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n° 16285Fiche technique77358 caractères77358
Temps de lecture estimé : 44 mn
30/06/14
corrigé 10/06/21
Résumé:  Je ne m'étais jamais demandé si les moines étaient des hommes...
Critères:  fh hplusag religion travail revede pénétratio
Auteur : Lizbeth      Envoi mini-message
Saint Matthieu et l'ange

À la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras.

(Genèse – 3:19)



J’éternue bruyamment sans avoir le temps de me détourner du manuscrit ouvert devant moi, qui reçoit une bonne salve de mon ras-le-bol nasal de cette poussière, justement.


Frère Pacôme, rat de garde des archives, sursaute et me jette un regard mi-horrifié, mi-méfiant. Horrifié parce que j’ai presque maculé la totalité du plan du monastère daté de 1167. Méfiant quand même, parce que je suis une femme. Ça n’est pas une découverte : la gent féminine n’est pas une espèce très courante dans les couloirs des abbayes cisterciennes masculines qui abritent encore une activité religieuse régulière. C’est en agitant la patte blanche du CNRS et en promettant le respect de règles très strictes que j’ai pu accéder au fonds ancien des archives du monastère.


Je suis une jeune médiéviste, récemment récompensée par mon trentième printemps, récemment chargée de recherches. Bien que passionnée, je parviens bien aisément à comprendre que les « procédés architecturaux utilisés à des fins punitives dans les monastères de femmes au Moyen Âge » n’intéressent pas tout le monde. Bon. À vrai dire : personne.


On sonne « none ». Pour moi, c’est la fin de ma journée aux archives. Pour frère Pacôme, l’heure du sixième office. Il se lève en lissant son scapulaire noir. Je bâille en silence, bouche grande ouverte. Déjà cinq jours de travail dans une pièce sans fenêtres : on pourrait croire que c’est moi, la recluse. J’atteindrais sans aucun doute bien vite l’exutoire de la transe mystique ou les abysses de la dépression, si on se mettait à me livrer ma purée au travers de guichets.


Je mets enfin le nez dehors et prends une grande inspiration. Les cigales font claquer leurs cymbales dans les pins et le soleil frappe dur. Tout est chauffé à blanc, l’air est brûlant et sent la résine ; la mer est trop loin. Je me dirige vers l’entrée de l’hôtellerie pour rejoindre ma cellule.

Mathilde, laïque, la soixantaine, me sourit benoîtement. Elle s’occupe de l’accueil avec une dévotion presque religieuse. Elle oriente les retraitants, ces gens, croyants ou non, qui viennent s’essayer au calme. Ils logent dans l’hôtellerie et sont souvent bien plus disciplinés que les moines eux-mêmes. Allez chercher l’erreur.


Étonnamment, j’ai bien vite appris à connaître ceux qui portent la coule, ici.

Mathilde évolue avec frère Matthieu, le frère hôtelier, la quarantaine bien frappée. C’est le premier dont j’ai retenu le prénom et c’est avec lui que j’ai eu mes premiers échanges : il a de grands yeux espiègles et bleu clair et rit beaucoup ; il fait penser à un ange qui, contrairement à son saint éponyme, toujours jeune, aurait pris de la bouteille. Il y a aussi frère Matthias, qui n’a de ressemblance avec Matthieu que le prénom. Il s’occupe de l’inventaire de la boutique. Les frères Jean-Pancrace et Simon-Pierre gèrent les cultures et l’exportation – c’est un grand mot – des huiles de lavande et de la confiture d’arbouse. Jean-Pancrace et Simon-Pierre sont vraiment frères.


Oui, les moines ont toujours tendance à se flanquer de prénoms plus saints les uns que les autres, comme autant de perles sur le fil d’un chapelet, comme si ça pouvait leur garantir davantage de vertu…

Frère Pacôme, qui a le mérite d’avoir choisi la simplicité, a la peau tout autant parcheminée qu’un vieux bouquin et les yeux aussi noirs que le sous-sol des archives, qu’il arpente à longueur de journée en classant toujours de nouveaux ouvrages qu’il déterre on ne sait où. Enfin, frère Maxence, le plus proche de l’abbé, a la soixantaine dynamique et le crâne dégarni : c’est lui qui est chargé de toute la communication avec l’extérieur. Quant à l’abbé, il a un large bureau à l’étage, au-dessus des cuisines. Ses tempes grisonnantes, sa voix calme et son charisme sont tous trois à hauteur de sa fonction.


Et puis, il y a tous les frères cloîtrés que je n’ai jamais vus. Ils sont un peu comme la face cachée de la Lune.




—ooOoo—




Avant que je parte en mission pour fouiner dans la paperasse de l’abbaye, mon ex, chercheur lui aussi, m’a jalousement prévenue : « Fais gaffe : il paraît que la moitié des moines, c’est des repris de justice. »

Je ne me suis pas abstenue de lui faire remarquer l’étendue de sa connerie.


J’y repense en mâchonnant mon filet de lieu un peu trop cuit. Frère Simon-Pierre balaie la cour. Avec son air affable et appliqué, on dirait plutôt qu’il caresse les aiguilles de pin dans le sens du poil. J’ai un sourire. Tout sent la lavande et la vieille pierre. Et le poisson. C’est vendredi.

Les cigales ont cessé leur chant. C’est l’heure de leur pause, un peu après vingt heures. Les retraitants ont fini de dîner ; moi, j’ai encore travaillé trop tard sur mes publications. Je vais finir par faire du douze heures par jour.

Tout coule à un rythme plus lent, ici. Tout est si feutré que ça pourrait en paraître ennuyeux. J’ai déjà songé à hurler un bon coup, pour voir ce que ça ferait. Pur fantasme.


Frère Matthieu apparaît à ma droite, les mains croisées sur son scapulaire, le sourire aux lèvres.



Sa voix est posée, mais plus chantante que celle des autres. Il a une excuse : c’est lui, au monastère, qui fréquente le plus les gens de l’extérieur. Aussi peut-on lui pardonner d’être un peu plus joyeux et expansif que la moyenne de ses frères. Mais tout est relatif.

Un instant, je suis tout de même surprise de son annonce : ça fait seulement quatre repas du soir que je prends ici, et il connaît déjà mes habitudes.



Il a un sourire, sans paraître déstabilisé, là où frère Pacôme aurait avalé sa langue. Quand je me tourne de nouveau vers lui, il a disparu.


Prenant place à une table en fer forgé devant mon café, j’allume une cigarette et tourne la tasse vers moi. Sur la sous-tasse, il y a un biscuit. Alors que je plisse les yeux pour tirer sur ma clope, frère Matthieu reparaît et vient s’asseoir sur ma gauche. Sa tunique paraît étonnamment blanche.



Il sent la menthe sauvage. Ou peut-être est-ce l’odeur du soir qui tombe. Les cigales ont repris leur musique de chambre, un ton plus bas, un ton plus intime.



Il a un sourire dans la vapeur de son café.



« Fais gaffe : il paraît que la moitié des moines, c’est des repris de justice. »


Il repose sa tasse sur la table et croise ses doigts sur sa ceinture épaisse. Il y a, dans l’azur de ses yeux, cette lueur surnaturelle qui m’impressionne. Je baisse le regard, mon cœur bat fort.


Frère Maxence s’approche d’un pas assuré et me salue d’un hochement de tête. On va sonner complies. Des retraitants se dirigent déjà vers l’église. Frère Matthieu termine son café et se lève, puis me souhaite la bonne nuit.


Avec certains des frères, qui me semblent forcer le trait, j’ai du mal à occulter l’homme dans le moine. Certains me font même penser à des pastiches.

