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Temps de lecture estimé : 17 mn
29/01/15
Résumé:  Une promenade dans le quartier de la gare de Francfort. Une plongée dans un monde interlope.
Critères:  fh prost sexshop hotel miroir init nostalgie
Auteur : Julien Mar            Envoi mini-message

Série : Illusions et mirages - Le rouge bordélique

Chapitre 01 / 04
Le quartier à la lumière rouge

Ce tableau ne cesse de me fasciner. Je suis capable de rester de longues minutes devant lui pour en observer tous les détails. Et à chaque fois, j’en trouve de nouveaux. "L’hommage à Oskar Panizza" de George Grosz se trouve dans la Staatsgalerie de Stuttgart. Le bâtiment est d’une laideur sans nom, mais il y a quelques bijoux de l’expressionnisme allemand (disons les 30 premières années du XXe siècle allemand, si vous préférez) qui sont devenus comme des amis à qui je viens rendre visite de temps en temps. Ce que j’aime chez des peintres comme Grosz, Kirchner et surtout Dix, c’est la représentation de la ville, et surtout de ses bas-fonds. Là où on retrouve les éclopés de la première guerre, les agitateurs frappadingues annonçant la tempête nazie, les musiciens dans les bistrots et ses prostituées. Une ville dans la ville, fruit de l’incroyable essor urbain de l’Allemagne. Un monde aujourd’hui disparu, par les années qui s’écoulent certes, mais surtout l’aseptisation voulue par nos décideurs.


Je suis journaliste dans une revue culturelle à Stuttgart. Franco-allemand, je couvre l’actualité de mon pays paternel, parfois en tant que correspondant pour la France dans différentes revues. Le boulot me plaît, il me permet d’assouvir mon appétit de curiosité. J’aime les expériences, essayer de nouvelles choses. Vers la fin de la quarantaine, je n’ai jamais vraiment eu l’envie de fonder une famille, avoir des enfants. J’ai une relation libre avec une chef d’entreprise. Elle a peu de temps, moi aussi. Je voyage souvent entre la France et l’Allemagne. Pour elle c’est plutôt Moscou, Londres, Taiwan ou San Francisco. Alors nous nous accordons autant de temps possible, tout en gardant chacun notre appartement.


Elle a bien entendu des amants, j’ai mes maîtresses. Enfin, depuis un moment c’est plutôt calme pour moi de ce point de vue. Pourtant, je ne me suis jamais senti aussi bien dans mon corps et ma tête. Mes tempes grisonnent mais ça me va bien. Du sport en salle trois fois par semaine, une alimentation saine (trop de mes amis prennent du ventre à l’approche des 40 ans) et comme tout le monde me dit que ma barbe de 3 jours fait tellement le mec qui travaille dans la culture, alors je prends soin de l’entretenir. Avec Martina, on se mariera sans doute un jour. Quand elle se sera calmée avec ce train de vie qui l’épuise tout de même, je nous vois bien jeune-vieux couple à l’approche de la cinquantaine. L’avantage de ne pas vivre ensemble, c’est que la sexualité conserve sa fraîcheur. J’ai toujours plaisir à la serrer contre moi et à lui montrer tout l’effet qu’elle me fait. Dans son métier, l’apparence est primordiale : elle est son entreprise et se doit d’être toujours féminine et élégante. Ma sexualité me convient tout à fait, même sans petits écarts gourmands comme en ce moment.


Depuis 2006, le gouvernement allemand a autorisé les bordels. Ce sujet m’intéresse, pour les multiples facettes qu’il contient et que je peux présenter en tant que journaliste, mais aussi par mes goûts artistiques et littéraires. La peinture, ça je vous l’ai dit, mais aussi les livres. Je ne vais pas vous ennuyer longtemps avec mes lectures ; disons qu’un écrivain comme Alphonse Boudard m’est cher. Son livre sur la fermeture des maisons closes en 1946 expose avec curiosité et précision cet univers, son argot et ses personnalités. Il m’a donné envie d’en savoir plus sur ce milieu. Le Chabanais, le One Two Two… quelle salope, cette Marthe Richard !


