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Temps de lecture estimé : 26 mn
09/03/13
Résumé:  Axel arrive dans un nouveau lycée et fait la connaissance de Cassandre. Histoire d'un coup de foudre, histoire simple et sans prétention, pétrie de clichés. À ne pas lire. Mais agréable à écrire.
Critères:  jeunes couleurs école amour nonéro exercice humour -coupfoudr
Auteur : Coqueluche      Envoi mini-message

Série : Cassandre

Chapitre 01 / 06
Coup de foudre et de poing au bahut



Sac en bandoulière et cœur en bataille, je me dirige vers le dit bâtiment aux couleurs lavasses striées de fissures raccommodées à coup de ciment gris. Charmant ! me dis-je, pour un lycée privé censé être cossu… Encore un changement de ville, encore un changement d’établissement scolaire : ça fait trois en six ans. On n’arrête pas de déménager, mon père et moi ; rapport à ses changements d’affectation. Normalement, cette fois, c’est pour un bout de temps…



Il me connaît pourtant. Des amis ? …J’en ai pas. Il faut dire que je suis du genre solitaire et maussade. Un hérisson ! Quand on m’approche, je dresse mes piquants… Hérisson, mais sans élégance !



Voilà… E13. Petite plaque de plastique blanc fendu sur la porte. Et derrière, un murmure confus. Combien de gus vont soudain concentrer leur regard sur ma pomme ? Les yeux, c’est toujours comme des pelotons d’exécution prêts à faire feu sur moi. J’aime pas ça. Je déteste… Alors je me fais une tête de pitbull mal embouché, histoire de faire comprendre qu’il ne faut pas venir me faire chier !


Je frappe, j’entre… regard vissé sur la prof, une cinquantenaire à lunettes, haute comme trois pommes et toute bleue ! Sans blague… Des cheveux bleu méthylène aux escarpins en passant par la veste et la jupe… une silhouette de schtroumpf avec un regard noir. Pas le temps de souffler :



Hochement de tête.



Éclat de rire général dans la classe… Évidemment ! Peut-on être plus empoté que Charles Bovary ? Ben oui, moi ! Même la prof se fend d’un léger sourire amusé.



Bien entendu, les places du fond sont prises. Seul le premier rang compte deux sièges vides. Je me hâte de prendre place – histoire de retrouver une contenance un peu digne – près d’une fille brune qui tient obstinément la tête baissée, se cache derrière une longue frange à la Cure et a conservé sur elle son manteau rouge pétant de petit Chaperon… A-t-elle peur du loup ? Je sens trente ricanements silencieux qui viennent rebondir sur ma nuque à la façon de balles de ping-pong. Je me crispe… je me tends comme un arc… sur le point de décocher trente flèches de rage. Qu’on ne m’interroge pas ! Qu’on me foute la paix ! L’autre, le Chaperon rouge près de moi, après m’avoir lancé en coin un bref coup d’œil peu amène, se replonge dans ses graffitis : elle crayonne des petits personnages façon lutins tout autour des rares notes qu’elle a prises durant le cours. Au moins, elle ne va pas m’emmerder avec des questions à la con.



La prof me fixe, le regard sceptique… par anticipation ? Est-ce que je lui en pose des questions, moi ? Je soupire ostensiblement, prenant l’air le plus ennuyé possible. Ne la décevons pas !



Nouvel éclat de rire dans la classe, dont l’un, tout flûté, juste à ma droite… Je tourne la tête : c’est la chevelure ! Une crinière interminable, mais celle-ci d’une humanité bouleversante, qui me dissimule les traits de son visage. Rien que des cheveux… des cheveux qui rient dans la lumière de la fenêtre. Ça me fait un choc ! J’entends vaguement l’ombre azuréenne de la prof déclarer ironiquement qu’elle est contente d’accueillir dans la classe un « drôle de phénomène ! » Alors je la fixe et complète ma réponse :



Ça la cloue sec — et le bec avec — au tableau blanc de ses nuits noires, la prof en bleu. Commotion cérébrale en vue ! Charbovari n’est pas si bovin qu’il en a l’air. Ça fait une belle jambe au guérisseur de pied bot, parce que le regard qu’elle me lance ressemble étrangement aux deux orifices meurtriers d’un fusil à canon scié ! Elle va me plomber… me pulvériser… m’atomiser. E13, le chiffre porte-malheur.



