- — Bonjour monsieur Deschamps.
- — Oh… Quelle surprise !
- — Vous me reconnaissez ?
- — Bien sûr ! Quelle question… Bon, j’avoue que je ne me souviens pas trop de ton nom… je t’ai eue dans quel lycée déjà ?
- — C’est Aline. Aline Silva. Vous m’avez « eue » au lycée Zola…
- — Ah, oui ! Je me souviens maintenant. C’est que ça fait un paquet d’années… tu t’es inscrite dans cette faculté, ou tu venais juste me saluer ?
- — Je me suis inscrite comme auditrice libre. À vrai dire, j’ignorais que vous officiez ici. Je ne vous ai pas reconnu, même, au premier abord.
- — Eh oui, j’ai vieilli !
- — La barbe m’a décontenancée.
- — Elle en… décontenance… plus d’un, c’est vrai.
- — Hum… ça vous donne un petit côté philosophe « j’me la pète »…
- — Tu trouves ?… Oh, mes élèves de licence sont arrivés. J’ai été content de te revoir. Et on se reverra encore j’imagine ?
- — Hum… j’ai cours avec vous… je sors mon planning… vendredi, apparemment.
- — Entrez, installez-vous ! Et un peu de calme s’il vous plaît !
- — J’y vais, excusez-moi de vous avoir dérangé.
- — Non non, pas de problème ! À bientôt…
*
- — Salut ! Comment as-tu trouvé le cours ? Ça a réveillé de vieux souvenirs ?
- — Oui, c’est troublant. J’ai du mal à suivre… je n’ai plus le niveau.
- — Quel âge as-tu maintenant ? C’est que ça date, tes années étudiantes…
- — Oui, de quelques années…
- — Quelques années, d’accord… mais combien exactement ?
- — Une dizaine !
- — Tu as arrêté à quel moment ? Je ne me rappelle plus, excuse-moi…
- — Oui, nous avions arrêté de nous voir depuis un moment quand c’est arrivé… j’ai passé ma maîtrise.
- — Aah, d’accord ! Mais c’était avant l’instauration du master, alors ? Dommage ! Tu aurais pu avoir le niveau Bac+5 !
- — À une année près, oui.
- — Et c’est quoi, qui est arrivé ?
- — … Pardon ?
- — Tu as dit « quand c’est arrivé ». De quoi parlais-tu ?
- — Ah…
- — Comme tu le vois, nous avons vieilli, mais je suis toujours aussi curieux…
- — Je le constate.
- — Et toi, évidemment toujours aussi… secrète ?
- — Je croyais que vous ne vous souveniez pas de moi.
- — Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai encore en mémoire certains détails, apparemment ! C’est étrange, ça me vient comme ça, quand je parle avec toi. Quelques vieux souvenirs qui remontent à la surface !
- — Moi aussi je me souviens de certaines choses… Mais je peux bien vous le dire maintenant, je ne suis PAS secrète. Vous me l’avez effectivement reproché, à de nombreuses reprises, quand j’étais lycéenne.
- — Oh, « reproché » ! Allons donc.
- — Si si. Peut-être même que cela a participé à la fin de notre… relation.
- — Tu me gênes un peu, en parlant de « relation ». Tu sais je suis prof et…
- — Oui, décidément, vous n’avez pas changé. Curieux de tout, mais gêné de tout, aussi. Laissez tomber, vous savez ? C’était il y a si longtemps. N’en parlons plus. À la semaine prochaine !
*
- — Aline ! Hé, Aline !
- — Oui ?… oh, bonjour monsieur Deschamps.
- — Tu es pressée ? Tu allais en cours ?
- — Non, juste apporter au secrétariat une pièce qui manquait à mon dossier d’inscription. Mais je suis pressée, oui. Mon mari m’attend en bas.
- — Tu t’es mariée ? Félicitations ! Pour moi, c’est fini le mariage.
- — Oh ? Dommage, je trouve ça pas mal, moi, le mariage ! Vous vivez avec quelqu’un, au moins ?
- — Ça m’arrive… c’est toi la curieuse, maintenant !
- — Je suis TRÈS curieuse. Un trait de caractère partagé par beaucoup, n’est-ce pas…
- — Oui, sans doute. Avant que tu files… dis-moi… tu ne t’es pas vexée, l’autre jour ?
- — Euh… à quel propos ?
- — Pour cette ancienne histoire.
- — Je ne vois pas. Désolée euh…
- — Notre conversation… tu as dit que je te reprochais d’être secrète, avant.
