Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 16339Fiche technique49274 caractères49274
Temps de lecture estimé : 28 mn
01/08/14
Résumé:  2027. Claire, agente au sein du Groupe de Contrôle Judiciaire, doit mener sa dernière enquête. Le prix de l'échec : sa vie, et celle de Val.
Critères:  sf
Auteur : Claire Obscure  (claireobscure)
Le disque de Ruellan

14 juin 2027 – 7 h 30



Je traverse le quartier, mon arme soigneusement cachée, mais toujours à portée de main. Deux chats se battent au loin ; leurs miaulements finissent par attirer l’attention d’un groupe de junkies défoncés à la Soufflette. « Mieux vaut les chats que moi. » Je ne cours pas. « Ne pas attirer l’attention plus que de raison. Putain, que cette rue est glauque, comme la suivante, comme toutes celles de la ville. » Les ordures s’entassent ; il n’y a même plus de chiens pour s’amuser avec, et les rats se font tout petits une fois le soleil levé.


Un bébé pleure dans l’immeuble ouvert aux quatre vents ; sa mère le somme de se taire. Trop tard. Une torgnole ramènera la femme à sa juste place ; elle n’avait pas fait le nécessaire à temps. « Monde de merde… »


Quatre gosses me regardent, assis sur le capot d’une voiture désossée. Huit ans, dix ans peut-être ; avec la malnutrition, il est difficile de leur donner un âge. Je change de trottoir. S’ils ont trop faim, je jetterai les quelques biscuits secs qui me restent de la ration d’hier. J’aurai dû partir plus tôt, mais la planque d’hier a duré jusqu’à deux heures du mat’, j’étais crevée. Deux des gosses se lèvent ; ils saisissent des barres de fer. « Deux, je peux me les faire. » Ils attaquent. « Tant pis pour eux ! » Le premier frappe de haut en bas ; j’esquive sur la droite et me rapproche du second. J’anticipe le coup latéral qui vient cogner la mâchoire de son pote. D’un coup de pied dans les roubignoles, je me débarrasse du dernier gamin debout. Je fixe les deux autres restés sur la voiture ; d’un geste du menton, je les invite à se casser ou à venir me chercher des noises. Ils détournent le regard, nullement intéressés pour aider leurs camarades à terre.


Avec leurs conneries, je vais rater le métro du matin. Je pique un sprint : je vais attirer encore plus l’attention, mais je ne me vois pas faire cinq kilomètres à pied de plus. Les odeurs se font plus fortes à proximité de la station ; humanité délabrée cherchant encore le contact avec ses semblables, tambouille immonde du petit déj’ « rat - choux » préparé à même les braseros de la nuit. 200 euros la part, qui n’en veut ?


Ouais, enfin, dans la sécurité relative de la station, je me fonds dans la foule hébétée. Moitié travailleurs pauvres, moitié clochards. Je joue des coudes, des genoux aussi pour me faire une place dans la rame. Les portes se ferment dans un crissement de métal. Un hurlement : un type vient de se faire écraser la main. Il regarde le lapin crétin sur l’autocollant délavé l’avertir un peu trop tard qu’il risque de se faire pincer très fort. Il pleure en silence, sa main toujours coincée entre les deux portes. Il ne pourra pas travailler aujourd’hui s’il a de la chance, plus longtemps s’il y perd ses doigts. Pas de bouffe, pas de sécu : la mort assurée ou presque pour les inaptes et les « assistés ».


Station suivante. Les portes s’ouvrent, le type s’écroule de douleur quand ses doigts sont libérés des mâchoires d’acier ; il est rapidement renversé par la foule pressée d’embaucher, écrasé sous les pieds d’anonymes aux regards vides et apeurés.



Le coquillage rouge au-dessus du système d’arrêt d’urgence – cassé – le rappelle à l’ordre :



J’évite soigneusement d’effleurer le corps du malheureux ; je détourne tout de même le regard. J’ai honte. Je suis flic dans ce monde pourri.




