Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 16278Fiche technique32471 caractères32471
Temps de lecture estimé : 18 mn
28/06/14
corrigé 28/05/21
Résumé:  Existe-t-il un amour éternel ?
Critères:  fh médical forêt amour pénétratio mélo
Auteur : Radagast      Envoi mini-message
Les feuilles mortes

Ton cœur est un grain de maïs soufflé. Il suffit de le réchauffer et d’y ajouter un peu d’huile de bonne volonté pour qu’il fleurisse en pétales de peau. Sucrés ou salés selon l’humour du moment. Tu le fais sauter entre mes doigts presque toutes les nuits. Je ne sais pas comment tu fais pour que ce soit à chaque fois aussi bon.


Je refermai lentement le livre de Mathias Malzieux, Le plus petit baiser jamais recensé, et regardai la jeune femme allongée, inerte sur le lit.

Son visage toujours aussi pâle et cireux. Ses yeux toujours clos, elle ne réagissait toujours pas.



______________________________




Cela faisait quatre ans que je donnais ma voix. Je faisais partie d’une association de lecteurs pour hôpitaux, maisons de retraite ou de rééducation. Certaines personnes hospitalisées, trop faibles pour lire, trop fatiguées ou ayant tout simplement des problèmes de vue faisaient appel à nos services.

Notre association, Les donneurs de voix, regroupait une dizaine de volontaires qui, chaque semaine, venaient passer un peu de temps et lire un livre à une personne en hospitalisation de longue durée. Toutes les bonnes volontés étaient acceptées, mais lorsque je fis un essai, je ne lus que dix lignes. Je fus accepté de suite : j’avais la voix grave, douce, bien timbrée, et une parfaite diction selon mon comité d’embauche.

La directrice de l’association m’a même certifié en avoir eu des frissons.


Nous amenions aussi des livres, pour ceux qui, moins abîmés par la maladie, pouvaient se débrouiller par eux-mêmes.


Certains étaient vraiment seuls et ne recevaient aucune visite, ni famille, ni amis. Il nous arrivait même de lire le journal local ou des revues. Nous faisions la lecture à toute personne qui en faisait la demande, de 1 à 110 ans. Nous côtoyions la maladie, la détresse, et tentions d’apporter un peu de réconfort et, le temps d’un livre, à leur faire oublier leur malheur.

Certains étaient même devenus des amis. Nous attirant les foudres des médecins, il ne fallait pas trop s’impliquer, nous répétaient-ils.



Parmi ma clientèle se trouvaient deux mamies octogénaires, un enfant de dix ans et un homme dans la cinquantaine. Tous étaient là pour des raisons graves et des soins lourds.


La maladie est chose triste, dure. Mais voir un enfant souffrir me réduisait à l’état de légume. Après chacune de mes visites à Gaétan, le petit garçon, je me sentais liquéfié. Un enfant ne devrait pas être malade, surtout de cette façon. Pourtant il gardait toujours le sourire. Pour lui, aucune hésitation : sa guérison ne faisait aucun doute.

Il était entouré de ses parents, mais je venais les aider un peu, dans la mesure de mes moyens. Je le faisais s’évader un peu, lui faisant oublier ses problèmes.


Le plus terrible, c’est lorsque vous appreniez que l’un de vos auditeur venait de disparaître ; j’avais beau avoir l’habitude, je ne m’y étais jamais fait.


Tout d’abord, pourquoi ce genre de démarche ?

Plusieurs raisons, je crois ; mais la principale : le remords.

Remords d’avoir laissé un être proche seul, pour vaquer à de futiles occupations. Et d’apprendre par la suite son décès, solitaire, isolé, dans un hôpital froid et sinistre.


De plus, je n’avais aucune attache ; célibataire, avec un chat et un chien à charge, je ne lésais personne à venir passer un jour dans cet hôpital.

Et j’y pris goût. Nouant des amitiés tant avec les malades qu’avec les médecins et les infirmières. Il ne fallait pas, selon eux, trop s’impliquer avec les patients, si jamais la fin s’avère funeste ; mais comment faire lorsqu’un jeune enfant attend votre venue avec tant d’espoir ?


Aussi lui lisais-je des livres d’aventures, des livres pleins de chevaliers, princesses et dragons, d’étoiles et vaisseaux de l’espace : Bilbo le Hobbit, Le cycle de Tschaï, et d’autres encore. Quelques chapitres à la fois.

