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n° 15491Fiche technique19231 caractères19231
Temps de lecture estimé : 13 mn
22/02/13
corrigé 10/06/21
Résumé:  Fernand est beau de l'intérieur et il aime sa Fernande. Ils sont assis sur les marches du pont Mirabeau à Paris, heureux, simplement heureux de s'aimer tout simplement, au milieu des papillons et des bateaux.
Critères:  fh amour cérébral revede voir nopéné exercice mélo portrait
Auteur : Cheminamants  (Un petit morceau de voyage avec le coeur.)      Envoi mini-message
Un petit café ? Une petite soupe ?





Il n’est pas beau, Fernand ? Ça dépend de quel point de vue on se place.


Pas vraiment grand. Dans la moyenne, plutôt. Un peu rougeaud. Il faut dire que c’est l’hiver, en plein dans les grands froids. Le ventre de la cinquantaine, un peu… enfin plus que la moyenne des autres hommes de son âge. Des habits pas très soignés et un bouton qui manque au col de sa chemise en flanelle pas très neuve. Ça le gêne ? Bof ! Et la déchirure sur le côté, alors ? Un accroc pas bien grave, fait au printemps dernier, ou alors l’autre, celui d’avant. La déchirure, on ne la voit pas, quand même ? Nooon ! Les blousons sont faits aussi pour ça : cacher les déchirures pour ne pas voir les accrocs ; ceux du tissu, en tout cas.


Et bientôt il aura le pull bien chaud que lui tricote la Fernande. Pas très coordonné à son pantalon de velours côtelé. Le chic, c’est pas son truc. Mais il est propre, tellement propre sur lui, cet homme, de la peau jusqu’au-dedans, qu’en définitif on s’en fiche du trop, du pas trop ou du pas assez ceci et des moyennes.


Ça, c’est réservé à ceux qui jugent, à ceux qui pensent, à ceux qui ont envie d’y réfléchir. Eh bien lui, Fernand, il n’a ni l’envie ni son temps à perdre avec tout ça. Et puis d’abord, il s’en fiche, parce que ça fait longtemps qu’il sait faire avec. Parce que c’est comme ça dans sa vie à lui, et sans doute pas dans celle des autres.




—oooOooo—




Il est assis sur les marches de pierres blanches rarement désherbées, sur la rive droite du pont Mirabeau, à Paris. Il a son cabas qu’il place derrière son dos pour bien se caler. C’est ça, le confort ! Il y a la plaque de Guillaume Apollinaire juste un peu plus haut qui dit cela :


Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont, je demeure


C’est leur petit coin d’amoureux et ils y viennent tous les après-midi d’hiver. Il regarde Fernande, assise à ses côtés dans une envie de tout de suite pour voir comme elle est belle ; belle pour lui, belle parce que ce sont ses yeux à lui qui la regardent.


Gironde à cinquante ans, avec de jolies cuisses bien rondes et des lolos ! Vindiou ! comme ils disent en Lorraine d’où il vient. Pour ça, elle a de sacrés lolos, sa Fernande !



Avec plusieurs pulls qu’elle défait patiemment, elle lui en retricote un à sa taille, bien plus joli, avec des bandes de différentes couleurs. Ça fait déjà un bout de temps qu’elle est dessus, mais ça avance ; ça avance et il l’aide. C’est bien d’être ensemble. Ils sont bien, là, tous les deux, assis sur les marches. Et puis aujourd’hui c’est le grand confort : ils ont trouvé un carton épais pour mettre sous leurs fesses.


C’est le bonheur tous les deux, depuis déjà… bin… ça alors, il ne sait plus trop !

Il s’interroge : Ça fait combien de temps, déjà ? ». Ne pas se souvenir, ça c’est pas possible. Il y a des choses qui sont importantes pour Fernand, comme de savoir le nombre d’années, à se sourire elle et lui, à se faire de la tendresse, à lui donner une caresse sur la joue de sa main rugueuse, celle des gens de dehors. Il en a fait des centaines, de ses petits bisous affectueux qu’il a déposés sur le cou grassouillet de la femme qu’il aime tant. Pour le lui dire et aussi pour la faire rire !