Avec frère Matthieu, c’est différent : je vois surtout beaucoup de lumière.




—ooOoo—




Ma cellule est étroite, au premier étage, et elle ouvre sur le parc : comme toutes les cellules ici. Les murs sont peints couleur crème. Une croix sobre, en bois d’olivier, est accrochée au-dessus de mon lit. Dans un coin, il y a un petit bureau et une Bible que je n’ai jamais ouverte ; dans l’autre, un lavabo et des WC. Les douches sont dans le couloir.

Tout est fait pour être rassurant, mais j’ai toujours cette appréhension de la solitude, le soir.


La nuit tombe sur les chênes et les étoiles s’éveillent, encore timides. Je lève le regard par la fenêtre. Vega fait des clins d’œil et le Scorpion a du mal à s’affirmer, couché aux pieds de la voûte céleste. Un moustique me rappelle à la réalité et je me gifle l’oreille. Des pas dans le couloir ; je crois voir une ombre blanche, une porte se ferme. Aucune porte ne claque, ici. À part la mienne, parfois.


Je m’allonge sur le lit. Je pense souvent au corps. Je pense souvent aux attractions entre les corps. Il m’arrive même de ne voir les autres que comme des corps inter-reliés. Je commence à somnoler. Tous ces corps sont liés et tous s’attirent. Un courant d’air tiède vient frôler ma gorge. Je sursaute et ouvre brusquement les yeux. La pièce est vide. Je sens une présence. Tous ces corps sont liés.

L’angoisse me saisit alors que je sombre. Nous sommes tous des corps. Un corps, ça se blesse, ça se mord, ça se caresse, ça pourrit, ça meurt. Ça nourrit. Ça revit.


Un murmure. Je me redresse brusquement. Silence. Sur le bureau, devant la fenêtre, la Bible est ouverte. La nuit, tout est étrange et violet, tout a une résonance. Je déglutis et me frotte les yeux. Stupide courant d’air. Je me lève pour bloquer les volets et fermer le livre mais avant ça, mon regard se pose sur les lignes imprimées. La page est cornée et une phrase est soulignée.

Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras.

Un frisson. Je tourne les pages, presque curieuse. Une bourrasque de vent termine le travail.

Je te rencontrerais dehors, je t’embrasserais : cependant les gens ne me mépriseraient pas. Tu m’initierais. (Cantique des Cantiques – 8:1)


« Tu m’initierais ? » Je lève les yeux au ciel et pose lourdement mon ordinateur sur le bouquin rebelle. Dehors, les grillons continuent leur litanie.

Je finis par m’endormir lourdement, mon polochon serré contre la poitrine et la bouche entrouverte.




—ooOoo—




En général, je me réveille très tôt. Peut-être vers cinq heures, cinq heures trente. C’est aussi à ce moment-là que les mésanges sortent de leur sommeil et vous empêchent d’y replonger. Ce matin-là, une idée me prend. Je vais aller assister à « prime ». La dernière fois que je me suis rendue à la messe, ce devait être avec ma grand-mère. J’avais tout au plus cinq ans.


Il fait toujours très beau, ici. On sent que la journée va être ardente : l’air est déjà tiède. Je m’active et passe un gilet sur mes épaules. L’église est à une centaine de mètres de l’hôtellerie. Si tôt le matin, on est seul, et on a facilement cette impression de connaître toute la vérité sur le monde. Je remplis mes poumons en passant près d’une grosse lavande qu’un seul bourdon butine frénétiquement, comme pour prendre de l’avance sur ses congénères. Les pins et les oliviers me parleraient presque. J’ai l’air niais et je le sais.


Soudain, une masse sèche vient heurter le dessus de mon crâne. La pomme de pin tombe sur le sol, à moitié grignotée, et j’ai à peine le temps de lever les yeux pour apercevoir la queue rousse de l’écureuil qui a manqué de m’assommer. Moi qui me croyais assez privilégiée pour nager dans la plénitude sans limite d’une communion avec l’entité supérieure terrestre, ce sera pour une autre fois.


Dans l’abbatiale, tous les moines sont rassemblés, chacun sa stalle. Je m’installe au fond de la nef. Deux retraitants sont déjà là, dont une dame tellement âgée qu’on dirait qu’elle pourrait tomber en poussière au moindre sursaut. J’observe le prêtre qui se prépare, puis mon regard dérive sur frère Matthieu. Il est placé sur un côté. Ses yeux ont toujours ce bleu aussi intense, même de loin, et ses cheveux sont celui d’un homme qui attend que la journée les coiffe. J’ai un sourire. Lui aussi : il chuchote à l’oreille d’un frère que je ne connais pas. Ce dernier est juché sur la pointe de ses pieds pour l’écouter. Frère Matthieu est grand. Puis il hoche la tête et s’assoit.


Finalement, c’est une messe comme une autre. Une messe comme avant. Ennuyeuse, quoi. Pas de transe mystique. Mes paupières s’affaissent et je regrette mes draps. Ma mâchoire est bloquée au paroxysme d’un bâillement outrageux quand je croise le regard de frère Maxence. Ses sourcils se froncent. Mes dents claquent à la fermeture de mon clapet. Frère Matthieu tourne à son tour les yeux vers moi et je crois le voir esquisser un sourire.


C’est une journée type qui s’ensuit, sous la surveillance d’un frère Pacôme à moitié planqué derrière son bureau, mais toujours aux aguets. Il semble toujours en savoir plus que moi. À vrai dire… il semble aussi en savoir toujours plus que moi sur moi. Je prends d’ailleurs souvent un malin plaisir à refermer bruyamment mon dictionnaire de latin médiéval pour le voir sursauter et s’apprêter à me soupçonner de sabotage sur manuscrit.

En fait, il n’est pas très différent d’une bibliothécaire.




—ooOoo—




J’avance. De plus en plus, de mieux en mieux. Je connais maintenant bien ces moniales du XIVe, du XIIIe, même du XIIe siècle, époque de la fondation de l’abbaye. Je les connais tellement bien qu’il me semble les voir, parfois. Au détour d’une galerie ou dans les bâtiments modernes. Des espèces d’ombres vaporeuses ou bien juste des odeurs, des sensations. Parfois, ce ne sont que les poils de ma nuque qui se dressent comme quand on se sent observé, par derrière. Un gravier dans l’estomac, la gorge qui se serre. Elles sont toutes là, dans toutes ces pierres qu’elles n’ont pas montées les unes sur les autres, mais qu’elles ont fait vivre.


Hier, j’ai eu le droit de pénétrer dans le cloître.

Les murs des galeries sont massifs, les arcs doubleaux rythment la marche, et chaque porte latérale donne l’impression que l’on va croiser un regard spectral. J’ai pu replacer tous les bâtiments médiévaux sur un plan du XVIe siècle. Certains ont été détruits, d’autres sont bien postérieurs, d’autres encore ont été modifiés. Tous sont habités par cette même âme, habillés par cette aura. Cette même aura qui donne aux vieux édifices religieux un aspect moins strict, plus romanesque. Je comprends mieux Fernand Pouillon et ses pierres sauvages. Chaque moine est une pierre, et ainsi l’Église peut tenir le coup. Ou du moins, on l’espère… si on a la Foi.


Je croise frère Pacôme. Il sort du jardin du cloître, les bras chargés de fleurs mauves. Son air est presque amical. Il est peut-être accessible, après tout, une fois sorti de ses rayonnages empoussiérés.

