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Temps de lecture estimé : 7 mn
23/08/13
Résumé:  De nos jours, la chèvre et le loup...
Critères:  nonéro pastiche humour
Auteur : Gilles Lapouge            Envoi mini-message
Le retour de la chèvre de Monsieur Seguin



Imaginons qu’aujourd’hui Alphonse Daudet revienne parmi nous ! Peut-être aurait-il pu réécrire – avec plus de talent que moi bien entendu – l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin…

Imaginons, imaginons…








Monsieur Seguin n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.

Non seulement il les avait toutes perdues de la même façon, mais le retour de Blanquette – sa petite dernière – finalement redescendue de la montagne après quelques jours de cavale, et surtout le récit qu’elle lui avait fait de son escapade, l’avaient tourneboulé. Décidément, les biquettes n’étaient plus ce qu’elles étaient…


Quand elle avait sauté par la fenêtre de son étable, celle qu’il avait oubliée de fermer, il avait sonné de la trompe toute la nuit, espérant qu’elle l’entendrait et qu’elle reviendrait. Mais elle n’était pas revenue et, comme pour les précédentes, M. Seguin en avait pris son parti.

Quel ne fut pas l’étonnement du brave homme, lorsqu’il vit donc sa chèvre redescendre du flanc de la montagne, toute pimpante et toute guillerette. Heureux lui aussi de ce retour inespéré, il l’accueillit avec une joie non dissimulée, lui demandant en bredouillant, de vite lui raconter comment elle avait pu survivre à sa rencontre avec le loup !









Et voilà, brave gens, la véritable histoire de la chèvre de Monsieur Seguin, telle que l’a racontée Blanquette à Monsieur Seguin.


« Quand je sui arrivée là-haut, commença Blanquette, ce fut un ravissement général. Je n’avais jamais rien vu d’aussi joli. On m’a reçue comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu’à terre pour me caresser du bout de leurs branches. Les genêts d’or s’ouvraient sur mon passage, et sentaient bon tant qu’ils pouvaient. Il me semblait que toute la montagne me faisait fête. J’ai parcouru les étendues sauvages et fleuries de ce lieu paradisiaque en tout sens, broutant l’herbe verte, savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes…

J’ai rencontré aussi une troupe de chamois avec leurs compagnes qui ont été très gentils avec moi. On a bavardé. On a ri. On s’est bien amusé. J’ai passé une journée insouciante et merveilleuse…


Puis, tout à coup le vent a fraîchi. La montagne est devenue violette ; c’était le soir.

J’ai entendu un hurlement dans la montagne. J’ai repensé au loup, à ce que tu m’avais dit à son sujet, à tes mises en garde… De tout le jour je n’y avais pas pensé…

J’entendais ta trompe qui sonnait en bas, dans la vallée. Mais il était trop tard. La nuit tombait et je n’avais de toute façon aucune envie de redescendre.

C’est alors que je l’ai vu. Deux oreilles courtes, toutes droites avec des yeux qui reluisaient.

Je me suis sentie perdue. J’ai pris mes pattes à mon cou et je me suis enfuie, complètement affolée. C’est alors qu’à bout de souffle et terrorisée, j’ai retrouvé par hasard mes amis les chamois, qui campaient pour la nuit, un peu plus loin.


Bizarrement, le loup ne m’avait pas suivie. J’ai trouvé cela curieux car il aurait pu me rattraper facilement. J’étais morte de fatigue, épuisée par toutes ces roulades et ces gambades vespérales. Je me serais faiblement défendue et il n’aurait pas eu trop de mal à me terrasser.

J’ai raconté mon effrayante rencontre aux chamois, leur faisant surtout part de ma stupéfaction concernant la défection du loup.

Ils n’en furent pourtant pas étonnés…


  • — Ce n’est qu’un vieux loup solitaire, m’ont-ils dit. Un exclu, un oublié. Il n’y a presque plus de loups ici, dans cette partie de la montagne. Il t’a semblé effrayant, bien sûr, comme tous les spécimens de son espèce, surtout quand on en voit un pour la première fois, mais il n’est pas dangereux. Il rôde, il s’approche, mais il n’a sans doute plus assez de forces pour mener à terme une longue poursuite. Nous pensons qu’il a compris que ses jours sont comptés. Depuis que nous nous sommes aperçus qu’il ne présentait pas vraiment de danger, nous l’ignorons.
  • — Quand même ! ai-je rétorqué. Il est impressionnant !
  • — Tu t’habitueras. Dans quelques jours, tu ne feras même plus attention à lui.
  • — Pourtant, monsieur Seguin, chez qui je demeurais, en bas dans la vallée, me disait souvent quand je lui faisais part de mon envie de partir dans la montagne : Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu’il y a le loup dans la montagne… Que feras-tu quand il viendra ? Tu te souviens de la pauvre vieille Renaude qui était ici l’an dernier ? Une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc. Elle s’est battue avec le loup toute la nuit… puis, le matin, le loup l’a mangée.
  • — C’est du passé tout ça ! Il est ringard ton monsieur Seguin. Il y a belle lurette que les hommes ont fait partir les loups. Ils les ont tellement chassés qu’il n’en reste plus beaucoup. Quelques solitaires, comme celui que tu as vu mais guère plus. Peut être même est-il un des derniers. En tout cas, nous n’en avons pas vus d’autres. Les hommes nous ont bien rendu service. Au moins, maintenant, on peut vivre en paix. Brouter et se balader librement.