Il m’a demandé la lecture d’Harry Potter.

Il m’expliqua ensuite, un peu timide, qu’il aimerait être sorcier pour combattre sa maladie, ses propres forces du mal.


Je me libérais une demi-journée par semaine, prenant une récupération, et passais cet après-midi à lire. Par contre, en hiver, c’était une journée ; l’hiver est la saison calme dans mon boulot.


Je suis fonctionnaire.

Je travaille à l’Office National des Forêts : j’aide les arbres à pousser, les bûcherons à en couper, la forêt à se régénérer et les citadins à la comprendre et l’apprécier en répondant à leurs questions idiotes.


« Encore un bon à rien ! » diront nombre de politiques.

Mais les a-t-on déjà entendus se plaindre du trop grand nombre de députés, sénateurs, ministres ? Il est vrai que ce sont souvent les mêmes ! Ils sabrent joyeusement le nombre de mes semblables, d’infirmières, policiers ou autres. Mais jamais les leurs. Les loups ne se mangent pas entre eux.


J’essaie de donner un peu d’amour et d’espoir autour de moi ; peuvent-ils en dire autant ?

Beaucoup de randonneurs m’envient car je fais un beau métier, toujours dehors, à me promener. Vrai, je l’aime, mon métier ; il est beau, mais je voudrais bien les voir se promener par tous les temps : pluie, neige, bourrasques.

De voir une de vos forêts arrachée par une tempête, ou partir en fumée par l’inconscience de promeneurs ou pire, par un criminel. Rien n’est pire que de voir une forêt brûler. Presque autant que de voir un enfant pleurer.

Nous avons quitté l’âge des poètes et des rêveurs pour entrer dans celui des comptables sans cœur.

Me réfugier auprès de mes malades m’aidait peut-être aussi à oublier ces vilenies.


Mes autres patients, Marcelline et Germaine, aiment les livres de cuisine, le journal local et les romans d’amour.

Je leur ai lu du Marc Lévy. Oui, j’ai honte. Comme elles étaient devenues amies, je leur faisais la lecture simultanément.

Édouard, le seul homme de mes clients, aimait quant à lui les romans policiers. J’ai repris des livres de Maurice Leblanc, Agatha Christie, et même quelques San Antonio pour le faire rire. Et en ce moment, Fred Vargas.

Nous faisions même l’étude des livres : nous discutions de l’histoire, du style, tels des critiques littéraires confirmés. Le tout rythmé par les soins.


Jusqu’à ce que Michelle intervienne. Michelle Dunoir, chef de service oncologie de l’hôpital.

Cette femme énergique menait tout ce petit monde d’une main de fer dans un gant de velours.

Quarante ans, des flocons de neige dans sa chevelure brune, des rides autour de ses yeux noisette, et surtout un cœur gros comme un immeuble. Elle se défendait d’aimer ses patients, mais je l’ai surprise plus d’une fois à pleurer après la disparition de l’un d’eux. « Non professionnel, disait-elle, mais on ne se refait pas. »

Les infirmières se démenaient, courant de partout, en sous-effectif constant ; mais comme toutes ces femmes, elles assumaient et arrivaient à gérer cet avant-goût de l’enfer.


Un jour de novembre, sombre et pluvieux, Michelle m’appela à son bureau.



Diable, elle prenait des gants, semblant gênée ; cela ne lui ressemblait guère…



Je sens Michelle tenter de me forcer la main. Quand elle s’y met, elle serait capable de vendre un calendrier de Clara Morgane à Benoît XVI ! Si j’hésitais, elle me mettrait dans sa poche vite fait.

J’aimais ce que je fais ici, mais j’avais mon travail, et aussi une vie privée ; pas intense, mais quand même intéressante. Il m’arrivait de recevoir chez moi quelques visites féminines.



Je l’accompagnai, bien obligé, sinon je passais pour un mufle.


Au fond du couloir une chambre pleine d’écrans, de bidules qui s’illuminaient et faisaient bip.

Au centre de la pièce, un lit, occupé par – je n’ose dire – une femme. Son teint, son immobilité, ses yeux clos me donnaient l’impression de me trouver devant un mannequin, une poupée de cire.