- — Je ne suis pas secrète. Je suis pudique. Je n’aime pas étaler mes sentiments… Mais passons à autre chose !
- — Pas de problème ! Je me suis juste demandé… je ne crois pas t’avoir vue dans l’amphi, la dernière fois…
- — Aah, oui ! Excusez-moi, comme nous nous sommes bien connus, je prends quelques libertés avec vous, je ne devrais pas ! J’ai oublié de vous prévenir : je ne pourrai pas toujours assister aux cours, car j’ai ma fille à garder.
- — Tu es maman ? Je l’ignorais.
- — Ne vous inquiétez pas, j’ai déjà prévenu le secrétariat de mes absences régulières. Ce n’est pas comme si je passais les examens, de toute manière.
- — Oui bien sûr. Pas de problème. Merci de me prévenir aujourd’hui. Bonne continuation !
- — Merci, vous aussi !
*
- — Bonjour monsieur Deschamps. Est-ce que c’est possible que je puisse faire la dissertation que vous avez proposée aux premières années ?
- — Tu n’y es pas obligée, mais fais comme tu veux. Si tu en rédiges une, je te promets que j’y jetterai un coup d’œil. Même si je suis déjà débordé avec mes autres VRAIS élèves de fac et de lycée…
- — Bon… je ne vais peut-être pas vous rajouter du travail alors.
- — Mais non, je plaisante ! Sérieusement… fais la dissert’. Je serai heureux de voir ce que tu es encore capable de faire.
- — Ok… mais ne me jugez pas trop durement. Vous savez, c’est difficile pour moi de revenir ici… avec vous dans le « ici ».
- — Décidément, tu aiguises ma curiosité… mais… soit ! Garde ta… pudeur !
- — Je ne le fais pas exprès. J’ai toujours ressenti les choses, plutôt que réfléchi aux choses. Vous ne l’avez jamais compris.
- — C’est parce que j’étais jeune, hum !
- — On l’était tous…
- — Je sais bien ! Je ne me souviens pas trop de cette époque, en fait. C’était une blague… ! Toujours aussi particulier mon sens de l’humour, hein ?
- — Mais non… regardez, vous me faites sourire.
- — C’est bien vrai ça, tu souris ! Que c’est charmant !
*
- — Pas mal ta dissertation, mais la troisième partie est vraiment bancale. Je vois ce que tu as essayé d’argumenter, mais tu ne t’appuies pas assez sur le corpus. Il aurait fallu citer Heidegger, peut-être.
- — Pff… c’était déjà une de mes faiblesses, avant.
- — Tu n’en avais pas fait depuis dix ans ?
- — Oui… c’est fou !
- — Allez, c’est pas si mal alors. Dis-moi… je peux te poser une question indiscrète ? Ou tu ne vas pas répondre, comme à ton habitude ?
- — Allez-y mais je ne peux pas savoir à l’avance si je vais répondre…
- — Alors je me permets… Pourquoi reviens-tu ici assister à quelques cours de philo ? Tu n’as pas de boulot ?
- — Rien de stable.
- — Tu comptes poursuivre ta voie en philo alors ? Trouver un métier grâce à ça ?
- — Non, ça fait bien longtemps que j’ai renoncé à cette idée. Je n’ai jamais été assez bonne.
- — Mais alors pourquoi fais-tu ça ? Tu ne vas pas perdre ton temps ? Enfin, de mon point de vue, on ne perd jamais son temps à philosopher, ou à apprendre à le faire mais…
- — Je ne sais pas… J’en avais envie. C’est désolant, n’est-ce pas ? Je trouvais que c’était mieux employer mon temps que rester à la maison sans jamais parler à personne. Enfin, je parle à des gens, bien sûr. J’ai ma famille, mes amis. Mais je ne peux pas parler… de l’origine de l’univers, par exemple. Ou des théories de Leibniz sur Dieu. Ou du manichéisme… enfin, ce genre de choses. Ça me manque.
- — Je comprends ta démarche mais… pourquoi as-tu arrêté la philo, alors ? Je sais, ça fait plus d’une question. Excuse mon insistance… Oui, c’est pourquoi ?…
- — On m’a dit que vous vouliez me voir.
- — Vous êtes qui ?
- — Gaétan. LMD 1.
- — Gaétan… Gaétan Vignet ? Attendez là un instant. Aline, peux-tu nous laisser ?
- — Pas de problème. J’y vais.