14 juin 2027 – 8 h 15




Le lieutenant Rambert n’en sait évidemment rien. Il sait jamais rien, de toute façon. Mais on l’aime bien quand même dans la brigade. Rapport à sa mère sans doute qui fait les meilleurs donuts du monde et qu’il partage avec nous tous les matins.


Je passe devant les cages de dégrisement, à moitié vides aujourd’hui ; on a plutôt tiré dans le tas pour sauver notre peau. Les interpellations de Souffleurs, ce sera pour une autre fois, ou pas. Pas de regret : c’était eux ou nous.


J’entre dans le bureau du chef.



Ah, le chef Petit-Colin, un monument d’humour et de jeux de mots, selon sa propre définition.



Petit-Colin n’est pas à l’aise, pas à l’aise du tout. En tout cas, c’est pas moi qui ai merdé, c’est déjà ça. Pendant qu’il prend sa respiration, j’observe son bureau, le meilleur de la brigade. Un vieil ordi qui marche sur dynamo, un bureau couvert de poussière et de graisse, les peintures vert-pisseux qui s’écaillent sur le noir de la moisissure. Une fenêtre qui ferme et un plafond qui fuit pas trop l’hiver. Un putain de privilégié, je vous le dis.



« Putain, s’il m’appelle par mon prénom, c’est vraiment la merde. »



Le coquillage rouge au-dessus de la porte le rappelle à l’ordre :



Le chef lève les yeux au ciel, je souffle ; on laisse la machine débiter son baratin mille fois entendu. Heureusement, ils nous ont pas encore installé le coquillage d’analyse faciale et de traitement des émotions utiles et reconnues.



Nouvelles dénégations. « Oh putain, plus haut… et plus sur le côté, surtout. Directement l’Oligarque ! » Mais qu’est-ce que l’Oligarque peut bien vouloir au GCJ ? Nous, on arrête les petits délinquants, les criminels des zones pauvres – pardon : des Zones d’Occupation Ordonnée. Le seul problème de l’Oligarque, c’est que les Enclaves Démocratiques à Économie Normalisée restent en paix et ne soient pas dérangées par les occupants des ZOO, limite ne soient même plus au courant de leur existence. Enfin, il faut bien du petit personnel.



D’accord, je suis morte. Je le sais pas encore, mais je suis morte. Merde, ça ne leur a pas suffi d’annuler ab initio tous les mariages de personnes du même sexe, de nous faire passer à la reconditionneuse (sans succès sur moi, et je les emmerde), de nous interdire de nous aimer ? Ils sont allés chercher la merde douze ans en arrière. Je pense aussitôt à Val : elle aussi va payer.



Mon cœur loupe un battement. « Chloé ! C’était avec Chloé… » Je retiens à grand-peine une larme.

Petit-Colin continue, faisant semblant de ne rien voir :



Il me détaille la mission.





14 juin 2027 – 22 heures



Je rentre sous la pluie, chaude, qui m’économisera une douche sur le palier. Je rumine la journée. Le pot de départ avec les collègues, à qui il a fallu mentir ; quoique pas tout fait : la version officielle, c’est que j’ai déconné étant jeune. Pas grand-chose, mais suffisamment pour se faire sanctionner. Officiellement, congé sans solde. Officieusement, j’émarge toujours au budget du ministère, tant que je foire pas la mission.



« Tiens, le con du troisième ; il croit toujours qu’un jour il me mettra dans son pieu et que je bosse dans un bureau. »



Et merde, les CAFTEURS sont arrivés dans le quartier. Je passe devant le type du troisième sans rien dire de plus ; la fin du mois sera difficile. Grave erreur de ma part, je ne le surveillais plus, toute à mes pensées. À peine entrée dans l’immeuble, je reçois un coup sur le crâne ; il me plaque face contre les boîtes aux lettres, son haleine fétide contre ma joue, son braquemart ridicule contre mes fesses. Il m’a déjà bloqué un bras dans le dos et son autre main tient ma nuque ; mon œil est dangereusement proche d’une serrure bousillée. Je ne peux plus bouger.