Une myriade de tubes, drains, perfusions pénétraient le pauvre corps par la bouche, le nez ou les veines. Son torse se soulevait régulièrement grâce à une aide respiratoire. Elle ne possédait plus ni cheveux, ni sourcils. Les os des pommettes ressortaient, comme pour perforer la peau et ainsi s’évader. Les joues émaciées, le teint cireux, jaunâtre lui donnaient l’air d’être déjà de l’autre côté.



J’étais bouleversé : cette satanée Michelle avait bien assuré son coup. Comment pouvais-je refuser ?



Je la vois hésiter.



Elle me voyait hésiter.




______________________________



Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189.. Je continue à dire « chez nous », bien que la maison ne nous appartienne plus.


C’est ainsi que, le lundi suivant, je commençai mes lectures. Par Le grand Meaulnes, d’Alain Fournier. Il fallait bien commencer par un livre ; pourquoi pas ce classique des classiques ?


Chaque soir, je venais vers dix-neuf heures, passer quelques minutes avec cette jeune femme, lui lisant juste un chapitre ou deux. Je ne connaissais d’elle que son prénom : Isabelle. Chaque soir j’arrivais dans la chambre et commençais la séance ainsi :



Il me semblait élégant de la saluer ainsi ; je venais quand même dans sa chambre.


À la fin de la semaine, comme promis, je vis Michelle.



Un soir, alors que j’arrivais un peu en avance, j’entrai dans la chambre pendant que les infirmières lui donnaient ses soins. Je ressortis aussitôt, non sans avoir vu son corps meurtri.

Je fis ma lecture, les larmes aux yeux et des sanglots dans la voix, et la nuit je fis des cauchemars.

Je ne m’étais toujours pas habitué à cette douleur, je pense que je ne le serai jamais.


______________________________



Je lui lus ensuite L’arrache-cœur, de Boris Vian.

Pourquoi ? « Pourquoi pas ? » aurait sûrement répondu Vian à l’idée de lire une de ses œuvres à une femme plus tout à fait vivante, mais pas tout à fait morte.


Les fêtes de fin d’année passèrent, rythmées par mes visites à l’hôpital. Je fêtai le Nouvel An avec les infirmières et Évelyne, la responsable du service, nous faisant la bise et buvant une coupe de champagne.


Je me voyais en Prince Charmant venant réveiller la Belle au bois dormant. Que je lui lisais. Je me gardais bien toutefois de l’embrasser. Par timidité et respect.


Je ne négligeais pas pour autant mes autres « clients », venant passer une journée entière à l’hôpital, de neuf heures à vingt-et-une heure trente. Parfois à la limite de l’extinction de voix.

Notre expérience attirait beaucoup de monde. Des pontes d’autres services vinrent aux renseignements, certains sceptiques, d’autres intéressés.

Mais mes malades, eux, avaient une confiance absolue en mes possibilités. Ils entretenaient le ferme espoir que si cette jeune femme se réveillait, eux aussi pouvaient guérir.


Voulant rester dans la ligne des rêveurs et des poètes, je continuai avec Mathias Malzieux.


______________________________



En cette mi-janvier, je choisis de me lancer dans la poésie.


Mignonne, allons voir si la rose…

Ce poème de Pierre de Ronsard me semblait parfait. Au contraire de la rose de la poésie, elle ne pouvait, elle ne devait pas se faner.

Je la touchai pour la première fois. Comme pour lui insuffler de la force, je lui pris la main.

« Réveille-toi » lui disais-je. Je réchauffais ses petits doigts inertes et fragiles entre mes grosses paluches calleuses, faites pour marteler des arbres ou fendre mon bois de chauffage à coup de merlin.

Sans m’en rendre compte, j’éprouvais de la tendresse envers cette jeune femme.

« Il ne faut pas ! » m’aurait dit Michelle. Oui, mais j’étais – et suis encore – un gros ours sentimental.


Au début je restais un quart d’heure à lire ; j’en étais maintenant à une heure et demie.

Je passais des heures à imprimer des poésies, de Chénier à Apollinaire, de Vigny à Baudelaire ; je sélectionnais ce qui me semblait approprié.

Michelle m’aurait dit que je m’investissais trop, que je laissais mes émotions et sentiments parler ; mais qu’y puis-je ? On ne se refait pas.


J’évitais les poètes étrangers : Jean Cocteau disait qu’un poème traduit est un clair de lune empaillé.


Et puis vint Prévert.


