n° 16516 | Fiche technique | 8722 caractères | 8722Temps de lecture estimé : 6 mn | 23/11/14 corrigé 30/05/21 |
Résumé: De l'influence de la lecture sur notre sexualité. | ||||
Critères: fh jardin amour exhib humour | ||||
Auteur : Samuel Envoi mini-message |
Elle était nue dans le grand parc et elle lisait. Je n’arrivais pas à déchiffrer le titre du roman, ni à découvrir le nom de l’auteur, et impossible de savoir si sa toison était rasée ou pas. Car les jambes étaient entrecroisées. Elle était nue, mais complètement revêtue de sa concentration. Il ne s’agissait pas d’une œuvre érotique, non, probablement pas. Elle ne manifestait aucune intention de se toucher, de se donner du plaisir autre que celui de la lecture. Elle tournait les pages en mouillant furtivement son doigt. Elle lisait à un rythme mesuré, signe de confort. Ce n’était certes pas une littérature policière, car on ne sentait aucune envie d’arriver au bout du bouquin, d’en finir avec l’énigme. De temps à autre, elle changeait de position, mais imperceptiblement, à peine un léger déhanchement. On aurait dit que le livre était vivant et elle statufiée. Je me demandais si j’étais davantage curieux d’en savoir plus sur le roman ou sur sa toison. Car enfin, un auteur qui arrive à faire oublier à sa lectrice qu’elle est nue… c’est à nous rendre jaloux ! C’est comme un amant qui arrive à faire oublier à sa conquête qu’elle est en train de lire. Imaginons la scène. Elle fait l’amour avec passion. Proust passe et repasse. Rien ne se passe. Il repassera…
Et ensuite je me suis dit que si elle était en pleine lecture de Proust, il faudrait attendre. On ne dérange pas une femme qui lit, comme on ne réveille pas un somnambule. C’est trop dangereux. Elle avait sûrement par devers elle le tome II : À l’ombre des jeunes filles en fleurs… J’imaginais même que tous les autres volumes étaient juste derrière, cachés par ses fesses et ses hanches. Bien sûr, on pouvait aussi être optimiste et se dire qu’elle en était au dernier : Le temps retrouvé. Ou peut-être lisait-elle L’Écume des jours, et alors ça pouvait aller plus vite. Mais le soir est venu sans qu’elle ne bouge et, nue, je l’ai perdue de vue dans la grisaille.
Une fois chez moi, j’ai regardé ma bibliothèque et je n’ai pu réprimer une puissante érection. C’est alors que Maryse est rentrée ; elle s’est changée comme d’habitude quand elle revient du travail. Elle revient en tailleurs gris clair et chemisier coquet, les cheveux attachés en chignon. Et trois minutes plus tard, elle est en vieux jogging délavé, décoiffée, les pieds dans des pantoufles mitées. Le papillon se transforme en chenille. (Pour moi, c’est uniquement pour moi qu’elle fait cela, parce que, lorsque nous recevons, elle reste sur son trente-et-un.) Elle chope un magazine à la con et elle s’enfonce dans le canapé qui fait alors un ventre jusqu’à toucher la moquette. Si je lui dis modestement « Si tu le veux bien, j’aurais envie de toi… » elle se contente de baisser son jogging et de mettre à disposition son entrejambe. Elle ne lâche pas sa revue, car elle veut absolument savoir si Vanessa Paradis est enceinte. Je la besogne tout en jetant un œil à l’article, parce que même si on prétend qu’on s’en fiche, on s’intéresse quand même un peu. Quand nous avons terminé, elle remonte négligemment son jogging et met la télé. Parfois, je me dis que ce pourrait être quelqu’un d’autre que moi, elle ne s’en apercevrait même pas. Il faudra que j’essaye un jour discrètement avec mon frère.
