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n° 16491Fiche technique15360 caractères15360
Temps de lecture estimé : 9 mn
30/10/14
Résumé:  Parfois, s'en sortir implique des sacrifices. Esteban le sait, mais Miguel refuse de tout accepter ; et là, c'est un danger de trop, à son goût...
Critères:  
Auteur : Simple Demoiselle      Envoi mini-message
Magenta

Les rêves, l’espoir à quoi ça servait ? Parfois le poids de la douleur était insupportable et dans ces moments, le garçon s’isolait. Le gris sale, le béton, les cages d’escaliers répugnantes, les tags agressifs, sans créativité, sans magie, sans poésie… Il voulait se saisir d’un gigantesque parpaing, démolir ce décor de mauvaise série policière, qu’il ne subsiste enfin plus rien de ce paysage abject ; alors il s’arrêtait, se rappelait l’essentiel, un cliché d’une bêtise aberrante qui n’en restait pas moins véridique alors encore moins tolérable… Il s’agissait de sa vie, son monde, sa réalité. Les ténèbres du ciel lui parurent directement issues de sa propre âme tourmentée, à croire que l’encre de son cœur venait en salir la beauté impure. Ce qui s’étalait devant ses yeux lui donnait la nausée, dire qu’il avait cru que voir son quartier du toit permettrait d’y trouver du positif. Mais non, cette décharge humaine perdait son manteau d’immondices uniquement aux premières lueurs de la nuit.


Ses mains tremblaient luisant d’un éclat pâle, celui du soleil agonisant, lumière cherchant à se débattre au milieu de cette insondable noirceur. Un rayon lui atterrit directement sur le visage, agressant sa rétine dévoilant ses traits fins, juvéniles aux iris fatigués démentant l’innocence qu’il aurait été possible d’y voir… s’il y en avait un jour eu. Esteban restait assis là, muet, la tête dans les bras incapable de retenir les vagues déferlantes menaçant de sillonner ses joues rondes. Même seul il ne parvenait pas à les faire sortir, se laisser aller aux moindres sentiments, surtout ceux-ci, paradoxe de celui croyant se montrer fort se fragilisant davantage par le refus d’extérioriser. Il fallait compenser, prouver sa valeur, toujours se battre, encore, encore et encore jusqu’à ce que ses poings saignent, voilà ce dans quoi il avait grandi.


Violence : s’il ne voulait pas finir face contre terre, la tête plongée dans l’eau croupie il devait jouer, comme tout le monde en ces lieux si souvent visités du tragique. Un jour, il partirait, il quitterait tout ça, il fuirait sans revenir, sans se retourner, enfin libre. En attendant il demeurait cloué au sol, ses ailes engluées dans cette mixture d’égout, collante, malsaine, méprisable !


Il valait tellement plus que ÇA, bordel !


Il abattit sa fureur contre un pauvre mur, l’onde de choc arracha une insulte dirigée contre un adversaire imaginaire. Après réflexion il luttait bien contre quelqu’un, son ennemi, son rival, lui-même. Et qu’il pouvait se détester de tomber aussi bas… Lui qui la haïssait tant n’eut d’autre choix que se soumettre à la loi de la rue. Le blanc de la neige ne lavait rien, il recouvrait au mieux, cachait la misère et là, y avait un taf monstre !


Du haut de ses 16 ans, il ne montrait plus de candeur, réaliste, résolu presque cynique à l’occasion. Seule la douce caresse des flocons troublait son monde intérieur à cette heure-ci, il les sentait tomber, fondre pour se transformer en eau au contact de sa chaleur corporelle. Combien de temps venait de s’écouler ? Une lune aux aspects de béton dominait la totalité de son champ visuel, la dernière fois qu’il avait regardé en haut, un astre de jour déclinait, souverain déchu cédant sa couronne avec la réticence d’un amant du pouvoir appréciant peu de s’en voir privé.


Il hésita un instant, écouter le bon sens pour se mettre à l’abri, descendre l’escalier, rejoindre le petit appartement où rien ne l’attendait à part un lit ? Ou ne pas bouger, se laisser mourir de froid ? Haha, la tête de la femme de ménage quand elle viendrait le lendemain aux premières heures, accueillie par son cadavre vaincu par les éléments ; il pouvait déjà entendre ses cris, imaginer son mouvement de recul, sa silhouette s’engouffrer à l’intérieur de l’immeuble criant la nouvelle à pleins poumons, réveillant les captifs de Morphée. La scène qui se déroulait devant son écran mental prenait des allures de comédie grotesque, l’image qu’il s’en était faite réussissait à devenir comique, de mauvais goût forcément mais le potentiel humoristique saurait s’imposer auprès des amateurs. Il se pencha juste assez pour contempler le vide béant, il restait en vie grâce à ce simple bloc, ce muret grossier meurtri par les ans, les disputes, les bagarres, les meurtres… Que les composantes de ces tours se montreraient bavardes si elles venaient à trouver une voix, un jour. Il lui suffirait de si peu et il en finirait définitivement.



