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n° 15097Fiche technique40145 caractères40145
Temps de lecture estimé : 22 mn
03/08/12
Résumé:  Une visite dans un château au milieu d'un groupe hétéroclite permet au narrateur d'observer les curieux agissements d'un couple.
Critères:  fh inconnu vacances amour revede voir intermast fellation cunnilingu pénétratio double sandwich jeu portrait humour -historiqu -fantastiq
Auteur : MarcK      Envoi mini-message
Vie de château

Par un très chaud après-midi d’été, comme mon travail n’avançait guère dans cette torpeur anesthésiante, je décidai d’aller quérir un peu de fraîcheur entre les vieilles pierres d’un château voisin de quelques kilomètres et dont mon ami Richard venait de me vanter la visite, peu de temps auparavant.


Arrivé sur les lieux, je fus saisi d’une lassitude empreinte de déception. Les motivations de cette excursion me paraissait désormais dérisoires et mon escapade tout à fait vaine. La route, quoique courte avait été, avec cette canicule, exténuante et la grande demeure, plutôt que château, avec la silhouette de sa tour moyenâgeuse, sa façade Renaissance et une aile Classique tentait trop de styles divers pour en avoir aucun en propre.


L’ensemble, déroutant, envoûtant même, dégageait malgré tout un certain charme, que rarement l’éclectisme parvient à posséder. Vieille demeure bourgeoise égarée dans un large parc, elle avait été restaurée, remodelée même, par un couple de jeunes américains, nouveaux riches excentriques. Après leur tragique disparition, le « château » nommé ainsi par dérision et dont personne ne voulait en l’état, avait échu pour une bouchée de pain à la municipalité voisine. Je tenais ces détails des propos passionnés de Richard à qui, je l’avoue, j’avais accordé une attention bien distraite, accablé comme j’étais ce soir-là par une journée pénible et infructueuse.


Devant la belle maison, mon amertume vint surtout de ce que je ne trouvai pas vraiment la quiétude que j’étais venu ici chercher. Attiré ce dimanche-là par une offre spéciale dont j’ignorais tout, une foule de visiteurs se pressait dans la partie ombrée de la cour. « Foule », un bien grand mot : dans cette cour où mon désir de fraîche solitude m’avait mené, le rassemblement d’une vingtaine de personnes me parut pourtant écrasant. Certainement originaires du bourg voisin où les programmes décidément pauvres n’avaient pas su les retenir devant la télé, quelques parents endimanchés grondaient sans conviction une poignée de garnements, ruisselant d’une moite sueur, qui s’extirpaient régulièrement et sans douceur du groupe pour faire crisser les cailloux blancs cuits au soleil, tout en soulevant une âcre poussière déplaisante.


Quatre ou cinq solitaires, en mal de rencontres, s’étudiaient du coin de l’œil, l’une faussement accrochée à son portable, l’autre hypocritement plongé dans son Guide Vert, un troisième laissant croire des préférences pour le Routard. Je les laissai à leur cercle d’espionnage mutuel. Deux ou trois couples enfin dialoguaient avec l’arrogance de ceux qui ne sont plus seuls et peuvent se permettre d’ignorer le reste du monde. Un peu à l’écart et que, vu ma position excentrée dans la cour, j’étais seul à pourvoir observer, un homme et une femme d’une trentaine d’année s’enlaçaient avec une fièvre impudique. Superbement indifférents aux éventuels regards, il émanait d’eux quelque chose de suranné : lui, avec sa chemise à jabot ouverte sur un torse imberbe, elle portant avec une courte jupe Seventie’s, des bottes presque cuissardes et un haut vaporeux qui cachait très peu une anatomie généreuse. Tout proclamait « Paix et amour ». Par jeu, je les surnommai aussitôt Ken et Barbella.


Dans le groupe qui commençait à s’impatienter, une femme riait sans retenue pour exhiber son bonheur tandis que son homme, en frôlant une mèche décolorée et en lui glissant à l’oreille quelques mots sans doute salaces, veillait par un regard en biais à ce que tous les présents puissent contempler sa propre félicité. Une autre, plus jeune – la vingtaine tout au plus – serrait convulsivement ses bras autour de son compagnon, lequel jetait alentour un regard vague de mâle dominant plus fier qu’exhibitionniste. Au final, il émanait de ces deux-là un ennui véritable, comme s’ils portaient, en dépit de leur jeune âge et d’une union nécessairement récente, le poids de la routine.


