n° 16583 | Fiche technique | 10189 caractères | 10189 1607 Temps de lecture estimé : 7 mn |
13/01/15 |
Résumé: Un homme devenu robot, puis un dieu mythologique, veille sur une humanité nouvelle. | ||||
Critères: #sciencefiction fh | ||||
Auteur : Calpurnia Envoi mini-message |
Zimri m’accompagnait depuis le début de notre errance. D’année en année, mon compagnon était devenu une montagne d’acier, mi-homme mi-robot : au fur et à mesure qu’il vieillissait, il troquait ses organes et des parties de ses membres contre un métal aussi froid que résistant. Abolissant la douleur par la seule force de sa volonté, il était devenu capable d’opérer lui-même ces changements, s’amputant d’un os au profit d’une armature en alliage, d’un muscle au bénéfice d’un vérin à la force bien supérieure. Seul son cerveau n’avait, pour le moment, subi aucune transformation – mais c’était dans ses plans. Car il visait rien moins que l’immortalité, celle des objets entretenus régulièrement, dans laquelle aucune pièce n’est indispensable au point qu’elle ne puisse être changée en cas de défaillance, avec au besoin une redondance autorisant la tolérance aux pannes.
Pour cela, il devait se tenir à l’écart des dangers que constituaient les missiles, les radiations qui fendillent les matériaux les mieux conçus, l’électricité statique, les éruptions stellaires, les sursauts gamma issus de lointaines hypernovae et autres flashs électromagnétiques qui grillent les circuits électroniques même lorsque ceux-ci sont durcis. Pour autant, il était devenu globalement moins fragile que les êtres de pure chair : il pouvait supporter le vide spatial sans combinaison, une plage de température allant du zéro absolu à celle de la fusion de ses armatures – environ deux mille degrés Celsius. Et il avait toujours un sexe.
Ce n’était plus un pénis humain ordinaire. Entièrement recouvert de silicone, son nouvel organe mâle était aussi doux au toucher que parfaitement ferme en permanence. En temps normal, il le dissimulait derrière une plaque d’acier : c’était moi qui l’avais convaincu de le cacher lorsqu’il quittait notre tanière, car le robot qu’il était devenu n’en conservait pas moins une part humaine nécessitant un minimum de pudeur.
Son sexe pouvait vibrer à volonté. En ce sens, Zimri était devenu un vibromasseur ambulant, pensant et capable de sentiments. Il éjaculait sur commande un liquide qui n’était pas du sperme et dont il avait conçu la formulation lui-même. De temps en temps, il faisait le plein par un orifice spécial situé au niveau du périnée, juste derrière les testicules. En tout cas, je n’avais besoin d’aucune contraception, et moyennant un bon nettoyage de ses parties intimes – ce dont il s’acquittait avec un soin tout particulier – je ne risquais aucune de ces maladies que transmettent les amants ordinaires.
Éprouvait-il du plaisir au cours de l’acte sexuel ? Oui, il le disait. Mais ce qu’il ressentait devait être radicalement différent de mes sensations purement organiques. Une volupté mécanique, un orgasme presse-bouton, contentement d’un outil qui remontait jusqu’à son système nerveux encore biologique. Et il aimait cela, à un tel point que je me demandais s’il disait vrai lorsqu’il m’assurait rester fidèle ; il y avait des prostituées dans la plupart des villes que nous avions traversées, de la pauvre fille enchaînée dans sa cellule à la superbe créature aux jambes immenses et hors de prix. Il passait en se contentant de les posséder avec ses yeux ; de toute manière nous n’avions pas les moyens à la hauteur de sa libido.
Lorsque je n’en pouvais plus de nos étreintes interminables, le vagin irrité par des heures de va-et-vient vibratoires, il se masturbait, incapable d’assouvir autrement son inextinguible besoin de purger ses circuits spermatiques congestionnés par une brève abstinence. Je le regardais avec tendresse. Certes, il s’y prenait avec talent : avec lui j’avais des orgasmes aussi nombreux que puissants. Mais sur une telle durée et avec une telle intensité, c’était épuisant, et les crampes finissaient par prendre le dessus sur la volupté. Il me léchait volontiers, aussi. Par moments, je lui demandais dix, voire vingt fois par jour le cunnilinctus dans lequel il était devenu un expert. Il savait me faire jouir d’une manière fantastique et je descendais dans les vallées érotiques que décrit le Tantra et que rendait accessibles à volonté son absence de limites physiques. Jamais il ne me refusait son corps électrique de fer et de silicium. La vie avec lui était un marathon sexuel.
Finalement, après bien des préparatifs minutieux, il fit ce qu’il avait prévu : après avoir enregistré l’ensemble de ses connexions neuronales dans une base de données au moyen d’un dispositif d’imagerie aux performances extrêmes qu’il avait volé à une clinique, il se greffa un ordinateur à la place du cerveau. C’était un supercalculateur, qu’il était parvenu à loger dans sa boite crânienne, basé sur une puce spéciale de son invention, munie de milliards d’unités d’exécution fonctionnant d’une manière asynchrone.