Craint-elle le dialogue avec moi ? Quoi qu’il en soit, la classe a fait silence lorsque la voix glacée de madame Thomachevsky – est-ce que ça s’invente au Maghreb, un nom pareil ? – a annoncé notre entrevue à venir. J’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’un silence de condoléances.


Les remontrances ne sont pas aussi terribles que le laissait présager l’air rébarbatif de la prof. Elle se montre même très compréhensive. J’ai fait profil bas, bien entendu. Il n’était pas question de me mettre déjà à dos le corps enseignant.


Les jours passent. Comme prévu, je ne me fais pas d’amis. Certains et certaines ont essayé de m’aborder, mais je les ai vite découragés. Le silence est mon arme défensive. Pendant les cours, j’ai réussi à me faire une place au fond des classes. On ne cherche pas à m’en déloger. Tant qu’on me fiche la paix, ça va… Je ne suis pas le « bouc hémisphère » de la terminale L – un intellectuel de la classe avait beaucoup amusé Thomachevsky avec cette coquille dans sa copie. Finalement, je m’entends bien avec cette prof. Elle est intéressante et fait tout pour que nous progressions en vue de l’examen de fin d’année.


Pendant les récrés, je me mets dans un coin de la cour, sous le préau, loin de toute présence humaine, tranquille, je bouquine en écoutant de la musique… Mes premières notes sont bonnes. Surtout en français – paradoxe ! Tout devrait aller bien, au fond… Je devrais éprouver un certain bonheur.


Eh bien non ! Pas du tout. Il y a une brèche dans mon système de défense, et une sacrée brèche. Je savais que ça m’arriverait un jour… mais pas comme ça… pas pour « ça » ! Elle se nomme Cassandre, un nom qui en lui-même est déjà de mauvais augure, qui ne présage rien de bon ! En fait, c’est Mademoiselle Cheveux… celle à la crinière flamboyante qui lui descend en mèches blondes jusqu’en haut des reins. On ne peut pas la rater quand elle traverse la cour de sa démarche de reine hautaine. Elle sait qu’elle est belle, la gueuse ! La beauté scandinave dans toute sa splendeur… qui traîne dans son sillage une nuée de pingouins qui n’en peuvent plus de la courtiser… Et moi, comme l’imbécile que je suis, ethniquement son pôle opposé au vu de ma carnation caramel et de mes cheveux noirs, je bave comme un crapaud devant cette pâle colombe venue du froid…


C’est d’une attirance purement physique qu’il s’agit étant donné que je ne l’ai jamais approchée pour lui parler. Elle fait juste bouillir la marmite de mes hormones. Mais pour le coup, mes nuits sont blanches et humides… Je me raisonne comme je peux en me disant que les contraires m’attirent : quand on vient des zones désertiques qui ceignent Marrakech, la ville épicée aux teintes rouges et ocres, on ne peut que rêver d’horizons bleus et glacés. Bon, j’exagère ; je suis de la troisième génération d’immigrants marocains. Je connais peu le pays de mes racines paternelles. La faute au père qui veut à tout prix m’occidentaliser. Comme lui. Il ne renie pas son histoire : il la gomme, il l’efface, il veut seulement s’intégrer. Il épouse une Française de souche : et me voilà ! Victime schizophrène, désintégrée… et raide dingue d’un mirage scandinave.


Comment puis-je l’aborder ? Demandez à la lune de s’approcher du soleil… Alors, je me morfonds dans mes coins, dans les replis stratégiques des fonds de classe ; je me cache, je me tapis, je la guette. J’ai au cœur de mon cœur et au sein de mes neurones et dans le sang de mes organes, l’obsession obsédante de Cassandre. Jamais elle ne me quitte tout à fait. Elle est une lèpre qui me ronge.