Au bout de la galerie, j’aperçois frère Matthieu. Il parle à voix basse à un moine que je ne connais pas. C’est un de ceux qui vivent sur « la face cachée de la Lune ». Il est petit, fluet, presque transparent. Encore, on croirait un spectre. Il semble très vieux. Son visage est affable. Le sourire qu’il adresse à frère Matthieu l’auréole d’une sorte de nuage d’infinie bonté. J’en suis frappée de plein fouet. Encore un moine, un vrai. S’il en est. Mon regard accroche celui de l’hôtelier, toujours aussi bleu, toujours aussi léger. Comme soulagé.

Je me presse car je ne me sens pas trop à ma place. Matthieu me fait signe d’attendre et le petit moine me salue d’un hochement de tête. Mes yeux attrapent les siens : c’est tout un monde. Tout un monde intérieur. Je finis par me dire que ce qui plane ici est trop fort pour moi, et que j’aurais mieux fait de rester terrée dans ma bibliothèque.


Frère Matthieu me rattrape à la sortie du cloître.



Mes sourcils doivent se froncer, car ses yeux se lèvent vers le ciel et il a un sourire.



Nous marchons maintenant vers l’hôtellerie. Ainsi, frère Pacôme est au courant. Je croyais pourtant n’avoir évoqué le sujet qu’avec frère Maxence, en le croisant, un soir. Soit. Il est vrai que mes plans hypothétiques ont maintenant besoin d’être étayés par du concret. Après avoir établi des plans à partir des archives, j’ai besoin de prendre quelques mesures sur site, de me confronter au réel. De tous ces anciens bâtiments – porterie, hôtellerie – il ne reste que des ruines et quelques murs arasés. C’est un travail qui nécessite d’être au moins deux.



Son sourire enjoué mal contenu plisse les rides qu’il a au-dessus des joues. En fait, frère Matthieu me fait penser à un grand chien en appartement. Il aurait besoin de courir toute la journée par monts et par vaux, et on le retient par une chaîne au collier.



Ses yeux éclatent de bleu et ses dents sont étonnamment blanches. Il rayonne.




—ooOoo—




Le rendez-vous est fixé juste après « primes », le lendemain. Frère Matthieu a obtenu l’autorisation de l’abbé pour s’éloigner un poil de l’hôtellerie. C’est Mathilde qui s’en occupera, ce matin.


Munie de ma carte IGN gribouillée, je grimpe dans la vieille Jeep estampillée aux couleurs du monastère. Frère Matthieu est au volant. Il porte ses vêtements habituels de moine et je trouve ça cocasse. Que ce soit pour jardiner, pour marcher, couper du bois, jouer les plombiers, vendre du pinard, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’enclos, ces gens-là sont toujours vêtus pareil : robe blanche, scapulaire noir. Un chapelet pendouille négligemment de sa poche. Il m’a toujours donné l’impression d’être un moine très peu à cheval sur la Règle. Mais très franc. Très croyant. Une espèce de foi pure, vierge de toutes ces courbettes dues à l’Église.



Frère Matthieu ne semble pas mécontent de voir s’éloigner le monastère dans le rétroviseur. Il ouvre grand sa vitre et le vent vient décoiffer ses cheveux déjà en bataille. Tout l’habitacle sent la menthe sauvage et le vieux cuir des sièges. Je sors de ma poche un paquet de Philip Morris. Il m’en reste douze, pour cinq jours.



Je vérifie mes dires par la lunette arrière, en tentant de repérer une grosse capitelle indiquée sur la carte. C’est bon. Nous passons l’ermitage, puis arrivons sur la zone. J’aperçois les ruines couvertes de ronces.



Mon briquet fait de la résistance. Alors que je suis sur le point d’abandonner, l’allume-cigare bondit. Frère Matthieu, prévenant, me le tend de sa main droite et éteint le moteur de l’autre. Je m’apprête à saisir l’objet, puis me ravise, ayant frôlé ses doigts, ayant sûrement rougi aussi. Il le tient ferme. J’en approche ma clope qui s’embrase. Involontairement, ou plutôt inconsciemment volontairement, je souffle ma première bouffée vers lui. Je ne m’excuse pas et il n’en semble pas incommodé. J’avancerais même que la cigarette lui manque. Il me regarde fixement, intensément. Puis il replace lentement l’objet à sa place et descend du véhicule. Je l’imite, pour éviter de trop cogiter.


La cigarette au coin des lèvres, j’écarte les pattes du théodolite et le place à l’extrémité nord du bâtiment détruit. Frère Matthieu est négligemment appuyé sur la grande règle qui permet de prendre des mesures de hauteur.



Je lève un sourcil et me dirige vers la zone qu’il indique. Écartant les broussailles du bout de ma chaussure de marche, je trouve la marque NGF – celle qui indique la hauteur d’un point par rapport au niveau de la mer.



Le théodolite trouve sa place et je règle l’horizontale. J’explique au moine ma méthode de travail. Aujourd’hui, je veux repérer des points de niveau, puisque je n’ai pas de tachéomètre sous la main pour faire un relevé complet.



Il semble s’en amuser.



Il se place sur une grosse pierre plate au ras du sol, face à ce que j’imagine être l’entrée du bâtiment. Il se tient droit, comme je le lui ai expliqué. Bon garçon.

Je jette un œil dans l’objectif et plisse l’autre. Zoom sur ses cheveux paille, je règle l’appareil vers la gauche, sur la règle.



J’ai un sourire et note le niveau. Nous prenons ainsi une bonne dizaine de hauteurs.



Je le vois hausser les sourcils en gros plan.



J’ai l’impression qu’il me teste. Je me redresse et me lance dans une explication de ce que j’ai cru comprendre.



J’indique la zone avec de grands gestes. Il commence à faire rudement chaud et les cigales tournent à plein régime.



Après deux heures de relevés et de défrichage sommaire, nous décidons de nous accorder une pause. Je prends place au pied d’un pin, pas trop près non plus pour éviter que la résine ne colle mon tee-shirt. Frère Matthieu s’assoit sur un bloc calcaire en face de moi ; il appuie son dos contre un chêne vert et croise ses doigts derrière sa nuque. Son front est maculé de grosses gouttes de sueur. Il s’appuie sur les yeux et grimace.



Je bois à ma gourde et la lui tends. Il marque un temps d’arrêt. Il ne me vient pas à l’esprit que je suis une femme et lui un moine, et qu’il n’est peut-être pas correct de poser sa bouche là où quelques secondes auparavant il y avait la mienne. Tant pis.

Il finit par en avaler quelques gorgées et essuie son front d’un revers de manche.



Un sourire fin se dessine sur ses lèvres et ses yeux étincellent. À son tour de m’offrir un cours magistral.



Sa réponse est concise. Un rayon de soleil vient frapper l’arrière de sa tête et auréole ses cheveux clairs.





—ooOoo—




J’ai passé l’après-midi qui a suivi à reporter sur le plan mes cotes de niveau. J’espère que l’équipe archéologique qui viendra après moi s’y prendra un peu mieux et avec davantage de matériel. Pour l’heure, j’attends frère Matthieu qui doit sortir de complies ; il m’a promis un café partagé.

Les cigales s’éteignent alors que le soleil se couche et que les grillons s’éveillent peu à peu. Il fait rose. Ce doit être l’un de mes moments préférés de la journée, sur le fil tiède entre le cagnard et la nuit.


