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Temps de lecture estimé : 21 mn
30/09/14
Résumé:  Quelques centaines de millions d'exemplaires valent bien quelques lignes.
Critères:  méthode nonéro
Auteur : Fredelatorsion            Envoi mini-message
« 50 nuances » et dérivés : une revendication paritaire ?

Au cours des dernières années s’est imposé sur le marché un modèle de littérature au féminin qui nous arrive d’Anglo-Saxonnie et met en scène des couples actifs, libidineux et plutôt perturbés. Qu’y a-t-il de nouveau ? Pourquoi un tel succès ? Il y a longtemps que les femmes écrivent, y compris des ouvrages érotiques. Elles se révèlent d’ailleurs douées pour l’exercice.


Anaïs Nin expliquait très bien pourquoi, il y aura de cela bientôt 80 ans (mon Dieu, comme le temps passe…) : les hommes se satisfont d’une pornographie qui décrit des organes en fonctionnement, les femmes allument l’érotisme au feu du sentiment, des conflits, des relations entre les êtres, voire elles l’éclairent à la lueur de la poésie. Au bout d’un moment, l’auteure de « Venus erotica » dit franchement à son commanditaire le nul qu’il est – il ne veut que du sexe stricto sensu – et l’envoie proprement chier, il n’y a pas d’autre mot. Fin du livre.


Fin aussi d’une énième tentative d’entente entre les sexes, concernant le désir et ses différents modes de satisfaction. L’accord parfait paraît toujours aussi compromis et pour se rencontrer dans un semblant d’harmonie, il faut nécessairement que l’homme ou la femme renonce, au nom du bonheur de l’autre, à quelque chose qui ferait son propre bonheur. Le plus souvent c’est la femme qui renonce ; pas du tout par esprit de sacrifice ou de soumission, mais au nom d’un mécanisme économique.


Selon Anaïs Nin, ce que veut la femme pour faire naître et assouvir son désir sexuel est complexe et ressortit à un univers relationnel, par définition difficile à manipuler. Je pense que la nature choisit toujours la voie la plus directe et la plus aisée pour parvenir à ses fins et ce que veut l’homme est beaucoup plus rapide et simple ; simpliste même. Or dans les années 30 l’auteure en faisait déjà le constat, hommes et femmes parviennent plus aisément à se faire jouir les uns les autres qu’à définir ce qui, au juste, leur donne envie de jouir. Elle en tire la conclusion que les érotismes féminin et masculin sont incompatibles. Inutile de dire qu’elle préfère être une femme !


Elle n’avait certes pas tort, mais pas entièrement raison non plus. Je me souviens de « Couples » un livre de John Updike qui fit scandale il y a une bonne quarantaine d’années. Au bout de tout ce temps j’ai oublié les détails, mais l’auteur y décrivait la vie d’une dizaine de couples américains provenant de la classe moyenne et qui finissaient pas se livrer à des ébats communautaires. Avec l’amusement arrivaient les problèmes et les drames : femmes ayant plus de succès que d’autres, celles qui affichaient le plus de goût pour le sexe collectif n’étant pas forcément celles qui étaient les plus désirées ; femmes d’abord réticentes appréciant peu à peu de passer de mains en mains (façon de parler) ou ne s’y faisant décidément pas ; hommes se découvrant tout à coup pour leurs femmes une passion qui les inclinaient à l’exclusivité (Aïe, un peu tard…). La plupart de ces couples finissaient par exploser et se reformaient autrement, parfois dans la même rue ; un personnage au moins, un homme je crois, se retrouvait seul.


Pendant longtemps, les passages de cul de « Couples » demeurèrent des références et défrayèrent la chronique puritaine. Que les femmes ne viennent donc pas dire que l’érotisme masculin est imperméable aux sentiments.


La différence avec ce qui nous arrive actuellement d’Angleterre ou d’Amérique, c’est que « Couples » était un livre terrible, un roman noir, alors que les séries de ces dames baignent dans le drame mais s’achèvent toujours dans l’optimisme. Pourquoi ? Parce qu’à force d’énergie, de courage, de ténacité, de fierté, d’intelligence, de sagacité, de talent, de puissance sexuelle et de tendresse, les héroïnes surdouées (à quoi bon les traiter avec modestie quand on les voit parées de toutes les qualités ?) finissent par remporter le match en obtenant, en gros à leurs conditions, ce qu’elles voulaient depuis le début.


