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Temps de lecture estimé : 8 mn
25/08/13
Résumé:  Il faut cultiver notre jardin - Voltaire "Candide".
Critères:  jardin
Auteur : Gilles Lapouge            Envoi mini-message
Le Pédoncule de l'enfer...




Antoine, le père de Julien, passionné de plantes et de fleurs, cultivait son jardin avec amour.

Chaque soir, après le travail, il passait deux ou trois heures suivant la saison, à biner, sarcler, arracher les mauvaises herbes, ou planter de nouvelles graines, surveillant la pousse et les floraisons comme un maître jaloux de ses possessions. Et tous les matins, avant de partir à l’usine, il parcourait les allées entourant la maison, vérifiant la bonne marche de l’arrosage automatique programmé, qu’il avait lui-même installé.


Après l’école, le petit Julien aimait bien lui aussi, avant de s’attaquer à ses devoirs, rejoindre son père et le regarder travailler, posant d’innombrables questions auxquelles son papa répondait toujours avec une infinie patience et beaucoup de rigueur.

Le mercredi après-midi, il aidait au désherbage, récupérant les petits tas de végétaux arrachés et vidant ensuite la brouette sur le tas de compost situé derrière la maison.


À force d’amour, d’attentions et de soins prodigués, le jardin pavillonnaire resplendissait et embaumait chaque printemps. Les voisins, admiratifs et un peu jaloux, venaient souvent demander des conseils à Antoine qui n’en était pas avare, pour leur propre jardin.


Un jour, alors qu’à son habitude son père arrachait les mauvaises herbes, Julien le vit examiner attentivement à ses pieds une sorte de petit végétal. Pas très haut, vingt centimètres à peine, dépourvu de feuilles et de ramures, il dépassait du sol comme un objet insolite et incongru au milieu de la verdure ambiante. L’enfant s’approcha et demanda ce que c’était.



Il déracina prestement l’importun et l’envoya rejoindre les autres déchets dans la brouette.

Le lendemain, exactement à la même heure et au même endroit, l’objet non identifié réapparut. Une nouvelle fois, Antoine l’arracha, intrigué. Cependant, avant de le jeter, il l’examina attentivement. Cela ressemblait à une courte tige, d’un vert pâle, absolument nue et dépourvue de racines.

Le jour suivant, même surprise, exactement au même endroit. Le jardinier, pourtant expert, y perdait son latin. Il décida de laisser les choses en l’état afin de surveiller la pousse de cet étrange pédoncule qui, assurément, n’avait pas du tout sa place dans son univers végétal.


Mais les jours suivants, le parasite ne grandit pas. Il conserva sa taille originelle et, si Antoine n’avait pas chaque soir, afin de pouvoir l’observer à loisir, arraché les mauvaises herbes autour de lui, elles auraient fini par le dissimuler tout à fait. Excédé, le jardinier arracha, une fois encore rageusement, cette verrue inutile et disgracieuse de son bel espace si bien entretenu.


Peine perdue ! Chaque matin, l’excroissance réapparaissait, prenant un malin plaisir à le narguer. Antoine consulta des encyclopédies, visita les sites Internet qui traitaient de plantes rares, arbustes insolites, graines parasites et autres habitants peu courants des parcs et des jardins. Sans succès.

Rien ! Il ne put rien découvrir concernant cet agaçant intrus ! Cela le minait.


Julien, désolé de voir son père soucieux et contrarié, ne savait que faire pour l’aider. La mère se moquait gentiment de son mari, sans cependant trop insister, car elle connaissait la susceptibilité à fleur de peau de son époux concernant tout ce qui touchait à sa passion.

Voyant que rien n’y faisait, Antoine, de guerre lasse, renonça finalement à arracher ce « Pédoncule de l’enfer » comme il l’appela, se résignant à l’entourer d’un massif de fleurs discrètes, mais de bon goût. Inutile de planter une garniture imposante, puisque ce « Machin ! » ne se développait pas.


Les mois passèrent. Chaque soir, avant de commencer l’entretien de l’univers végétal, notre jardinier pointilleux et obstiné, s’assurait que son « Pédoncule de l’enfer » demeurait invisible afin de ne pas perturber l’harmonie de ses créations.

Julien, en cachette, surveillait aussi.


Antoine mourut, à 58 ans, d’un infarctus, alors que son fils venait d’avoir seize ans. Tombé, un soir, dans son jardin, au milieu de ses chères plantes, il ne s’était pas relevé.

Son épouse qui ne s’intéressait pas plus que ça à l’œuvre de son mari, ne conserva autour du pavillon que quelques massifs qu’elle continua d’arroser et d’entretenir. Mais des pans entiers du magnifique jardin retournèrent à l’état de friche.