- — Je n’en ai pas pour longtemps. Tu veux bien m’attendre ?
- — Euh…
- — Je voudrais t’inviter à boire un verre.
- — Pourquoi vous chuchotez ?
- — Je ne veux pas que ça se sache.
- — Que quoi se sache ?
- — Que j’invite une élève à boire un verre. Enfin, une sorte d’élève. Et en tout bien tout honneur, bien sûr.
- — Ne m’invitez pas alors. Vraiment. J’ai déjà vécu tout ça. Merci bien mais non.
- — Tu n’as plus envie de discuter ?
- — Si, mais pas avec vous. Désolée, monsieur Deschamps, ne le prenez pas mal. Et j’ai un autre prof à voir, pour un commentaire de texte, cette fois. Au revoir.
- — Oh… Bon, eh bien… à plus tard alors. Entre, Gaétan.
*
- — Aline… !
- — Oh, vous m’avez fait peur !
- — Ça fait cinq minutes que je cavale derrière toi ! Écoute…
- — … Oui ?
- — J’ai l’impression que tu m’en veux ?
- — À quel sujet ?
- — Je ne sais pas… une impression générale… tu as quelque chose à me reprocher ? Oh, bonjour Robert. Oui oui, ça va… non, je ferai la conférence sur un autre sujet le mois prochain… Très bien, bonjour à ta femme ! À plus !… Aline, hé, Aline ! Attends !
- — Écoutez monsieur Deschamps, je vous l’ai dit, on m’attend !
- — Qui ?
- — Monsieur Bardon !
- — Philo des sciences ?
- — Oui.
- — T’es pas très douée hein ?
- — Hu hu hu… encore un souvenir n’est-ce pas ?
- — Je t’ai fait rire ! ça j’aime bien…
- — Ne souriez pas comme ça voyons, ça va devenir gênant.
- — Tu vois que tu m’en veux !
- — Si vous continuez à froncer les sourcils, on va vous prendre pour un vieux monsieur à barbe.
- — C’est ce que je suis.
- — À même pas cinquante ans !
- — Tout à fait. La pratique de la philosophie rend les hommes sages. Et vieux avant l’heure. C’est le sérieux de la profession, vois-tu. Et le sérieux impose le respect. Tu n’es pas très respectueuse avec les hommes sages, je trouve.
- — Hihihi… !
- — Allez, viens boire un verre avec moi… Et voilà, tu redeviens triste. Et grognon. Tant pis pour le verre alors !
- — Vous ne vous en souvenez pas, hein ?
- — Saperlipopette. Je savais bien qu’il y avait anguille sous roche. De quoi devrais-je me souvenir ?
- — De moi. De mes camarades de classe. De nos sorties aux cafés philo. De notre « relation », quoi.
- — C’est que j’en ai nouées tellement, avec tellement d’élèves…
- — Des relations ?
- — Oui, je suppose qu’on peut appeler ça comme ça, même si le terme « relation » me gênera toujours. Mais tu as raison, ça tient à moi. Ça ne devrait pas me choquer. C’est ce que c’est. Et j’aimerais bien en parler avec toi, mais pas ici, où ça grouille de collègues, d’élèves, de copains… etc.
- — De maîtresses ?
- — Humm, toujours espiègle.
- — Et vous, toujours carpe.
- — … Pardon ? !
- — Un bon gros poisson à barbe, qui louvoie entre les algues. Allez, je vous laisse vraiment, cette fois. À bientôt !
- — Je ne comprends pas le rapport !
- — Ne criez pas, ça devient gênant !
*
- — Bon, j’ai réfléchi.
- — Oh, bonjour… J’étais tellement plongée dans ma lecture que je ne vous avais pas vu. Vous avez réfléchi à ?
- — À la carpe.
- — Humm. Vous savez qu’on ne doit pas parler, dans une bibliothèque ?
- — Il me manque des éléments pour comprendre…
- — Chut… Mais non. Ce n’est pas difficile. Vous biaisez, c’est tout… Lionel… si on laissait tomber les conversations intimes ?
- — Ça ne va pas être facile si tu commences par m’appeler par mon prénom… je ne te l’ai jamais permis, me semble-t-il.
- — Vous savez… plus on discute, et plus j’ai l’impression qu’en réalité vous vous souvenez TRÈS BIEN de moi.
- — C’est possible, mais comme tu ne veux pas de conversation privée avec un de tes profs de fac, ce sera assez difficile de le vérifier.