Un sourire, deux précieux joyaux noirs rencontrèrent ses billes d’un bleu orangé pâle : il était là son asile, son refuge, ce qui expliquait que son corps n’ait pas encore encrassé davantage les trottoirs d’un sombre rouge, Miguel… Des moufles ridicules le protégeaient du froid mordant sévissant à Neïm, engoncé dans une doudoune criarde jaune flashy, il apparaissait devant lui au moment le plus critique, Messie profane sans grandeur ni crédibilité et pourtant…


À travers son regard il retrouvait force et conviction, même si cela impliquait le sacrifice de son propre Sauveur. Les mots n’apportaient rien dans un instant comme celui-ci, ils auraient juste cassé la magie, brisé le sublime : le jeune Cubain acceptait simplement cette main tendue hors du néant, il remontait avant que les abîmes ne l’avalent.


Il soignait ses blessures, s’irisait des couleurs vitales qu’il puisait dans la pureté de ses bras, cette voix, baume de réconfort chassait le maléfice le libérant de la Malédiction. Conscient de sa fragilité, il intima son camarade d’enfance au silence. Déjà le masque se recomposait, les morceaux quittaient le sol pour retrouver leur place, bientôt craquelé, fissuré, il ne resta plus une trace de l’impact parvenu à le détruire. Les yeux d’Esteban avaient retrouvé leur éclat ordinaire.


Sans hésitation la dextre plongea dans la poche gonflée dont elle extirpa un Disciple de la Mort Métallique à la crosse luisante d’un chrome aveuglant : un petit revolver argenté prêt à l’usage. Avoir des armes ici s’apparentait à un téléphone portable, les déflagrations des Frères Smith & Wesson, Beretta ainsi qu’autres gâchettes se fondaient dans le brouhaha confus du quotidien au point d’en devenir une de ses notes courantes. Symphonie aux relents de trépas bien connue de Miguel même s’il figurait sur la liste des spectateurs ne disposant d’aucun moyen pour achever ce sinistre concert, il en déplorait la plus petite seconde… Cette Rome du crime forçait rapidement ses habitants au mimétisme garantissant leur paix, leur survie, la sécurité des proches. Une secte d’une persuasion terrifiante… Malgré lui, il chercha dans les gestes d’Esteban les preuves que celui avec qui il avait grandi existait toujours.


Cédant à sa requête muette, le jeune Cubain le rassura par un sourire où brillaient les faméliques étoiles d’autrefois victimes des outrages de Thanatos car ce garçon si délicat par ce qui lui blanchissait les jointures avait déjà dû cribler de balles mortelles nombre de ses semblables. Depuis trois mois, deux gangs rivaux s’affrontaient sans relâche, n’épargnant aucun civil, une guerre dans un pays en paix, qui ne s’étendait pas au-delà des Colosses de métal, leur ultime frontière. La lumière de la cage d’escaliers ne répondait plus, du bouton conçu pour cet usage il ne restait qu’un disgracieux cadavre de plastique mutilé d’où les fils électriques pendaient misérablement, ixième offrande à la gloire de Dame Chaos.


Eiris régnait en maîtresse absolue sur ces terres, elle riait, applaudissait, récompensait ses sujets selon ses dispositions du jour, les châtiant à loisir.


Esteban trébucha, glissant sur de la peinture séchant à peine, le poignet agrippé in extremis par les doigts de Miguel, son dos rencontra la rambarde écaillée malgré cette mesure. Le garçon se releva prestement, tendant l’oreille, le clic caractéristique d’un chargeur fit rater un battement au jeune Argentin avant de réaliser soulagement en demi-teinte que le son révélateur provenait de son ami : hyper vigilance… Cette zone du quartier avait été « annexée » récemment, les excès de zèle était monnaie courante quand un gang voulait asseoir son autorité sur eux, les citoyens, voilà pourquoi l’adolescent armé se préparait à un hypothétique assaut, le plus rapide l’emportait toujours, dans la fuite ou l’aisance au tir.


