— D’accord, mais ça n’engage à rien, si ce n’est à nous abonner.
— À nous abandonner…
— Écoutez, vous m’abordez sous le prétexte de…
— D’abord, quand on est Charlie, on se tutoie.
— Vous allez un peu vite, trop vite pour moi.
— Justement vous connaissez « À bout de souffle » ?
— Ça vous va bien : « À bout de souffle ».
— Godard, Belmondo, Jean Seberg ?
— Oui.
— Eh bien, dans ce film, il y a le personnage de Michel qui dit : « Toutes les femmes sont pareilles… Elles ne veulent jamais faire en huit secondes ce qu’elles veulent bien faire en huit jours… »
— « Moi, huit jours, je trouve ça très bien. »
— Oui, c’est exactement ce que répond Patricia. Mais alors, vous avez appris cette réplique précisément parce que vous saviez qu’on allait se rencontrer !
— Non, je connais mes classiques. C’est tout.
— Moi, j’en ai assez, je te tutoie.
— Moi, je n’en ai pas encore assez.
— Je ne sais pas si tu te rends compte, mais d’abord Charlie, maintenant Godard, que des points communs !
— Moi, je n’en compte que deux.
— Évidemment, on n’a parlé que de deux sujets. Tiens, donne-moi un autre sujet de conversation. Je parie qu’on va tomber d’accord aussitôt.
— La tarte aux poireaux.
— Je ne mange que cela ! Enfin, je veux dire que c’est rare que je laisse passer une semaine sans me faire une tarte aux poireaux.
— Au fait, il ne te viendrait pas à l’esprit – tu vois, je te tutoie Charlie – que je puisse être avec quelqu’un.
— Mais moi aussi, encore un point commun !
— Et si tu veux tout savoir, je sors de son lit. Tout ça pour te dire que je ne suis pas en manque. Je suis rassasiée sexuellement. Apparemment, ce n’est pas ton cas.
— Apparemment. Mais je sors aussi d’un lit, le mien.
— Et tu as du mal à calmer ton érection matinale.
— J’aimerais surtout en faire profiter quelqu’un. C’est dommage de gâcher…
— Moi, j’aime la tarte aux poireaux, mais quand je n’ai plus faim, je ne me force pas.
— Ah, mais il y a une grande différence. Moi, je ne pèse pas sur l’estomac, je suis si léger…
— C’est curieux, parce que je te trouve justement un peu lourd.
— Il faut se méfier des premières impressions.
— Mais tu me dis que toi aussi tu as quelqu’un dans ta vie, alors ?
— Oui… j’ai, disons, une amie, une compagne, une concubine, mais si je pouvais avoir aussi une amante…
— Pour tout te dire, j’ai eu un amant, il y a trois ans. Patrick était au courant, on ne se cache rien. Une aventure…
— Tu vas lui dire à Patrick ?
— Quoi ?
— Tu vas lui parler de notre rencontre ?
— Je ne sais pas.
— Oui, je ne suis pas encore assez important dans votre histoire.
— On se connaît depuis cinq minutes, et il ne s’est rien passé entre nous.
— Tu crois ?
— On parle, on parle…
— Justement, je voudrais qu’on fasse quelque chose qui fasse que j’existe aux yeux de Patrick. J’ai le droit aussi à l’existence.
— Quoi par exemple ?
— Laisse-moi passer ma main sous ton tee-shirt Charlie puisque je suis Charlie aussi.
— Là, comme ça, en pleine rue ?
— Tu vois que tu es déjà d’accord puisque c’est seulement la rue qui te dérange, pas ma main.
— Tu es l’homme des conclusions rapides. J’espère qu’au lit tu vas moins vite.
— Là, sous cette porte cochère, j’ai ton sein dans ma main. Patrick sera au courant, j’espère ?
— Ne t’inquiète pas, il le sera.
— Tu as remarqué que ton sein épouse parfaitement la forme de ma main ?
— Il m’a semblé que c’est plutôt l’inverse, mais c’est comme tu veux.
— Tu ne semblais pas croire à mon érection matinale.
— Tu veux voir si ma main épouse parfaitement ton membre ?
— Oui, il est possible que tout s’épouse chez nous.