Le lendemain, je suis retourné voir celle qui lisait toute nue. Elle ne lisait plus et elle était habillée. Il me semblait aussi que ce n’était pas elle. J’ai continué ma promenade dans le grand parc. J’ai demandé gentiment, mais en vain. Soit la fille ne voulait pas lire, soit elle ne voulait pas se mettre nue. Ou alors, il fallait payer. Mais au prix où sont les livres aujourd’hui… Un garçon aurait bien accepté, mais je ne lui ai rien demandé à celui-là. Il avait entendu que je demandais qu’on lise nu. Je pressentais l’exhibitionniste. Il voulait lire le guide du routard consacré à Ibiza. On était un peu trop loin de Proust.
Je suis rentré chez moi déprimé, pour constater que Maryse était nue. Quelle surprise ! Je lui demande des nouvelles de son jogging ; elle me répond :
Et voilà qu’elle va dans la chambre, qu’elle se plonge dans notre literie neuve et dans Rimbaud. Une vibrante émotion de la voir ainsi si excitante le livre à la main, les seins à peine couverts de la chevelure blonde et le pubis dégagé de tout élastique synthétique. Mais en même temps, comment déranger quelqu’un qui lit Rimbaud ? Il faudrait tout de même une sacrée audace. Je n’arrivais même plus à la voir nue ; elle était habillée de poésie. À ce moment-là, on sonne à la porte. C’est un ami qui vient m’apporter des nouvelles d’un autre ami qui est définitivement fâché avec un ami commun. Il est vraiment désolé, mais il n’a rien pu faire pour calmer la querelle. Il me raconte la soirée orageuse, les insultes et les claquements de porte. Je lui propose une bière et c’est alors que Maryse, le livre à la main et rien sur le dos, passe en disant :
Ce soir-là…, - vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
Elle prend une bouteille et retourne dans la chambre tout en continuant à réciter. Mon ami est estomaqué, moi un peu aussi. Il me demande si nous sommes naturistes, je lui dis que non, seulement on aime la lecture.
Il est tellement décontenancé qu’il ne boit même pas sa bière et qu’il regagne la porte. Je lui demande, pour changer de sujet, pourquoi nos amis se sont fâchés si brutalement. Il me répond que c’est à cause du Grand Meaulnes, l’un trouvait que c’était surestimé et l’autre lui a envoyé le contenu de son verre à la figure de la part d’Alain-Fournier.
Depuis que Maryse lit de la poésie, nous ne faisons plus l’amour. Mais peu importe. D’ailleurs, comme dit Germain Nouveau, tout fait l’amour :
« Tout fait l’amour. » Et moi, j’ajoute,
Lorsque tu dis : « Tout fait l’amour » :
Même le pas avec la route,
La baguette avec le tambour.
Même le doigt avec la bague,
Même la rime et la raison,
Même le vent avec la vague,
Le regard avec l’horizon.
Même le rire avec la bouche,
Même l’osier et le couteau,
Même le corps avec la couche,
Et l’enclume sous le marteau.
Même le fil avec la toile
Même la terre avec le ver,
Le bâtiment avec l’étoile,
Et le soleil avec la mer.
Comme la fleur et comme l’arbre,
Même la cédille et le ç,
Même l’épitaphe et le marbre,
La mémoire avec le passé.
La molécule avec l’atome,
La chaleur et le mouvement,
L’un des deux avec l’autre tome,
Fût-il détruit complètement.
Un anneau même avec sa chaîne,
Quand il en serait détaché,
Tout enfin, excepté la Haine,
Et le cœur qu’Elle a débauché.
Oui, tout fait l’amour sous les ailes
De l’Amour, comme en son Palais,
Même les tours des citadelles
Avec la grêle des boulets.
Même les cordes de la harpe
Avec la phalange du doigt,
Même le bras avec l’écharpe,
Et la colonne avec le toit.
Le coup d’ongle ou le coup de griffe,
Tout, enfin tout dans l’univers,
Excepté la joue et la gifle,
Car… dans ce cas l’est à l’envers.
Et (dirait le latin honnête
Parlant des choses de Vénus)
Comme la queue avec la tête,
Comme le membre avec l’anus.
C’est le dernier poème qu’elle a dégotté. Et elle me dit :
Bien sûr, il va falloir attendre quelques jours, mais quel beau programme !