Une porte claque et je tourne la tête vers l’hôtellerie. Frère Matthieu entre dans la cuisine par l’extérieur et y disparaît, alors que frère Maxence s’en va à grandes enjambées dans l’autre sens. Il n’a pas l’air commode et plutôt remonté, à vrai dire. Quelques minutes plus tard, l’hôtelier ressort du bâtiment avec deux cafés. Il me rejoint à la vieille table de fer forgé où j’ai pris l’habitude de m’installer, tout au fond du jardin. Il se déleste brutalement des deux cafés et sort de sa poche une boîte d’allumettes.

Je dois avoir l’air tellement abasourdi qu’il lâche un soupir en secouant la tête.



J’ai un rire étonné.



Je comprends enfin. Il lève ses yeux nuit vers moi. Son regard semble gentiment exaspéré, mais étonnamment pénétrant.



Je suis touchée par sa volonté de voir se poursuivre ma destruction pulmonaire. Trêve de plaisanterie, c’est une attention que j’apprécie. Je craque une allumette et tire sur ma cigarette à m’en amaigrir les joues. Il m’observe, sans un mot. L’atmosphère est étrange. Il semble agacé. Ses doigts tambourinent sur la ferraille de la table.

La lumière baisse. Il jette un œil vers l’hôtellerie à peine visible, et soudain il se penche vers moi. Ses doigts se saisissent doucement de ma cigarette et, sans se redresser, il la porte à ses lèvres. Il tire une taffe à s’en retourner le cerveau. Ses paupières se ferment longtemps, puis se rouvrent lentement. Moi, j’ai les yeux écarquillés. Il me rend ma clope avec un sourire soulagé et reprend appui au dossier de sa chaise.



Son sourire s’affirme et il passe ses doigts dans ses cheveux puis fait redescendre ses paumes sur son visage en levant les yeux au ciel. Quelques étoiles apparaissent.



Je ne pensais pas que la vie au monastère pouvait prendre cette tournure mais, après tout, ça paraît logique. C’est une communauté comme une autre, à quelques exceptions près, avec les dominants, les dominés, et les autres.

Il plisse les yeux et se masse les tempes, exactement comme je fais quand j’ai mal au crâne.



Je n’ose pas trop en dire. Je ne sais pas quoi répondre à ces aveux, en fait. Je ne pense pas, d’ailleurs, être la bonne personne à qui il puisse les faire. Ceci dit, je suis plutôt flattée qu’il m’ait choisie. Et à nouveau résonne dans ma tête : « Fais gaffe : il paraît que la moitié des moines, c’est des repris de justice. »



J’ai surtout envie de détendre l’ambiance. Il retrouve le sourire.



En fait, tout est très catho, chez lui.



Le tetramorphe, c’est cette représentation iconographique des évangélistes que l’on retrouve souvent sur le tympan du portail des églises. Le lion pour Marc, l’aigle pour Jean, le bœuf pour Luc et…





—ooOoo—




« Matthieu n’en demeure pas moins un homme. »

C’est vrai, ça. Ce n’est pas parce qu’il psalmodie huit fois par jour qu’il n’est plus homme. Si ses yeux n’étaient pas si étonnamment bleus, j’y croirais ferme.


Je lance un bâillement et remonte le drap sur mes épaules. Il ferait presque frais. Mes paupières tombent. En fait, elle était très étrange, cette scène, avec ma bouteille d’eau, son goulot, tout ça. Je le revois, lui, assis sur son roc, ruisselant de transpiration. Je me retourne sur le côté, en chien de fusil. Tout ça n’est qu’une histoire de chasse, de toute façon.


La pièce est grande, longue, presque interminable, et interminablement vide. Je marche, tranquillement, ça ne m’inquiète pas plus que ça. Il y a un bureau au milieu. Je ne l’avais pas vu, celui-là. Matthieu parle avec un moine ; il est très grand, long, presque interminable et très sombre. On dirait qu’il n’a pas de jambes. Je me cache sous le bureau. Il va me voir, je suis sûre qu’il va me voir, il va me foutre dehors. Je sais que je dois attendre Matthieu car il veut me parler. Les cigales alignées sur le mur ne m’étonnent pas du tout, je sais que c’est la monnaie d’échange ici. Le sol est mou. Pas comme du sable. Plutôt comme de l’asphalte, molle, ou une grosse couverture de livre en cuir tanné. Et puis je suis assise sur ce bureau, là. Un morceau de plâtre du plafond me tombe sur la tête comme une grosse goutte d’eau, et je vois qu’en fait, il a fait un trou énorme dans le toit : on aperçoit le ciel.


  • — Ça n’a jamais existé que pour nous, dit frère Matthieu.

Il ne touche pas le sol et on dirait qu’il a de grosses ailes, comme des ailes de bourdon. C’est bizarre. Moi, j’ai des haut-le-cœur.


  • — De là-haut, on voit la mère.
  • — La mère ?
  • — Non, la mer.

Ce mec est terrible. C’est tellement catho, tout ça, et puis il a un accent incompréhensible, je n’avais jamais remarqué. C’est bien beau, mais il faut que je finisse de compter et de mesurer les cailloux triangulaires que j’ai ramassés sur la tombe de Saint Jean-Baptiste. Il y en avait tellement qu’on ne le voyait plus !


  • — Et lui, il essayait de sortir, mais il savait pas que c’était impossible ! s’exclame Matthieu en levant son verre de rouge.
  • — C’est vrai qu’il aurait fallu une grosse pelle. Quarante-deux plus dix-sept ?
  • — Soixante-neuf.
  • — Depuis quand est-ce que tu as arrêté de fumer pour boire ? je m’entends lui dire.
  • — C’est du thé.

Son blouson en cuir lui va plutôt bien. Quand il touche ma hanche, mon infusion me tombe des mains.

« Arrête… » ; je lui ai dit ça d’un air pas trop convaincu.

Il sait bien que j’ai prononcé des vœux ; alors, pourquoi est-ce qu’il insiste ? Ça le fait fantasmer, de se payer une nonne ? Et moi, pourquoi j’ai envie de céder ? Ni une, ni deux, je me retrouve collée contre, face contre le gros pin, et il se presse contre moi. Je regarde mon pantalon de chantier à mes pieds, il est vraiment dégueulasse. Je savais que j’aurais dû le laver. Je mouille, je sais que je mouille, et c’est à peine si j’ai honte. Cette queue, dans ma chatte, je la connais, c’est celle de mon ex. Je crois que j’ai envie de gerber.


  • — Fais gaffe : il paraît que la moitié des moines, c’est des repris de justice, me dit Matthieu, assis sur une chaise, qui regarde la scène, son chapelet à la main.
  • — Il me reproche de passer trop de temps avec toi, je lui dis.

Et sa bouche est sur la mienne. C’est comme si tout allait mieux. Mon ventre me brûle, mais ça n’est pas de la douleur. Ses yeux s’ouvrent et ils sont encore plus azur que le ciel, plus bleus que la mère.

C’est Matthieu, que j’embrasse. C’est le moine. Enfin, c’est l’homme. C’est Jean-Baptiste.


  • — Je te rencontrerais dehors, je t’embrasserais : cependant les gens ne me mépriseraient pas. Tu m’initierais.

Ça résonne partout.


  • — C’est le Cantique des Cantiques ? je lui demande.
  • — Non, c’est Dieu.

Il me dit que je dois partir. Vite. Il y a ce grand moine. Grand, long, presque interminable. Il y a ma mère et elle lui dit de me prendre parce qu’elle n’a pas su me garder. C’est comme un grand chien. Il court. Il court vers moi. Et moi j’ai mes pieds coincés dans cet asphalte, mou, dans ce grand livre, et je crie.


Je crie et je me redresse brutalement dans mon lit trempé de sueur. Je regarde autour de moi. Ma porte est fermée. Ma Bible est fermée. Tout est calme. Tout va bien.