Son ventre coince mon bras. Sa main libérée soulève mon manteau ; il cherche ma ceinture, il va tomber sur mon flingue. Je détends mes muscles, deviens molle sous son corps. Il relâche juste un peu la pression ; j’en profite pour arracher ma tête du métal. Il tente de reprendre le contrôle, mais j’ai pu faire un quart de tour, libérer un bras, frapper bas, frapper fort son ventre, ses reins. Il recule, je le démolis. Violence quotidienne en zone ordonnée : interdiction d’embrasser son amoureuse quand on est une femme, permission de violer pour les hommes. C’est sûr, on a enrayé la décadence des années 10.


Je laisse le type gémir au sol et je monte m’enfermer dans mon studio miteux. Comment vais-je réussir la mission ? Je n’ai pourtant pas le choix. C’est ça ou la trouillotine. Je n’ai plus un seul désir, je n’ai plus d’envies ; il va falloir que je retrouve ce monde enfoui, détruit par les politiques de libération et d’harmonie du début des années 20. Détruit par ces salauds qui ont tué Chloé, ma Chloé, notre Chloé. La première victime de la trouillotine. Un exemple pour la moralité. Je revois la pauvre petite Claire et son père, contraints de regarder l’exécution publique. « Et il faut que je bosse pour ces gens-là ! C’est ça, ou ils font la même chose à Val, si loin de moi. »


Mon boulot n’a plus rien à voir avec celui pour lequel je m’étais engagée dans le Groupe. Plus rien à voir, ou bien j’étais trop naïve politiquement pour voir ce qu’il deviendrait forcément. Maintenant, ils me tiennent par les deux bouts : démariée, amie et fornicatrice avec la première trouillotée ; non, ma peau ne vaut plus grand chose.


Je suis comme ça, prostrée, les clefs à la main, devant la porte de mon studio. Depuis combien de temps ? Plusieurs minutes, au moins. Il fait nuit. Tout est calme. Non, personne n’ose plus bouger la nuit tombée. « Je vais la faire, leur mission ; je vais leur montrer. Oui, ils ont pris la meilleure. L’Oligarque veut faire tomber quelques-uns de ses petits copains ? Il va pas le regretter. Oh, non… Pas dans un premier temps. »


Première étape : se déshabiller. Non, il n’y a pas de CAFTEUR à l’étage ; j’enlève mon manteau, la lourde chemise en dessous. Pas de soutif : interdiction L73-2 du 3 juillet 2024. Juste une sorte de brassière qui écrase les seins. Je la retire aussi, bravant les lois L28-1, L52-7 et L88-1. Tant que j’y suis, je viole aussi la L28-2 et la L13 en entier. Mes hardes forment un petit tas puant à côté de la porte toujours fermée. Dans mes mains, les clefs et le flingue.

Je me regarde : mes seins sont fripés, abîmés par des années de contention ; mon pubis est resté globalement lisse toutes ces années. Quelques poils ont toutefois repoussé sur les lèvres, là où l’épilation n’a pas été si définitive. Presque bonne pour le service, mais ça ne suffira pas.


J’ouvre la porte, pousse les fringues à l’intérieur, pose le flingue dessus. Je tire toujours la gueule, mais je déambule quand même, nue, sur le palier. Non, c’est pas comme avant. Ça ne vient pas encore. Je n’ai plus beaucoup de temps. Je redescends les escaliers. Dans le hall, le connard du troisième gémit encore, les mains sur ses parties. Je fais demi-tour et rentre chez moi.


Le coquillage bleu m’interpelle :



S’ensuivent quinze minutes d’abrutissement des masses, où on me vante les mérites d’objets que plus aucun ZOsO ne peut plus s’acheter, mais c’est la loi de 2021. Oui, bien sûr je vais m’acheter un sauna ; ça fera très bien dans mon studio. Je peux payer en un million d’années sans frais de dossier ? N’empêche, elle est bien mignonne, l’actrice dans son bikini à la limite de la L28-1. La scène se passe dans un EDEN, donc c’est autorisé. Et quelle classe, le slogan : « Sauna+3000 ™ : quand votre mari rentre du travail, accueillez-le dans votre antre à l’humidité contrôlée par © Vibra, le leader des ambiances chaleureuses. »