Ken et Barbella se situaient aux antipodes de ces deux couples. Amoureux comme au premier jour, je constatai immédiatement que leur passion n’avait rien d’un masque. Toutefois retenue comme un volcan sur le point d’exploser, elle mêlait paradoxalement provocation et insensibilité au reste du monde.


Survinrent deux jeunes femmes, l’une aussi ronde et blonde dans un tailleur strict que l’autre était fine, brune et vêtue d’une cotonnade ample et aérienne. Elles se présentèrent comme nos guides pour la visite du château et détournèrent un moment mon attention. La diversion ne dura guère cependant : la première, graine de chef d’entreprise, prit la parole et ne la céda plus tandis que sa compagne se contentait de sourire aux enfants en leur indiquant un doigt sur la bouche qu’il fallait se taire pendant que la dame parlait. Le jeune public obéit par convention et pour plaire à la tendre et jolie accompagnatrice. Je me surpris à compter les secondes de leur résistance et de leur attention polie pour les platitudes que débitait notre guide.


Le ton monocorde dont elle usait aurait suffi à m’endormir si son discours n’avait été agrémenté de fautes de français et de quelques aberrations historiques. Cela sentait l’apprenti, voire l’amateur. Vantant avec insistance le patronage d’une municipalité qui, en ouvrant au public ce lieu défiguré, avait suffisamment dépensé et tenait à le faire savoir, le texte appris et débité par cœur trahissait la volonté d’économiser d’un guide compétent. Sa prestation laborieuse faisait peine à voir et j’en vins à me demander quel intérêt passionné Richard avait bien pu y trouver.


Après un dernier rappel d’une chronologie aléatoire, sur son invitation, le groupe s’ébranla comme un seul homme en direction du bâtiment. Je traînais délibérément les pieds dans la poussière avant de gagner à la queue le vestibule ; le lointain écho de son babillage me suffisait amplement. Je m’aperçus toutefois qu’il y avait dans le groupe encore moins pressé que moi. Barbella retint par la manche Ken lorsque le groupe entra dans le petit salon, et je les aperçus dans l’entrebâillement de la porte lourdement cérusée s’agripper l’un à l’autre dans un baiser profond et fougueux. Je compris que le projet de ces deux-là était une visite décalée des lieux et je m’en amusai, trouvant enfin un intérêt à suivre le parcours.


Ces deux amoureux étaient de fait assez habiles et sûrement entraînés à ce jeu, puisque aucun autre visiteur ne sembla remarquer leur manège et que, tout en traînant dans leur duel érotique, ils parvenaient à chaque fois à quitter la dernière salle peu après le groupe. Cela frisait d’ailleurs un peu la magie, d’autant que leurs caresses devenaient de plus en plus insistantes et leur parade amoureuse franchement appuyée. Dans le Grand Salon, en glissant sur l’impeccable parquet ciré, Ken avait même passé sa main sous la jupe de sa compagne, plus occupée à étouffer un rire qu’à résister et ainsi poussée vers les pièces suivantes. Sous le regard réprobateur, peut-être jaloux, des duègnes du XVIIe siècle accrochées au mur, l’exploit était certes relatif : le chemin à faire pour frôler son postérieur était plus aisée qu’aux temps où ces dames protégeaient leurs arrières sous des frondaisons de jupons et la prison des corbeilles.


Dans la cuisine, c’est la jeune femme qui mit la « main à la pâte », le bloquant contre la monumentale table en bois de chêne. Elle plongea avec dextérité ses doigts fins dans son pantalon de toile, lequel était suffisamment souple pour pouvoir les y accueillir. Avec un art digne du saucier qui monte la mayonnaise, elle débuta un mouvement lancinant et rythmé. Leur appétit de marmitons chipant les confitures à l’insu du maître-queux me ravissait. Ils goûtaient avec talent les couleurs et les parfums concoctés de leur amour, au milieu des cuivres rutilants. Une promesse de banquet s’annonçait dans leurs manœuvres et leurs préparations.


Leurs caresses n’avaient pourtant rien de savamment élaboré : ils se passaient encore de tout ingrédient piquant, leur préférant des simples et des douceurs amères, mais le tour de main relevait du grand art et au cœur de leurs baisers, l’eau venait à la bouche. J’avais de plus en plus de mal à les quitter des yeux, tout en veillant à ne pas alerter les autres visiteurs attentifs aux considérations insipides de la guide sur les mœurs d’autrefois. Dans son tailleur trop étroit et sur ces escarpins gris, elle prenait très au sérieux son rôle d’institutrice du dimanche. Son public suivait, dans une curieuse régression scolaire, certains regrettant in petto de ne pas s’être muni de crayon et papier pour prendre des notes.