Le soir, après les cours, je vais me défouler à la salle de boxe. Là, je donne toutes mes tripes dans les coups rageurs que je dépêche au cuir d’un sac de frappe. Pendant une heure et demie, je m’acharne… Je voudrais, en tapant sur cette saucisse suspendue, détruire le dieu injuste qui m’a fait naître pour souffrir. Souffrir de cet amour impossible. Souffrir de la perte de ma mère. Souffrir d’être ce que je suis… Quand je m’entraîne avec un partenaire, on doit parfois me calmer. Le coach m’engueule :



Il voudrait me voir travailler la technique, les déplacements, l’esquive… Moi, je vide mon sac. Des fois, ça fait des étincelles, mais comme il m’a à la bonne… peut-être parce que je boxe bien, il ne m’en veut jamais bien longtemps de ma fougue guerrière. Ça tient peut-être au sang chaud de ma race ! – Sale stéréotype raciste ! – Je sais qu’il voudrait que je me lance dans la compétition mais pour moi, c’est non ! Le sport, c’est juste du sport, une façon de me comporter en être humain pas en machine de combat obligée de se sacrifier en entraînements sans fin. Je rentre, je me douche et je me sens un peu plus paisible. C’est tout ce que je demande. Y a juste un truc qui me chiffonne, la présence dans la salle de boxe d’un visage connu, un type du lycée. Je sais seulement qu’il n’est pas dans ma classe, que c’est un boxeur peu doué… ou peu motivé. Mais il me regarde avec un drôle d’air que je n’aime pas.


Un jour, sur la cour, au moment de la pause de midi, un des gars de la classe m’interpelle. Éric, il s’appelle. Cassandre l’accompagne. J’ai toujours eu horreur de ces mecs qui s’y croient : look de surfeur, assurance méprisante… cancres par avance excusés grâce au statut social de papa et maman. Je ne sais pas au juste ce que font ses parents, à lui, mais je gage qu’ils ne pointent pas au travail à la chaîne et ne sont pas syndiqués à la CGT ! J’ai un doute sur ses motivations : veut-il impressionner Cassandre ? Veut-il provoquer une altercation avec moi parce que je suis de là-bas ? Jusque là, tout allait bien pour moi. Personne ne venait me chercher des noises. Mais voilà qu’il me lance :



Je hausse les épaules. S’il croit que je vais répondre à sa pitoyable tentative d’humiliation, il se trompe lourdement. Je m’éloigne, il me suit.



Il en rajoute avec un ricanement railleur. Je me tourne vers lui. Il me semble que Cassandre tente de le raisonner car elle le retient par le bras et lui chuchote avec véhémence à l’oreille des mots que je n’entends pas. Je fais tout pour me calmer intérieurement. Quelque chose dans le regard de ce type me laisse à penser qu’il n’est pas dans son état normal. Il a peut-être fumé… c’est presque une banalité, ici. Tous les mecs fument, ou peu s’en faut. Il se dégage de l’étreinte de Cassandre et s’écrie qu’il n’aime pas les Arabes, qu’il y a trop de ces bouffeurs de couscous dans les parages. Des mots, mais c’est surtout son regard qui me défie. Je comprends qu’il veut la bagarre. Il n’en est pas question ! Quel lâche ! S’en prendre à quelqu’un comme moi… il me dépasse d’une demi-tête, le fourbe.


Je songe à papa : merci de m’avoir choisi un lycée privé rempli de petits bons aryens ! Alors qu’en face, au public, j’aurais eu plein de petits frères et sœurs… et qu’il aurait sûrement fait moins le fier, le Éric. Papa, à quoi pensais-tu quand tu as signé mon inscription dans ce bahut ?



C’est plus fort que moi : il faut que je réplique. Quelques badauds s’esclaffent… et parmi eux, je repère le moine de la salle de boxe qui semble se régaler. Ma sentence stupide a mis Éric davantage en rogne.