Mais pour identifier et mettre en lumière le positionnement politique de ces ouvrages, tous pénétrés de la supériorité foncière de la femme sur l’homme et fondés sur le triomphe du « female power », sans doute convient-il d’établir leur mode de fonctionnement en examinant la façon dont ils sont conçus et fabriqués.


Quelles sont donc les lois de composition interne de tous ces livres ? Et je parle ici de « 50 Nuances de Grey » (E. L. James), de « Crossfire » (Sylvia Day), de « Prête à succomber » (Lauren Jameson). La série des « Beautiful bastards (et autres) » (Christina Lauren) se démarque un peu, revendiquant une certaine originalité par rapport au cahier des charges.

Car il y a bel et bien un cahier des charges : la rencontre entre un jeune milliardaire, beau, sombre, pathologiquement autoritaire et une jolie oie blanche, socialement inférieure et sexuellement inexpérimentée (ou conformiste, ça revient au même) mais jalouse de son indépendance, va faire des étincelles.



Article 1 – Le roman n’a qu’un seul sujet, une seule intrigue, un seul contenu : la constitution d’un couple. Je le dis de façon tout à fait technique, sans aucune ironie bien ou mal placée : sur ce plan, il a tout à voir avec une littérature qui, dans les trains, sur les plages, lors des longues soirées d’hiver, au dodo pour s’endormir, relaxe agréablement l’esprit des femmes.

Il faut d’ailleurs avouer que cette production a beaucoup évolué et que ses collections offrent aux affaires de cœur un éventail de situations où chaque lectrice peut reconnaître son parcours d’élection. Poursuivons donc avec la dernière évolution en date.



Article 2 – En conséquence logique de l’article 1, les aventures ou mésaventures relationnelles et sexuelles du futur couple ne concernent que lui. Dès le départ, on écarte de façon définitive la possibilité de mêler quelqu’un d’autre aux ébats et aux débats, il n’y aura ni triolisme, ni fête coquine, tout va se passer entre cette homme et cette femme. Le couple sera exclusif ou il ne sera pas.


Ce phénomène est capital et il faut lui accorder toute son importance. En l’occurrence, nous rencontrons ici la condition nécessaire et suffisante à l’épanouissement d’un érotisme au féminin. Sauf exception (il y en a forcément), la promiscuité et le collectif dérangent les femmes. Ce sont les hommes qui les traînent dans des boîtes à partouze où elles ne les suivent, le plus souvent, que pour ne pas les perdre. Cela dit, qu’elles puissent prendre goût à l’expérience est une éventualité qui doit être prise en considération.



Article 3– . La condition sociale des deux tourtereaux est totalement déséquilibrée : l’homme est déjà arrivé au sommet de la pyramide économique, c’est un tout jeune businessman de talent, immensément riche, sans pitié, paraît-il, avec ceux qui se mettent en travers de son chemin. Ici transparaît un fantasme féminin récurrent, celui de l’homme dur avec les autres, mais (filant) doux avec elle.


Cendrillon est une employée, ou son employée, ce qui, à proprement parler, n’a aucun sens ; mais il faut bien qu’il puisse l’atteindre quand il le souhaite et qu’elle se trouve, au départ du moins, dans une sorte de dépendance à son égard. Selon les cas, ce statut de dépendance la met très mal à l’aise ou la révulse carrément.


En fait, c’est une astuce : l’un des sujets du livre est de montrer comment la femme parvient à s’extraire de toute dépendance masculine quelle que soit la nature de celle-ci, sociale, professionnelle, sexuelle ou affective. Quels que soient sa puissance et le pouvoir dont il est investi, c’est au contraire l’homme qui va peu à peu entrer dans la dépendance de la femme.


Un impérieux catéchisme féministe exige au surplus de montrer que ces dames n’adoptent un partenaire mâle que parce qu’elles le souhaitent. Elles pourraient très bien s’affranchir du faux-bourdon et mener leur existence en toute indépendance et sérénité.