Tout va bien.




—ooOoo—




Tout va bien.

Du moins, c’est ce que je croyais avant de me sentir assaillie par une espèce de culpabilité vorace à la suite de ce rêve pour le moins déstabilisant. Moi, défroquer un curé !

J’avoue, j’avais mis ma sexualité de côté depuis un bon moment, et voilà qu’elle revient, au mauvais moment.

J’aurais dû me rendre compte que ça montait en moi. Cette attirance, là, pour Matthieu. Pour Jean-Baptiste. Oh, et puis c’est pareil.

« Et merde ! » J’envoie chier mon dictionnaire de latin et prends ma tête dans mes mains.

Que frère Pacôme aille se faire foutre si je le dérange. Je suis vraiment sur les nerfs.


Je suis sur les nerfs, parce que j’ai en moi, que je le veuille ou non, cette espèce de dogme indéfectible : l’Église est pure, les moines ne sont pas des hommes. Donc… donc en fait, désirer un moine, c’est tout aussi improbable et condamnable que… désirer son frère, ou bien désirer son père. C’est aller à l’encontre de tout cet ordre établi depuis des siècles et des siècles. Si je désire ce type, alors je suis une traîtresse. Je suis faible, lâche, je ne me contrôle pas. C’est limpide : je suis Madeleine la pécheresse, ou Ève qui fout en l’air le paradis.


Comment est-ce que j’ai pu me laisser enfermer dans des héritages aussi stupides, moi qui ne suis ni catho ni croyante, et encore moins pratiquante ?

En même temps, je trouve tout ça tellement malsain : si la nature nous autorise à éprouver de l’envie, alors pourquoi la société aurait le droit de l’interdire ? Je me révolte et je ne l’assume pas. C’est ça, le cœur du problème. Je suis lâche.

Je me dis que je vais déguerpir, le plus vite possible, que cet endroit me rend dingue. Je mettrai un doctorant sur mon sujet. Je peux m’en sortir comme ça. Une nausée m’indique que non, ce n’est pas si simple.


En fait, j’ai envie de rester.

J’ai envie, et j’ai honte d’avoir envie.

Et ça, ça m’énerve encore plus.

« Putain de merde ! », je marmonne entre mes dents.


Je remarque que frère Pacôme ne s’occupe pas plus de ma crise de nerfs que de ses bouquins, aujourd’hui. Il est en train d’ôter une à une les fleurs mauves, qu’il a ramassées hier, de leurs tiges. Il est presque caché derrière l’énorme bouquet.

Intriguée, je m’approche. Il a un sourire.

Suspect.



Il prend une moue savante. Mon regard interrogatif le pousse à en dire davantage.



Je me souviens de l’avoir vu se presser la tête dans ses mains comme dans un étau, hier soir. Et aussi pendant notre séance de relevés à l’ancienne hôtellerie. Ça se tient.



Ceci explique cela.



Il marque une pause.



« Du gattilier… Impossible de me rappeler où j’ai déjà entendu ce nom-là. »



Ses yeux s’écarquillent.

Je n’ai pas fait exprès, juré ! Enlever les feuilles, effeuillage ; enlever les fleurs… effleurage. Je voulais seulement inventer un verbe par instinct, pour alléger l’atmosphère. Bon, c’est mal tombé. Je fais volte-face en rigolant doucement.


Cette scène m’a détendue. Frère Pacôme est vraiment un type… un moine spécial.


Je n’arrive toujours pas à savoir d’où je connais cette plante, le gattilier, mais au moins je suis un peu moins à cran. Je jette un œil à frère Pacôme, toujours entièrement dévoué à sa tâche, puis je me lève et me dirige rapidement vers les rayonnages.

Je suis sûre que je peux trouver quelques infos sur cette plante-là, dans les bouquins. Je finis par tomber sur un gros livre de jardinage, pas si vieux. « Garance, gardénia, garou, garrya… gattilier. » Rien. Rien ? Si : la page est découpée, en bas. En haut, il y a un croquis ; ça correspond à ce que j’ai vu. Sur le côté, le nom latin : Vitex agnus castus. Castus ?

Je sens la mauvaise mayonnaise monter. Je ne sais pas pourquoi, je m’en doutais. Je feuillette rapidement mon dictionnaire. Je savais que Pacôme manigançait des combines. Mon doigt file sur les colonnes plus rapidement que mes yeux : castro, castrum, Castrum, castula, castulo, castuosus… castus.

« Castus : pur, intègre, vertueux, irréprochable. » Agnus, c’est l’agneau, je le sais de mémoire. Vitex, je m’en fous.

L’agneau chaste ? Merde, c’est exactement ça, je m’en souviens, je l’avais lu dans un bouquin sur les moines pendant mes études. Ça m’avait marquée. Le gattilier, l’agneau chaste, le… poivre des moines ! On l’utilisait au Moyen Âge dans les monastères pour provoquer la perte du désir. Et rester « pur, intègre, vertueux, irréprochable ». Je ne crois franchement pas que ça agisse sur les migraines.


Et Matthieu, lui, est-ce qu’il le sait ?

Je ne me vois pas trop débarquer dans son bureau et lui dire que frère Pacôme lui fait boire des potions moyenâgeuses pour l’empêcher d’avoir la gaule.

Surtout après mon rêve de cette nuit. Ce serait moyen.




—ooOoo—




J’ai fini par me calmer.

À midi, on m’a servi une salade de roquette avec des figues. Je n’aurais pas cru le mélange très savant, mais il s’est avéré délicieux. Ensuite, j’ai fait une courte sieste. Je n’ai croisé frère Matthieu nulle part : ni à l’accueil de l’hôtellerie, ni pendant le repas, ni à l’heure du café. Je ne l’ai pas même vu quand les cloches ont sonné « sexte », vers midi.


Il fait encore très chaud quand j’émerge, au cœur de l’après-midi. J’ai dormi une petite heure trente. Je crois que j’ai pu me remettre de mes suées de la nuit précédente.

En sortant de l’hôtellerie, je croise frère Simon-Pierre et son balai. Je lui demande si, par hasard, il sait où est frère Matthieu.



Puis il s’essuie le front d’un revers de manche et reprend sa tâche.


Je suis ennuyée. J’ai une furieuse envie de savoir comment il va. Surtout depuis que je sais qu’on lui administre des remèdes bancals qui sont faits pour tout, sauf pour arranger la situation.


Je finis par me décider. Je file à la cuisine faire couler une tasse d’un café bien serré, puis je passe dans ma chambre chercher un flacon d’huile essentielle de menthe poivrée. Le paracétamol fonctionne rarement sur moi, mais quelques gouttes de menthe sur les tempes et une bonne dose de caféine concentrée suffisent, en général, à me débarrasser à peu près efficacement d’une migraine.

Ça marche sûrement mieux, en tout cas, que le gattilier. J’ai un sourire. J’ai fini par abandonner toutes mes prises de tête au sujet de la pseudo-trahison liée au désir dans l’espace monastique. Si j’avais continué, j’aurais sûrement hérité d’un bon mal de crâne, moi aussi.


Arrivée devant la porte de sa chambre, je prends une grande inspiration. Non, je ne me demande pas ce que je fais là. Je le sais très bien. Enfin, je crois.

Je toque. Le « oui » vient un peu tard, et il est un peu faible.



C’est maladroit.



La pièce est plongée dans la pénombre et mes yeux ne s’y habituent que lentement. Les volets clos filtrent juste assez de lumière pour que je puisse le distinguer, allongé sur un lit une place, au fond de la pièce. Je crois qu’il porte une espèce de chemise ample en tissu clair. Sur la droite, je discerne une chaise et un bureau.