Je n’étais pas convaincue. Je revoyais le loup, immobile, assis sur son train de derrière, me regardant et me dégustant par avance. Je me souvenais distinctement combien je m’étais sentie perdue, face à lui. J’avais cru mourir de peur, même si en y repensant maintenant, j’avais bien remarqué chez lui comme une sorte de fatigue mais bon, pas question de s’attarder…


  • — C’est vrai qu’il n’avait pas l’air en bonne santé, ai-je dit à mes amis. Il paraissait plutôt maigre et décharné. Comme s’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours…
  • — Ne t’inquiète pas pour lui, me répondit une vieille chèvre. Qu’il crève ! C’est ce qui pourrait arriver de mieux.

Plusieurs jours passèrent. Nous n’avons pas revu le loup, et nous avons profité tranquillement du soleil et de l’herbe tendre de la montagne.

Je me sentais bien.


Et puis un jour, alors que je croquais au milieu de mes compagnons, une lambrusque à belles dents, nous vîmes un peu plus loin le loup, toujours solitaire, toujours assis sur ses pattes de derrière, qui lorgnait d’un œil concupiscent des petits agneaux en train de jouer près d’une mare.

Visiblement, ceux-ci ne l’avaient pas vu. Inconscients du danger, ils folâtraient près de la berge, buvant et s’aspergeant en riant.

Je sentis brusquement monter la tension dans le groupe. Le sang de mes compagnons ne fit qu’un tour. Ils se précipitèrent en chœur vers le loup afin sans doute de l’éloigner des petits, pensais je.

Je suivis donc le mouvement.


Le prédateur étonné, fixa un moment de ses yeux pointus et graves cette charge insolite, ne pouvant imaginer qu’elle était dirigée contre lui, habitué qu’il était à poursuivre plutôt qu’à être poursuivi.

Pendant un moment, trop étonné sans doute pour y croire, il ne bougea pas.

La troupe l’attaqua alors violemment, profitant de sa stupéfaction pour lui infliger de sanglantes blessures avec leurs cornes aiguisées.

Je me joignis à la curée, tout à coup bien décidée moi aussi à me débarrasser de cet encombrant voisin.


Remis de sa surprise, le loup se défendit vaillamment. Plus de dix fois, je ne mens pas, Monsieur Seguin, il nous força à reculer. Pendant ces trêves d’une minute, il léchait ses plaies en hâte et retournait au combat.

Mais il finit par céder devant le nombre.

Épuisé, il me regarda et, un court instant, son regard me parut refléter une tristesse infinie.

Je ne laissai pas la pitié m’envahir. Combien en avait-il tuées, lui, de petites chèvres innocentes, si tendres, si douces ? Et si ce n’était pas lui, n’était-ce pas son frère, ou bien quelqu’un des siens ?

Toutes, Monsieur Seguin ! Toutes vos protégées, vous le savez bien, vous ! Il les a toutes tuées et dévorées. Ah, je n’ai pas oublié l’histoire de la Renaude, vous savez !

Et, d’un coup de corne rageur, c’est moi qui ai achevé la bête !








Monsieur Seguin faisait la grimace. Il n’avait pas du tout l’air satisfait du récit que Blanquette venait de terminer, et surtout du méchant sourire qu’elle affichait.

Certes les loups étaient responsables de la mort de toutes ses chèvres, mais il n’aimait pas cette fin, et la façon dont sa pourtant si douce Blanquette et ses compagnons s’étaient débarrassés de leur ennemi héréditaire.

Il se sentait confusément une part de responsabilité dans cet assassinat. Car il avait en effet l’impression d’avoir entendu le récit d’une exécution, d’une mise à mort vengeresse, et cela le choquait.

Dans sa bouche, il sentait comme une amertume tenace. Il n’invita donc pas Blanquette à rester, ou même à se reposer un moment dans son étable.

D’ailleurs, Blanquette ne lui demanda rien. Elle repartit dans sa montagne, toute joyeuse, profiter de son nouvel espace débarrassé maintenant de tout danger.








Ce que n’avait pas raconté la petite chèvre, parce qu’elle l’ignorait sans doute, c’est que les agneaux qui jouaient près de la mare, ceux qui avaient involontairement provoqué l’attaque de leurs parents contre le loup, batifolaient là depuis fort longtemps. Et, comme seules sans doute les jeunes créatures en sont capables, ils s’étaient rapidement persuadés qu’ils ne risquaient rien.


À tort ou à raison, ils avaient senti que cette bête-là n’était plus dangereuse et ils l’avaient rapidement oubliée pour se consacrer au seul plaisir du jeu.




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