Et là, c’est pas difficile : le simple souffle dans son cou quand il approche ses lèvres souvent gercées suffit. Et elle part dans des rires qui roulent au fond de sa gorge, entrecoupés d’un « Allez, arrête un peu mon grand fada, tu me chatouilles ! ». Il aime bien l’entendre l’appeler « mon grand fada », un mot de chez elle, le sud de la France, là où il y a du soleil pour empêcher les moins dix degrés d’hiver. Pas comme ici. Mais c’est loin le midi, et il sait qu’il ne l’emmènera pas là-bas. Tant-pis.


« Au fait, je pensais à quoi au départ ? » se demande Fernand. « Ah oui, je me souviens ! Combien d’années ensemble, la Fernande et moi ? J’ai oublié, mais je sais encore compter ! Autant regarder dans l’album ».


Il pose la pelote qui ne tourne plus dans sa main depuis un moment déjà. Et c’est là qu’il voit que Fernande le regarde avec un sourire indulgent et plein d’amour.



Il prend son cabas qui est derrière son dos et il en sort un vieil album photo, sans photos. Ils n’en ont plus. Alors, pour se souvenir, ils se sont dit qu’ils les remplaceraient par des ailes de papillons. Un papillon par mois, pour continuer à compter, parce que c’est important. Et ils font cela depuis le premier mois où ils se sont rencontrés après un « malade, plus de boulot, plus d’argent, plus de maison ». Le « plus de famille », ils l’avaient déjà ; alors, le plus beau de tout, c’est devenu « eux deux », main dans la main au milieu de Paris, la ville lumière.


Ils ont coquiné aux beaux jours, dans les parcs publics qui restent ouverts la nuit, dans les renfoncements d’immeubles, dans les ascenseurs, suspendus entre le plafond et la terre. Sous les halls d’entrée des petits supermarchés de quartier, ceux dont ils ne connaissent le dedans que pour la clim’ en été et le chauffage l’hiver, là où les gens disent que la qualité ça vaut des fois mieux que la quantité.


Mais l’amour, ça se mange avec le cœur ; alors, à l’heure des câlins, les vitrines comme ça, ils ne les regardent pas, parce qu’en définitive, ils ne manquent pas du principal. De l’amour avec les yeux, ça ils l’ont fait beaucoup, souvent, au milieu des autres qui ne voyaient rien. Et il y en a eu bien plus que le nombre d’années, bien plus que le nombre des mois, des petits clins d’œil complices pour se faire croire que Fernande fait très bien la Marylin au-dessus d’une bouche de métro en riant de bon cœur. Ils savent bien que le ciné ça ne réchauffe pas les jambes ! Mais ça fait du bien de plaisanter, même si après c’est pour s’allonger sur la plaque et se tenir chaud avec Fernande dans ses bras, sans rien faire ou presque. Juste une main glissée dans le pantalon de l’autre pour se faire du bien, autant que pour se réchauffer les mains. Un petit bout de paradis, un morceau de bonheur, ça attendrit le cœur et ça apaise les corps.


Faut quand même garder de la droiture et de la dignité ! Et avoir du plaisir de vivre, d’aimer et de partager le corps et les caresses, même si on ne peut pas jouer aux sexes tout le temps, ni partout. Parfois on ne peut pas, tout simplement. Dame, la nature ça ne se commande pas ! Parfois on n’a pas l’envie, mais aussi ça arrive de ne pas se faire de tendresse parce qu’on est fatigué.


Mais le plus souvent ce sont des émerveillements de tout, sur tout, comme ça, pour rien. Comme de se trouver beaux et si fiers de n’arriver à voir que le beau. Des moments tout simples et magnifiques. Une petite ride de plus qui rajoute un rayon dans le pli des beaux yeux bleus de Fernande. Les rides du sourire. S’en émouvoir, ce qui donne envie de partager la tendresse, puis un peu plus avec l’intimité à deux.


Un gémissement de plaisir avec de la jouissance qui arrive pour elle, grâce à son doigt d’homme dans le minou. Des frémissements quand il se lâche, emporté par le plaisir avec la main de sa femme qui sait très bien comment faire. De la pudeur et du respect à foison quand il rentre son sexe dans celui de Fernande pour de longues minutes ou des heures, à faire le mâle et la femelle de manière plus humaine que beaucoup d’autres…


C’est quelque chose, les rêvasseries heureuses de Fernand. Mais toutes ses pensées s’arrêtent d’un coup en l’entendant :



Ils ouvrent la première page et regardent. Ils sont magnifiques, les papillons !