Le quart d’heure de cerveau disponible est passé. Enfin. Mais le coquillage bleu insiste :



La télé s’éteint. Je reste nue sur le canapé défoncé, contemplant mon reflet déformé sur l’écran. Direction la salle d’eau-WC. Dans l’armoire de toilette, je trouve une pince à épiler et me mets aussitôt au travail. Quelques cris retenus pour ne pas activer le coquillage jaune ; plus tard, je suis comme « neuve », lisse comme à mes vingt ans. Indispensable pour la mission.


Maintenant, je fouille mon placard dans la pièce principale. Là par contre, y a pas grand-chose à faire : la garde-robe est désespérante, strictement conforme au code vestimentaire de 2021. J’espère que mon contact dans l’EDEN-3 connaît son affaire, sinon la mission va être très courte, et ma vie aussi.


Un peu désespérée, j’installe un oreiller sur le canapé, un drap pour seule couverture et m’allonge. Cela fait combien d’années que je n’ai pas dormi nue ? Cela fait combien d’années que je dors seule, sans les bras de Val ? Les yeux humides, la chatte sèche, je finis par m’endormir.




18 juin 2027 – 10 heures



Le pied ! Grasse matinée ; des draps propres, un appartement spacieux, lumineux et doté de tout le confort moderne. Ah oui, le contact – et surtout l’Oligarque – connaissent leur affaire.

Mes papiers indiquent que je viens pour préparer les vacances bien méritées de mon mari qui est resté sur EDEN-7. On a changé mon nom, ma puce ; j’ai même le droit de vote (mais interdiction de m’en servir sans l’autorisation de mon mari invisible).


Hier, j’ai pu étudier la mode féminine d’EDEN-3, ou l’art de contourner la loi. La robe longue, très années 50 pour la coupe, est la norme. Épaules et bras nus, décolleté sage et carré de préférence, le plus souvent au ras du cou tout de même. L’astuce, ce sont les nouveaux tissus, parfaitement opaques de face et parfaitement opaques également aux CAFTEURS. Par contre, de côté, pour un œil humain, la lumière passe sans être arrêtée. Le tout à un prix défiant toute concurrence : il n’y a pas plus cher au décimètre.

C’est à qui, par des savants mélanges de tissus, montrera un bout de jambe, un décolleté plus profond, pourquoi pas un nombril…


Étape 2 : me souvenir des cours de couture de Chloé. La machine m’attend, ainsi que des mètres de tissus polarisés. J’ai carte blanche et carte bleue.


Je sélectionne un joli bleu, prépare un patron sur un modèle classique trouvé le net. On va commencer en douceur. Je passe la journée à faire une première ébauche dans des tissus normaux. Le soir, satisfaite du résultat, j’intègre le tissu polarisé. Comme il n’est pas convenable pour une femme seule de dîner au restaurant, je me fais livrer. J’espérais un humain pour tester ma robe, mais c’est un drone qui m’apporte le repas par la baie vitrée.




19 juin 2027 – 9 heures



Première sortie dans ma nouvelle tenue. C’est si bon d’être de nouveau habillée comme une femme ! Pour l’instant, j’ai sagement mis shorty de coton et brassière écrase-seins, dans le plus pur respect de la loi. Je déambule dans la zone marchande, m’arrêtant particulièrement dans les boutiques suspectées d’activités illégales par l’Oligarque. Je ne constate rien de répréhensible pendant les premières heures. Il m’est difficile de percevoir les regards sur les zones révélés par la polarisation ; forcément, les personnes ne doivent pas être en face de moi pour en profiter. Et puis, quelle audace de montrer ma jambe jusqu’en haut de la cuisse, à la limite du shorty…


Je me concentre sur les autres femmes qui viennent dans ces mêmes lieux. Les tenues sont tout à fait correctes : longueurs réglementaires, transparences non significativement plus osées qu’ailleurs. Choux blanc. Que de temps perdu !