Si aujourd’hui dans ce monde « bling-bling », la réussite passe par une revendication d’ignorance, avec un mépris marqué envers le trop de culture, il est amusant de constater que la moindre petite pédanterie fait naître l’admiration béate des foules, dont bon an, mal an, on a su rendre le cerveau disponible à autre chose que les boissons gazeuses et immodérément sucrées. Fais-je encore preuve de trop d’optimisme sur la nature humaine, si j’avance qu’au royaume des cancres, les médiocres sont rois ? Au fond, ces élèves du dimanche redoutaient surtout, et plus simplement, une interrogation à la fin du circuit. À entendre cette maîtresse sans fouet, leur revenait en bouche le goût des petites humiliations si longtemps endurées par eux et infligées par des maîtres, grands ou petits.


Refusant d’admettre – dura lex, sed Rolex – que la valeur d’un homme se mesure au poids de ce qu’il porte au poignet la quarantaine venue, leurs professeurs avaient dû s’acharner, leur adolescence durant, à leur faire recracher des choses dont le monde entier se moquait. Pendant que la Decaux-Castelot en escarpins pérorait, son auxiliaire restait perpétuellement sur sa réserve : désavantageuse figurante, elle n’avait visiblement pas voix au chapitre.


Sans chercher à voler la vedette, accroupie et formant autour d’elle avec sa longue cotonnade indienne une corolle vaporeuse, elle se contentait de distraire les enfants trop habitués au régime scolaire pour s’en laisser conter. Que leur disait-elle au creux de l’oreille qui pouvait ainsi les faire sourire avec discrétion, ces petits diables qui, quelques instants auparavant, ne tenaient pas en place ? À la dérobée, elle me jeta un regard complice… mais complice de quoi ? Avait-elle senti mon admiration intriguée pour son action pédagogique, ma critique misanthropique pour le reste du groupe, ou bien… ?


Comme dans un flash, j’aperçus Barbella courir pieds nus dans le corridor entraînant son amant débraillé. Ceux-là n’en étaient assurément pas à leur coup d’essai, y compris en ces lieux, et plus ils avançaient, à notre suite dans la visite, plus leurs caresses devenaient audacieuses, s’abandonnant en un corps-à-corps amoureux avec une progression mathématique.


Dans la salle d’arme, rare pièce plongée à cette heure dans la pénombre, Ken se mit au garde à vous. Barbella restait d’abord invisible, puis lorsque son amant chancela, prenant appui sur une crédence, je distinguai une forme lovée à ses genoux, s’accrochant à lui comme pour ne pas glisser sur le parquet lustré. D’où je me trouvai, un hall lumineux accueillant un monumental escalier de marbre, il m’était difficile de suivre leur joute amoureuse, d’instant en instant plus agressive. À un rythme s’accélérant, je finis par deviner le visage de la femme, émergeant derrière le rideau de sa chevelure désordonnée par la bataille engagée.


Concentrée, dans le feu du combat que ses lèvres livraient sur un éperon assailli, elle s’escrimait à faire naître le plaisir, sans un regard pourtant pour sa victime qui, les yeux révulsés, rendait peu à peu les armes. Prime, seconde, tierce et quarte, elle alternait, brave petit soldat, les passes et les feintes, semblant ralentir les assauts pour mieux revenir à l’attaque l’instant d’après. Aucune forteresse n’aurait su résister à tant de fougue et de ruses guerrières ; ils parvinrent pourtant à faire durer le siège, malgré le feu mis dans leur sens, malgré la menace d’une explosion imminente.


Il me fallut néanmoins abandonner mon poste de guet pour grimper, le souffle court, la montée de marbre. Le groupe atteignait déjà le premier étage et un trop grand retard de ma part aurait attiré les soupçons et la curiosité des visiteurs ou l’un d’entre eux, avec lesquels je ne comptais aucunement partager le privilège qui m’était offert.


Je perdis de vue quelques instants ces coquins iconoclastes en traversant un couloir transformé en galerie de peinture. Les derniers propriétaires y avaient accumulés dans un joyeux désordre, des œuvres de valeurs très variées mais toutes consacrées à l’érotisme. Notre guide, légèrement rougissante, passa devant les croûtes et les chefs-d’œuvre, arguant du manque d’intérêt de la collection et de la présence des enfants. Elle avait doublement tort, et l’un des garnements tira le bas de la jupe en coton pour obtenir des précisions sur une copie du Baiser de Rodin, mignonnement installée dans une vitrine près de la fenêtre.