Cette fois, je vois en gros plan ses yeux aux pupilles dilatées, ses yeux vagues au blanc strié de rouge, incapables de se fixer sur moi. Pas de doute : il a fumé… et peut-être même picolé. J’en ai trop vu de ces regards pour ne pas en prendre conscience. Aussitôt je suis sur le qui-vive, je sais trop de quoi ils sont capables ces camés, surtout quand ils sont en état de descente. J’entrevois Cassandre qui le retient par le bras. D’un geste brusque, il se dégage. Je ne veux pas d’affrontement. J’ai toujours trouvé ça con, les combats entre petits coqs de banlieue, capables de dégénérer en combats de gangs… J’en ai tellement vus qui se terminaient à l’hosto. Je veux tourner les talons. Mais il me retient brutalement.



Je ne le laisse pas finir sa phrase. Réflexe de boxeur : j’ai entraperçu son bras qui s’armait pour m’envoyer un coup de poing… Paf ! Dans le pif ! C’est le mien de bras qui est parti tout seul, sans penser. Mon poing s’est écrasé sur son nez, le transformant en jolie fraise dégoulinante de jus rouge. Le bruit de craquement de l’os en a fait tressaillir plus d’un, parmi les spectateurs. Moi aussi.


Il a titubé, sonné, incrédule. Déjà à demi dans les vapes. On s’est écrié, on s’est indigné. J’ai entendu des cris et des insultes. Mais personne ne s’est mis en travers de mon chemin lorsque j’ai fendu le cercle des badauds, pas même le moine bourru de la salle de boxe. J’ai cependant compris que lui et cet empaffé d’Éric étaient de mèche. Je me suis dit, aussi, que j’étais dans la merde !


Éric s’est retrouvé à l’hosto — je l’avais bien prédit ! Et moi, chez le dirlo ! Avec mon père… Embêté le dirlo, la famille d’Éric ayant porté plainte. Il veut calmer le jeu. Il récapitule les circonstances et pour le coup, j’ai l’impression que Cassandre a pu l’informer de l’enchaînement réel des événements… qui d’autre sinon elle ? En outre, comble de satisfaction pour moi, il est avéré que mon adversaire avait bien fumé et avait même abusé de la bière… Étant donné son comportement agressif, l’hôpital avait décidé de lui faire une prise de sang.


Papa reste neutre, impassible. Il écoute, sage comme un Émir du désert, un Cheik qui contemple l’insecte proviseur s’agiter dans son bocal. Il ne me défend pas, mais ne me fait aucune remontrance ; du moins pas dans ce bureau. J’ai peur que ce ne soit ma fête à la maison bien que ce ne soit pas son genre de me faire des reproches. Il faut dire que j’évite de lui en donner l’occasion.


Par contre, il hausse le sourcil quand le proviseur m’explique avec un brin de condescendance qu’ici, les problèmes ne se règlent pas à coups de poing ! Je tique aussi sur le terme ici. Veut-il dire chez nous, en France par opposition à chez vous au Maghreb ? ou dans cet établissement ?



En rentrant à la maison après cette entrevue, j’ai souri quand mon père a déclaré – et m’a absout d’un seul mot : raciste ! Il me comprend. Nous nous comprenons. Je n’ai pas eu de reproches, même quand le conseil de discipline a décidé de m’exclure huit jours. Huit jours de mise à pied, autant dire huit jours de congés… C’est bien !


Le deuxième jour de mon exil, à 17 heures 15, ce mardi de fin avril, on frappe à la porte. J’ouvre. C’est comme si une grande bouffée d’air du nord de l’Europe scandinave venait s’engouffrer dans l’appartement : Cassandre ! Je reste aussi bête qu’un poisson qu’on vient de jeter sur le pont d’un chalutier : gueule ouverte, œil écarquillé, écailles frétillantes ! Elle, a l’air gêné.



Comme je suis dans un état proche de la catatonie, je bredouille n’importe quoi.