Article 4 – Le sexe est le ressort de l’action de constitution du couple, du moins tant que l’héroïne ne prétend pas à plus, c’est à dire à autre chose que le sexe, ou alors au sexe dans un nouvel environnement. Sans l’action de cette femme, l’homme ne sort pas de l’expression coutumière de son désir. Il s’active dans un isolement dont l’héroïne découvre – à son corps défendant – les fantaisies et la richesse, mais qui, en ce qui le concerne, s’exerce dans une routine dont il est incapable de s’extraire seul. Il ne sait qu’accumuler les partenaires.


Bref, comme il tourne en rond à l’intérieur de ses propres limites et de ses obsessions, c’est sur elle que pèse la charge de briser le cercle infernal. C’est donc pour la bonne cause qu’elle accepte qu’il lui fasse rougir les fesses.


La propension du héros à infliger, voire à subir la souffrance, ainsi que le degré de consentement de l’héroïne varient grandement selon les auteures et, selon toute probabilité, selon leur sensibilité à la pratique de ce genre d’activités ou à l’idée qu’elles s’en font. Anastasia Steele en est écœurée, Devon Reid finit par s’y trouver bien au chaud, pourvu que ce soit avec lui. Question de tempérament…



Article 5 – En relation à l’article précédent, la routine en question est malsaine et codifiée par un grave problème psychiatrique en relation avec un événement qui s’est produit durant l’enfance ou la jeunesse (Le problème est absent chez Christina Lauren, qui lui substitue une confrontation entre deux caractériels agressifs et obstinés).


À ce point, l’héroïne fait figure de point d’ancrage à l’intérieur d’une socialisation orthonormée où elle va s’efforcer de faire revenir le patient. Je dis bien « le patient » car à l’évidence, la femme est saine et équilibrée, tandis que l’homme a une conduite présentant des aspects fortement psychotiques. Elle va s’employer à le soulager, à le guérir, à le sauver, en réussissant, entre deux accès de rage silencieuse, deux effondrements et quelques coups de fouet – heureusement tangentiels – à déclencher sa parole.


Elle aura beaucoup de mal, car les atteintes psychiatriques de son héros englobent la sphère affective. En l’occurrence elle n’a pas tant affaire à quelqu’un dont la tendresse s’exprimerait par la violence et qu’il faudrait, en somme rééduquer, qu’à quelqu’un qui rejette les sentiments et qui refuse – qui se refuse – l’Amour, aussi vrai, à l’entendre, qu’il ne le mérite pas. Et il est au courant de son état : « Ne m’approchez pas, vous ne savez pas où vous mettez les pieds ».


On reconnaît bien ici une tendance très féminine. Les femmes ont foi en l’homme et en leur capacité à le changer et à le sortir de l’ornière quand il s’embourbe. Combien d’épouses normalement intelligentes subissent ainsi des violences sans nom de la part d’ivrognes ou d’ordures parfaitement indignes de leur baiser les pieds, au nom de l’Amour et de la certitude que « Cette fois-ci, il l’a promis, ça ne se reproduira plus, il va changer ». Plus connes que ça, on meurt ! Mais comme dit Anna Grue : « Rien ne dépasse en naïveté et en générosité une femme mûre et malade d’amour ».



Article 6 – Et précisément, le seul point sur lequel les héroïnes ne transigent pas, n’envisagent aucun compromis, c’est l’Amour. À partir du moment où elles avouent le leur, elles attendent la réciproque ou à défaut, une réponse adaptée. Si celle-ci ne vient pas, la femme rassemble son énergie et s’apprête à quitter le héros, quoi qu’il lui en coûte.


Car sa violence est supportable ; selon les configurations elle peut même devenir agréable, tout comme la sodomie bien comprise d’ailleurs, qui n’est jamais vécue que comme une autre forme du don de soi. Les accès de colère peuvent être gérés, les trous d’air affectifs aussi, une sexualité débordante réussit, pour un temps, à combler tous les manques, mais la non-existence ou la non-reconnaissance des sentiments devient rapidement insupportable.