Il y en a de nombreux sur chaque page. Ils tournent les feuilles et des souvenirs reviennent qui font chaud au cœur. Les vrais papillons, quand ils les attrapent ou les ramassent dès les premiers beaux jours jusqu’à l’automne, avec des éclats de rire et des taquineries bien agréables, comme des enfants heureux. Puis une caresse sur les ailes pour en recueillir la poudre fine qui leur donne leurs couleurs et l’instant d’après, d’un geste malicieux vite fait, voilà la Fernande qui poudre le bout du nez de Fernand. Ça en fait beaucoup trop, des vraiment bons souvenirs, pour tout raconter !


Ensuite il y a les « faux » papillons, qui remplacent les autres à la mauvaise saison. Ça, c’est une occupation sérieuse. Choisir leur préféré sur des feuilles de pub’ ou de magazines, les déchirer soigneusement et les fixer avec précaution et soin dans l’album avec des bouts de chewing-gum. Sans oublier le baiser d’amour pour fêter ça ! Il n’y en a pas beaucoup, des gens qui ont un album de souvenirs comme celui-là. Il y a même de grandes chances qu’il soit unique !


Ils sont bien nombreux, vraiment bien nombreux, tous ces papillons ; et d’un échange de regards, ils se disent qu’ils n’ont pas envie de les compter. Après tout, l’important c’est qu’ils soient là et qu’ils les regardent ensemble.


Mais ils en ont beaucoup d’autres, des ailes de papillons, bien plus qu’un par mois. Un par mois, c’est pour l’album ; alors les autres, ils les sont empilés dans une petite boîte ronde en métal. Une magnifique collection. Ils en sont fiers. Leur manière à eux de rêver de voyages, à défaut d’y partir.




—oooOooo—







—oooOooo—




Alors, il n’est pas beau, Fernand ?


Peut-être que si, avec un cœur gros comme ça… à donner à cette femme un peu ronde, mal fagotée, mais si rigolote, optimiste et malicieuse. Elle est la joie de vivre dans son chemisier blanc passé qu’on n’échangerait pas pour deux sous. Tant pis pour eux, les autres ! Elle y cache des trésors entre ses deux seins bien ronds, bien fermes, bien roses, même l’été, à ne pas faire de bronzette sur la plage. Et c’est pour lui, ce qui frappe bien fort dans cette belle poitrine.





—oooOooo—




Il est revenu aujourd’hui, rive droite, sur les premières marches de l’escalier, pour regarder la plaque de bronze de Guillaume Apollinaire, tout comme hier quand ils étaient prêts à partir. Il soupire. Puis il traverse le pont tranquillement ; il prend le temps, il traîne des pieds.

Ensuite il descend la rampe qui est en amont de la Seine, celle qu’il a prise si souvent avec sa Fernande et qui mène sur le quai du port de Javel-bas où ils attendent le bus de 19 h.


Il y a l’eau qui le sépare de la statue de bronze « L’Abondance » accrochée à la proue de son bateau pour faire pilier avec le pont. C’est elle, la belle qui ne rend pas Fernande vraiment jalouse. Juste un petit jeu entre eux, histoire de dire.


Elle fait face à la Seine, la dame de bronze. Il sourit. C’est dur, mais il sourit quand même, en pensant que la vie c’est comme ça, et que la statue est comme sa Fernande. « Tu ne pourras pas, belle femme, même tournée vers l’amont, comme si tu voulais remonter le cours de l’eau ; non, tu ne pourras pas revenir en arrière… ».


C’est vrai qu’il est particulier, le pont Mirabeau, avec ses deux piles représentant deux bateaux. Celui près de la rive Droite descend la Seine, tandis que l’autre sur la rive Gauche semble lutter contre le courant pour remonter le fleuve. On ne voit que les extrémités des navires où sont embarquées quatre sculptures en bronze de femmes nues naviguant deux par deux.