- — Oh, eh bien… Vous n’êtes pas vraiment un prof de fac, pour moi. Vous restez toujours mon prof de philo de terminale, vous comprenez ? Quand j’étais à la fac, vous n’étiez pas encore vacataire ici et… ça me dérange en fait. Quand je vous ai aperçu dans la salle, la première fois, j’ai failli faire demi-tour ! Ça fait tellement d’années… on a vécu tellement de choses entre ces deux histoires ! J’ai l’impression de revivre une mauvaise période de ma vie quand je vous vois, j’en suis désolée. Je pensais tout cela derrière moi…
- — Je vois… Mais… la philosophie aussi, tu l’avais laissée derrière toi… et te revoilà.
- — Oui… Oui, me revoilà, c’est vrai…
- — Je me suis peut-être mal exprimé, la dernière fois. En fait, me souvenant désormais assez bien de toi, j’aurais juste voulu savoir comment tu allais. Ce que tu devenais. Autour d’un verre.
- — J’avais compris…
- — Mais comme tu ne me réponds pas la plupart du temps… J’aurais voulu t’aider, en quelque sorte. Hé ! Pourquoi tu t’en vas brutalement comme ça ?
- — M’aider ! M’ai-der ! Ha ha ha ! M’aider… Quand j’étais lycéenne, puis étudiante de première année ici, vous n’aviez que ce mot-là à la bouche ! Et moi qui ne vous ai jamais rien demandé !
- — Pourquoi tu t’énerves comme ça ? J’ai vraiment raté un épisode ou quoi ?
- — Pourquoi je m’énerve ? Lionel, je venais d’avoir dix-huit ans ! J’avais des complexes, un père autoritaire et machiste, une grand-mère atteinte d’Alzheimer, et mon pauvre petit cœur d’ado trop ouvert et bien trop tentant pour dame souffrance ! Des doutes sur mon avenir, parce que la philo c’est chouette, mais ça ne m’a jamais rapporté un rond ! Comme quoi j’avais raison de m’en inquiéter… Enfin bref, j’avais une vie compliquée, mais je vous répète que votre aide, vous pouviez vous la carrer où je pense ! Si c’était pour me laisser tomber comme ça… j’aurais préféré ne jamais vous connaître !
- — Aline… je…
- — Excusez-moi mais vous faites trop de bruit. Pourriez-vous poursuivre cette conversation ailleurs que dans la bibliothèque universitaire ? !
- — Oui, bien sûr. Excusez-nous. De toute façon je m’en vais… Lionel, je suis désolée de vous dire tout ça de cette manière. Vraiment. Je ne veux plus en parler. Gardons des rapports cordiaux, voulez-vous ? Et oublions qu’un jour, nous nous sommes confié des choses. Au revoir.
*
« Aline, autrefois quand j’ai cru avoir réalisé l’intensité des sentiments que tu avais pour moi, j’ai préféré prendre du recul. Je n’ai pas osé te l’avouer lors de nos échanges, car le croiras-tu, moi aussi je suis pudique. Je me souviens bien de toi, tu as deviné. Je suis désolé du cours qu’ont pris les choses à cette époque de nos vies.». Non mais… seriously ?
- — Lorsque tu commentes sa lettre avec ces yeux qui te sortent de la tête, on dirait une folle dingue… pourquoi est-ce que ça te met dans un état pareil ?
- — Benny, ça me touche, cette histoire ! Au cœur, au centre névralgique de ce fichu bout de viande, même ! Tu ne te rends pas compte ! Comme j’ai souffert à cause de ce type, et voilà qu’il me pond cette crotte en guise d’excuse ? Que s’imagine-t-il ? Que je me pâmais d’amour à chacun de ses soupirs ? Les copines m’ont assez charriée à ce propos, tu sais, j’en ai entendues des conneries !
- — Tu n’étais pas amoureuse de lui ?
- — Mais bien sûr que non !
- — Ne crie pas, ah mes pauvres oreilles…
- — Excuse-moi chéri. Seulement, ça fait si longtemps, et voilà que le pétard que je croyais mouillé me pète quand même à la tronche. Combien de vannes et de sarcasmes j’ai déjà dû endurer parce que je ressentais toutes ces choses pour lui… de mes prétendues copines qui ne comprenaient rien à rien, et qui n’ont fait que fiche le bordel dans ma tête et tout gâcher. Enfin bref, je ne vais pas t’ennuyer avec ça, ne t’inquiète pas.
