n° 15811 | Fiche technique | 14008 caractères | 14008 2489 Temps de lecture estimé : 10 mn |
21/09/13 |
Résumé: Rêves, cauchemars, ou réalité ? Un homme se retrouve malgré lui entraîné dans une quête improbable. | ||||
Critères: #nonérotique #fantastique | ||||
Auteur : Radagast Envoi mini-message |
Je me réveille en sursaut, en sueur, le souffle court. Comme depuis trois mois, je fais le même rêve. J’en redoute le sommeil…
Un manoir, au milieu d’un parc ; de grands et gros arbres s’y aventurent, éclaireurs de la forêt toute proche. J’arrive même à reconnaître les différentes essences : cèdres, chênes et hêtres trapus, et même un pin sylvestre tortueux. Des limbes de brume s’accrochent aux frondaisons et vêtent les troncs de voiles diaphanes. Un orage vient de sévir.
Le ciel, sombre, se reflète dans les rares vitres intactes des fenêtres. Quelques volets rougeâtres claquent dans le vent ; d’autres pendent lamentablement, larmes de sang sur regards noirs.
Le bâtiment, briques rouge terne sur calcaire blanc, semble quelque peu décrépit. Une tourelle brise la symétrie de l’ensemble. Le toit en ardoises luit sous la pluie récente ; quelques taches d’ombre marquent les lauzes manquantes. Un large escalier mène au perron ; une vigne vierge d’automne, rouge, s’accroche aux margelles.
D’un instant à l’autre je me retrouve dans le hall d’entrée. Un escalier monumental se matérialise devant moi. Et toujours à cet instant un murmure, une voix de femme qui susurre « Viens… », et de suite après, un cri à glacer le sang dans les veines, qui me réveille chaque fois en sursaut. Et aussi un regard – presque une image subliminale – un regard de femme, je crois, regard chargé de terreur. Je ne sais plus.
Ce rêve revient chaque nuit, même plusieurs fois par nuit.
Au bout d’un mois de ce traitement, je ressemble à un de ces morts-vivants des films d’épouvante de série Z. J’en perds même l’appétit, à tel point que mon patron s’en inquiète, craignant une sombre histoire de drogue.
Désespéré, je lui explique mon problème. Au lieu d’un éclat de rire et de quelques blagues idiotes, il me dit seulement :
Je prends rendez-vous et l’obtient de suite, recommandé par mon patron. Il me fait raconter mon histoire. Grâce à des amitiés, je passe un scanner rapidement et consulte un neurologue réputé. Je lui dessine le manoir, lui raconte mon rêve en détail. En vain, selon lui : je ne souffre d’aucune maladie mentale ; par contre, mon rêve est trop réaliste pour n’être qu’une illusion. Ai-je eu un traumatisme dans l’enfance ? Il est fasciné par mon cas, mais ne peut m’aider.
—ooOoo—
Sur un coup de tête, j’ai pris la route, au hasard. Je suis allé au bord de la Méditerranée, en Camargue. En Camargue au mois de novembre, ce n’est pas la joie ; pas de quoi me remonter le moral ! Personne sur la plage battue par le mistral. La mer agitée vient se fracasser sur le sable. De gros nuages noirs poussés par le vent fuient vers le large. Assis sur une dune, je méditais quand une brève éclaircie me permet de voir le soleil se coucher, au loin sur l’horizon.
Un frôlement sur mes jambes et je vois un chaton se frotter à moi. À quelques pas de là, un jeune enfant me regarde intensément. Je lui souris, attrape le chaton et lui demande s’il est à lui.
L’air grave, il me prend par la main et m’emmène vers l’intérieur des dunes. Un camp gitan se trouve là, caché. Quelques caravanes, un grand feu et des gens vaquant à leurs occupations. Deux jeunes se lèvent, peu amènes. Près du feu, un vieillard fait un signe ; les deux hommes me laissent passer, toujours guidé par l’enfant.
Le vieil homme est superbe : grand, maigre, la peau parcheminée mais le regard vif, gai. Il me fait asseoir près de lui. Sa main se pose sur la mienne ; ses vieux doigts me serrent le poignet.
Je me noie dans son regard, bercé par sa voix hypnotique.
—ooOoo—
L’aube se lève. Quelqu’un a mis une couverture sur mes épaules. Le chaton s’est lové sur mes genoux. Je n’ai pas fait de cauchemars.
Sur le conseil du vieillard, j’emmène le chaton : « Il t’a choisi. Tu es à lui. ».
