rien à voir avec les miens…


Armelle restait agenouillée au pied du lit, comme si Rebecca n’allait jamais se réveiller. De temps à autre, elle se retournait vers les autres, qui restaient interdites.


D’un coup Rebecca ouvrit les yeux et Armelle la recouvrit de sa serviette. Elle eut le toupet de lancer :



L’autre rougit et se redressa pour s’asseoir sur le bord du lit.


– Vu quoi ? Que je suis moche ?

– Arrête, t’as une poitrine incroyable ! Quelle chance ! Refais-nous voir !


Rebecca hésita. Elle regarda Armelle droit dans les yeux. Elle rouvrit sa serviette avec délicatesse. Je me demandai si c’était par défi ou par docilité.


– Je peux toucher ?


Armelle n’attendit pas la réponse.


– Ils sont lourds !


Je reconnaissais bien là l’intrépide Armelle. À l’âge que nous avions, certains ou certaines ont une expérience sexuelle déjà considérable, et d’autres n’en ont aucune, comme Rebecca, comme moi. C’est encore ma meilleure explication à cette scène.


– Qu’est-ce que ça fait ? C’est toujours toi que les garçons regardent.

– Pas pour mes seins en tout cas !


Et de soulever son t-shirt pour les exhiber, tout petits. Elles rirent toutes, sauf Rebecca qui esquissa un sourire embarrassé.


– Je les comprends pas. Je vais pas leur montrer mes seins…

– Cherche pas. Ils sont tous bêtes.


D’après Brunehilde, Armelle toucha un sein une dernière fois, puis s’éloigna. Elles prirent leur douche, s’habillèrent et personne n’en reparla jamais, à sa connaissance.


– Il y a des jours où… tu sais, je suis même plus tout à fait sûre de ce que j’ai vu. C’est bizarre, hein ? Enfin, je sais que j’ai vu deux paires de seins. Je te dis qu’Armelle a touché ceux de Rebecca, mais je sais plus comment. Je pense que si on demandait aux autres de raconter la scène, les détails ne seraient pas pareils. Tu vois un peu ? C’est embrouillé.


Je vois qu’elle provoque mon imagination. J’ai toutes les peines du monde à rester coi. Elle va fatalement regarder mon entrejambe. Je me demande si je dois m’en inquiéter. Qu’importe ! il faut trouver une répartie… Je cherche encore quand Brunehilde se lève de sa chaise et s’agenouille sur le tapis au pied du canapé. Elle passe la main sur moi. Sans m’adresser un regard, elle déboutonne mon pantalon. Puis écarte mon slip. Elle se saisit de ma hampe et me sourit à pleines dents. Je souris aussi, gêné. Elle est tendre. Elle l’est toujours quand elle glisse mon sexe dans sa bouche. Je sens qu’elle a de la fièvre. Mais avec les minutes, de moins en moins.


Elle fait une pause, se dégrafe le chemisier, et fait glisser son soutien-gorge non loin. Toujours sans rien dire, elle introduit mon pénis entre ses seins. Sa peau est brûlante.


Elle s’interrompt en se touchant le front.


– J’ai très mal à la tête. Faut que je m’allonge.


Elle se relève et, après avoir plongé l’appartement dans le noir, m’emmène dans sa chambre par la main. Elle se couche en me laissant la moitié de son lit. Les yeux fermés, elle me dit, d’une voix gagnée par le sommeil :


– Viens, s’il te plaît, allonge-toi.


Je la rejoins et elle me saisit encore la main pour la poser sur son sein.


– Dis, tu restes, hein ? On n’abandonne pas une malade.


Au bout de quelques minutes, elle semble profondément endormie.


Comme je n’ai pas sommeil les images défilent sur son plafond blanc. J’ai tout le temps de méditer l’ironie du destin. À tous les âges il est des expériences, des succès, des gratifications qu’on désire ardemment. La plupart, on ne les obtient jamais, ou alors quand de guerre lasse on n’y aspire plus et on en cherche d’autres. J’imagine la joie que j’aurais ressentie, à dix-sept ans, d’apprendre qu’à vingt-cinq j’allais gagner ses faveurs. C’était plaisant tout à l’heure sur le canapé. Ce l’est moins maintenant que je pense à Lydie, allongé dans un lit où je ne voudrais pas qu’elle me voie.