Elle sourit en répondant :



En effet, je ne suis pas drôle… mais elle a quand même fini par entrer et s’asseoir sur le canapé. Elle accepte une tasse de thé que je lui sers à la marocaine, en hauteur pour produire de l’écume à la surface du verre – j’ai même pas pris de tasses ! J’ai ajouté des cornes de gazelles dans une assiette. Je m’assois face à elle dans un fauteuil. Quand elle a goûté la pâtisserie, elle s’est exclamée :



Elle rosit joliment, toujours un peu gênée. C’est notre avantage à nous : personne ne s’aperçoit qu’on rosit ! Ou qu’on rougit ! Mais pour eux, les Blancs, tout se lit sur leur visage grâce aux changements de couleurs.



Aïe ! Mauvaise question. Mais « elle ne pouvait pas savoir » comme on dit chez les Occidentaux qui ne savent pas qu’il y a des questions qu’on ne pose pas. Je fais « non » de la tête.



Elle hoche la tête et me fait remarquer que j’ai une drôle façon de m’exprimer. Le un mien cousin a dû la surprendre.



Je rajoute, changeant de sujet :



Elle garde les yeux baissés. J’ai du mal à croiser son regard délavé… bleu banquise. D’ailleurs, j’ai remarqué qu’elle avait pour habitude de laisser des mèches lui barrer le visage comme si elle voulait dissimuler ses expressions… Un peu comme le Chaperon rouge ! Elle soupire… puis finit par lever la tête et me fixe sans détour, cette fois :



Ça me refroidit un peu. Si je dois affronter ce genre de phénomène, je ne crois pas que j’aurai beaucoup de supporters derrière moi.



Elle écarquille ses yeux bleus qui deviennent des fjords riants sous le soleil.



Elle s’arrête soudain comme si elle en avait trop dit.



On parle comme ça, une petite demi-heure ou une petite heure. On est sur la même longueur d’onde, ça se fait sans artifice, naturellement. Je me souviens pourtant avoir entendu par inadvertance des remarques désobligeantes sur elle au lycée. « Elle est cinglée cette meuf… Elle te laisse l’approcher, genre j’te kiffe… et puis la minute d’après, elle t’envoie chier ! »… « Avec elle, tu sais pas sur quel pied danser… »… « Cassandre, elle est pas bien dans sa peau… elle disjoncte comme une nympho qu’assume pas… »


Je ne la reconnais pas dans ces discours de mecs en manque. Mais j’apprends que son père est vétérinaire, sa mère infirmière, qu’elle est fille unique. Milieu petit-bourgeois (elle crache ces mots !). Parents ouverts, tolérants, bien sûr – c’est dit sur un ton ironique, presque grinçant. Je vois… ?


Je vois surtout qu’elle donne le change. Pas de tenues équivoques… Tout dans sa façon de s’habiller est calculé. Rien d’ostentatoire. Pas de marques, pas de vêtements qui laisseraient penser qu’elle allume, robes sages ou jean neutre… Pourtant, là, je vois ses jambes, généreusement découvertes par sa position assise. La jupe noire est remontée jusqu’à mi-cuisses. Jambes croisées, jambes de gazelle… non, ça fait trop bled… de danseuse ? Trop occidental… Simplifions, de belles jambes, blanches et longues, des jambes fluviales qui donnent envie de rêvasser le long de leurs lents méandres.


A-t-elle surpris mon coup d’œil ? Elle rajuste sa jupe en rougissant… et plus encore, quand mon père surgit dans le salon. Il est entré dans l’appartement sans qu’on s’en rende compte. Lorsqu’il habite son uniforme, il impressionne. Cassandre se lève d’un bond, comme si elle était prise en faute… et la rougeur insolite de ses pommettes ferait presque croire qu’elle revient d’une randonnée en traîneau au pôle nord ! Je l’adore !