- — Super… mais tu sais, tu devrais l’ennuyer, lui, avec ça.
- — Je ne te suis pas.
- — Parle-lui. Ne le laisse pas dans l’erreur, c’est stupide. Vous ne vous reverrez sans doute jamais après cette année universitaire alors… n’hésite pas. Dis-lui ce que tu as sur le cœur.
- — Benny, il s’en fout ! Tu sais le nombre d’élèves qu’il a eus dans toute sa vie de prof ? Je ne suis rien, moi.
- — Ben… à ce que j’en ai compris… À un moment donné, tu n’étais pas rien pour lui. Et lui, il était beaucoup pour toi. Alors respecte ce lien que vous avez eu, même s’il est parti en fumée depuis. En mémoire de ce qui a existé.
- — C’est beau ce que tu dis… on dirait un livre. Je t’épouserais bien, tiens.
- — Tu l’as déjà fait…
*
- — Salut Lionel… J’ai hésité à vous contacter, mais… me voilà.
- — J’en suis heureux… Tu as lu le petit mot que j’avais laissé pour toi, alors ?
- — Oui… Vous avez commandé ?
- — Non, hélas, je ne peux pas rester.
- — Pardon ?
- — Je disais : « je ne peux pas rester » !
- — Excusez-moi mais on n’y comprend rien avec cette musique à fond…
- — Approche… là. Je te disais que je ne peux pas rester…
- — Ah d’accord… vous voulez qu’on bouge ?
- — Il faut d’abord que je passe chez moi prendre un dossier important pour une collègue, je l’ai oublié ce matin. Ça ne te dérange pas ?… Quand je pense qu’il y en a qui appellent ça « de la musique »…
*
- — Tu m’attends ici ? Je monte dans mon bureau chercher le dossier et je reviens. Tu veux boire quelque chose ? Assieds-toi sur le canapé si tu veux, il ne va pas te manger.
- — Ha ha ha.
- — C’est que tu as l’air toute gauche, toute empruntée, c’est trop mignon.
- — Ha ha ha !
- — … Et hop ! Dans la sacoche ! On y va ?
- — Où voulez-vous aller ?
- — C’est toi qui vois. On peut rester ici aussi. C’est peut-être plus facile pour discuter ?
- — Si vous le dites.
- — Pas convaincue ?
- — Nous sommes chez vous, il y a un portrait de votre compagne accroché au mur qui semble me surveiller, et la sueur fait coller ma culotte au cuir de votre canapé. Côté neutralité, on a sûrement vu mieux… arrêtez de vous marrer comme ça, hein. C’est chiant.
- — Tu es tellement restée la même, à certains moments ! Je me demandais juste sur quels points autres que physiques tu avais changé !
- — Je suis tellement fascinante qu’il vous faudrait encore cinquante piges pour le découvrir. Mais votre barbe vous a tellement vieilli et vous êtes devenu tellement sage et sérieux que la mort viendra sans doute vous chercher bientôt. Vous êtes dépité, n’est-ce pas ?
- — Les sages ne sont jamais dépités.
- — Je cherche la contrepèterie…
- — Il n’y en a pas ! Sérieusement, Aline, je suis vraiment désolé pour ce qui s’est passé il y a plus de dix ans. C’est sans doute idiot de ma part de penser que tu me pardonneras un jour ?
- — Vous êtes donc persuadé qu’il faut que je vous pardonne…
- — Bien entendu ! Je me sentirais vraiment mieux si tu y parvenais.
- — Vous vous êtes donc mal comporté…
- — J’en ai bien l’impression, quand je scrute les traits crispés de ton visage…
- — … Mais vous ignorez de quoi on parle, n’est-ce pas ? Moi par contre ça vient juste de me frapper !
- — Pardon ?
- — Je viens de comprendre ! Vous ignorez réellement ce que vous avez fait de mal avec moi ! Oh mon Dieu, c’est trop drôle ! Vous avez donc reproduit la même erreur avec d’autres élèves ? Comme vous avez dû en meurtrir, des cœurs !
- — J’ai bien peur de ne pas te suivre ?
- — Vous voulez vraiment que je vous parle à cœur ouvert ?
- — J’ai un peu peur de ce que je pourrais entendre dans ta jolie bouche, mais je crois que… c’est nécessaire. Vois-tu… comment dire… cette histoire a longtemps pesé sur ma conscience.
- — Vous avez fait semblant d’avoir du mal à me reconnaître, le mois dernier ?