Il y a tout juste dix ans, m’aperçois-je, que je connais Brunehilde, fille de notaire, produit d’une lignée protestante du Pays-Haut, jeune femme brillante, badine et parfois mélancolique, amatrice d’étés sur la côte bretonne, de romans et de langues étrangères. Tout au long de ces années, Rome aura été le seul moment où je l’ai désirée plus que toute autre. Je ne crois pas l’avoir jamais aimée, simplement. Brunehilde ne m’a pas aimé non plus, ni au lycée, ni après.


Quand le réveil sonne mes yeux s’ouvrent sur son dos nu. J’ai peu dormi. Je vais m’asseoir au pied du lit pour m’étirer. Elle me rejoint, la poitrine découverte.


– Ça va ?

– Moi oui. C’est plutôt à toi qu’il faudrait poser la question.

– Je me porte comme un charme. Merci d’avoir veillé sur moi.


Ma douche, je la prendrai à l’hôtel.


Les jours suivants, il me trotte dans la tête un banal :



Un soir à l’hôtel, le téléphone sonne.


– Bonsoir, monsieur, c’est la réception.

– Bonsoir.

– J’ai ici mademoiselle Wernert qui vous demande. Je voulais savoir si je dois lui dire de monter ou si vous préférez descendre.


Se faire poser cette question, cela fait partie de mon idée du luxe. J’en suis gêné. Pour autant, il faut que je réponde.


– Faites-la monter, s’il vous plaît.

– Très bien. Je vous souhaite une bonne soirée, monsieur.


Voilà une visite imprévue. Je fais les cent pas en regardant ce qu’il y aurait à ranger. Rien. Cela fait des semaines qu’on range ma chambre pour moi.


Brunehilde signe une entrée des plus sobres, esquivant le dilemme entre la bise amicale et l’assaut de mes lèvres. Je lui en suis reconnaissante.


– Florent… j’ai été sotte. Tu as forcément quelqu’un.

– Ne dis pas ça. J’ai été bête aussi.

– Pas tant que moi. N’en parlons plus. On va regarder la télé.


Très habile. Elle a choisi son soir en fonction du film.


Quand bien plus tard dans la soirée je propose de la reconduire chez elle, elle répond que c’est inutile.


– J’insiste !

– Tu préfères pas me garder pour la nuit ?


Et nous nous couchons chastement.


Certains jours je ne suis plus tout à fait sûr de ce que j’ai vu cette nuit-là. Ce doit être le beau milieu de la nuit. Les fenêtres sont trop grandes pour que les rideaux bloquent toute la lumière de la place Thiers. Un frottement de draps m’a réveillé. Brunehilde, qui me tourne le dos, a l’air de se tortiller langoureusement. Ce n’est peut-être que mon imagination, quoique je ne la sache pas si prolixe.


À la fenêtre du Vienne-Paris défilent les plaines. Chaque vendredi soir j’entre dans le wagon de queue, déserté car il faut remonter tout le quai à l’arrivée. J’investis un compartiment vide, éteins tout, et contemple les paysages baignés de lumières hésitantes. L’obscurité, la vitesse et le bruit des rails donnent une esthétique brutale à de paisibles campagnes. Le train rase de vieilles pierres, des haies décharnées, des routes étroites, des jardinets. Le contrôleur me surprend rivé au spectacle. Il m’adresse à peine la parole, et me laisse à ma mélancolie. J’ai choisi de tout taire à Lydie.


Elle est évoquée dans la lettre à Clarisse à mots couverts. Mon récit se conclut sur nos dernières rencontres avec Brunehilde, souvenirs oubliables et envolés : un café en Ville-Vieille je crois, une marche cours Léopold, une conversation dans la rue, près de son lycée.


Mon contrat à Nancy s’achève à Noël comme prévu.