Je déglutis.



C’est donc ça qui explique toute cette odeur de menthe sauvage qui flotte autour de lui en permanence. Ça n’a rien de très saint, finalement.

Il se redresse au bord du lit en enfonçant ses pouces dans ses orbites. J’approche la chaise et m’assois près de lui pour lui tendre le café sans sucre, qu’il avale d’un trait.



Alors je sors le flacon d’huile de ma poche et en verse quelques gouttes dans ma paume, sans réfléchir. Le parfum embaume la pièce. Puis je frotte mes mains l’une contre l’autre et passe mon pouce dans chacune d’elle. Sans réfléchir.


Quand je pose mes mains à plat contre ses tempes, ses yeux se ferment. Je le fais spontanément. Sans me dire que c’est mal ou bien. Mes pouces tracent une ligne sur son front.



Je lui dis ça comme pour légitimer ma manœuvre.

Je reste dans cette position un moment. Il ne bouge pas non plus. Il ne bronche pas. Parfois, ses paupières se crispent et il respire plus fort, puis il redevient immobile. La migraine opère par vagues, comme des contractions. Certains diraient qu’elle intervient pour évacuer un grand conflit avec soi-même. Je ne sais pas si je suis d’accord ou pas. Je n’y ai jamais réfléchi. Pourquoi pas ?


Finalement, j’ôte mes mains. Je me suis enfin habituée à l’obscurité. Ses yeux s’ouvrent. Humides, larmoyants, encore plus bleus que d’ordinaire. Vraiment trop bleus.

Il ne se passe rien. J’entends mon cœur battre dans ma tête et ma gorge, comme la grosse caisse d’un mauvais orchestre de village. Il s’approche de moi.



Je n’en sais rien, moi. D’ailleurs je ne sais plus rien du tout, à part que son visage est campé à cinq centimètres du mien, que mon estomac est dur comme une pierre et que mon bas-ventre prend feu. Je creuse ma cervelle à grands coups de pioche.



J’ai lâché ça dans un souffle avant que sa bouche ne fonde sur la mienne. Il se lève et m’emporte avec lui. Mes mains sont dans ses cheveux. C’est animal : j’aurais envie de le bouffer. Mon cœur va éclater. Sa langue est contre la mienne. Un mouvement partagé nous entraîne un ou deux pas en arrière. Je m’appuie sur le bureau. Il recule, un instant, une fraction de secondes, et j’ai le temps de voir briller dans ses yeux tout, tout, tout sauf de la sainteté. Puis ses lèvres reviennent contre les miennes. Et il prend le temps. Et je pourrais presque jouir rien qu’à me dire que je suis passée outre toute ma culpabilité judéo-chrétienne ancrée, et que c’est tellement bon. Le baiser dure longtemps. Assez longtemps pour que je m’habitue à la présence de ses mains sur ma taille, au goût de sa langue et à son parfum, où se mêlent peut-être menthe, savon, sueur, et je ne dirais pas « un peu d’encens », sinon je culpabiliserais.


Soudain, on frappe à la porte. Il sursaute et je me pétrifie.


Il n’est pas difficile de cerner ce que peut imaginer frère Pacôme à ce moment précis, son bol fumant à la main, en nous trouvant tous les deux dans cette pièce sombre, silencieux, et peut-être un peu ahuris aussi.




—ooOoo—




Sans un mot, il tend l’infusion à Matthieu.


Je suis tentée de me précipiter pour lui dire de ne pas boire, que ce n’est pas ce qu’il croit, que ces plantes ne sont pas du tout faites pour calmer ses migraines, que c’est plutôt la menthe qu’il ajoute avec qui a ce rôle, et encore…

J’hésite, et je fais bien : il serait déplacé qu’en plus, frère Pacôme me sente si pleinement concernée par la virilité de frère Matthieu. Je suis tentée de rougir mais j’ai aussi très envie de rire, sans savoir si c’est nerveux ou sincère.


Pendant que l’un avale sa boisson, l’autre l’observe d’un air hagard. Son regard oscille de lui à moi et de moi à lui.



Les yeux de frère Matthieu roulent dans ses orbites. Il semble aller un peu mieux.



Son regard est glacé. Tant de familiarité m’étonne et me dérange. Je bouscule presque frère Pacôme pour sortir de la pièce, sans jeter un regard ni à l’un, ni à l’autre.


Maintenant, j’ai honte et je suis énervée. Je crois que j’ai honte d’avoir cédé, et que je suis énervée d’avoir honte. Super. Je descends les escaliers quatre à quatre et atterris dans ma cellule.

Les larmes aux yeux, je fourre toutes mes affaires dans mon sac. Quelle putain de mauvaise idée, cette recherche ! Quelle putain de mauvaise idée, cette migraine ! D’une part, j’étais à deux doigts de passer à l’acte avec un curé, et en plus, en plus, on a failli nous surprendre. Si ça ne mouillait que moi, ça irait. Là, ça met sûrement en péril la vocation de frère Matthieu, et rien que pour ça, je me trouve détestable.

Sans parler qu’il n’a pas pris cette espèce de potion magique depuis plus d’une semaine et que j’imagine que sans ça, il doit redevenir « normal ». Disons. Humain. Disons. Homme. Et que moi, je suis seulement passée dans sa vie à ce moment précis : avec une autre, ça aurait sûrement été le même topo.

J’ai envie de jurer. Très fort et très longtemps. Rien que pour les emmerder, toute cette bande de culs-bénis. « Je t’en donnerais, du cul, moi. » Il fait toujours aussi chaud. Je sue comme un marathonien au quarantième kilomètre.


Je sais. Je suis déçue et rageuse de n’être « que celle qui passait par-là, au bon endroit au bon moment », devant un Matthieu « humain ».

J’aurais préféré lui plaire. Juste lui plaire.


Un raclement de gorge. Je tourne les yeux. Frère Matthieu est appuyé dans l’ébrasement de la porte. « Pas lui, pitié, pas lui… » J’ai tellement honte de le voir à nouveau en plein jour.



J’ai rétorqué ça sur un ton qu’il ne méritait sûrement pas, mais je veux qu’il parte.



Il ne manquait plus que ça, qu’il me fasse culpabiliser : comme si je ne me faisais pas assez culpabiliser moi-même.



Il porte sa tunique et son scapulaire noir. Ses yeux sont toujours aussi bleus, quoiqu’un peu plus rouges et humides que d’habitude. Faute à la migraine, sûrement.



Je ne le vois que du coin de l’œil, car je fais mine de ne pas le regarder.



Il marque une pause.



Le ton de sa voix est calme, mais une note finale un peu plus élevée que les autres m’indique qu’il est tout près de perdre le contrôle.

Je me tourne enfin vers lui, mon sac de sport sur l’épaule gauche, mon trépied sur l’épaule droite, chargée comme un dromadaire.



Il frappe du plat de sa main contre le chambranle de la porte, et moi, je ne peux pas sortir : il bloque l’entrée.



Il ôte ses pouces qu’il avait enfoncés dans ses yeux et me lance un regard.



Il semble hors de lui.



Je parviens à sortir de la pièce et m’éloigne dans le couloir.



Alors, je fais l’effort de le regarder, et je suis triste. Je suis triste de la réalité de ce que je vais lui dire.









