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Temps de lecture estimé : 18 mn
22/08/13
Résumé:  La vie... Ce que nous sommes, tous différents et comment on devient ce que l'on est...
Critères:  nonéro portrait
Auteur : Gilles Lapouge            Envoi mini-message
La nouvelle année

Ils étaient quatre garçons…


Quatre copains inséparables profitant de leurs jeunes années en s’amusant beaucoup et en refaisant le monde à l’occasion, autour d’une table ou d’un feu de camp. À jeun dans la journée, mais souvent éméchés le samedi soir et parfois fin saouls en fin de nuit, tout leur était prétexte à se retrouver pour se distraire et discourir.


Jacques, l’intellectuel, grand amoureux des utopies les plus folles qu’il prenait néanmoins très au sérieux, lançait des idées comme on lance des balles, juste pour les voir rebondir dans toutes les directions possibles.


Hervé ne vivait que pour les filles. Séducteur impénitent, il les collectionnait. Faut dire qu’il était plutôt joli garçon et qu’il n’avait pas beaucoup d’efforts à faire pour les cueillir. Il s’enflammait comme une brindille sèche en plein mois d’août et se consumait tout aussi vite. Heureusement, il n’était jamais à court de combustible. L’élue du jour, la reine du moment, ne vivait près de lui le plus souvent que le temps d’une rose, l’espace d’un matin. Mais le plaisir qu’il prenait à goûter son parfum n’était jamais feint. Hélas, il ne savait pas rompre. Aussi ses aventures se terminaient-elles toujours assez mal.


Fabrice, petit et rondouillard, trimballait dans les poches profondes de son jean bien trop large, un optimisme à toute épreuve. Il adorait faire enrager Jacques dont le sérieux l’amusait particulièrement. Excellent boute-en-train, il alimentait par sa bonne humeur les réunions de la bande car il voyait toujours le côté sympathique et rigolo des choses et des gens. Il était de ce fait impossible d’étaler devant lui la moindre contrariété, sans qu’il s’empresse aussitôt de la tourner en dérision. Combien de baffes amicales sa nuque avait-elle amorti ? Nul ne saurait le dire tant il en avait reçues. D’ailleurs, chaque fois qu’il intervenait dans une discussion, il rentrait souvent le cou dans les épaules dans la perspective de la gifle qui ne manquerait pas d’atteindre son occiput. Seul Jacques pressentait, derrière cette attitude désinvolte de Fabrice, un grand manque de confiance en lui.


Mathieu, costaud et bien bâti, parlait peu. Il écoutait par contre très attentivement ses camarades, sans qu’il soit possible de savoir ce qu’il pensait. Il réagissait rarement, sauf lorsqu’il se trouvait directement concerné. Dans ce cas, ses réponses se limitaient à quelques onomatopées, genre « oui » ou « non » et personne ne parvenait à en tirer davantage. Si l’on insistait, il grognait ou tournait les talons et la question posée demeurait le plus souvent sans réponse. Mais une chose était sûre, il aimait ses potes, cela ne faisait aucun doute. Il s’inquiétait ainsi d’une absence prolongée ou compatissait aux peines et aux malheurs de ses amis, à sa façon plutôt bourrue mais sincère. Ce qui ne manquait jamais de faire rigoler Fabrice, qui seul pouvait se permettre de le chambrer. Mathieu aimait les voitures, entretenant la sienne, méticuleusement. Il se méfiait des filles, trop promptes à le désarçonner, et il veillait sur la sécurité du groupe lors des sorties. Il était celui qui ne boit pas et qui conduit.


Un soir de beuverie particulièrement arrosée justement, ils se retrouvèrent chez Jacques qui annonça brusquement :



Le silence se fit. Fabrice regarda Jacques en rigolant.



Personne ne fit attention à lui. Jacques poursuivit :



Et il baissa promptement la tête, évitant la baffe qui n’allait pas manquer d’arriver à sa droite ou à sa gauche.