Soyons plus précis. Ce qui est insupportable et ne sera jamais accepté ou entériné, c’est le rejet, par l’homme, de l’amour que lui porte la femme, comme une charge inutile et encombrante. Oui, qu’est-ce qu’on a à faire de son amour, tant qu’on peut l’attacher à un poteau avec des menottes ? Eh bien ça ne marche pas.

Dans « Prête à succomber », Devon Reid évalue très justement la situation : « L’amour est un cadeau, surtout quand on ne demande pas la réciproque ; on ne refuse pas un cadeau. C’est à ce moment précis qu’elle renonce à lui parce qu’au fond, si c’est comme ça, s’il est comme ça, il n’en vaut pas la peine, elle vaut mieux que lui et saura trouvera mieux pour nidifier. Elle le quitte donc, mal gré qu’elle en ait, et la constitution du couple paraît se diriger vers l’échec total ».


Heureusement la romancière veille et fait intervenir le chef de service, une femme d’expérience, bougonne mais tendre : « Montrez-lui tout ce qu’il va perdre ! »



Article 7 – Il apparaît enfin que, en dépit des conditions de domination sociale et sexuelle auxquelles les hommes de ces romans contraignent les femmes (mais on est en plein dans Reich, là !) ces dernières finissent par vaincre l’adversité en maîtrisant un mâle peu enclin au compromis, psychotique, doté d’un pouvoir supérieur, qu’elles vont pourtant ramener au statut d’amoureux conventionnel.


Comment ? Grâce aux qualités dont elles font preuve : ténacité, courage physique, force d’âme, autant de prouesses sexuelles qu’il est nécessaire et un cœur gros comme ça. Bref, ces dames ont tout pour elles. D’un bout à l’autre, elles mènent leur affaire grand train et avec un talent digne de leur obstination. Les hommes, persuadés de tout contrôler avec leurs joujoux à douleur et autres pathétiques fariboles esclavagistes, se font gentiment balader et à leur insu, laissent qu’on traite leur problème à leur place.


Oh, bien sûr, il y a çà et là quelques défauts dans la cuirasse. Lorsqu’Eva Tramell qui, pour une fois, ne comprend strictement rien à ce qui se passe, largue son Gédéon par jalousie, alors qu’il est d’une fidélité exemplaire et qu’il est en train de lui sauver la mise, on mesure quand même ses limites, toute femme qu’elle soit. Elle a des excuses aussi, car il calcule si bien son coup (et avec un tel cynisme) que même le FBI se laisse abuser. Soit, j’en conviens, mais pourquoi refuse-t-elle d’office à Gédéon la confiance qu’il lui demande ? Lorsqu’Anastasia Steele sort toute seule, sans rien dire, au nom de son droit à gérer sa vie, pour aller à la rencontre d’un ex, on l’achèterait bien pour lui donner des gifles.


Mais en réalité ces passages ne sont pas significatifs, les auteures ne les mettent en place que pour ménager un suspense. Leur utilité est purement littéraire.


Il y aurait tout de même quelques retours de flamme – extrêmement rares – où la masculinité, si vaniteuse, fragile et inconsistante sur le fond – quand elle n’est pas nuisible – se trouve valorisée : Eva Tramell passe près de finir dans un bordel de la mafia russe. Si Gédéon ne s’occupait pas personnellement du problème, lui apportant une solution radicale, la mignonne serait mal partie. Un homme, un vrai, ça a quand même du bon ! Merci Madame Day.



Article 8 – À la base, tous les livres cités sont fondés sur des péripéties relationnelles. J’ai observé que les auteures passaient leur temps à faire naître des conflits à propos de tout et de rien, utilisant des silences, des omissions, des quiproquos pour créer de vrais faux drames. Des drames qu’il fallait ensuite longuement traiter et dépassionner. Mais c’est, je crois, le socle historique de ce genre de littérature.


Quand je voyais très bien où on allait en venir, je ne me cache pas d’avoir shunté bien des pages d’explications aussi douloureuses que laborieuses à propos de graves futilités. « Much ado for nothing » disait déjà l’Ancien. Mais à chaque fois il fallait quand même que les personnages prennent leur purge.