Il me reste une boîte à visiter : Chez Rudy, le roi du plasma. « Bon sang, le mauvais goût survit à tout… » Les étiquettes de prix me font tourner la tête ; et tout ça pour regarder des pages de pubs insipides et des films certes violents, mais complètement aseptisés sexuellement et politiquement. Allez ; puisque je dois « préparer des vacances inoubliables » pour mon cher et tendre, je fais semblant de m’intéresser aux caméras. Je tripatouille un bouton par-ci, tourne une molette par-là, glisse un œil dans un viseur. Tiens, une femme habillée un peu plus sexy que les autres. Je relève la tête, non, je rebaisse les yeux dans la caméra, si. Dans le viseur de la caméra, je vois une jeune femme portant une mini-jupe et juste une brassière, mais si je la regarde directement, elle est habillée d’une robe longue tout ce qu’il y a de plus sage.

Je prends une autre caméra ; non, tout est normal. Je note les références de la première caméra. Mon enquête avancerait-elle ?

Un vendeur, tout sourire, fraîcheur Ultra-Brite ™ ©, s’approche de moi.



« Saisissons la perche, sans se mouiller. »



Il a l’air ravi de me vendre sa tambouille.



Je ne sais pas s’il y a un code de reconnaissance là-derrière ; il faut que je creuse la question sans en avoir l’air.



Répétition du mot « petite » ; clairement, le prix va être raccord, comme plein de petits zéros, avec un chiffre au choix devant. Effectivement, pas d’étiquette. « Si tu as besoin de demander, c’est que t’as pas les moyens, hein ? » Pendant que j’offre un sourire très affable au marchand de tapis et que le sien vient de prendre 10 carats, il détache la première caméra de son support et la branche sur une télé dont il tourne l’écran vers le fond du magasin.

Je regarde le vendeur, un brin étonnée, attendant qu’il m’éblouisse. Il m’invite à me placer de façon à ce que je puisse voir la télé pendant qu’il me filme. Mon image apparaît sur l’écran : je n’y suis plus vêtue que de mes dessous.



Le vendeur croit un instant que je suis choquée, mais il constate bien vite que je suis plutôt en train de m’examiner sous toutes les coutures restantes.



Effectivement, il tourne la molette dans un sens, et c’est comme si je portais un voile léger en guise de robe ; un peu plus, je suis de nouveau rhabillée ; un peu moins, le coton devient légèrement translucide. De la main, je lui indique qu’il peut y aller franchement, et c’est toute nue qu’il me voit à travers son œilleton.



Pendant que je paye à la caisse et qu’il emballe soigneusement la boîte magique, il me murmure :



Ah, il doit parler de mon épilation, il est vrai que c’est a priori devenu très rare, et très très interdit. Il ne semble pas du genre à me dénoncer :



Il me tend une carte de visite pour un restaurant-dancing, le Valask, plutôt distingué a priori. Une piste à suivre, peut-être. Je le remercie d’un battement de cils.




19 juin 2027 – 20 heures



Petite enquête menée à l’aide de l’un des réseaux intranet de l’Oligarque. Apparemment, je suis tombée sur quelque chose ; les caméras sont produites par la société sino-américaine Oudjat. En tout cas, on a déjà une première explication aux photos compromettantes concernant certains membres du gouvernement ; enfin, cela n’explique pas tout ce qu’il se passe sur certaines d’entre elles.


Dans la robe de soirée – et rien d’autre, aucun intérêt vu les caméras qui tourneront probablement en continu au restaurant – commandée et livrée dans l’après-midi, j’arrive en taxi au restaurant. Deux caméras couvrent tous les angles de l’entrée, le logo de la société bien reconnaissable. Je passe en souriant sous les yeux inquisiteurs, remets la carte de visite au vestiaire et y laisse mon boléro.


Dans le restaurant, de nombreux serveurs, portant tous un même uniforme vert bouteille, sont au garde-à-vous, prêts à exaucer les désirs des couples déjà installés : remplir un verre de vin, ramener du pain, ramasser une serviette ou des miettes ; personne ne doit attendre plus d’un instant. Le service est impeccable, silencieux et discret.