Julien n’avait pas hérité de la passion de son père. Ce qu’il aimait enfant, ce qu’il enviait et respectait surtout, c’était l’amour de son père pour son jardin. Il adorait voir le visage de son père, irradié de bonheur, quand il constatait que son travail produisait de splendides résultats.


Il savait que ce dernier, si méticuleux, avait beaucoup souffert de l’épine dans son talon que représentait le « Pédoncule de l’enfer ». Chaque jour, il avait vu cette blessure s’infecter davantage et, qui sait, peut-être avait-elle contribué, par son caractère malin, à sa disparition brutale.


Le jeune garçon fit des études brillantes, demeurant avec sa mère jusqu’à ses 21 ans.

Souvent, en rentrant chez lui, tard dans la nuit, il rendait visite au « Pédoncule de l’enfer ». Relégué au milieu des mauvaises herbes, lui seul s’intéressait encore à cette excroissance qui avait perturbé les dernières années de la vie de son père. La mauvaise herbe ne se décidait pas à disparaître. Même sans aucun entretien, sans arrosage, elle était toujours là, dans le même état, comme un défi invisible et incompréhensible.


Titulaire d’un master en sciences humaines et sociales, souhaitant devenir ethnologue, Julien obtint une bourse d’étude qui lui permit d’embarquer, à 24 ans, pour un long voyage d’études en Asie.


Plongé dans des cultures totalement à l’opposé de son éducation européenne, mais d’un tempérament ouvert et curieux, il prit un plaisir immense à découvrir d’autres cultures, écoutant longuement les autochtones évoquer leurs croyances et leur mode de vie. « Sur les traces de « Claude Lévi Strauss » ironisait-il pour lui-même, les « sauvages » le fascinaient. Il leur reconnaissait une sagesse réelle, aux antipodes de celle de ses amis « civilisés ». Leur calme, leurs croyances naïves mais non dénuées de fondement, leur bonne humeur, leur sens de l’hospitalité, donnaient à leurs existences une sorte d’ancrage dans une vie ou l’on prend encore le temps de regarder, de sentir, d’écouter, d’utiliser enfin ses cinq sens, ceux-là même que l’on a tendance à oublier lorsque soi-disant « On ne manque de rien ». Il n’y avait pas de lutte de pouvoir entre eux. Chacun jouait un rôle bien déterminé dans la société, sans jalouser la place de son voisin. Le partage allait de soi et les fêtes, toujours animées, s’inscrivaient tout naturellement dans la consolidation des liens entre les individus.


C’est au cours d’une de ses nombreuses escales qu’il rencontra un jour un curieux personnage. Au sud de l’Inde, plus précisément près des plages de Goa. Un brahmane discret, la plupart du temps silencieux, grand expert et amoureux, un peu comme son père Antoine, des plantes exotiques préservées de l’Andhra Pradesh.

Il cultivait, lui aussi, un immense jardin. Après des heures de silence passées en sa compagnie, Julien lui raconta l’histoire du « Pédoncule de l’enfer » qui sévissait toujours sans doute, dans les vestiges du jardin de son père.


Le vieux brahmane, tout maigre et tout ridé – comme on imagine toujours les vieux brahmanes hindous – hochait la tête en silence, intéressé. Fixant intensément le jeune homme, il réfléchit encore un long moment après que Julien se soit tu, et il dit :



Après avoir parcouru à pieds environ deux cents mètres, ils pénétrèrent dans un immense jardin. Le long des allées apparemment dessinées sans aucun plan d’ensemble, poussaient des plantes et des fleurs de toutes les couleurs possibles et imaginables. Julien qui, par son père s’y connaissait un peu, ne reconnut dans cet univers végétal, aucune espèce connue. La luxuriance de cet enchevêtrement de verdure, de ces motifs bigarrés, ne faisait pourtant pas du tout désordre mais inspirait au contraire au promeneur un sentiment d’harmonie apaisante, une impression de calme, de détente, qu’accentuait encore le mélange subtil de parfums délicats.

Magnifique !

Abasourdi, le jeune homme ne savait plus où poser les yeux.









De retour en Europe, Julien retrouva son travail à l’université, sa maison, ses amis. Sa mère le trouva changé. Plus calme, plus posé.

Elle le lui dit.



Aujourd’hui à la retraite, Julien, à la mort de sa mère, a gardé la maison où il habite encore. Le « Pédoncule de l’enfer » est sorti de sa gangue et chaque jour il donne naissance à une nouvelle plante inconnue.

Le jardin de son père se reconstitue lentement, tout seul…


Tout seul ?




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J’ai tenté d’écrire cette courte nouvelle "à la manière de" Dino Buzzati dont les merveilleux contes du « K », pleins de symboles poétiques et universels, continuent de m’accompagner. Ils ont développé en moi leurs ramures comme les branches et les fleurs de ce jardin extraordinaire que j’ai imaginé.