Exemplaire chez plusieurs couples (quand je vous dis que c’est un cahier des charges…) le premier conflit qui s’épanouit dans la limousine où a lieu la première séance de coucherie, aussi abrupte qu’intense. Sitôt après avoir joui, l’homme se ferme. En fait, il s’éloigne d’elle parce qu’il pense à ce qui est en train de lui arriver, à lui. Il a tort, ce serait le moment de l’entourer, mais ce n’est pas un homme ordinaire et habituellement, la tendresse et les attentions ne sont pas son fort… C’est pourquoi elle a l’impression qu’il lui tourne le dos et elle ne le lui pardonne pas.


Il est en faute, c’est vrai. Elle pourrait simplement lui demander à quoi il pense, comme elles font toutes, et prendre les choses avec philosophie en attendant d’en savoir plus, mais la voilà déjà en plein délire. Lui bien sûr, n’y comprend plus rien. C’est parti ! Vogue la galère, et vivement qu’on se couche parce que là, ça va donner…


Conclusion, en dépit de tous les obstacles, les héroïnes parviennent à assurer la nidification, comme c’était leur intention depuis le départ ; elles finissent par constituer leur couple, épousent le jeune et beau milliardaire – à leurs conditions qui n’ont rien de financières – et auront de magnifiques enfants. Ne rigolons pas, c’était gagné d’avance !


Les personnages féminins ont – entre autres – l’immense courage, quand la situation titille les conditions d’une rupture, de l’assumer. Pour faire plier le beau mec, elles le virent. Oh, elles en souffrent abominablement, elles se sentent finies, détruites, mais elles ne cèdent pas un pouce de terrain et vont jusqu’au bout, plutôt que de baisser pavillon. S’il y a une chance pour qu’il ne puisse renoncer à elles, elles vont la courir. Mais se soumettre à des conditions inacceptables ? Jamais ! Que peut un homme, quel qu’il soit, contre une femme déterminée, lorsqu’il est prévisible ?


Pour ma part, je n’ai eu garde d’oublier ce précieux conseil que me donna ma mère quand j’avais à peu près 17 ans, dans le cas où je ne deviendrais pas un milliardaire en vue :



Elle savait de quoi elle parlait.



– Annexe au cahier des charges : le traitement de la sexualité –


Dans ces romans, l’exercice de la sexualité est omniprésent. Il arrive d’ailleurs qu’au hasard des forums, certaines lectrices s’en plaignent. Elles se passeraient bien de ça et shuntent systématiquement les passages en question (chacun son tour !). Elles oublient qu’il s’agit d’un système mis en place pour deux motifs :


– 1 – Les deux personnages de « 50 nuances », pris isolément, ont une sexualité tout à fait normale, voire inférieure à la norme pour lui, nulle pour elle. C’est leur rencontre qui génère cette hypersexualité : « Parce que c’était lui, parce que c’était elle », aurait plaisanté Montaigne. Donnez-leur d’autres partenaires, ils vont s’éteindre.


– 2 – Plus généralement dans les romans, la connivence physique et les intenses besoins sexuels des personnages sont des palliatifs à un manque d’entente sur le fond. Les deux partenaires n’ont que ça pour se rapprocher, en définitive, et les romans consistent en une succession de conflits alternés avec des scènes de cul. À l’égard de ces passages érotiques, on peut faire plusieurs remarques.



Premièrement : le traitement de la sexualité est assumé avec plus ou moins de réalisme. Si l’on est à peu près au carré chez Lauren Jameson, si madame Day est à peine crédible, on se demande où E. L. James a la tête… (façon de parler, bien sûr).


Quand M Grey décharge deux fois le soir, une fois dans la nuit, deux fois le matin et qu’au dernier round, sa miss constate l’abondance et la densité de sa production, manquant s’étouffer avec ce qu’elle avale, je m’étonne.


Quand l’auteure, en 2010, met en scène une fille de 21 ans, loin d’être laide, qui, outre n’avoir jamais couché avec un garçon, ne s’est jamais masturbée et ne connaît pas le plaisir, je m’étonne.