J’avais un argument muséographique pour m’attarder dans cette pièce, à contempler quelques daguerréotypes licencieux, contemporains sans doute de l’Origine du monde de Courbet. Des femmes plantureuses, visages pudiquement cachés derrière des masques aux liserés dentelés, dévoilaient tous les détails de leur anatomie, dans une débauche de chair qui rendrait folles les actuels et anorexiques mannequins.


Pendant ma halte devant un Hermès épargné par les impies, la jeune femme brune satisfit la légitime curiosité de deux ou trois enfants restés avec elle, tandis que le groupe gagnait le salon chinois. Quels propos magiques trouva-t-elle à nouveau pour rassurer son jeune public sans l’exciter davantage devant une Artémis surprise par Actéon ou face à la tendre sieste de deux charmantes saphiques ? Nous ne pûmes encore nous attarder trop longtemps sans alerter les parents, mais nous partagions en souriant un (nouveau ?) secret. Je quittai sans regret ce petit musée de l’amour, devinant, espérant que des tableaux bien plus vivants se présenteraient encore, au détour d’un couloir, entre deux portes ou par une issue dérobée.


La pièce suivante que commençait déjà à quitter les intrus bruyants, dans le goût de l’extrême orientalisme en vogue sous Louis XV, avait été transformée en salon de musique. Tout au commentaire de notre guide de rattrapage sur le serpent, ancien ersatz des orgues dans les églises pauvres, ou sur l’évolution du chalumeau à la clarinette, j’en oubliai de jeter un œil dans la galerie pour vérifier si notre couple érotomane nous avait suivi. Je m’inquiétai autant de leur éventuelle désertion, – s’ils avaient préféré la tranquillité du rez-de-chaussée ? –, que des nouvelles fantaisies que pouvait leur inspirer ce temple de la pornographie.


Il me fallut pourtant, en suivant les enfants et leur jolie mentor quitter la pièce lumineuse et musicale pour une grande chambre sombre, aux lourdes tentures cramoisies. On s’y extasiait, sans nous avoir attendu, sur la taille d’un lit à baldaquin prétentieux, fermés des mêmes rideaux violacés, dans une ambiance ténébreuse créée par le velours vert anglais des murs et un mobilier assez lourd en noyer patiné.



Fallait-il les décevoir en leur rappelant les lois de la perspective qui donnaient une légère illusion d’optique avec ce lit plus haut que large, et plus large que long appuyé contre ce mur peu éclairé ? Fallait-il rajouter à leur angoisse existentielle en rappelant qu’alors seuls les morts s’allongeaient de tout leur long, et qu’on préférait le sommeil quasiment assis au lit King size des expositions mortuaires ? Je me dispensai de la contredire, ayant mieux à faire et gardant égoïstement mes observations.


Par le reflet d’un miroir heureusement placé, je vis Ken, dans la salle de musique, soulever son Euterpe par les hanches et la déposer, avec une irréelle légèreté, sur l’épinette. Les faux-sages chinois du XVIIIe siècle sur les quatre murs de la pièce, l’œil égrillard sous un sourcil broussailleux en accent circonflexe, commentaient deux par deux la scène.


La tête légèrement penchée sur le côté, Barbella souriait avec douceur. Ken d’un doigt de la main gauche et du revers de la droite repoussa les genoux de sa muse vers l’extérieur. Avec la délicatesse d’un joueur de flûte, il commença de déposer des baisers en Sicilienne à l’intérieur de ses cuisses, remontant crescendo. Barbella, rejetant alors son visage en arrière, ses doigts accrochés dans les cheveux de son virtuose ami, évoquait une joueuse de viole de gambe. Il n’y eut point d’orgue dans leur symphonie, mais une série de soupirs retenus, de pauses et d’accélérations heureusement rythmées.


La belle harmonie réalisée par leurs deux corps avait bien sûr quelque chose de monstrueux, puisque de ses jambes contractées et balançant mollement sur ses épaules, émergeait le torse sans tête, à moitié dénudé, de l’Apollon à son tour agenouillé pour ses dévotions. Une messe basse, sotto voce, se dessinait, sur les lèvres de la cantatrice muette, le cri à venir, douloureux et extatique d’une passion dévorante. Le cadre Régence de la pièce, entre dorure, entrelacs de fougères exotiques, et chinoiseries de pacotille, donnait à cet opéra silencieux un petit air de décadence éclairée par la philosophie du boudoir dont le neveu de Rameau n’aurait pas méprisé le charme.