— ÉPILOGUE —




J’ai défait le premier bouton de ma chemise. Je sais que cela fait plus « détendu ». J’ai eu du mal. À quelqu’un qui s’engage dans le mariage, tout comme à quelqu’un qui s’engagerait dans les ordres, je dirais : « Ne pas sous-estimer le divorce, ne pas sous-estimer le retour à la vie sociale. » Cela ne les empêcherait sûrement pas de s’engouffrer dans ces geôles. Tant pis pour eux.


Octobre est tombé. Brûlant au début, comme le chant du cygne d’un été agonisant, et glacé sur la fin.

La ruelle est étroite, balayée par un vent de ville. Il y a un pot, avec de la menthe, devant l’entrée de chez elle. Il faudra que j’y pense, moi aussi, à fleurir ma porte.

Je ne sais pas si elle sera là. Il est seulement seize heures. C’est l’heure du thé.


Tant pis. De mon doigt, j’écrase la sonnette. Je passe une main dans mes cheveux que je n’ai pas coiffés. J’ai l’air bien bête, à présent, les mains fourrées dans les poches de mon blouson trop neuf. J’aurais peut-être dû acheter des fleurs, mais je me suis dit que j’aurais eu l’air encore plus bête.

Je sonne une seconde fois, juste avant d’entendre des pas dévaler des escaliers et un « j’arrive ! » La poignée de la porte s’agite. Je crois percevoir une injure marmonnée, et la clef finit par tourner dans la serrure. La porte s’ouvre.


Voilà, elle est là.

Qu’est-ce que je fais, maintenant ? Qu’est-ce que je dis ?

Quand elle m’a vu, ses yeux café se sont écarquillés derrière ses lunettes. J’avais l’avantage de la surprise, mais je n’ai pas su en profiter.



Franchement, il y a vingt ans, j’aurais dit que je la trouvais canon, dans son pull trop grand. Maintenant, je suis juste impressionné.



Je la suis dans une pièce, sur la droite.



Elle me tutoie. C’est peut-être normal. Je pose mon blouson sur une chaise. De sa cuisine, qui communique avec le salon, on voit une petite cour intérieure. Tendance décoration, il y en a un peu partout ; mais surtout, il y a une grande bibliothèque, et des livres de ci, de là : sur des étagères, sur la table du salon, sur la table de la cuisine, sur le comptoir, dans une panière.



Elle me jette un regard fuyant.



Elle m’invite à prendre place sur un gros fauteuil du salon avant que j’aie eu le temps de répondre quoi que ce soit, puis vient s’asseoir face à moi, deux tasses fumantes dans les mains, qu’elle finit par poser sur la table basse.



J’ai lancé cette affirmation sur un ton pas peu fier, croisant mes doigts derrière ma nuque, avec un sourire. Elle manque de s’étouffer avec son carreau de chocolat. Je ne m’attends pas à ce qu’elle me mette dehors, ni à ce qu’elle me saute dessus, d’ailleurs.



En fait, c’est un peu elle. C’est elle, le déclic. Je crève d’envie d’elle, même si ce n’est peut-être pas très correct, là, tout de suite, maintenant.


Dehors, le vent souffle une bourrasque qui emporte un gobelet en plastique. On pourrait entendre les mouches voler, s’il y en avait encore. Je n’ai pas oublié comment on doit se comporter, en homme, pour conclure un coup, mais je trouve seulement tout cela trop précipité. Et puis. J’ai peur : d’elle, de sa réaction. Je ne sais rien de sa vie. Peut-être que dans cinq minutes vont débarquer mari, enfants et chien, avec des sacs de courses, et que je n’aurai plus qu’à m’en aller fleurir ma porte.



Je ne sais pas comment j’ai osé. La fossette de sa joue gauche se plie. Elle sourit, derrière son mug, et me regarde. Pourquoi est-ce qu’elle me regarde de cette manière-là ? On dirait toujours que les femmes en savent plus que nous sur notre sort.



On ne pouvait pas faire plus limpide.



Je n’ai pas osé fumer une cigarette depuis que je suis sorti de Saint-Sauveur. Je ne voulais pas fumer seul. Je me sens comme un chien obéissant quand je la suis à l’extérieur. Il y a un cendrier posé sur le rebord de la fenêtre, et une table en fer forgé, un peu comme celle qui est au fond du jardin du monastère.



Je remarque qu’ils m’avaient manqué, pendant vingt ans, ces conseils féminins, quand elles nous parlent comme si elles étaient toutes nos mères. Je hausse les épaules en lui disant que je me suis forcément endurci un peu, à marcher dans des couloirs froids, là-bas.

Elle me tend une cigarette, que j’allume, et elle en prend une pour elle. J’ai l’impression qu’elle a bien conscience qu’avec ce que j’ai sur le cœur, je vais avoir besoin de fumer ma clope jusqu’au bout.

Je suis appuyé contre la fenêtre, face à elle, qui est assise sur une chaise. Son regard s’est fait interrogateur, comme si elle attendait que je lui raconte ce qu’il s’est passé, après qu’elle soit partie, en juillet.



Elle fronce les sourcils et fait tomber la cendre de sa cigarette dans un gros pot en terre cuite. Sa remarque me douche un peu. Je dois avoir l’air déçu, car elle enchaîne :



J’avais besoin d’en parler, finalement. C’est comme si mon cœur s’allégeait. Peut-être avais-je besoin de légitimer mon départ. Elle, elle m’écoute, et je lui en suis reconnaissant.



J’ai un sourire en secouant la tête : je suis encore un peu révolté par cette remarque. Elle me tend son gros cendrier.



Elle se mord la lèvre inférieure. Elle doit se sentir concernée. Moi, je trouve juste ce geste encore plus excitant, même si remuer ces souvenirs-là me retourne l’estomac.



Oui, elle se sent vraiment concernée.

Là, j’ai seulement envie de la prendre contre moi pour lui montrer à quel point je vais bien, à quel point je vais mieux. Je lui lance un franc sourire assuré et elle baisse les yeux.

J’écrase ma cigarette et elle, elle s’en allume une deuxième. J’ai froid. Je tremble. Je crois surtout que c’est parce que je suis excité. Je suis excité comme un gamin qui attend que celle qui va le dépuceler sorte enfin de la salle de bain. Ceci dit, elle n’a pas l’air d’en mener bien large non plus.


Je jette un œil à l’intérieur et croise le regard jaune du chat. On dirait qu’il sait ce que j’ai derrière la tête. On dirait aussi qu’il sait que j’hésite à passer à l’action : il a cet air supérieur, très chat, presque moqueur. Lui, il doit savoir ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas. Je ne suis sûrement pas le premier homme qu’il voit entrer chez elle. À cette pensée, mon estomac se crispe. « Sale bête ! »


Je me retourne quand elle passe devant moi pour regagner l’intérieur. Ni une, ni deux, je saisis son poignet. Elle me fixe. Elle attend. Ses yeux café noir sont troublés d’un nuage de désir, j’en jurerais. Sa bouche est entrouverte, tentante, tellement tentante…


Je plonge sur ses lèvres. Elle laisse échapper un gémissement et se pend à mes épaules. Si elle savait à quel point je m’en suis voulu de ne pas avoir tout envoyé paître pour la suivre, le jour même où je l’ai embrassée pour la première fois ! Si elle savait à quel point ce moment m’a obsédé, les semaines qui ont suivi, à quel point j’ai rêvé et cauchemardé en pensant à elle, à quel point j’ai repris goût à une masturbation non culpabilisée en pensant à elle… elle serait sans doute un peu effrayée.