Quand Christian Grey croit utile de rassurer Anastasia qui découvre son sexe qui bande : « Pas d’inquiétude, tu t’allonges, toi aussi », je m’étonne.


Quand l’auteure fait jouir son héroïne au cours de sa défloraison, je m’étonne.


Quand Anastasia Steele joue les gorges profondes lors de la toute première fellation qu’elle pratique, rendant au surplus à son partenaire un sexe bien propre sans aucun besoin de kleenex, je m’étonne.


Quand celle-ci traite de pédophile une femme qui, autour de la trentaine, a virilisé un garçon qui en avait 15, je m’étonne.


Quand la gynécologue annonce à ladite Anastasia que si elle n’a pas pris sa pilule, elle est susceptible de tomber enceinte et que celle-ci s’écrie : « Quoi ? Enceinte ? Nooon ? » Je m’étonne. Que n’ajoute-t-elle : « Ah bon ? Nan, c’est un joke, vous blaguez, là ? »


À vrai dire, on se heurte ici à un fond d’extrême naïveté qui ne manquera pas de déconcerter tout (e) praticien (ne) averti (e).



Deuxième remarque  : comme le disait Anaïs Nin, les traitements de l’érotisme au masculin et au féminin relèvent de deux conceptions différentes. Non que les hommes ne puissent trouver motivantes les scènes d’action imaginées par ces dames. Mais aux hommes il manque toute une dimension visuelle qui, apparemment, ne manque pas aux femmes, en l’occurrence très sensitives.


Nous savons que ces hommes sont beaux, elles nous le disent assez. Qu’est-ce au juste qu’un bel homme pour une femme-auteur ? C’est un type assez grand, avec de beaux yeux bleus dans un beau visage, sportif, musclé mais mince, avec un corps sculpté. Le problème est que juste à côté de lui il y a les mêmes bonshommes, faits pareils. Si lui est si beau, c’est donc pour d’autres motifs que sa beauté objective. Attention, ici on s’aventure sur le territoire des filles, je n’irai pas plus loin pour ne pas dire de bêtises.

Les femmes qui les affrontent sont-elles belles ? On en sait encore moins à leur sujet. En fait on n’en sait pas assez, les lecteurs restant sur leur faim. À eux il manque les lignes, les contours, les formes, les volumes, le mouvement et la vibration de la chair, sa consistance au toucher. C’est tout un univers sensuel qui fait défaut à leur bonheur… et à leur excitation.


Eva Tramell est une petite blonde qui fait parfois allusion à ses formes, sans qu’on en sache davantage. Devon Reid semble avoir des seins, des fesses, mais aussi un ventre… douillet. Quant à Anastasia Stelle, on ne sait pas grand-chose ; elle est très mince, et d’autant plus que tout changement émotionnel, négatif ou positif, lui coupe l’appétit ; en fait, elle vit de fort peu, ce qui inquiète Grey. Mais elle me semble plus relever d’un type « girl next door » que d’une beauté exceptionnelle. « Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? » interrogent les concurrentes. Probablement rien ; il la trouve belle, mais il en tombe amoureux parce que c’est elle, un point c’est tout.



Troisième remarque : les femmes font intervenir leur vagin dans l’affaire. Elles parlent ouvertement des sensations qu’il leur renvoie, ce qui est logique et fort agréable à lire. Elles parlent ouvertement des bouleversements et des spasmes qui travaillent leur bas-ventre dès qu’elles approchent du héros ; c’est nouveau et c’est, je trouve, une réussite.


Le vagin a toujours été traité comme ce qu’il était : un organe fonctionnel et discret. Jusqu’ici, la littérature érotique s’était fort peu intéressée à ce bijou de haute technologie. Car enfin, voici un organe juste sensible ce qu’il faut – s’il l’était trop, il deviendrait vite douloureux – qui est toujours prêt à l’usage, qui s’adapte à tout ce qui peut humainement le pénétrer, qui renvoie des sensations délicieuses à celui qui s’en sert et qui est d’une robustesse telle que, décemment traité, il peut servir pendant des heures. Il méritait bien un peu d’intérêt !


