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n° 15485Fiche technique7997 caractères7997
Temps de lecture estimé : 6 mn
19/02/13
corrigé 10/06/21
Résumé:  « Si j'étais moi, ni la femme que je suis, ni l'homme qui dort dans mon lit ne me feraient peur... » Zazie – "Si j'étais moi."
Critères:  revede nonéro
Auteur : J. Deaux            Envoi mini-message
Si j'étais Jeanne...

Parce que Jeanne n’a pas toujours existé. Parce qu’aussi, être Jeanne n’est pas forcément non plus aisé à certains moments, face à certaines personnes. Parce qu’il a bien fallu l’assumer, cette Jeanne.

Et parce que je pense que tout le monde devrait être un peu, voire beaucoup Jeanne (ou Jean, certes).






Assise dans un café, j’écoute Jeanne me raconter ses derniers exploits sexuels.

Ne croyez pas que je sois à l’aise, loin de là. Jeanne parle fort et je suis sûre que les tables autour de nous ne se gênent pas pour écouter la conversation… Mais elle ne semble pas s’en préoccuper… Jeanne parle de sexe comme elle parlerait de cuisine ou de la météo. Avec légèreté, comme si c’était le sujet le plus banal du monde.


Je suis sûre que tout le monde nous entend. Qu’ils ont tous arrêté de discuter pour mieux écouter. Et puis, comment ne pas écouter ? Ce n’est pas comme si nous avions une conversation banale. Pas question avec Jeanne de parler de baisse de rythme, de manque de désir dans son couple ou d’hésitation concernant la fellation que lui réclame son homme. Non : avec elle, c’est textes érotiques, boules de geisha, jeux de rôles, de soumission… et j’en passe.

Alors forcément, les gens ne peuvent pas faire autrement qu’écouter. C’est sûr.

Ils doivent sans doute se dire que c’est une dépravée ; ils la jugent. Ils se disent que cette femme n’est pas saine, qu’elle devrait être internée. Les gens sont cruels. Et comme je suis avec elle, ils pensent pareil de moi, c’est immanquable.

Ils doivent imaginer que, comme elle, j’aime prétendre être une autre et que mon compagnon me bande les yeux lorsqu’il joue avec mon corps… Ils pensent que je ne vaux pas mieux, et que quelqu’un devrait nous punir pour ce que nous faisons. Ils se disent que nous ne sommes que des catins, que nous ne valons rien, que des désirs comme ça ne sont pas normaux… Mais ça, Jeanne n’y pense pas. Ou peut-être qu’elle s’en fout. Oui, elle n’en a juste absolument rien à faire.

Je déteste Jeanne.



Jeanne, c’est moi.

Enfin, non. Jeanne, c’est ce que je pourrais être. Ce que je voudrais être. Ce que je deviendrai, peut-être.

Je crois que j’envie Jeanne.

Je voudrais vivre toutes ses aventures. J’aimerais voir Pierre vêtu d’un uniforme de policier un jour, me parlant d’un contrôle d’identité et le laisser commettre un abus d’autorité sur moi. J’aimerais pouvoir lui proposer de le masser entièrement, avec de l’huile comestible, juste pour me régaler de son corps après. J’aimerais qu’il me prenne sur le canapé pendant qu’une émission insipide passe à la télé, au risque que les voisins m’entendent gémir à travers la mince cloison. J’aimerais le voir nu devant moi et… Non, rien que ça, ce serait déjà bien. Ne pas attendre qu’il dorme pour contempler les courbes de son corps en relevant précautionneusement le drap.

En fait, je ne déteste pas vraiment Jeanne.

C’est juste que je ne suis pas elle.

Moi, j’ai peur. Peur de me lâcher, peur du rejet, peur du qu’en dira-t-on. Peur de mes pensées, peur de moi, au fond.


Peut-être que si je me laissais aller, je serais même mieux que Jeanne.

J’entrerais dans un sex-shop, achèterais des talons vertigineux, de ceux qu’on ne peut pas porter pour marcher mais qui mettent les courbes en valeur de manière diabolique. Je prendrais aussi un corset noir ; ou un serre-taille, plutôt, avec de la dentelle, qui me ferait une taille de guêpe tout en mettant en valeur ma chute de reins et mes seins. Peut-être, sûrement même, que je prendrais aussi une paire de menottes, sans protections en fourrure, pour sentir la morsure du métal sur ma peau, et aussi un bandeau en velours noir.