L’oiseau qui vole si doucement

L’oiseau rouge et tiède comme le sang

L’oiseau si tendre l’oiseau moqueur

L’oiseau qui soudain prend peur…

L’oiseau qui vole si doucement

C’est ton cœur, jolie enfant

Ton cœur qui bat de l’aile si tristement

Contre ton sein si dur, si blanc.


Dehors, la tempête sévissait. « Il pleige », comme on dit en occitan ; un mélange de pluie et de neige frappait violemment les fenêtres de la chambre. En cette fin février, il me semblait adéquat de lui lire je ne sais pour quelle raison Les feuilles mortes.

J’avais à peine besoin de lire, tant j’en connaissais les rimes.


Oh ! Je voudrais tant que tu te souviennes

Des jours heureux où nous étions amis…


C’est une chanson qui nous ressemble

Toi, tu m’aimais et je t’aimais

Et nous vivions tous deux ensemble

Toi qui m’aimais, et moi qui t’aimais.

Mais la vie sépare ceux qui s’aiment

Tout doucement, sans faire de bruit

Et la mer efface sur le sable les pas des amants désunis.


Pourquoi ? Étais-je amoureux de cette belle endormie ? Amour impossible. Mon cœur transi tremblait pour cette petite chose fragile. Et que surtout mon travail allait me prendre une bonne partie du temps que je lui consacrais, à elle.

Aussi avais je préparé mon coup. En plus de Prévert, je m’étais adjoint les services d’un autre génie, Serge Gainsbourg. J’avais gravé sur CD les orchestrations des œuvres de l’homme aux oreilles en feuille de chou.


Je mis en route mon lecteur de CD. Dans la chambre retentirent les premières notes de La chanson de Prévert, de Serge Gainsbourg. Les yeux fermés ; je connais tellement cette œuvre que je peux la réciter de mémoire. J’évite de chanter, la météo est déjà assez mauvaise !

Je tenais la petite main dans la mienne, je disais cette chanson accompagné de la musique.


Oh je voudrais tant que tu te souviennes

Cette chanson était la tienne

C’était ta préférée

Je crois

Qu’elle est de Prévert et Kosma…


Je m’attendais à me faire engueuler. De la musique en ces lieux, j’allais me faire jeter, malgré la bienveillance des infirmières.


À la porte, des malades, les infirmières, dont Évelyne.

Au lieu de l’engueulade prévue, je ne vis que des visages figés dans l’étonnement. Et un silence presque religieux. Évelyne partit en trombe. Je me retournai et je reçus le choc de ma vie : deux immenses yeux verts me fixaient intensément.


Michelle arriva en courant. « Je savais que tu pouvais faire des miracles ! » fut son seul commentaire.

Elle se mit à ausculter la malade, écoutant, tâtant, marmonnant. Elle essaya d’attirer le regard de la jeune femme, en vain. Isabelle ne regardait que moi. Et elle ne voulut pas non plus me lâcher la main. À la surprise générale, dont la mienne, elle avait agrippé un de mes gros doigts sans que je ne m’en rende compte. Il fut compliqué de la faire lâcher.


______________________________



Je revins les autres jours, continuant mes lectures poétiques. La jeune femme restait éveillée de plus en plus longtemps, semblant attendre ma venue avec impatience ; mais elle ne bougeait et ne parlait toujours pas : elle se contentait de me regarder. Et de me tenir la main.

Ce n’était pas un regard inerte, vague. Les yeux étaient vifs, pleins de vie et d’espoir.


Je dus malheureusement partir en stage, deux semaines durant.

Le samedi suivant, j’arrivai frais et heureux à l’hôpital. Michelle et Évelyne m’attendaient.



Les Gaulois parlaient du ciel qui risquait de leur tomber sur la tête. Je les comprenais : il venait de me tomber dessus. Elle était partie à l’autre bout de la France. J’espérais simplement qu’elle s’en sortirait.


Je repartis seul et abattu. Je me faisais l’effet d’être l’un des ces grands sapins ou chênes qu’il m’arrivait de marteler et que je voyais tomber ensuite dans un grand bruit, sous la tronçonneuse des bûcherons.

Démoralisé, je faisais encore quelques lectures, mais un ressort était cassé.

Brel chantait « La vie ne fait pas de cadeaux. » Combien avait-il raison !


Je demandai et obtins ma mutation. Je quittai les brumes des Vosges pour descendre dans le Sud, dans les Pyrénées-Orientales.