Et justement, les héroïnes revendiquent, non seulement le droit au plaisir, mais encore le droit à un désir impérieux et parfois obsessionnel ; elles en arrivent à supplier, intérieurement ou pas, qu’on les prenne. Il faut absolument que leur mec leur remplisse le ventre, là, tout de suite, immédiatement, sinon elles meurent ! C’est une grande nouveauté littéraire : voici que les vagins ont faim ! Et voici du coup les femmes égales des hommes par leur libido, tant pis pour le père Freud ! Mais cette parité ne suffit pas, il faut la compléter.


Les hommes bandent, ça se voit. Que peut-on faire pour mettre les femmes à égalité ? On les fait mouiller. L’homme de leur vie ne ferait-il que les prendre par le bras, ces dames sont aussitôt inondées et ont besoin d’être prises dans la seconde. Anastasia Steele en arrive à mouiller parce qu’elle sent l’odeur du gel-douche de Grey.


Le propos est clair et sans équivoque idéologique : les femmes désirent, autant et aussi fort que les hommes, et ce désir est physiquement constatable. Hommes et femmes sont donc aussi libidineux et peu discrets les uns que les autres ; face à la sexualité, ils sont sur un pied d’égalité.


Il y a beaucoup de vrai là-dedans et je sais qu’une femme très amoureuse mouille inconfortablement sa culotte plus souvent qu’à son tour. Mais encore une fois, les auteures dédaignent les phénomènes visibles du désir féminin. Les héros plongent allègrement leurs doigts dans des vagins détrempés, mais les auteures s’abstiennent de la moindre remarque sur l’aspect d’une vulve désireuse du mâle. Or celle-ci subit des modifications directement liées à la physiologie féminine.


Une femme qui a envie ne fait pas que baver ; elle s’ouvre, se dilate, ses petites lèvres montent à la surface et la dimension de la zone à traiter par la bouche de l’intervenant n’a plus rien à voir avec celle d’un petit minou collé au repos et délicatement ouvert par des doigts. Les auteures ignorent cette superbe mécanique, pourtant hautement motivante. Mais peut-être après tout ne l’est-elle que pour les hommes qui aiment les femmes ?



Quatrième remarque : le souci de parité est poussé très loin. On le rencontre à nouveau dans le traitement de la question du sexe masculin. Jusqu’à présent celle-ci ne passionnait que les hommes, pour des raisons qui n’ont pas à être traitées ici. Il y avait bien le tout début d’» Emmanuelle », mais jamais on ne revenait plus sur la question des dimensions masculines et sur l’effet que ça pouvait faire aux femmes. Or dans tous les romans dont je parle, les hommes sont censés en avoir une grosse. Que faut-il en penser ?

C’est d’une manière fort habile, je trouve, que Ms. James aborde le problème. La première fois que Miss Steele a l’occasion de vraiment voir le sexe de M. Grey, celui-ci, brusquement libéré, lui saute à la figure, déjà outrancièrement bandé. L’auteure ne se perd pas en descriptions, comparaisons ou métaphores aussi lourdes qu’oiseuses. Anastasia pense simplement pour elle-même : La vache ! Simple, efficace, évocateur.


Est-elle si grosse que ça ? On n’en sait rien, elle n’a aucun point de comparaison, elle n’en a jamais vu d’autres. Au stade d’ignorance où se trouve cette jeune femme, la plus modeste bistouquette pourrait lui paraître énorme. En revanche, au vu des sensations éprouvées et décrites ici ou là par les différentes héroïnes, on peut dire ceci : pour une femme-auteur, la queue idéale dévolue à l’homme idéal est celle qui remplit le vagin de sa partenaire de la façon la plus parfaite.


Pour être plus précis, elle a la longueur et l’épaisseur exactes qui sont nécessaires pour délicieusement le distendre afin que les sensations perdurent pendant la durée de l’acte, sans pour autant causer une gêne durable. Si l’homme est perdu dedans, s’il ne va pas au fond, il est en état d’infériorité. S’il fait un centimètre de trop en long, elle ne pourra pas l’accueillir, si c’est en large elle se sentira tiraillée et c’est elle qui sera en difficulté. Non, il s’agit d’une mécanique d’une précision diabolique : quand il pousse à fond, il réussit à tout mettre dedans et elle se sent entièrement remplie ; voilà, c’est ça l’idéal.