Les nymphes installées à la proue emmènent l’embarcation droit devant et font face à la Seine : « La Ville de Paris » sur la rive Droite, « L’Abondance » sur la rive Gauche. Sur l’arrière des bateaux (la poupe), les statues tournent le dos à la Seine ; « La Navigation » vogue sur la rive Droite, et « Le Commerce » fait de même sur la rive Gauche.


Ils aiment tellement ce pont, l’un des plus beaux de Paris d’après les autres ; mais pour eux, il n’y en a pas de plus beau et ils ne se lassent pas de venir lui dire un petit bonjour chaque après-midi d’hiver. Car elles sont comme eux, les statues, à faire des voyages sans bouger, autant que les ailes des papillons.


Mais Fernand, aujourd’hui, n’est pas venu que pour admirer une fois de plus leur chère statue : non, il a à faire.


Le voilà qui regarde à présent les cimes des arbres pour voir le sens du vent. Il y en a, tant mieux ! Il bouge un peu à droite, se déplace un peu plus à gauche. Il recule. Non, c’est de trop. Il avance d’un pas. Là, c’est bien, juste là ! Pour s’en convaincre, il mouille de salive son index et redresse son bras bien droit, face au vent. Le côté de son doigt sèche très vite juste où il faut.


Il pose la boîte en métal à ses pieds, leur boîte. Il l’ouvre, il y plonge sa main et touche les ailes, les mélange, mais pas trop, comme s’il voulait en aérer le contenu pour faire une transition avec le vent de dehors, celui des grands froids. Puis il les prend toutes, jusqu’à celles du fond qui sont enfermées dans la boîte depuis bien longtemps.


Il lève les bras au ciel, comme lorsqu’on veut faire envoler une colombe, puis il donne une pulsion à ses mains en les ouvrant en grand, comme lorsqu’on lâche la colombe pour l’aider à prendre son envol.


Les ailes des papillons sont emportées par le vent. C’est beau de les voir arriver juste sur la statue. C’est ça qu’il voulait : une envolée jusque là-bas. Sur ses pieds, sur son bras tendu qui tient la grande trompette ; c’est comme ça qu’il l’appelle : la grande trompette. Les chanceux se posent sur ses seins. Pas mal, la poitrine de la statue ; mais vraiment pas mieux que les lolos de Fernande, c’est sûr !


Voilà, c’est fait. C’est comme ça qu’elle voulait que ce soit fait. Elle lui a demandé : « Mon Fernand, va faire envoler les ailes de nos papillons, parce que les voyages en bateau, je ne pourrai plus en faire… ».

Il lui a répondu pour la rassurer : « T’inquiète pas, ma Fernande, il y a d’autres manière de voyager ! ».


Il avait tellement froid aux mains qu’il n’a pas pu la rattraper quand elle est tombée dans l’escalier. C’est un coup de pas de chance, c’est tout !


Il referme la boîte en métal. Un coup de vent balaie le quai en faisant s’envoler les papiers qui traînent par terre et qui retombent aussitôt sur le sol.


Tiens ! Il y en a un… Il s’approche et le ramasse. Mais oui ! Ça, c’est une drôlement bonne idée !

Une enveloppe chiffonnée, mais avec un joli timbre. Un vraiment joli timbre qui vient de loin, en plus. Il savait bien que les voyages, ils en feront d’autres, autrement. Et un timbre, dans leur boîte, maintenant qu’elle est vide, ça fait un beau cadeau pour sa Fernande. Il le détache de l’enveloppe. Celui-ci, c’est le premier ; un palais avec « souvenirs de vacances » écrit dessous, celui qui dit que la vie continue.


Il est heureux et se dépêche de retrouver sa femme à l’hôpital.


C’est elle qu’il pourrait traiter de fada ! Pensez-vous, elle a eu si peur en tombant hier, si mal sans pouvoir se relever, qu’elle a cru qu’elle allait mourir ! Et il l’entend encore le supplier de venir libérer leurs papillons. Tout ça pour une jambe cassée !


C’est pas le tout ; il ne lui reste pas beaucoup de temps, pour toutes les choses importantes qu’il a à faire cet après-midi, avant de revenir ici. C’est là que s’installe le bus de la tournée de maraude de l’asso où il tient à donner la main « pour gagner son pain et sa soupe », comme il dit.


Et il va demander comme tous les soirs d’hiver aux gens du dehors qui sont comme lui :