La jupe courte relevée très haut sur la taille, révélant une rotondité qui lustrait, sous l’effet des spasmes, le bois bleu du petit clavecin, la liberté parcourait comme un frisson ce corps devenu unique jamais rassasié. Rien d’orchestré dans leur sarabande, mais l’improvisation mélodieuse de leur tango aérien envoûtait le voyeur presque involontaire que j’étais. J’aurais encore voulu jouir de la scène avant que la ballerine, cambrée à l’excès, ne tombe en syncope, rêvant même de contempler la scène de dos, avec une silhouette qui devait évoquer Man Ray et son humanoïde violoncelle, mais il me fallait à nouveau suivre la procession touristique.


Cependant, à peine étions-nous tous dans l’antichambre où aurait dormi Maupassant lors d’une hypothétique – et selon moi, peu probable – visite du château, qu’une fois pris un poste d’observation sans danger d’être repéré par les uns ou les autres, je découvris mes aventuriers du châlit perdu, totalement dénudés, installés et déjà affairés sous le baldaquin.


Je ne m’étonnai qu’à moitié de la célérité avec laquelle ils avaient su se remettre du concert précédent et coloniser l’espace suivant. Comme s’ils étaient des habitués, leur parcours relevait certes du défi mais ils semblaient avoir toujours connu ces lieux, et de fait, dans cet impudique concours, ils s’étaient approprié la maison dans chacun de ses recoins, d’une manière quelque peu bestiale, comme un animal délimite son territoire.


Il aurait été malvenu que je fasse la leçon par la preuve à mes compagnons de visite, mais les deux amants prouvaient que dans un lit ancien, on ne se tenait pas nécessairement allongé. Barbella chevauchait Ken, lui-même à moitié assis, appuyant son dos contre un énorme oreiller. La posture lui permettait d’admirer pleinement le corps de sa belle dressé et mouvant dont seul le dos, entre ses bras tendus vers les tentures du lit, sa longue chevelure ondulante et les fesses charnues m’étaient visibles. N’y tenant plus, je m’esquivai pour revenir dans la pièce sans éveiller aucune attention, et me glissant le long du mur, toujours dans l’ombre, je m’approchai du couple sur leur droite, au point que je sentais la chaleur qui émanait de leurs draps en désordre, que le murmure de leurs efforts m’incluait presque dans leurs ébats.


Comme elle s’était encore davantage cambrée, Barbella exposait à ma vue désormais sa poitrine parfaitement galbée et si ferme que la masse ne s’agitait presque pas en dépit des soubresauts de son corps exultant. Une fine couche de sueur, accrochant la poussière d’une literie qui n’avait pas dû être aérée depuis longtemps, créait une impression fantomatique, le luisant de la peau légèrement voilé par ce tulle du passé.


Je distinguai également nettement le sexe de l’homme, toujours pas épuisé par cette course épuisante, lançant et relançant dans un mouvement perpétuel le bassin vers le haut. Sa vigueur et son endurance étaient proprement incroyables, tout comme cette absence de vergogne et cette ignorance du danger. J’étais sur le point de les saisir, d’en appeler à leur bon sens, de les insulter presque pour les sortir de cette bulle où ils s’étaient enfermés, mais que leur reprochai-je au juste ? Leur folie, leur impudeur, le mépris pour le monde, ou le bonheur extrême qu’ils exhibaient et dont ils m’excluaient ?


Soudain, comme réveillée d’un somme ancien, Barbella revint vers l’avant chercher un baiser de son homme, puis après encore quelques allées et venues dans cette position, les bras tendus sur l’oreiller, elle releva la tête et je fus presque sûr que, sous ses mèches, qui collaient sur ses joues, son menton, sa bouche humide, ses yeux charbonneux m’avaient saisi. Confirmant mon impression première, toujours mouvante mais maintenant avec cette douceur qui cherche à faire durer la jouissance, elle tendit en direction de l’ombre où je me trouvais un bras, une invitation à la ou les rejoindre.