Papa sourit, la salue avec une sorte de révérence qui m’énerve. D’accord, c’est une Blanche… C’est pas pour ça qu’il faut la vénérer ! Ou alors, c’est parce qu’il la trouve trop jolie… Père concurrent ? En réalité, je sais qu’il est heureux que je reçoive « enfin » une amie à la maison… C’est vrai que ça n’a pas dû m’arriver une fois depuis le CM2 ! Sans rire.


Cassandre se dirige vers la porte. Elle semble pressée de partir.



Quelle drôle de phrase !… Qu’est-ce qui pourrait nous en empêcher ?



Son baiser claque bruyamment sur ma joue… elle est déjà dans l’escalier ! Ma joue vient d’être marquée au fer rouge de ses lèvres ! Et je suis en déroute !


Forcément, après ça, je songe, je récapitule, j’analyse chaque mot, chaque attitude. Je gis dans mon lit, œil vissé au plafond. Je me fais des plans. Pourquoi est-elle venue chez moi ? On ne s’était jamais parlé avant… juste Salut, ça va ? des trucs comme ça. J’ai du mal à croire que ce soit pour excuser l’autre grand con. Alors peut-être par culpabilité ? Mais de quoi ? Qu’a-t-elle donc à se faire pardonner ? Si Éric a joué les matamores, ce n’est pas de sa faute ! Elle l’avait peut-être allumé ? Mais non ! Elle m’a affirmé qu’elle ne l’appréciait pas. Il faudra d’ailleurs qu’elle m’explique cette histoire de salle de boxe. Ça m’a semblé la chiffonner… Pour prendre de mes nouvelles ? OK. Mais encore une fois pourquoi ?


J’écris MYSTÈRE ET MYSTÉRIEUSE sur mon cahier vélin super fin grands carreaux de 192 (!) pages. (Pourquoi pas 200 ?) Il me sert de pense-bête et de journal de bord… « Ô capitaine, mon capitaine » !… Puis je rajoute PUTAIN, QU’ELLE EST BELLE !… Je barre le mot « putain » qui ne va pas du tout… et je conclus, comme une sorte de provocation stupide : BANDANTE !


Au fond, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose en elle qui ne colle pas. Je la revois sur la cour du lycée, si sûre d’elle en apparence, hautaine, même. Comme si elle la jouait genre pimbêche. Elle semble contente de son succès auprès des beaux mecs du lycée, ceux qui font tourner la tête des autres filles. Pourtant, elle ne m’a jamais semblé en favoriser un… ou marquer davantage d’intimité avec celui-ci ou celui-là. Elle a même tendance à en énerver certains.


Mais c’est moi qu’elle est venue voir. Et elle m’a semblée beaucoup moins à l’aise. Presque gênée même. Alors, mal dans sa peau ? Intimidée ? Fragile ?… Mouais. Ce dernier adjectif me paraît étrangement bien lui aller. Je ne sais pas pourquoi… Intuition ? Sa façon un peu gauche d’arriver, de balbutier. La bougeotte sur le canapé, bougeotte qui a fini par remonter sa jupe sur ses si délicieuses gambettes !… Et puis cette façon presque compulsive qu’elle avait de frotter ses mains l’une contre l’autre… Son regard si souvent fuyant…


En fin de compte, j’ai le vague sentiment qu’il y a deux Cassandre. Celle qu’elle paraît être au bahut, l’enjouée, l’étincelante, la petite reine courtisée… Et l’autre, celle que j’ai rencontrée tout à l’heure, gênée, mystérieuse, inattendue… comme la partie cachée d’un iceberg.


Je ferme les yeux et la parenthèse de mes réflexions.


Elle est revenue le surlendemain. Cette fois elle m’a tendu un paquet qui contenait des éclairs au chocolat et au café.



On se bise. Elle entre, démarche gracieuse, plus assurée que l’autre fois. Elle a son sac en bandoulière ; elle en sort un petit dossier de photocopies qu’elle me tend.