- — Peut-être bien que j’ai un peu fait semblant, oui.
- — … Donc, si je ne m’abuse, vous avez toujours eu en mémoire les… vestiges de notre rencontre !
- — Comment aurais-je pu oublier ? Tu étais si… attachée.
- — Attachée à vous ? Ou attachante ?… Pourquoi ne répondez-vous pas ? Vous pensez qu’en me fixant de cette manière, je vais lire dans vos pensées ?
- — Je n’en sais rien. Parfois tu es vraiment redoutable de perspicacité. Un verre ?
- — Pourquoi pas ?
- — Alcool ?… ok alors… Martini ?
- — Pourquoi pas ?
- — Tiens.
- — Merci. Je peux vous appeler Lionel, alors ?
- — Je crois que tu t’es déjà passée de ma permission… Et comme tu l’as si subtilement souligné, je ne suis plus ton prof, depuis longtemps. Nous ne sommes plus que… nous. Deux adultes ayant partagé par le passé une année scolaire puis… des moments… parfois intenses.
- — Intenses, oui. Quoi que ç’ait été, ça ressemblait furieusement à l’idée que je me fais de l’intensité… Et vous rappelez-vous m’avoir obstinément tourné le dos, dans les années qui ont suivi ?… Non ? Ah, je vois bien à votre regard que je commence à m’aventurer en terrain miné… J’ai essayé de vous contacter, par la suite, vous en souvenez-vous ? Quand j’ai eu fini de démêler l’écheveau de mes émotions et des événements qui m’ont marquée à vie… Quand il me fallut absolument des réponses.
- — Rrum-hum. Oui. Je m’en souviens. Une lettre. Touchante, d’ailleurs, je ne te l’ai jamais dit, c’est vrai. Ça tombait mal.
- — Bien sûr.
- — Pourquoi ce ton sarcastique ?
- — Parce que ça tombait toujours mal. Pardonnez donc mon peu d’empressement à déballer mes… pensées… quand il vous a enfin plu de me le demander, récemment. Tenez, votre verre. Je n’ai plus soif, pas la peine de vous lever. Je commence même à étouffer. M’en voudrez-vous si je me tire de votre maison, Lionel ?
- — Aline…
- — Oui, je sais. J’ai l’impression de me conduire comme une parfaite revancharde. Dieu sait que ce n’est pas ce que j’ai voulu. Ce que je voulais, c’était vous entendre m’expliquer ce qui vous a pris. Et même… j’aurais aimé des excuses pour le comportement que vous avez eu avec moi. Dès que j’ai eu mon bac, ça a été… différent.
- — Je ne sais pas trop à quel moment ça a…
- — Oui ?
- — Je ne sais pas trop… je ne savais pas comment te dire… Enfin, tu comprends, n’est-ce pas ?… Je ne savais pas… quoi dire. J’espérais m’être trompé.
- — À quel sujet ? Sur mes prétendus sentiments pour vous ?
- — … Oui.
- — Et qu’espériez-vous ?
- — Dois-je vraiment…
- — Pourquoi pas ? Je ne crois pas avoir encore envie de vous le demander, à l’avenir. Et je n’ai plus besoin de ça pour avancer dans ma vie, désormais. Déballons les secrets, et n’en parlons plus, qu’en pensez-vous ? Donc, qu’espériez-vous ? Vous être trompé ? Sur quoi ? Sur mes sentiments ou… sur mon manque de sentiments ?
- — Aline… je ne peux pas parler de ça… vraiment pas. Je n’y arrive tout simplement pas. C’est une période de ma vie dont je ne suis pas forcément très fier.
- — J’espère bien ! C’est sûr qu’entre vos joints, vos picoles, et vos… allons, usons d’artifices – vos « envies » d’adultère, le moins qu’on puisse dire c’est que vous fêtiez bien la trentaine ! Mais je m’en serais fichue, de tout ça… si vous n’aviez pas été mon prof.
- — Mais je n’ai jamais montré… Je ne pensais pas que tu savais autant de choses sur moi !
- — J’ai des yeux… et je suis observatrice !
- — Si tu sais tout cela, que me reproches-tu exactement ?