Deux ou trois couples dansent sur la piste au centre du restaurant. Des danses très convenables, valses lentes surtout.


On m’installe dans un coin reculé, plutôt à l’abri des regards, mais pas des caméras camouflées, mais pas assez pour mon œil exercé. Le repas est exquis, mais les tables se vident peu à peu ; la plupart des couples se retrouvent à présent sur la piste de danse. Un homme, smoking noir un peu austère dédramatisé par un nœud papillon argenté, s’approche de ma table.



Sans un mot, je me lève et lui tends ma main qu’il gratifie d’un baisemain irréprochable, les lèvres à quelques millimètres de ma peau. Je profite de la courte marche vers la piste pour l’examiner : plutôt bel homme, les tempes grisonnantes, quelques rides sur le front et au coin des lèvres ; il frise la quarantaine, mais je ne saurais dire par quel bout. Il a la démarche assurée d’un félin ; nul besoin de trop en faire, il maîtrise son espace. Les gens s’écartent naturellement sur son passage. Sont-ce des regards envieux que je devine chez les femmes ?


La musique change brusquement de rythme ; c’est un rock endiablé qui débute. Mes cours de danse sont loin, mais je parviens à tenir la cadence ; le cavalier y est pour beaucoup. Quand il me fait passer entre ses jambes puis me soulève de terre comme si j’étais un fétu de paille, je ne peux m’empêcher de rire en pensant à l’image que cela doit donner sur les caméras Oudjat. La danse se termine, je suis essoufflée.



J’incline très légèrement la tête, les yeux mi-clos et baissés, dans une attitude pudique contredite par le petit sourire que j’ai gardé.

Il me raccompagne à ma table ; je l’invite à s’asseoir. Il n’a pas fait un geste que du champagne nous est servi dans des flûtes en cristal d’une incroyable finesse.



Les joues rosies par le champagne et la danse, je continue à lui sourire mystérieusement, mais je lui fais non de la tête.



Je ne voudrais pas le brusquer, mais j’ai si peu de temps devant moi…



Je lève les yeux vers une caméra.



Estimant que j’ai assez avancé dans cette direction pour l’instant, je dévie un peu la conversation :



Je sais en effet que les années en ZOO n’ont pas été tendres avec moi, que les coiffeurs et esthéticiennes dépêchés par l’Oligarque ont fait ce qu’ils ont pu avec ce qu’il restait. Autour de moi, il y a quelques jeunettes ayant vécu à l’abri d’EDEN, améliorées chirurgicalement et génétiquement pour être parfaites.



Au mot « passé », une ombre assombrit mon visage ; John Ritter la décèle sans peine. Il prend ma main qui était restée posée sur la table, la serre doucement.



Il se lève ; je l’accompagne d’autant plus volontiers qu’il n’a pas lâché ma main, et que son contact me trouble. Nous entrons dans les coulisses, montons à l’étage. Il passe un scan rétinien et une ouverture se crée dans le mur. Derrière, une salle vidéo bardée d’écrans, de consoles et autres pupitres de commande.

Sur le grand écran central, les couples dansent, nus et enlacés dans un slow torride. Érections et tétons dressés sont soulignés sur l’écran de gauche en image thermique.


John me rend ma main pour appuyer sur quelques boutons. Sur l’écran central, nous apparaissons alors tous deux, dans le plus simple appareil ; c’est notre danse, enregistrée, qui passe au ralenti. J’admire notre performance et je vais le remercier de nouveau quand il se retourne, un revolver pointé sur moi.



Je ne me démonte pas ; de toute façon, ma couverture est grillée.



Il rit, mais ne baisse pas pour autant son revolver.



Dommage ; il était mignon et gentil. J’enlève ma robe. Il me fait sortir de la salle vidéo, me fait passer par des couloirs déserts. Me montrant la porte qui mène dans l’arrière-cour :



La porte claque derrière moi… Bien… très bien. Ce n’est pas la première fois que je suis à poil dehors ; il fait bon… j’ai connu pire. Bon, à l’époque, il n’y avait pas les coquillages. Impossible de quitter la contre-allée sans passer devant l’un d’eux et de me faire alpaguer par la police des mœurs, tribunaliser en quelques minutes et trouillotinée dès potron-minet.