C’est la vie qui, en fait, prit le relais de la proposition de Jacques. Le groupe se dispersa, sans l’avoir décidé, comme il est fréquent lorsque les années passent, et que chacun s’en va de son côté. Devenu professeur de philosophie, Jacques fut nommé dans un lycée du nord de la France. Hervé, employé de banque, visita également du pays, au gré de ses mutations successives. Mathieu, représentant chez Citroën, resta dans les voitures et Fabrice se fit embaucher par un artisan, spécialisé dans les entretiens et les créations de jardins. Ce fut le seul qui resta dans sa région d’origine.


Ils se rencontraient de temps en temps, mais jamais ensemble. Pris par leur métier et pour trois d’entre eux par leur famille, l’amitié d’autrefois se dilua dans les méandres du temps.


C’est Mathieu, sans doute le plus nostalgique, qui lança l’invitation. Il proposa aux trois autres de fêter le nouvel an chez lui, à Beauvais. Il les prévint longtemps à l’avance afin de permettre à chacun de s’organiser pour assister au rendez-vous.


C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent, vingt ans plus tard, un 31 décembre, chez Mathieu. La journée fut agréable, comme on pouvait l’imaginer. Un peu gênés en arrivant, car le groupe s’était agrandi des épouses et des enfants, tout se déroula ensuite dans la bonne humeur.


Le soir, les enfants couchés, les quatre amis, repus et passablement éméchés, se retrouvèrent à fumer dehors, malgré le froid, autour des cendres du barbecue.


Le champagne continuait de couler à flots.



Tout le monde rit et Hervé ajouta :



Mathieu, comme à son habitude ne disait rien, mais il écoutait attentivement Hervé et Jacques parler de lui, comme s’il n’était pas là. Il retrouvait ses amis et, dans sa poitrine, il sentait son cœur battre, comme autrefois. Il était heureux. Il sentait la chaleur de l’amitié l’envelopper de nouveau, comme lorsqu’ils étaient jeunes et insouciants. C’était bon d’avoir chez lui cette femme qu’il aimait, c’est vrai, tendrement, et ce soir, ses amis retrouvés. Le feu s’éteignait doucement. Il frissonna. Ne sachant pas si c’était de froid ou d’émotion, il rajouta, dans le doute, un peu de bois dans le barbecue.



Fabrice posa son verre de champagne sur le rebord du barbecue et s’éloigna.



Il ne fallait pas compter sur Mathieu pour expliquer davantage. Déjà, il en avait beaucoup dit. Hervé et Jacques se turent et chacun des trois amis finit son verre en silence en fixant les braises.


Ils rentrèrent. Ils devaient passer la nuit dans la grande maison de Mathieu et repartir le lendemain. Mathieu et Hervé souhaitèrent une bonne nuit à Jacques et allèrent se coucher. Ce dernier resta seul dans le séjour. Il regarda la pendule. Deux heures du matin. Il alluma la petite lampe près de la cheminée et prit un livre sur la commode. Il ne parvint pas à se concentrer sur sa lecture. Il repensait à leur discussion, à leur jeunesse, à ce que chacun d’eux était devenu. « On devient ce que l’on est, c’est évident », pensa-t-il. Chacun de nous tisse sa toile à partir de son potentiel génétique, comme il le peut. On s’arrange tant bien que mal des nœuds de sa personnalité. Personne ne se connaît jamais vraiment. Alors connaître les autres ?… Mais le combat de l’homme contre lui-même est passionnant et respectable. Que faire d’autre d’ailleurs de sa vie ? Apprendre à se connaître, du mieux possible. « J’aime mes amis… et je suis seul », pensa-t-il.


Fabrice pénétra dans la pièce.



Fabrice sourit.



Jacques lui rendit son sourire.



Ils gardèrent le silence un long moment. Puis Fabrice se lança, brusquement.



Jacques attendit.



Fabrice s’interrompit. Les mots avaient du mal à sortir.





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