- — Très bien ! Ouvrons les vannes, si vous le souhaitez tant ! Vous m’avez séduite ! Ou en tout cas, vous avez essayé… Ne soyez pas comme ça, menteur… ou aveugle ! Vous m’avez « distinguée » de mes camarades en me prêtant des bouquins au lycée, puis à la fac, puis en m’invitant à des cafés philo, puis en m’emmenant au café tout court, avec les copines bien sûr, et d’autres profs bien sûr, et puis sans les autres profs, et puis sans toutes les copines… bien sûr ! Et puis ça a commencé à vous agacer, de me voir tout le temps traîner dans votre bar préféré. Et puis j’ai commencé à fréquenter des garçons, ça vous a agacé, ça aussi ! Pourquoi, je n’étais plus assez « sage » ? Je vieillissais alors ça ne vous plaisait plus ? Vous êtes pédophile ?
- — Mais enfin Aline ! Ça ne va pas, de raconter des choses pareilles ! Tu es complètement folle !
- — J’essaie de comprendre ! J’ai presque l’âge que vous aviez à cette époque, vous savez ! Jamais, jamais je n’aurais autant traîné avec des enfants… car j’étais encore une enfant, ne le voyiez-vous pas ? Mûre pour certaines choses, et pour d’autres… très naïve ! Et le bouquet final, ça a été quand je suis tombée amoureuse de mon Américain… et que par envie d’épancher mon désespoir quand il est reparti chez lui, je vous ai avoué avoir cédé ma virginité à ce garçon… un homme jeune, contrairement à vous, n’est-ce pas ? Vous souvenez-vous m’avoir répondu qu’il y avait aussi des hommes de trente-trois ans très bien ? Avec ce regard charmeur si particulier ? Vous en souvenez-vous ? Pensez-vous qu’un professeur, par seul souci du bien-être d’une ancienne élève, s’aventurerait à lui dire ça, en plein milieu de sa détresse ? Que cherchiez-vous ? À ce que je vous tombe dans les bras ? Vous étiez lamentable, Lionel. Et qu’attendiez-vous, aujourd’hui, en m’entraînant chez vous ? N’êtes-vous encore qu’un manipulateur ?
- — …
- — Si je m’approche de vous, comme cela… que je soulève doucement le bas de ma robe… que je vous révèle ce string en dentelle noire que je porte, vous qui vous imaginiez une culotte informe après ma blague de tout à l’heure… poserez-vous la main sur moi ? Si je lève la jambe et que j’applique le talon de ma botte sur votre entrejambe… comme cela… sentirais-je votre érection le soulever ?… Oui, n’est-ce pas ? Aimez-vous le parfum de mes cheveux sur votre peau ?
- — Aline…
- — Ne chuchote pas, Lionel, ne murmure pas. Assume-toi. Ne t’es-tu jamais remis en cause ? As-tu fait souffrir d’autres jeunes filles, comme tu m’as fait souffrir, avec ta sale perversité déguisée en bon sentiment ?
- — Je t’en prie… ne m’oblige pas à…
- — A… quoi ? Ce n’est pas moi qui te force à me toucher… De toi, je n’ai jamais rien voulu d’autre qu’un profond respect. J’avais confiance en toi. Je croyais en toi. Tu étais le père que j’aurais voulu avoir. Tu étais mon ami… mon garde du corps. Tu me protégeais. Tu essayais de me comprendre, tu me respectais. J’étais en adoration de ta personne, en totale addiction de ta présence. À ton contact, je me sentais grandir, je me sentais exister, je me sentais forte. J’étais devenue dépendante de ce sentiment. Seuls ta présence, ton regard, le faisait naître en moi. Et tous ces gens qui me pensaient amoureuse. Ce n’était pas de l’amour. C’était beaucoup plus que ça… mmmm… oui, comme ça… continue… et c’était sans doute malsain… Mais ça n’avait rien de sexuel, rien de physique, rien de comparable au désir… que nous éprouvons maintenant. J’avais la passion de toi. J’ai même adoré la philosophie comme je t’ai adoré toi, elle créait encore plus de liens entre nous. Et tu as tout gâché. À force d’entendre de mon entourage les mêmes sarcasmes sur tes… attouchements, tes prévenances, j’ai fini par me poser des questions, à mon tour… Et j’ai ouvert les yeux sur toi. Ce que j’y ai trouvé m’a écœurée.
- — Continue à ouvrir les vannes… Nous en avons besoin, tous les deux… Aline… ce que je te fais… tu aimes ?