Pas le choix. Je grimpe dans une benne à ordure ; on verra bien où ça nous mène.




20 juin 2027 – 5 heures



On s’habitue à tout, même à l’odeur d’une benne de trois jours. Les robots-éboueurs arrivent enfin, et je me retrouve au milieu du camion poubelle. Je parviens à éviter l’écrasement grâce à une astuce apprise en planque. Les robots croient désormais que leur camion est plein ; direction la décharge, retour au ZOO…


L’avantage d’une décharge à ciel ouvert, c’est qu’on y trouve de tout, même des morceaux de vêtements. Là, j’échapperai pas à la douche sur le palier.




20 juin 2027 – 9 heures




[…]


Un vrai piège à cons ! C’est là-dedans qu’on ma fourrée. Je ne sais pas encore si je suis Milan ou le grand blond, mais je vais faire passer un sale quart d’heure à Toulouse.




21 juin 2027 – 8 heures



Toujours sans dessous mais avec une nouvelle robe, je me représente devant le Valask.



Au nom de son directeur, le videur change de ton et appelle quelqu’un sur son auricul. Le doigt toujours posé sur son oreille pour garder la conversation en ligne, il me regarde, effaré :



Je rejoins la zone protégé par le scan rétinien ; je n’ai pas besoin d’attendre, John est déjà là. Sans flingue, ce coup-ci. Ça me laisse le temps d’attaquer :



Je ne relève pas le retour au vouvoiement :



Il se reprend vite, l’animal :



Peu importe que ce soit un coup fourré, je suis foutue de toute façon.



Les secondes passent : rien.



John regarde ses ongles, comme cherchant à en retirer une saleté invisible.



Je sens qu’il y avait un piège dans le piège ; la paire d’as que j’avais cru découvrir chez Petit-Colin est en train de se faire boulotter entre une quinte flush et un carré de rois. Je l’ai dans le cul, et pas qu’un peu.



Je suis désespérée, mais je cherche toujours à comprendre.



« Putain… Je vais mourir par la jalousie d’un type que je ne connaissais pas il y a quarante-huit heures ! »



Oui, bon, je sauve ma peau comme je peux, mais le pire, c’est que je pense ce que je dis. J’ai peut-être pas vendu au mieux le truc.



« Et merde ! Encore un qui a une bite mais pas de couilles. » Mon dernier espoir :



Il sourit pâlement.



Il se penche sur son bureau et une douce musique emplit la pièce.

J’ai les larmes aux yeux, mais je le prends dans mes bras. La musique et les secondes s’écoulent. Je fais glisser les bretelles de ma robe ; quelques pas de côté, et je suis nue contre lui. Une bosse durcit son pantalon. Je tends la bouche vers la sienne, il m’embrasse. Mes mains s’activent et son pantalon rejoint ma robe, son caleçon aussi. Il enlève lui-même sa chemise et me dépose sur son bureau. Ses lèvres se posent sur mon pubis. Je caresse ses cheveux et je presse mon épaule contre mon lobe, déclenchant un signal pour la brigade de la GCJ qui attend derrière la porte.


La porte explose sous les coups de bélier ; John n’a pas le temps de se relever qu’il est mitraillé par plusieurs appareils photo, sa tête retenue entre mes cuisses.





23 juin 2027 – 11 h 30




Je me lève, mais John ne se laisse pas emmener.



Oui, l’Oligarque va payer, sans doute. Et puis c’était le coup de pouce que je pouvais donner à Val, le dernier. Sans avoir pu la revoir. C’est mieux ainsi. John est sorti manu militari du tribunal. Lui, en tant qu’homme, échappe à la peine de trouillotine. Je n’aurai pas cette chance.



Les problèmes d’engorgement des tribunaux ont vite été réglés en 2022. Ceux des prisons aussi. Je ne résiste pas. J’entends à peine la voix du juge :



On me fait avancer, bâillonnée, vers la trouillotine. Je contemple avec dégoût son double pal, les électrodes qui pendent à son sommet. Mes vêtements me sont arrachés.