Avec Brunehilde mes rapports ont toujours été plus compliqués que je ne l’aurais aimé. Aucun de nous deux n’habitait Longwy, mais dans des directions opposées en dehors de la ville. Nous évoluions dans des milieux dissemblables. Thomas en revanche habitait mon quartier, et, au moment où il devint l’un de mes meilleurs amis, il se mit à parler d’elle tous les jours. Je ne prenais pas au sérieux l’idée qu’il la séduise. Il y est parvenu, et je ne leur ai pas adressé la parole pendant trois jours. Ensuite quand nous avons entrepris nos études à Metz, loin de Thomas, je pensais la voir bien plus ; il n’en fut rien. Sans mon passage à Nancy, le point final aurait été cette fois où je la croisai par hasard dans un restaurant universitaire à Paris. Je voulus la saluer. Elle m’ignora comme si nous avions été en froid. Je marchais à ses côtés :


– Brunehilde ! Qu’est-ce qu’il y a ? On ne se parle plus ?


Les yeux baissés, elle ne répondait pas.


De Clarisse j’ai reçu des remerciements polis pour mon récit franc et détaillé. Pendant près de dix ans, j’ignorais ce qu’elle en avait fait.


Les gens les moins susceptibles vous diront quel déplaisir ils ont eu à devenir personnage de roman. On se retrouve affublé d’un prénom abominable, d’un caractère agaçant et d’une élocution factice. Dans le roman de Clarisse je m’appelle Samuel, une sorte de pleutre orgueilleux, intelligent, animé de bonnes intentions mais peu psychologue.


Je l’ai reçu de Brunehilde, avec ce mot :



Je vois que tu as été bavard. Comment te le reprocher ? C’était pour le bien de la littérature.



Elle-même n’apparaît pas ; son aventure avec moi à Nancy a été attribuée à Rebecca. La scène de la rue de Cronstadt ressemble beaucoup à ce qu’elle fut en réalité. Sinon, je ne saurais comparer le style du récit faute d’avoir conservé le mien. Je le regrette. La scène de Rome est plus crue que le récit de Brunehilde. Rebecca ne s’endort pas. Armelle, impatiente, la trouve à demi nue en ouvrant la porte de la salle de bains pour prendre possession de la douche. S’ensuivent un dialogue très conforme à la version que j’ai entendue, des larmes et une étreinte équivoque. Il y a dans cette chambre d’hôtel une autre scène où, durant une conversation graveleuse dans l’obscurité, Rebecca est persuadée qu’Armelle se donne du plaisir, sans pouvoir en être certaine.


C’est une héroïne traversée de pulsions érotiques que l’on devine dues aux carences paternelles. Clarisse y mêle un peu de notre histoire sociale : ce père absent est un jeune centralien qui se bat pour moderniser la sidérurgie lorraine. Incompris dans sa propre caste, il claque la porte et quitte son foyer au cours des troubles de 1979. Sa mère, très perturbée par le divorce, finit aussi par abandonner l’éducation de sa fille. Devenue professeur d’allemand, Rebecca connaîtra le scandale d’une liaison avec un lycéen, le déshonneur, une nouvelle vie en Allemagne, la malchance d’être rattrapée là-bas par le scandale, et finalement un retour chez sa grand-mère, veuve dépeinte comme une sainte.


Mes parents m’ont confirmé que Rebecca était effectivement revenue après le décès de son grand-père. Qui sait ce qui dans le reste du roman est vrai aussi.


L’année où je me suis marié, Brunehilde a eu une fille. Elle a déménagé dans l’académie de Versailles et l’élève seule aujourd’hui.


Je n’ai pas contacté Clarisse. Ma correspondance a été pillée, c’est vrai, sans que j’en conçoive d’amertume. Ne serait-ce pas vain, pour les quelques centaines d’exemplaires qu’écoulera cette obscure maison d’édition ?


Je referme le livre et m’incline devant son raffinement. Pour moi, être publié n’est qu’un rêve que je caresse depuis trop longtemps. Clarisse y est parvenue avec une écriture acérée, un peu froide peut-être, sans tomber dans le cynisme. Il y a de belles et cruelles descriptions de Longwy agonisant. Les personnages sont plus vrais que nature, chacun avec ses lâchetés quotidiennes, ses petites et grandes compromissions, ses secrets inavouables. Comme tous ces hommes qui passent dans la vie de Rebecca, falots, indélicats, narcissiques. Le père de Clarisse, anticonformiste en société et tyran domestique. Thomas, boute-en-train angoissé par son inculture. Armelle, coquette et manipulatrice. Mme Reisenbach, écartelée entre sa culpabilité maternelle et sa misanthropie. Rebecca elle-même, sentimentale qui perd de longues années à aimer en silence le personnage de Samuel.