Notez bien que plus paritaire que ça, on ne peut pas faire ! Où ne va pas se nicher le débat d’idées politiques ? Mais il faut en être conscient, la parité sert bel et bien de toile de fond à l’ensemble des ébats, et des débats.


La seule douleur, car douleur il y a, est causée par l’homme lorsqu’il croit bon, dès le début des opérations, de s’enfoncer brutalement et directement jusqu’au fond, ce que les acteurs de gonzo eux-mêmes ne font en aucun cas… Ah ça, c’est de l’amour ou je ne m’y connais pas !


C’est que, voyez-vous, il ne s’agit plus de fessée ou de martinet. En l’occurrence, agir de la sorte, c’est faire preuve de haine à l’encontre du corps de la femme. Au demeurant, quand le protagoniste d’un des « Beautiful » se livre à ce petit jeu, c’est par vengeance. Pas dupe, sa chérie le lui fait remarquer : « Je te rappelle que je vais devoir marcher après… »


Pourquoi donc invoquer cette cruauté gratuite comme si elle faisait partie du plaisir ? Mystère.


Donc ces queues de jeunes milliardaires sont-elles si grosses que ça ? Eh bien on n’en sait de nouveau rien, puisqu’il y a probablement, entre les vagins, autant de différence qu’entre les pénis en érection. N’importe quel homme qui a un peu vécu vous dira que certaines femmes sont ouvertes comme des portes de grange, alors que d’autres nécessitent, ainsi qu’écrivait Jacques Laurent : « l’effort retors qui sert à enfoncer un bouchon dans une bouteille ».


Gageons que les secondes se sentiront remplies beaucoup plus rapidement que les premières… (En toute connaissance de cause, je déclare pour ma part choisir la porte de grange ; au bout du compte le plaisir n’est pas si différent et comme on rentre facilement, les performances sont décuplées).


La vérité, c’est que nous sommes à nouveau en phase avec le scénario du couple parfait et prédestiné : sa queue à lui, c’est celle qui correspond exactement à son vagin à elle. Si l’un des deux devait sortir du couple, la satisfaction serait moindre avec n’importe quel autre partenaire. En définitive, tout débute et finit dans le vagin de l’héroïne. Les dimensions en elles-mêmes n’importent donc pas. Ce qui compte pour les femmes-auteurs, c’est l’effet que ça produit et les sensations que ça donne ; elles ne s’aventurent pas au-delà.


Les femmes en l’occurrence, se montrent pragmatiques ; ce sont plutôt les hommes qui, paradoxalement, s’égareraient dans une forme de poésie. Ils vont sortir de ces textes un peu frustrés mais, si tant est que nos compagnes de vie aiment nos sexes pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire détachés de nos personnes, c’est à peu près dans ces termes-là.


En conclusion, je dirai que j’ai beaucoup aimé mes incursions de cet été dans la Cité des femmes, en partie sans doute parce que j’aime la féminité et sa façon d’être. Mais Anaïs Nin avait raison, le sexe sentimental, ça déménage !


J’ai un peu souri, je l’avoue, des tourments inutiles que s’infligent toutes ces têtes à claques, mais j’ai apprécié la façon dont elles finissent toujours par les dépasser. Cela dit, je suis souvent resté un peu sur ma faim question érotisme, car je n’ai jamais pu virtuellement humer, contempler, calibrer, soupeser. Toutefois ces dames m’ont quand même bien remué les tripes avec leurs histoires de sécrétions et d’émotions vaginales.


Oui, j’ai pris du plaisir à lire tout ça et je n’en suis pas gêné. Mais je n’irai pas voir les adaptations cinématographiques ; d’une dispute à l’autre jusqu’au mariage, la trame est trop constante et prévisible, même avec un méchant à éliminer (toujours le cahier des charges…). D’autre part je sais que, pour des motifs évidents, le traitement des scènes de sexe ne pourra être que très en retrait par rapport à ce qui figure dans les bouquins. Je serai forcément déçu, restons-en là.