Au volant de ma voiture, je réfléchis aux événements de la veille. Un pays de feu, une Vierge Noire ? Pourquoi pas l’Auvergne ?
Je traverse le Gard, la Lozère et la Haute-Loire, par de petites routes. Le temps ne s’améliore pas. Après Clermont-Ferrand, je voyage à l’aventure. Je me retrouve près du Puy de Graventille. Passant le petit col de la Tiretaine, je pile : là, devant moi, dans une vallée, un gros bourg avec deux clochers ; et à l’écart, en lisière d’une forêt, un manoir.
Je souffle longuement, mes mains tremblent. Il se fait tard : je trouve un hôtel dans cette ville, Bry-sur-Sarme. Je pose quelques questions à la patronne. Il y a bien deux édifices religieux : une église, et la chapelle de la Vierge Noire. Je la questionne sur le manoir ; peut-on le visiter ?
Et, presque gênée, elle me signale qu’il était hanté. Il ne faut pas y aller.
Je téléphone à mon patron et à mon psy pour leur annoncer l’étrange nouvelle. Tous deux me disent d’être prudent : je me range à leur avis, surtout après le voyage que je viens d’accomplir.
Je mange au restaurant du village, où je suis le seul client. Quelques vieux tapent le carton dans angle du bar tout en me jetant des regards en douce. Un étranger à cette époque, c’est rare… Et qui en plus pose des questions sur le manoir : il y a de quoi alimenter les discussions pendant plusieurs lustres.
Mon sommeil est de nouveau agité ; toujours ce même rêve.
Le matin, au lever du jour, je prends la direction du manoir. La nuit a été fraîche : une couche de glace et de givre recouvre la campagne. Au bout d’une route de terre, je vois un mur d’enceinte en partie en ruines ; des éboulements permettent de voir l’intérieur du parc.
J’arrête la voiture et pénètre dans le domaine par une brèche. Il est tel que dans mon rêve ; peut-être un peu plus de broussailles sur le sol. Le ciel est sombre, la brume est là. Un corbeau croasse dans un arbre. Lentement, j’avance jusqu’au perron. Je fais craquer les feuilles gelées sous mes pas. Des arbustes poussent dans les interstices des marches.
Avec difficulté, je pousse la porte d’entrée, aux vitres cassées. Des oiseaux ont édifié leur nid dans le hall. Des toiles d’araignées festonnent les murs et le plafond. Quelques rongeurs fuient ma présence. L’escalier monumental se dresse devant moi ; je suis irrésistiblement attiré par lui. Un lustre se détache et me tombe sur la tête, je sombre dans l’inconscience.
—ooOoo—
Il fait nuit ; des chandelles sont allumées dans le hall. Un homme monte lentement l’escalier, vêtu d’une veste de chasse et d’un pantalon « tuyau de poêle ». Noir de poils, une grosse moustache barre son visage, des rouflaquettes durcissent ses traits, grossiers. Lourd et massif. Il peut avoir quarante ans.
Il entre dans la pièce chichement éclairée par un feu dans une cheminée.
S’y trouve un couple. Un jeune homme en chemise et pantalon blancs. Glabre, les cheveux châtain, presque blonds, les yeux bleus, svelte. Il tient délicatement les mains d’une jeune femme.
Une jeune femme ; que dis-je : une princesse ! Une beauté noire aux traits hiératiques, peut-être une Peul. Les traits fins et délicats, les lèvres pleines, la chevelure faite d’une multitude de petites tresses tombant de chaque côté du visage. Elle me fait penser à une reine d’Égypte, Néfertari, dont j’ai vu la statue au Louvre. Une Néfertari noire d’ébène, vêtue d’une longue robe blanche qui dessine sa haute silhouette fine.
Elle regarde le jeune homme avec dévotion, un amour éperdu. Et ce regard, mon Dieu, ces yeux ! Grands, immenses…
Ce regard, je le connais : c’est celui de mon rêve.
Le quadragénaire avance d’un pas et gifle violemment la jeune femme. Sa lèvre éclate sous l’impact ; elle tombe lourdement sur le tapis.
Le jeune homme se jette sur l’intrus ; un combat farouche s’engage. Son adversaire a l’avantage du poids, lui de l’agilité et de la jeunesse. Il arrive à le frapper au foie. Le gros homme se plie en deux ; il le frappe au menton, allongeant son adversaire pour le compte. Il se précipite auprès de la jeune femme, lui caresse le visage, l’aide à se relever.