- — Oui… beaucoup… Je… humpf, plus haut… Oui… tu y es… Laisse-moi finir s’il te plaît… Après toi, mon cœur était en lambeaux, ma confiance aux autres n’était plus que suspicions et doutes… Mon amour pour la philosophie est devenu cendres, petit à petit. Je me demandais toujours si des intentions obscènes se cachaient sous des dehors affables, j’avais toujours peur d’entendre des mots que je redoutais, peur de sentir une main dans mon dos, comme tu l’as fait à de si nombreuses reprises. J’avais tellement, tellement confiance en toi, Lionel ! Et tu m’as tellement… tellement détruite !
- — Ne pleure pas… Aline… Allonge-toi contre moi. Chut… je suis désolé… désolé… je ne me suis pas rendu compte tout de suite… Là, doucement… Chut… calme-toi… tu as peut-être raison, tu sais… j’aimais te toucher, je le confesse… et j’aimais te parler… et j’aimais te voir, aussi… savoir que tu allais bien, ça m’importait, ne crois pas le contraire. Je me souciais de toi… est-ce que j’ai éprouvé des choses que je n’aurais pas dû éprouver ?… sans doute. J’avais beau me justifier… je sentais bien que je devais m’éloigner de toi… et j’ai eu peur que tu sois amoureuse de moi et… j’ai eu peur… de moi… tout simplement.
- — As-tu… as-tu fait souffrir… d’autres filles ?
- — Non, je ne crois pas. Depuis toi, j’ai… j’ai cloisonné.
- — Comment ça ?
- — Eh bien… ça n’allait pas bien avec ma femme alors… nous nous sommes séparés… j’ai rencontré des filles, certaines de ton âge, mais il y avait toujours ce souvenir… ton visage dégoûté… je ne sais pas comment expliquer. Ce jour-là, quand tu m’as parlé de ton Américain, j’ai réalisé que tu ne m’aimais pas, en fait. Et ce que je ressentais moi, au contraire, ça ne me plaisait pas du tout… j’ai été… jaloux ! Jaloux, oui. Et j’ai enfin compris qu’avec toi, c’était différent… que ce n’était pas comme avec d’autres élèves que j’aimais bien aussi. Et ça m’a choqué, tout comme toi. J’aurais voulu… j’ai réalisé que…
- — Quoi… ?
- — J’aurais voulu être le premier…
- — Prends-moi dans tes bras… Lionel, aime-moi. Au lieu de biaiser… baise-moi, c’est tout… Tu embrasses bien… mmmm… j’aime tes mains… sur mes seins… sur mon ventre… et ta barbe contre ma peau…
- — Chut…
- — Oui, chut… ooh. .. voilà… oh je t’en prie… je t’en prie… va plus vite… plus vite… je…
- — Colle-toi à moi… viens Aline… viens. Tu es douce…
- — Lionel… Lionel… et toi tu es… si dur… oooh… oui, oui…
- — Douce Aline…
*
- — Aline ?
- — Oui ?
- — Tu as aimé ?
- — … Oui. En quelque sorte.
- — On ne se reverra pas, n’est-ce pas ?
- — Je vais éviter tes cours, oui. Mais on se croisera sans doute à l’occasion.
- — Je comprends… malgré tout, je suis heureux que nous l’ayons fait. J’ai vraiment aimé… c’était comme si… comme si un ancien fantasme me transportait.
- — Ça devait en être un, non ?
- — Oui, peut-être… Me… me pardonnes-tu ?
- — Aujourd’hui j’étais consentante.
- — Et… à l’époque… tu m’aurais laissée te toucher ?
- — Non. Lionel… tu as été le premier à brûler mon cœur… Mais je n’avais pas envie de toi… de ça. Tu étais marié ! Jamais je n’y aurais pensé. J’avais juste besoin de tes yeux sur moi, de ta compréhension, de tes encouragements… je me serais sans doute sauvée en pleurant.
- — Bien sûr… bien sûr. Mais je me demande… N’est-ce pas plutôt toi qui m’as manipulé, aujourd’hui ?… Ouh, quel superbe sourire coquin. Malicieuse, va. Je ne saurai jamais ? Allez, je me rhabille… ma collègue doit attendre son dossier en vain !
- — Ah, ce n’était pas un prétexte ?
- — Bien sûr que non ! Tu me prends pour un maniaque sexuel ou quoi ?
- — Oui… mais ne t’en fais pas… il paraît qu’on en guérit, parfois. Allez… restons-en là. Tout est dit, je crois.
- — Merci d’avoir partagé ce moment intime avec moi. Et merci pour cet échange, maintenant, nous pouvons enfin tourner la page.
- — Oui… et mettre un point final à cette histoire.