— Eh bien non, elle n’épouse pas. Elle est trop petite.
— Ta main ?
— Non, ta bite.
— Attends un peu, elle peut encore grandir.
— J’ai l’impression d’avoir quinze ans et de sortir du lycée.
— Oui, nous sommes en pleine régression. Comment as-tu fait l’amour la première fois ?
— Dans les toilettes d’un café.
— On y va ?
— Tu n’as rien de plus confortable ?
— Au diable le confort ! Nous sommes jeunes et tellement au-dessus des contingences, des convenances…
— Quand on a quinze ans, on va là où on peut, parce qu’on ne peut pas aller ailleurs.
— Regarde ce café qui nous tend les bras et le percolateur. Il n’est pas là par hasard ; il est tout simplement sur notre route.
— Je n’avais pas vu les choses aussi romantiquement. Mais avec toi, tout se trouve miraculeusement sur ta route : moi, Charlie, la porte-cochère, le café, tes doigts dans mon slip…
— Alors, on y va ?
— Oui, si tu réussis à retirer ta main de mon froc.
— Deux cafés s’il vous plaît. Où sont les toilettes ? En bas ?
— C’est dégueulasse… Des toilettes à la turque…
— Ouais, vraiment crade. C’est vraiment ce qu’on appelle des chiottes. Mais ça ne devait pas être plus propre quand tu as baisé pour la première fois.
— La même puanteur.
— Tiens-toi au tuyau. Je vais… Mais tu es encore…
— Pleine de sperme, oui, je t’ai dit que je sortais de son lit, et il aime que je sorte ainsi encore maculée de sa semence…
— Décidément Patrick ne nous quitte jamais.
— Prends-moi, au lieu de raconter notre vie.
— Voilà, voilà. Tu vois qu’elle est un peu plus longue que tout à l’heure.
— Comment veux-tu que je voie ? Ah oui, quand même…
— Chut ! C’est occupé ! Vous voyez bien que…
— Mais merde, tu as fait exprès de ne pas fermer la porte !
— Non, vraiment, je…
— Tu vois, cela aurait pu être un beau souvenir malgré le côté cradingue du lieu, mais comme presque tous les mecs, tu as su tout gâcher.
— Franchement, je ne comprends pas…
— Moi, je me comprends. Tu t’es dit que, si en plus d’une nana un peu facile, tu pouvais avoir le regard d’un voyeur, même d’occasion, cela t’exciterait davantage encore…
— Écoute, le type n’a rien vu, il a refermé tout de suite la porte.
— Quand il a ouvert, j’ai senti tes coups de reins plus violents et ton souffle plus rauque, comme si la personne qui t’intéressait le plus dans cette sordide baise, c’était le mec qui avait la main sur la poignée des chiottes.
— Mais ça va à la fin ! Qu’est-ce que tu me fais là ? On continue. J’ai fermé avec le loquet.
— Non, mon vieux. On ne continue plus. Comme la dernière fois du reste.
— Comme la dernière fois ?
— Mais oui, Thibaud, c’est déjà avec moi que tu as fait l’amour quand tu avais quinze ans.
— Non ! Charlotte ! Mais tu n’étais pas brune ?
— Il suffit de changer de couleur et tu ne reconnais plus tes ex. En tous cas, toi, tu ne changes pas et je t’ai déjà largué à cette époque pour les mêmes raisons.
— Comment ça ?
— Tu n’avais rien trouvé de mieux que de convoquer derrière la porte des chiottes la moitié de la classe. Oui, le verrou était mis, mais tu avais enregistré nos cris et nos soupirs, sur un petit magnétophone.
— Ce n’est pas pour cela qu’on a rompu…
— Ah, tu trouves que le motif n’était pas suffisant ?
— Si on ne peut plus s’amuser un peu… Surtout qu’on a quinze ans…
— Que tu aies quinze ans ou vingt-cinq ans comme aujourd’hui, tu veux t’amuser, c’est mignon.
— Ben quoi…
— Tu vas avoir toute ta vie pour t’amuser tout seul avec ta petite queue. Moi, je remonte, mon café est servi et j’aime le boire chaud.
— Pourtant on était Charlie tous les deux…
— Toi, tu es plutôt un charlot. Aussi vrai que je suis Charlotte.