Alors que mes muscles tendus me faisaient basculer vers le lit, un éclair sur ma propre droite me bloqua net dans ma dérive. Dans la fente lumineuse dessinée par la porte de la chambre, une petite tête ronde tentait de pénétrer les ténèbres de la chambre. Sans un regard vers le couple, je bondis, ouvris la porte à la volée, poussais l’enfant avec le maximum de retenue que me le permettait mon état, pour refermer aussitôt derrière moi. Le gamin eut un sursaut : véritable diable sortant de sa boîte, j’étais peut-être effrayant, mais il ne poussa pas un cri ; il savait que j’étais là, il ne s’était pas égaré, mais Julie l’avait envoyé me chercher, constatant mon absence au moment où tout le monde quittait la chambre dite du Horla. Julie ? « La dame guide en mauve, voyons, tu n’écoutes pas ? » Pendant que je traînais systématiquement en arrière, les enfants, à ses bottes et lui prêtant l’oreille, avaient bien sûr appris son prénom et, avec leur toujours étonnante capacité à lier des amitiés éphémères, ils l’avaient déjà adoptée et ils la nommaient comme s’ils l’avaient toujours connue.


Julie, tendue et inquiète, tenant ferme deux garnements qui brûlaient de remonter pour suivre leur camarade, nous accueillit par un sourire soulagé sitôt qu’elle nous aperçut en haut de l’escalier de bois desservant les communs, moi tenant l’enfant par la main, à moins que ce ne fut l’inverse. Sans un mot pourtant, elle tourna les talons et invita les enfants (avec moi ?) à rejoindre les autres dans la serre.


Par ce temps, la chaleur ne tournant que progressivement à l’orage, la visite de la serre eût été une pure folie, si avec une atmosphère électrique, un petit vent, à peine un souffle, n’avait commencé à se lever et pénétrait en force l’édifice de verre dans lequel on avait créé un courant d’air. La guide tenait à nous y mener afin de nous faire admirer l’astucieux système mis en place pour assurer l’humidification constante d’une fameuse collection d’orchidées et autres plantes tropicales. L’atmosphère était à la limite du supportable et la complexité du réseau de tuyaux, de robinets, de thermostats et de vannes témoignaient des souffrances de la légendaire collection considérablement diminuée si j’en jugeais à l’aune des quatre ou cinq malheureuses phalaenopsis tristement survivantes, au milieu de fleurs en plastiques amenées en renfort.


Pour les plantes comme pour les hommes, il fallait des soins constants et de l’amour, et le château en manquait désormais de manière éloquente ; la visite superficielle de foule endimanchée ou même les exploits érotiques d’un couple délirant ne sauraient suffire à compenser cet état d’abandon et la désertion d’une maison. Mais mademoiselle « tailleur-strict-et-chignon » ne nous épargnerait pas sa science hydraulique et botanique, acquise en quatre clics d’Internet. Tandis que tous souffraient, achevés par la moiteur, et concentrés désormais sur une seule chose, attraper la moindre molécule d’air un peu frais filant par saccades sous le toit de cristal, je restais encore une fois à l’écart.


À travers le verre sale, entre deux fougères en polyuréthanne, je vis alors mon couple appuyés contre le puits dans la cour. Plus rien désormais ne les dissimulait, alors que l’un et l’autre se trouvaient dans le costume qu’ils portaient au premier jour de leur existence et en accord avec le cadre paradisiaque qu’avait dû être le décor de cette serre, du temps de sa splendeur.


Je retins mon souffle, n’osant ciller par peur de détourner l’attention du groupe, braqué sur la pollinisation des espèces équatoriales, plus par lassitude et harassement que par réel intérêt. Moins que jamais, je ne désirais, par l’éclat d’un scandale dévoilé, rompre le charme de cet Éden retrouvé, où je tenais un peu le rôle du Créateur découvrant l’innocence perdue des légitimes propriétaires de cet espace déserté. Du coin de l’œil donc, je vis Barbella s’appuyer de face sur la margelle en écartant légèrement les jambes, défiant son compagnon d’un sourire par-dessus son épaule.


Malgré la distance et l’écran poussiéreux, les masses de ses deux fesses frémissaient avec éloquence, et Ken ne la fit pas attendre plus longtemps, la pénétrant avec douceur et assurance. Les coups de boutoir de plus en plus forts la soulevaient par instant, et sur la pointe des pieds, les jambes infiniment longues, Barbella crispait ses mains sur les montants forgés du puits qui vibraient d’autant. Ne doutant plus que ce spectacle m’était finalement réservé, je brûlais de voir son visage sous l’effet de cette forte sodomie et comme ayant perçu mon désir, le couple fit volte-face, et dans une curieuse acrobatie, lui assis désormais sur la margelle, elle agrippée au fer forgé, les pieds en appui sur des pierres à mi-hauteur, elle reprit en elle son sexe, balançant d’avant en arrière son bassin avec une certaine frénésie. Sur son visage alternaient de même, rictus de douleur et joie indicible, les yeux fermés sur un bonheur apparemment total ; au gré de ces saccades, son mont de vénus, sous un fin duvet exposait une vulve purpurine qui appelait au secours.