J’avais craint pour les sentiments qu’il éprouvait à la veille de cette manipulation. Jamais, à ma connaissance, quelqu’un n’avait osé avant lui se lancer dans une telle aventure. Au début, il était un peu désorienté, la jonction entre sa nouvelle conscience électronique et son corps presque entièrement mécanique s’établissant d’une manière progressive. Souffrait-il de cette opération, d’une douleur de machine peinant à trouver ses repères ? Avait-il vraiment glissé son esprit dans un ordinateur, ou était-ce seulement une copie de lui-même qui ne tarderait pas à s’effondrer sous le poids de sa propre complexité ? Les cerveaux de chair bénéficient de millions d’années de patiente évolution alors que le sien était seulement issu de sa pure invention.
Son désir disparut pendant une semaine. Mais c’était pour ressurgir, plus vigoureux, plus impérieux que jamais, nourri des souvenir érotiques qu’il avait conservés. Il entra alors dans un rut permanent, une folie sexuelle impossible à assouvir pour une pauvre femme de chair et de sang comme moi.
Pour cette raison sans doute, une nuit, il me quitta pendant mon sommeil, lui qui n’avait plus besoin de dormir. C’était juste avant la catastrophe.
Lorsque celle-ci s’abattit sur une humanité trop orgueilleuse pour se rendre compte de l’impasse dans laquelle elle s’était engagée, peu survécurent à l’apocalypse. Les radiations tuèrent la plupart de ceux qui avaient échappé au souffle des explosions thermonucléaires, et les maladies dues au stress et aux changements climatiques qui s’ensuivirent rattrapèrent les autres. Pour compléter le tableau, les survivants, incapables de surmonter l’épreuve, devinrent fous et se mirent à s’entretuer, perdant pour la plupart le peu d’humanité qu’il leur restait.
Ce qui dans le monde d’avant était ma faiblesse devint subitement ma force : j’étais une marginale, et depuis longtemps j’avais appris la frugalité et la discrétion. Cela me préserva quelques années encore. Il y en eut quelques autres qui parvinrent à s’adapter tant bien que mal. Je m’accouplai avec l’un d’entre eux afin de commencer la lente reconstruction de la civilisation des hommes, qui, nous l’espérions, ne reproduiraient pas les erreurs du passé.
Ce compagnon mourut aussi, son ADN endommagé par la radioactivité rémanente et la difficulté à trouver une eau qui ne fût pas contaminée.
Une nouvelle fois seule et vagabonde, j’errais dans la nature, au milieu des ruines, dans une forêt qui reprenait ses droits. L’un après l’autre, de la même façon, les autres disparurent aussi. Y compris moi-même ; mais avant, je finis par croiser le chemin de Zimri, qui ne voulait plus qu’on l’appelle ainsi. Il avait troqué ses jambes d’acier pour des sabots en carbone, plus légers et plus résistants, ce qui lui permettait de courir plus vite que n’importe qui.
C’était un nouveau dieu, pour une ère nouvelle, un nouveau printemps d’espérances, tournant résolument le dos aux folies guerrières et aux rêves mortels de domination.
La Terre était contaminée d’une manière qui semblait incompatible avec la vie ; pourtant, ici et là, de nouvelles espèces de fleurs souriaient aux premiers rayons du soleil après le long hiver nucléaire. Lentement, les poussières soulevées par les bombes retombaient, la neige fondait et rejoignait les océans où les poissons des profondeurs, épargnés par la fureur des hommes à tout détruire, évoluaient pour conquérir les espaces terrestres devenus vierges.
C’était très longtemps après ma mort, après celle de mes descendants, qui disparurent avant d’être parvenus à rebâtir ce que leurs ancêtres avaient détruit. Lui, l’homme devenu robot, le robot devenu immortel, équipé d’une source d’énergie secrète et inépuisable, continuait à courir à travers les landes et les forêts, à gravir les montagnes pour admirer les étendues immenses recouvertes d’une végétation qu’il aurait trouvée étrange quelques millions d’années auparavant.
Il parlait à de charmantes créatures munies d’une peau plus ou moins mate suivant les régions, mais toujours très douce au toucher, de deux globes recouvrant leur poitrine destinés à alimenter leurs petits, de longues jambes capables de marcher longtemps afin de trouver de la nourriture pour leur famille, et de bras pour serrer contre elles ceux auxquels elles donnaient leur tendresse. Lorsqu’elles fuyaient parce son aspect les effrayait, il criait qu’elles étaient belles et qu’il les aimait. Il s’était fabriqué une flûte dont il avait appris seul à jouer les airs entraînants qu’il avait inventés dans le but de séduire les jolis êtres femelles qui l’attiraient tant.
Lorsqu’elles prenaient le temps de l’écouter, il leur racontait dans leur langue des histoires plus effroyables encore que son corps mécanique : le conte de la démence d’une espèce qui voulait régner sur la Terre et depuis longtemps disparue. Ses mots étaient terribles, et pourtant le son sa voix était agréable à celles qui l’écoutaient. Lorsque ces filles d’une nouvelle génération acceptaient de s’unir à lui, il les ensemençait de graines patiemment conçues par ses soins dans son laboratoire souterrain pendant la longue nuit. Ce sperme spécial était capable d’engendrer des êtres accessibles à une paix durable et fraternelle, ignorant la haine, l’envie et l’instinct grégaire.
Depuis longtemps, il avait oublié son nom d’homme. Quand elles lui demandaient comme il s’appelait, il disait vouloir qu’on l’appelle Pan.