J’habitais une maison forestière, à l’écart d’un petit village. Les câlins de mon gros matou et de ma chienne pansaient mes plaies.


Cette chanson,

Les Feuilles Mortes,

S’efface de mon souvenir

Et ce jour-là

Mes amours mortes

En auront fini de mourir.


______________________________



Deux ans passèrent.

Je vivais toujours en solitaire.


Par cette triste soirée de novembre, j’étais assis dans mon fauteuil préféré, un livre à la main, écoutant une compilation de musiques que je me suis constituée sur ordinateur. Pour l’instant, Léonard Cohen me tenait compagnie.

Un verre de Pacherenc de Vic-Bilh à mes côtés, je dégustais le calme ambiant. Le chat était allongé sur son radiateur préféré tandis que ma chienne dormait, les pattes en l’air, dans son canapé préféré. Dehors, la tramontane soufflait en rafales violentes.


Un visiteur non désiré vint troubler notre quiétude en frappant à la porte ; la chienne aboya, le chat fuit, et je ronchonnai.

À l’entrée, une visiteuse, emmitouflée dans une longue cape à capuche. Je ne distinguais d’elle que le bas de son visage.



Sa voix m’était inconnue, mais je la fis entrer, content de laisser le froid et la tempête à l’extérieur. De mon salon parvenait Lover, lover, lover.

Ma visiteuse repoussa sa capuche, dévoilant un joli visage encadré de longs cheveux noirs, et surtout des yeux d’un vert intense.

Ce regard, je ne l’avais pas vu depuis…



Je dus avoir l’air d’un idiot, la bouche ouverte et le regard vide. Le ciel venait de me tomber une nouvelle fois sur la tête. Je reculai jusqu’au fauteuil pour m’y laisser choir. Ma visiteuse enleva sa cape en souriant.


Nous étions assis sur le canapé. Elle me raconta son épopée. Cette fois, c’était moi qui lui agrippais la main, tel un naufragé une planche de salut. C’était moi qui écoutais une histoire, son histoire.



Je la regardais, ébahi. Elle rayonnait de joie de vivre. J’embrassai sa petite main. Ma vue se brouillait et des gouttes de pluie salée coulaient sur mes joues. Sale temps pour les gros ours sentimentaux…


Isabelle me regardait intensément. Je me frottai les yeux et m’approchai d’elle. Je déposai juste un léger baiser sur ses lèvres. Elles avaient un délicieux goût de groseille. Nous nous sommes regardés, et cette fois c’est elle qui prit l’initiative : elle m’embrassa, et sa langue délicate vint titiller la mienne.

Je lui caressais les cheveux et le visage du bout des doigts, craintif. Crainte de faire le geste inadéquat. Gâcher cet instant hors du temps. Toujours en l’embrassant, je la pris dans mes bras et l’emmenai vers la chambre. Elle s’agrippait à mon cou, tel un petit animal terrifié, ne voulant surtout pas me lâcher.


Ma chemise et mon pantalon ne résistèrent pas longtemps à ses doigts énervés. Nous nous embrassions toujours et elle poussait de petits gémissements. Je fis descendre la fermeture à glissière de sa robe. Mes mains tremblaient. La seule et unique fois où j’avais entraperçu son corps, j’en eus des cauchemars. Je vis ce jour-là les horribles cicatrices à la place de ses seins.

Je fis sauter le mignon soutien-gorge rose avec appréhension.



Je caressai deux mignons petits globes laiteux, doux et moelleux. Le chirurgien qui l’avait opérée était un génie et un artiste. Elle tremblait sous mes frôlements ponctués de petits cris de souris. Étonnés et heureux, nous nous découvrions l’un l’autre par des caresses et des baisers.

Pas une seule parcelle de sa peau n’échappa à mes lèvres. De son front à ses chevilles, j’embrassais tout alors que ses mains agrippaient mes cheveux ; ses doigts enfoncés dans ma tignasse tiraient ou caressaient selon ses émotions…


J’avais peur de lui faire mal : ce fut elle qui vint me prendre la main et la poser vigoureusement sur sa poitrine. Qui m’incita à caresser ses rondeurs, là où je n’avais vu que plaies et douleurs.

Elle encore qui ouvrit ses jambes pour que mes doigts viennent jouer avec sa toison douce et avec ses lèvres entrouvertes.