On déguste les éclairs – terriblement bons –, on boit le thé en silence. On se regarde. On se sourit. Un peu de chocolat tache le blanc immaculé de ses incisives… Pas besoin de parler… Le silence n’est pas lourd. Aujourd’hui, elle porte un jean propret… adieu les belles gambettes, mais j’ai quand même remarqué qu’il moulait à ravir son très très joli postérieur.



J’aime bien la voir sourire. C’est comme découvrir une aurore boréale dans la banquise de ses yeux si bleus ! Je m’évertue donc à provoquer le plus souvent possible cette réaction chez elle.



Déjà, qu’elle s’inquiète pour moi, c’est plutôt bien.



Elle fait la moue. Aujourd’hui, son regard ne fuit pas. Il est franc… et interloqué, pour dire la vérité. Elle ne semble pas comprendre.



Je hoche la tête. Évidemment vu comme ça, mieux vaut que je me tienne à carreau, même si mon père pourrait, lui aussi user de son statut. Ce qu’il ne fera pas, de toute façon. Ce n’est pas son genre. Je hausse les épaules :



En plus elle a de l’humour… et elle rit. On dirait un ange au visage nimbé d’or pur dans la lumière de la fenêtre.



Elle est déjà levée. Je m’aperçois que nous avons la même taille, exactement. Des interrogations… encore des interrogations. Mystérieuse Cassandre qui s’intéresse à mon sort, je ne sais pourquoi, et qui me semble bien tourmentée.


A-t-elle évoqué mes prétendues menaces de faire appel à mes supposés copains du lycée d’en face ? Quoiqu’il en soit, lorsque je reviens au lycée le lundi suivant, on me fiche une paix royale, surtout Éric qui se tient à l’écart. On dirait qu’il m’évite… même si ses regards à mon endroit sont assassins ! Peut-être est-ce le proviseur qui lui a parlé.


Quelque chose a changé. Cassandre s’assoit à côté de moi en cours. Jugez de mon étonnement lorsque je l’ai vue résolument se diriger vers ma table au fond de la classe, dès la première heure du matin… Provocation ? Des silhouettes – très vagues, tant mon attention est concentrée sur sa présence à mes côtés – se sont retournées vers nous… curieuses.



Elle me cherche ou quoi ? Certes, on travaille sur le Moyen-Âge, la Chanson de Roland, mais elle est quand même culottée de me demander ça à moi qui descends en ligne indirecte de ceux qui, justement, ont été arrêtés à Poitiers. Comme je ne réponds pas assez vite, elle m’interpelle de nouveau :



Elle écarquille les yeux, fronce les sourcils, la classe s’esclaffe… Elle finit par avoir le regard qui frise, mais elle ne se laisse pas démonter :



Elle m’interrompt de nouveau :



Cassandre à côté de moi, a rentré la tête dans ses épaules… elle est secouée par le fou rire – ou pleure de honte ? D’ailleurs, la classe dans son ensemble, paraît s’amuser beaucoup. Je fais silence.



Ce qui est certain, c’est que j’ai produit mon petit effet sur la classe. Madame Thomachevsky, qui a eu la bonté de me laisser m’égarer de la sorte, semble, elle aussi, s’amuser beaucoup.




J’ai beaucoup aimé le regard de Cassandre sur ma personne, à la sortie du cours. D’ailleurs, elle n’était pas la seule à me regarder drôlement.



C’est vrai qu’elle a été très cool avec moi. Elle a laissé mon numéro se dérouler jusqu’à la fin. J’ai adoré ! Inventer des histoires, des absurdités, jouer des personnages qui m’ont fait sortir de moi. C’est à mon tour, cher Éric, de « faire le mariole » pour épater la galerie. Mais je ne fais pas dans le même registre que toi, mon salop. Ai-je impressionné Cassandre ? Elle a apprécié, sans aucun doute. Et, surtout, plus important, elle a libéré chez moi, des envies, des audaces que je n’avais pas auparavant. Jamais, avant de la rencontrer, je n’aurais osé faire ce que j’ai osé aujourd’hui. Faire rire, amuser ? Ce n’était pas du tout mon truc. Je crois bien que Cassandre m’humanise !