C’est elle qui glisse sa langue contre la mienne. Je grogne à mon tour, son bassin s’est pressé contre le mien. Voilà que je suis à l’étroit dans mon jean. C’était sans compter sur ses doigts, qui agrippent ma ceinture et en défont la boucle. J’ai un mouvement de recul. Je veux bien me déshabiller devant elle, mais pas devant tout le monde dans la cour. Elle me tire de nouveau à elle par le cuir de ma ceinture, et m’arrache un dernier baiser, puis prend ma main.

Je la suis à l’intérieur et me retrouve finalement avachi dans le canapé. Elle est debout, elle m’observe. Je ne suis pas encore nu, mais c’est tout comme. Ses yeux me dévorent. Je crois que dans les miens, il doit y avoir comme un air affamé, aussi. Elle vient sur moi, contre moi, et la pointe de sa langue glisse sur ma lèvre inférieure puis elle se redresse. Elle fait passer son pull par-dessus sa tête. Son sous-pull. Son tee-shirt.


Ses seins sont nus. Je ferme les yeux. Mon cœur bat dans ma gorge. Dans mon sexe aussi. Puis je prends l’un de ses tétons entre mes dents, contre ma langue, une main sur ses reins cambrés. J’en deviendrais dingue. Elle recule et m’embrasse de nouveau, puis descend dans mon cou. Je pose un baiser sur son épaule et je sens qu’elle sourit. Un à un, elle défait les boutons de ma chemise, sans prendre garde à la médaille de Saint-Matthieu que j’ai conservée à mon cou, puis passe ses deux mains à plat, de mes clavicules à mon bas-ventre, pliant ses doigts sous le bouton de mon jean. Je la regarde par en dessous. Dehors, le ciel s’obscurcit.

Elle dégrafe mon pantalon et le fait descendre jusqu’à mes chevilles. Voilà, je suis exposé. Enfin, pas complètement. Reste mon sexe, caché derrière un dernier morceau de tissu. Elle semble hésiter. Je me demande pourquoi. Je plaisanterais bien pour détendre l’atmosphère, mais ce n’est pas le moment. Alors, en l’embrassant, je la fais basculer sur le côté, et j’ôte mon caleçon.


Elle me regarde fixement. Puis regarde ma queue. Dure. Dressée contre mon ventre. Sa poitrine monte et descend au rythme d’une respiration qui m’apparaît rapide. Finalement, elle retrouve sa place sur moi et reprend mes lèvres. C’est tendre, cette fois-ci. De mes mains, j’encadre son visage et lui rend son baiser.

Et elle descend. Sa bouche : dans mon cou, sur mon torse. Et je sens ses seins qui suivent le mouvement, qui passent contre mon ventre. Je ne peux pas bander davantage. Je ne sais pas où va aller le sang que mon cœur pulse de plus en plus rapidement. Je sais : dans ma cervelle, pour la faire éclater, et je vais devenir dingue.


Voilà. Sa langue remonte le long de mon sexe, tendu comme un arc. Moi, je ferme les yeux tellement fort que j’ai l’impression que mes paupières vont éclater. Mon gland est dans sa bouche. Je ne sais plus trop ce qui se passe. Je crois que je suis en train de perdre la raison. Sa langue est toujours là, contre mon frein, et le tout est brûlant, dévorant. J’ai envie de crier ou de pleurer, ou les deux. Je presse sa main dans la mienne. Elle remonte vers ma bouche. Elle a compris. Elle a compris ce que moi-même je n’avais pas saisi : que si elle avait continué quelques secondes de plus, tout aurait été fini.


Ma bouche reprend possession de la sienne. C’est bien ça. Je la possède. Je la dévore. Elle, elle gémit. Nous basculons ensemble sur le côté, elle sur le dos, et moi, sur elle. Si je m’écoutais, je m’enfoncerais en elle, là, tout de suite. Au lieu de cela, je l’embrasse, encore, insatiablement. J’embrasse sa bouche et j’embrasse son cou. Elle retire son pantalon, elle retire sa culotte et je glisse mes doigts dans sa chaleur. Je la regarde. Elle ferme les yeux. Elle se mord la lèvre. Elle a pris deux de mes doigts, elle pourrait en prendre trois. Ou quatre. À ce moment-là, je suis excité comme une bête.


Alors, je descends, je descends vers son intimité. Elle est trempée, ma main est trempée. J’écarte ses cuisses. J’observe mes doigts qui pénètrent en elle. Je prends conscience de ça. Et je regarde ce spectacle. Son sexe. Ouvert. Ouvert pour moi. Mon visage est appuyé contre l’intérieur de sa cuisse gauche et je suis fasciné. Je regarde son sexe avec excitation, tendresse, délectation, presque sans gêne, comme le ferait un enfant devant lequel se dresserait l’Origine du monde.



Je mets un peu de temps à réaliser, à sortir de mon émerveillement. Bien sûr, qu’il faut que je la prenne. Je n’attends plus que cela : me retrouver au fond d’elle, recouvrer enfin le repos. Je me place au-dessus d’elle et la pénètre, sans ménagement, mû seulement par sa demande, et par mon désir trop longtemps contrôlé. J’avais oublié cette plénitude. J’avais oublié combien la plénitude de la pénétration était encore plus réconfortante qu’excitante. Elle gémit, encore, et moi je m’entends lancer des soupirs mâles que je n’avais pas laissés sortir depuis des années. Le mouvement est rapide, profond. Je sais que je me perds en elle. Ou bien je me retrouve.


Soudain, elle m’arrête. Puis elle passe sur moi, moi sous elle, et elle s’empale sur mon sexe. Je ne sais pas comment je tiens le coup. Un reste de fierté, sûrement. Elle monte, descend, sur moi, comme pour m’arracher son plaisir, seule. Mais je ne suis pas en reste. Une fine pellicule de sueur la recouvre et fait briller sa peau, par endroits, à la lueur de la nuit enfin tombée. C’est comme une apparition. Elle fait tomber ses mains sur mon torse et gémit, elle gémit de plus en plus fort. Elle crie, elle hurle. Elle s’effondre dans mes bras, et moi j’accélère la cadence. Son cri est ininterrompu, alors que je projette mon sexe dans le sien et que je l’emprisonne plus fort que jamais entre mes bras. Puis je crie moi aussi, c’est rauque, c’est viril, c’est une délivrance. Je crois qu’elle m’encourage, mais je n’entends plus rien que le sang qui pulse dans mes tempes.

Une dernière décharge ; c’est comme si on avait coupé le courant, d’un coup. Tout est silencieux et tout est noir. Nos respirations se calment, ensemble. Je ne parviens pas à desserrer mon étreinte autour de ses épaules. Ou bien c’est que je ne le veux pas.


Je la sens qui se tortille contre moi, puis une petite lampe posée au bout du sofa s’allume. Les yeux plissés et un peu agressés par la lumière, je la vois, le coude appuyé sur mon torse. Elle aussi, elle me regarde. Ses yeux sont humides et son sourire est indescriptible. Satisfait, heureux, tendre, un peu de tout cela.

Elle se redresse alors sur moi et rattache ses cheveux. Je croise mes doigts derrière ma nuque. Puis elle s’étire et ses mains passent dans sa nuque puis sur ses seins. Ses doigts butent contre sa clavicule droite. Ses sourcils se froncent. En y regardant de plus près, je vois qu’elle passe ses doigts sur une grosse marque rouge qu’elle a là.

On y voit presque exactement reproduit le motif de ma médaille. De mon côté, je la soulève de ma clavicule gauche. Là, on y lit, imprimé à l’envers : San Matteo, pregate per noi. « Saint Matthieu, priez pour nous. » Ironie… « On va en avoir besoin ! » je songe. Puis je ris.


Elle sourit :