Le bourreau m’installe ; je suis maintenue en l’air, avec une inclinaison scientifiquement calculée de 32,5 degrés, par deux barres métalliques qui me rentrent violemment dans le vagin et dans l’anus. Je pleure, mais ne peux crier. Mes pieds pendent lamentablement ; mes bras sont retenus en arrière et attachés à la trouillotine. Les électrodes sont placées sur mon visage, mon crâne rasé à la va-vite, ma colonne vertébrale.


J’entends un bruit de métal. On amène une deuxième trouillotine. « Non, pitié, pas ça ! »

Val y est installée à son tour. Elle n’est pas bâillonnée. Je parviens à tourner la tête vers elle ; je la vois à peine à travers mes larmes, mais je l’entends qui me murmure :



Je cligne des yeux. Je voudrais tellement lui dire la même chose…


Les trouillotines se mettent en marche. Le principe est simple et affreux, produit d’un cerveau dérangé ayant le sexe et les femmes en horreur, sans doute ; les électrodes et les barres métalliques vont agir comme des aphrodisiaques puissance mille, et au moment de la petite mort, c’est la grande qui est délivrée ; mais au milieu de souffrances d’autant plus grandes que la jouissance aura été forte.

Il est dit qu’une personne qui tiendrait dix minutes serait graciée. La légende a la vie dure : personne n’a pu tenir plus d’une minute.


En face de moi, des gens venus assister au spectacle par milliers. Au premier rang des ados rigolent ; plusieurs d’entre eux tiennent un chronomètre à affichage digital.


Quinze secondes. Trente secondes. Les sensations sont énormes. Je n’ai jamais connu ça ? Si, j’ai connu ça, et j’ai connu mieux. Toujours mieux avec ma Val.


Je l’entends qui halète, et qui commence à crier « Non, non… »


Puis son cri de jouissance. Un dernier « Claire ! » avant les cris d’horreur et de douleur. Puis plus rien.


Une minute, une minute trente. Ça me chatouille. Oui, ça me chatouille. « Oh, putain, que c’est bon… »


J’entends les gens qui commencent à parler entre eux. Deux minutes. Record battu, les gars.

Mon ventre s’agite sans que je puisse rien contrôler. Mais que c’est bon ! Les électrodes effacent les souvenirs récents, que je ne puisse penser à ma Val. La puissance augmente, et pourtant c’est toujours elle que je vois en face de moi. Je ne vois plus les gens.


Cinq minutes : c’est l’hystérie en bas dans la foule. Et je ne vois toujours que le visage de Val, à trente ans, une photo qu’elle avait réussi à me faire parvenir en secret, juste après notre reconditionnement.


Sept minutes : Val à la piscine municipale.


Huit minutes : Val nue pour la première fois devant moi. « Oh, c’est si bon, mon amour… J’ai l’impression d’être dans tes bras ! »


Neuf minutes : Val, à l’hôpital, me disant « Prends le bonheur où il est, et garde le pour toi, rien que pour toi. Je suis là. »


Le temps s’étire ; les secondes laissent le pas aux millisecondes, aux femtosecondes.


Je jouis, longuement, infiniment, comme jamais. La machine s’emballe, elle ne peut suivre. Je devrais souffrir, mais toute à ma jouissance, la douleur s’ajoute et démultiplie encore les sensations.


Le temps n’existe plus.




24 décembre 2010



Mes souvenirs sont toujours là. Par je ne sais quel miracle, je les ai gardés.


Je suis dans mon bain. Le chalet. La montagne. Le bruit énorme de l’avalanche qui arrive.

« Trop tard ; je suis revenue trop tard pour les sauver. »


Le choc. Le froid. La baignoire qui tourne, tourne encore. La neige dans la bouche. Le choc de nouveau, la tête contre l’émail.


« Ma mémoire, mes souvenirs… ils s’en vont. Mon passé va disparaître, le futur est resté. »