Elle se dirige vivement vers un meuble, y prend une petite chose emmaillotée. De petits cris s’échappent du paquet de linge. Elle le tient contre son sein.
Son compagnon l’entraîne par la main dans l’escalier. Lorsqu’ils arrivent à la porte du perron, un coup de feu retentit. Sur la plus haute marche se tient le gros homme, un pistolet à la main.
En bas, le jeune homme pousse un cri, vacille et s’écroule.
De nouveau il la gifle violemment. Elle s’effondre, inanimée.
Il transporte les corps dans une salle située sous la tourelle.
Lorsqu’elle reprend ses esprits, elle a une lourde chaîne autour du cou, reliée à un anneau scellé dans le mur.
Le jeune homme tousse ; un peu de sang suinte de ses lèvres, une large tache de sang macule son dos.
Elle essaie de le rejoindre, mais sa chaîne est trop courte. Elle griffe le sol pour tenter de lui prendre la main, en vain.
Il ne bouge plus.
Elle pleure, gémit, pousse des hurlements épouvantables. Les heures et les jours passent. Un faible soupir s’échappe de ses lèvres.
Et elle ne bouge plus. Amélie vient de rendre son dernier soupir.
—ooOoo—
C’est le début de l’après-midi lorsque je me réveille. J’ai le visage en sang. Je me dirige vers l’escalier en titubant. Je rentre dans la pièce. Une cheminée, quelques meubles, un moïse.
Un panneau de bois sur le mur semble disjoint. Je tire dessus. Un escalier en colimaçon apparaît. J’allume une bougie. Je descends.
En bas de l’escalier, une salle : la salle de mon rêve. Au bout d’une chaîne, un squelette gît à terre, son bras tendu vers un autre corps. Le sol est griffé sous sa main crispée. L’autre squelette est allongé, lui aussi une main tendue ; il ne leur manque que quelques centimètres pour se rejoindre.
—ooOoo—
Lorsque je reviens à l’hôtel, je fais mon petit effet. J’appelle les gendarmes et leur explique ma découverte. Ils viennent à deux, sarcastiques. Une demi-heure plus tard, toute la brigade est là.
Je réitère plusieurs fois mon histoire, mes rêves. Le gendarme est d’un naturel suspicieux ; il téléphone à mon patron et à mon psy.
Au bout d’un moment je vacille, au bord de la syncope.
Je suis emmené à l’hôpital local où je suis nettoyé, pansé, radiographié, recousu. Le médecin insiste pour me garder en observation.
Le chef de la brigade vient me retrouver dans ma chambre.
La nuit est tombée sur la ville. L’hôpital est calme. J’ai mal à la tête mais je trouve le sommeil facilement.
—ooOoo—
Je me réveille en sursaut et en sueur. Le manoir, je viens de le voir de nouveau ; et de nouveau, ce murmure : « Viens… ».
Une sensation d’urgence, de danger immédiat me saisit.
Je suis vêtu d’une chemise de nuit fournie par l’hôpital ; c’est donc les fesses à l’air et nu-pieds que je me précipite hors de ma chambre ; j’ai pris les clefs de ma voiture que les gendarmes ont ramenée. Deux infirmières poussent de grands cris alors que je m’éloigne. Je fonce à tombeau ouvert vers le manoir. ELLE m’appelle.
Dans un virage, une silhouette au milieu de la route. J’entrevois une jeune femme qui court. Je donne un grand coup de volant pour l’éviter, mais je perds le contrôle de la voiture, qui dérape. Un choc, puis mon véhicule part en tonneaux : un tour, deux tours, puis plus rien. Le trou noir.
On me tire, on me tapote le visage. Une voix féminine :
De nouveau le noir.
—ooOoo—
Des voix lointaines.
Je me réveille sans la salle de réanimation. Le médecin-chef est là.
Abasourdi par ces révélations, je reste coi. Je m’endors de nouveau.
—ooOoo—
Je me réveille dans mon lit d’hôpital. Sur un fauteuil près de mon lit, une jeune femme dort paisiblement. Elle a les mains bandées et un pansement sur le front.
Une jeune femme noire, belle comme une déesse, aux longs cheveux nattés finement ; des nattes africaines qui lui tombent sur les épaules. La femme de mon rêve.
Une infirmière entre, me sourit, regarde la jeune fille tendrement.
Il fallait vraiment que je vienne !