Ils atteignirent le quinzième palier, habitués à évoluer parmi les ombres, l’avantage de grandir dans un lieu où le vandalisme rendait chaque installation rarement praticable, cette règle s’appliquait à l’ascenseur, les portes automatiques, les interphones. La porte du palier grinça quand Miguel l’abaissa, un tour d’horizon confirma l’absence de danger imminent, ils pouvaient gagner le sombre couloir où Esteban voyait avec la même acuité qu’hors de l’immeuble, une vision proche des chats forgée avec l’habitude.


Ils traversèrent le corridor sans porter une grande attention aux mégots, emballages, sacs éventrés, tant qu’ils ne croisaient pas les dealers officiant depuis ces temps de trouble à l’intérieur des logements, parfois sous influence de leur propre marchandise. Esteban contrairement à Miguel avait fini à son grand dam par s’investir dans ce milieu, à titre d’Indépendant, remplissant des missions pour le compte de ceux qui sollicitaient ses services ; ils avaient grâce à cette position gagné un statut non négligeable. À quel prix… Tous ceux, celles, les filles s’inscrivaient autant que leurs homologues dans cette entreprise absurde cherchant à recruter le jeune Argentin ne récoltèrent que son refus : il ne s’avilirait pas, les zéros pouvaient s’aligner sur leurs maudits chèques.


Les hurlements, lointain écho d’une dispute conjugale, éventuel crime passionnel, agressèrent leurs tympans dès que le jeune Cubain s’avança vers la gardienne de bois protégeant son lieu de vie. Les voisins… Il tendit les clefs à son camarade afin qu’il déverrouillât et se précipita vers l’endroit de la nuisance, priant le couple de baisser d’un ton en des termes propres au folklore local, menaces imagées, insultes gratuites. Face au manque de réaction il voulut revenir à la charge, montant d’un cran jusqu’à ce qu’il sente quelque chose retenir son vêtement, Miguel lui conseillant de ne pas insister. Un élément du décor le remit sur les rails, pas de temps à perdre avec ces conneries, autant ne pas froisser son ami, surtout avec ce qu’il devrait lui dire…


Sur le réfrigérateur, une note punaisée tenant à peine, au bord la noyade terrestre, il tira dessus et elle lui tomba pratiquement dans la paume. Aucune surprise, son géniteur passerait la nuit à l’extérieur ce soir : travail. Distinguant le vaisseau de papier, Miguel analysa la situation menant aux déductions de circonstance : un dîner à deux car si l’opportunité de ne pas côtoyer ces êtres attachés à lui par un tas de chromosomes en commun se présentait, il la saisissait sans remords. Leur épargner son importune présence ne saurait que les rendre moins haineux lors de son prochain passage.


Par la fenêtre close au milieu des bijoux corrompus dont la municipalité avait doté cette zone sensible, non sans une certaine réticence, la laideur vétuste prenait des allures d’environnement steampunk. Crachés d’une énième bombe anonyme des messages criants de frustration, incitant à la révolte subissaient les assauts de la neige grisâtre, reconnus coupables de leur seule existence, leur lisibilité révélée avec la projection aléatoire des réverbères.


La froide morsure hivernale le poussa à rechercher une source de chaleur, alors qu’il tournait la manette d’un radiateur englouti de poussière, l’écho d’Esteban lui parvint depuis la minuscule cuisine.



Le fils du locataire officiel lança une veste d’intérieur à son invité lui suggérant par ailleurs de poser sa doudoune dans la salle de bain s’il voulait qu’elle sèche, possédant toujours un moyen de chauffage viable. Fort de cette recommandation, il s’y rendit ignorant les insanités provenant d’une chaîne hi-fi quelque part dans le périmètre, les basses procuraient aux murs des vibrations qui les torturaient inlassablement, heureusement pour eux qu’ils n’étaient pas vivants ou cela les aurait fait crier grâce…


Dix minutes s’écoulèrent sans un mot, durant ce laps providentiel le jeune Cubain essaya de réfléchir à la meilleur des stratégies : s’il dégainait le sujet en une salve, il le décontenancerait, les braises d’une dispute volcanique couveraient sous la cendre. Mauvaise approche… La solution s’imposa d’elle-même, un soupir de lassitude et d’exaspération dirigé contre un groupe flou. L’heure avancée ainsi que les capuches changeant ceux-ci en esprits malveillants, un trafic, déchargement de marchandise mais pas n’importe laquelle : cette nouveauté porteuse d’un élément si caractéristique… Un… deux… trois :