La sueur coulant de mon front me piquait les yeux, une gêne qui seule, j’en étais sûr, les empêchaient de sortir de leurs orbites. Je sentis pourtant une ombre surgir à l’autre bout de la cour, et le temps de cligner des yeux pour éviter la brûlure du sel, la silhouette s’était rapprochée du puits. Les deux effrontés l’avaient également remarqué et un instant mirent fin à leurs ébats.


Le souffle coupé mais toujours immobile, j’attendais comment cette histoire allait se terminer, espérant en gardant le silence, qu’un miracle pourrait tout de même survenir et limiter le scandale. Un jardinier, de belle allure et nullement effarouché par le tableau qu’il venait de surprendre, s’avançait vers eux, sans donner aucune alerte. Puis, commença entre les trois une courte négociation sans que personne ne perde son calme, ni sa bonne humeur. Loin d’être gênés, ils semblaient même rire du caractère vaudevillesque de la situation, puis Barbella osa vers le nouveau venu une caresse du front jusque derrière l’oreille faisant tomber son chapeau de paille.


L’allure générale, l’épaisseur de ses membres et de son cou laissaient croire à un homme d’âge mûr mais le visage découvert était celui d’un trentenaire, égal en cela au couple qui entreprit alors de le dévêtir. Je m’intéressai un court instant à ce que devenait le reste du groupe : l’exposé, heureusement, s’éternisait et nul ne semblait plus avoir suffisamment de force pour regarder ce qui se passait dehors. Le jardinier largement dénudé, était maintenant sur la margelle et Barbella, me tournant le dos, sans préliminaire, grimpait sur le rebord et s’accroupit sur le corps puissant de son nouveau compagnon, faisant à nouveau relever son postérieur avec cadence.


Le temps de m’essuyer le front avec une économie de mouvement pour ne pas troubler l’immobilité apparente qui m’entourait, et Ken avait rejoint le duo, se réservant l’arrière-garde et pilonnant à nouveau avec fougue le corps de Barbella, prise entre les deux hommes. L’équilibre étrange auquel ils étaient parvenus au-dessus de ce puits devaient sans doute ajouter à leur excitation et je n’aurais su dire dans cette agitation, ce qui tremblait le plus, de l’arcade forgée ou de l’assemblage corporel. Combien de temps allait durer cette extraordinaire fantaisie, me dis-je, en moi-même, ne sachant si j’assistais à un rêve, un cauchemar, ou à un épisode si rocambolesque que personne ne me croirait ? Sauf à révéler par un cri d’alerte aux autres ce qui se passait, là, à portée de main.


Mais, l’ensemble comportait une touche de sacré, auréolé d’une sphère intouchable et, au fond de moi, je désirais que cela dure toujours. J’étais de toute façon hypnotisé, vitrifié, incapable désormais de bouger ou de parler, et dans ce qui suivit, à une vitesse sidérante, je crus comme sortir d’un délire somnambule. Il y eut d’abord une pression affectueuse sur mon bras que je sentis mais de très loin.


Je tournai la tête. Julie, à nouveau inquiète, me fixait et peut-être m’adressait des mots que je n’entendis pas car, en regardant compulsivement vers la cour, je découvris l’horreur de ce qui se déroulait : le jardinier avait disparu, et considérant l’effarement de Barbella penchée sur le trou, je sus que l’homme, ébranlé par la force du couple, était tombé en arrière dans la béance noire. Je voulus crier mais toujours entre deux mondes, je ne pus le faire. Je me retournai vers Julie, elle ne voyait toujours pas la scène, aussi saugrenue ou dramatique qu’elle fût.


Je pris à mon tour sa main, désignant du menton le puits, pour découvrir que, même dans la tragédie, le destin de ce couple prenait un tour effroyablement hallucinant. Cette fois-ci, seul Ken se trouvait allongé sur la margelle, continuant de glisser, le corps écorché par le ciment du rebord, tirant désespérément sur ce que je supposais être le bras de Barbella, à son tour précipitée – par la douleur ? L’élan ? La folie ?