Nos souffles se mêlaient, je sentais ses mains partout à la fois sur mon corps, je me faisais l’effet d’être aux prises avec une déesse indienne aux multiples bras. Je tenais entre mes bras Lakshmi, la déesse de l’abondance et de la beauté.

Et c’est ainsi qu’une déesse, toute de grâce et de tendresse, vint me prendre le sexe de l’une de ses multiples mains, pour le poser à l’entrée de son paradis, et me dire dans un murmure : « Viens… »


Nous volions très loin au-dessus des cimes pyrénéennes ; je devenais un Circaète, un de ces beaux rapaces, faisant le Saint-Esprit, se jouant du vent et de la tempête.

Nous ne faisions plus qu’un seul corps. Elle m’enserrait la taille entre ses jambes. Gémissait en m’embrassant ; je la sentais vibrer sous moi, autour de moi, ronronnant telle une chatte.

Je la pénétrais tout autant qu’elle m’aspirait, m’absorbait, mon sexe pris dans un maelström bouillant, malaxé, presque gobé.

Je la sentis se tendre, se tordre, feuler. La chatte devenait tigresse, plantant ses griffes dans mon dos alors que je m’épanchai en elle.


Dans le salon, j’entendais mon ordinateur diffuser en boucle ses musiques.

Nous nous endormîmes ruisselants de sueur et épuisés. Bercés par la tempête et Hallelujah.

« Tu as raison, Léonard : Hallelujah ! »


Le matin nous surpris enlacés. Nous restâmes couchés, à nous découvrir, nous caresser, nous aimer et à rire.

Nous qui n’avions plus ri depuis si longtemps.


______________________________



Nous passions des journées entières à discuter ; je lui racontais ces arbres-frères, qui poussent ensemble et finissent par ne plus former qu’un seul houppier, et si on les sépare, le solitaire meurt, peut-être de tristesse.

Elle m’emmena, suivant les traces de cet écrivain qui, voyageant en Italie, fit un malaise devant tant de beauté.

Je lui fis rencontrer le cerf, dans la lumière du soleil couchant, bramant dans une clairière et défiant ses rivaux, devant ses biches indifférentes.

Elle me fit découvrir Salzbourg, et écouter Mozart comme jamais je ne l’avais entendu.

Je l’emmenais en Laponie, nous émerveiller devant les aurores boréales.

Nous partîmes au Japon fêter le O-Hanami, aller voir la floraison des sakura, les célèbres cerisiers, mais aussi celle des ume, les abricotiers.


Avec elle je visitais le monde ; ensemble, nous redécouvrions la vie.

Et chaque jour je redécouvrais aussi son corps, découverte faite de caresses, de baisers. Et chaque jour elle m’aimait plus que la veille. Son cœur n’était qu’une immense fontaine de tendresse.


Nous envoyâmes une photo à mon ancien supérieur. Il vint nous voir, tout heureux. Il était vraiment énarque, mais pas aussi constipé que nous le croyions.

Et nous revîmes aussi Michelle, heureuse, mais toujours aussi débordée.


Je travaillais dans « mes » forêts ; mais qu’il pleuve ou qu’il vente, pour moi il faisait toujours grand soleil car, dans notre maison, elle m’attendait.

Elle abandonna définitivement l’enseignement pour se livrer à sa passion, l’écriture.

Son premier roman, Mes feuilles mortes, racontait sa vie, notre vie.

Les belles choses se goûtent tellement mieux après avoir vécu de sombres moments…

La voir réapparaître dans ma vie fut un miracle.


______________________________



Nous vécûmes près de dix-sept ans ensemble, filant un amour parfait.

Jusqu’à ce qu’elle me quitte.

Rattrapée par ses forces du mal.

Elle me laissait seul, perdu.


Mais il me plaît à penser que, parfois, un ange aux yeux verts vient visiter mes rêves et me susurrer :


Oh je voudrais tant que tu te souviennes

Cette chanson était la tienne

C’était ta préférée

Je crois

Qu’elle est de Prévert et Kosma…




______________________________





Extraits de :


– Le plus petit baiser jamais recensé, de Mathias Malzieux.

– Paroles, de Jacques Prévert.

– Les feuilles mortes, de Jacques Prévert.

– Le grand Meaulnes, d’Alain Fournier.

– La chanson de Prévert, de Serge Gainsbourg


Merci à J.K. Rowlings pour m’avoir prêté Harry Potter l’instant de ces quelques lignes.

Merci à Jacques Brel.

Merci à Léonard.