Si j’étais comme Jeanne, si j’étais moi, je passerais une ou deux heures dans la salle de bain à me faire belle, à rendre ma peau douce et exempte de poils, à me farder avec soin et après tout ça, j’enfilerais des bas, mon corset, mes chaussures, un long manteau, ou même pas de manteau, juste comme ça. Et j’attendrais mon homme, assise dans le fauteuil de l’entrée, les mains attachées et les yeux plongés dans le noir.




Oui, mais je ne suis pas Jeanne : je suis une misérable coincée qui a choisi comme compagnon un homme persuadé que les femmes n’aiment pas le sexe ; que c’est dégradant – impensable même – pour elles de vouloir sentir la verge de leur homme palpiter dans leur bouche. Un homme pour qui il est inimaginable qu’un autre lieu que le lit conjugal puisse accueillir nos ébats. Un homme qui trouve que faire l’amour dans la journée, ou avec de la lumière, est déjà en soi une folie.

Souvent, je me demande si Pierre a des pensées comme les miennes ; si, au final, on n’est pas en train de rater quelque chose, à vouloir tous les deux être « des gens respectables »… Si ça se trouve, il rêve que je laboure la peau de ses fesses avec mes ongles, ou peut-être même que je verse de la cire chaude sur son torse pendant que je le chevauche.

Si seulement on osait…

Oui, mais non : lui, il déteste Jeanne. Il est comme tout le monde… Il la rejette, la traite de tous les noms… Pour lui, Jeanne, ce n’est qu’une vulgaire allumeuse, plus femelle que femme, indigne d’amour. Si j’étais Jeanne, si j’étais moi, il me quitterait.

Adieu les discussions à bâtons rompus, les câlins tendres sous la couette devant la télé, les promenades main dans la main dans la forêt. Plus de légers baisers sur le front avant qu’il aille travailler, plus sa voix qui me murmure qu’il est l’homme le plus heureux du monde de m’avoir à ses côtés. Plus de Pierre, plus mon cœur qui bat la chamade.


Mais, si je n’étais plus avec lui, je pourrais me trouver un homme qui me comprend, avec qui je me sentirais libre d’être Jeanne, et mieux encore, d’être moi. Ainsi, ça pourrait être moi, et non Jeanne que le charmant Hugo traînerait toute habillée sous la douche pour un moment d’un érotisme intense. C’est pour moi encore que seraient ses écrits émoustillants, moi qui hanterais ses pensées… Et surtout, c’est ensemble que nous explorerions nos envies, nos fantasmes, tout ce qui nous passerait par la tête.

Si je rencontrais un Hugo et que je sois Jeanne, je pourrais aller me balader main dans la main dans la forêt aussi, comme avec Pierre, mais finir plaquée contre un arbre, à sentir son écorce imprimer ma peau à chacun de ses coups de reins. Et comme ça serait moi, et que ça serait lui, nous rentrerions après à la maison en discutant du dernier livre que nous aurions lu, ou du prochain film que nous irions voir, avant de nous blottir sous la couette, tendrement.

Si j’étais moi, je pourrais trouver quelqu’un comme ça, quelqu’un en compagnie de qui je serais femme, ou femelle, suivant les moments, mais avec qui je serais épanouie.


Sauf que je suis toujours loin de tout ça, et j’ai toujours peur que les gens entendent parler Jeanne et s’offusquent, même quand le bar est vide et que la musique nous force presque à crier pour être entendues.


« Il paraît que ça viendra. »

Ça, c’est encore Jeanne qui le dit. Elle parle d’un déclic, d’un moment où, d’un coup, tu as envie de vivre, vraiment. Du moment où tu te dis que cette femme qui est en toi et que tu caches, elle est géniale. Et que l’on s’en fout si d’autres ne sont pas d’accord, que c’est eux qui ratent quelque chose.

Alors, je l’écoute raconter ses histoires, rêve au gré de son vécu, en attendant que, moi aussi, je devienne comme Jeanne.

Que je devienne moi.