Plantes, vitres, les yeux écarquillés de Julie, tuyaux et dards du soleil à travers la serre, tout tournait, emportée par le souffle d’air plus violent de seconde en seconde, un éclair au loin ajoutant à la confusion. Il fallait sortir, courir, sauver ceux qui pouvaient l’être encore. Pourtant, j’entendis d’une voix toujours aussi aplatie par la chaleur et la monotonie de son élocution, notre guide annoncer comme une délivrance :



L’excitation du groupe était palpable, leur intérêt ressuscité accru par la perspective de fuir cet enfer vert reconstitué. Je n’osais même plus regarder vers la cour, car si personne ne voyait rien, c’était bien la preuve que le drame était clos, qu’il n’y avait plus rien à faire peut-être que de préserver les âmes sensibles, les enfants surtout. Mais, j’eus beau faire un effort surhumain pour gagner la porte avant les autres, mes pieds traînant des blocs de ciment. En y parvenant, saisi par l’air rafraîchi, la valse des éléments reprit, tour, murs irradiés, puits, serre vitrée, graviers crissant, tout bascula. Ils avaient tous disparu.


J’eus sans doute quelques instants d’absence, je ne saurais dire combien, bien que je gardais comme un fil d’Ariane dans ces brumes de l’angoisse, la perception du discours de la guide qui poursuivait imperturbable.



Je perçus même l’effroi satisfait de l’auditoire. Beaucoup n’étaient vraisemblablement venus au château que pour voir de près les lieux de ce terrible épisode et en entendre à nouveau tous les détails scabreux.

La guide, qui semblait oublier la présence des enfants, continuait, exultant à un rare niveau d’excellence inspirée chez elle, sachant qu’à ce point d’orgue de sa visite, elle récolterait tous les suffrages :



Malgré ma torpeur, je sentis encore la satisfaction des visiteurs : ils en avaient pour leur argent dans le sordide, le lyrisme et même la précision mathématique. Je n’entendis cependant pas la question posée par un esprit plus curieux ou audacieux que les autres.



Tout ce bruit indécent finit cependant par s’enfuir progressivement et, rasséréné par ce silence bienfaisant, tandis que le vent se levait véritablement, je repris tous mes esprits.


J’étais assis au pied du puits et, en prenant conscience, j’eus un léger sursaut. Affaibli par toutes ces émotions, je ne suis même pas sûr que ma voisine le perçût. Julie était cependant à mes côtés, à nouveau sa jupe en corolle, ses jambes repliées frôlant mon côté droit, elle serrait ma main qu’elle n’avait pas lâché – j’en étais persuadé maintenant – depuis la serre. Ses yeux un peu en amande avaient toutefois perdu leur inquiétude, et dans son sourire, je compris à l’avance qu’elle me rassurait :



Constatant que j’allais mieux, elle se releva avec grâce et souplesse et me tendit le bras pour m’aider à me redresser. Préférant m’appuyer sur le puits maudit, ma main sentit sur la margelle, le creux d’inscriptions maladroitement gravées. L’inspectant de plus près, je crus lire un « K » et un « B » amoureusement enlacés. Je tremblais encore un peu. Mais, soit qu’elle ne le remarquât pas, soit qu’elle comprît la raison de mon trouble, Julie qui mâchonnait un brin d’herbe folle arraché sous le puits, me demanda à mi-voix :



Le vertige me reprit. Avait-elle, elle aussi, rencontré ces fantômes ?



Son regard pétillait en me confiant :



Ses joues rosirent légèrement tandis qu’elle caressait la pierre blanchie par le soleil, où s’écrasaient en densité croissante les gouttes de l’orage.



Elle comprit mon interrogation muette.



Et après une hésitation, testant dans mon attention, la confiance qu’elle pouvait m’accorder :



Je n’osais par peur de passer pour un fanfaron lui décrire immédiatement ce à quoi j’avais moi-même assisté. La pluie se mit d’ailleurs à tomber drue et, la guérite d’accueil des guides étant fermée, nous dûmes trouver refuge dans ma voiture. Dans le vacarme des trombes qui frappaient la tôle, ne sachant trop qui avait le plus besoin l’un de l’autre, je lui confiai alors le détail de mes visions, elle écouta avec tendresse le récit de ce j’avais vu, vécu et ressenti.


Pour nous sécher et nous remettre par quelques nourritures terrestres des émotions de cette expérience partagée, elle vint naturellement chez moi et y demeura.