Alors quand un journal français me demande une enquête sur les maisons closes en Allemagne, j’accepte avec plaisir. Ils m’ont charrié à la rédaction. J’allais me promener au milieu des prostituées pour donner le parfum au lecteur français de ce qu’est le plaisir tarifé. Une enquête pour ce journal, c’est environ huit pages. De quoi en dire, des choses. Très vite, mon choix se porte sur la ville de Francfort. Je connais bien cette ville, ce qui n’est pas le cas de Hambourg, autre ville bien connue pour sa prostitution avec le quartier de la Reeperbahn, mais qui me sera trop étrangère pour le temps que je vais y passer. J’ai peur de passer à côté, de ne pas me fondre dans ce paysage interlope.

Même si Francfort et Stuttgart ne sont pas loin l’une de l’autre, je vais rester en immersion durant le temps de mon enquête. Trois nuits et trois journées pour en appréhender la faune et la flore.



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À mon arrivée à Francfort, la nuit tombait en cette fin juillet ; elle était estivale. Je connaissais bien cette ville pour y avoir vécu quelques années à mon retour en Allemagne après des études à Lyon. Mais n’allez pas faire le voyage juste pour la visiter, elle vous décevrait. La visite, je peux vous la faire en une demi-journée si vous le voulez, y passer la nuit éventuellement si vous voulez vous encanailler. Tout comme le reporter de guerre dort au milieu des immeubles défoncés pour être au plus près de l’action, j’avais choisi un hôtel miteux du quartier de la gare. En allemand, on les appelle les "quartiers à la lumière rouge" (Rotlichtviertele), parce que le rouge est une couleur urbaine indissociable des activités qu’on y trouve. Ils ne sont pas forcément à côté de la gare, mais souvent tout de même. Le Moldavia était un vulgaire hôtel de passe dans la Moselstrasse. Ça pue le tabac froid ; la moquette est usée et d’une couleur indéfinissable, et le taulier – disons Pavel – me tend d’un air las les clefs de la chambre. Pour 40 € la nuit, inutile de vous décrire ce que je pouvais y trouver.


Je préparai mes affaires sur le lit : un petit carnet, un stylo, et mon petit appareil photo. De ma fenêtre je voyais en face les pancartes clignotantes qui annonçaient "Sex Sex Sex", "Tabledance" ou "Girls" (avec une grosse flèche vers une petite entrée masquée par un rideau). J’avais la sensation d’être infiltré en territoire pacifié, mais tout de même hostile.

Le quartier de la gare à Francfort est connu pour ses drogués (le crack y sévit de manière dramatique), ses putes plus ou moins occasionnelles (selon les besoins, pour s’offrir ces petits cailloux), ses bordels, ses bars à arnaque (on dit aussi bar à hôtesses) où, à peine entré, on vous met une bouteille de champagne à 350 € qu’il vous faudra payer sous la menace des molosses qui encadrent le patron, et ses supermarchés du sexe où vous allez trouver de tout. Ajoutez-y des kebabs, des magasins de téléphonie et une population bigarrée.


C’était ainsi que je déambulais, un peu au hasard, pour m’imprégner de cette atmosphère. Il y avait du monde à 22 h. Le beau temps était bon pour les affaires, et les prostituées s’alignaient sur certains trottoirs. Elles étaient complètement cabossées. Il s’agissait là de la plus basse qualité de filles qu’on pouvait trouver. Les junkies – alcooliques pour la plupart – au style vulgaire et au maquillage ayant un peu dérapé sous les tremblements des mains provoqués par le manque. Elles avaient parfois des hématomes sur les avant-bras, certaines sur la mâchoire ou le front. Traces d’injections ou coups du souteneur. Elles abordaient les clients, se forçant à sourire pour montrer des dentitions imparfaites. La pipe à 20 €, le sexe à 30 €. « La sodo, c’est 50, mon chéri, si tu es gentil. » Certaines vendent la fellation à 5 €… il faut en vouloir pour accepter ; ne pas avoir peur non plus. C’était le Lumpenproletariat de la baise, comme le dirait Marx, l’avant-dernière station avant la mort.


Les bordels sont de plusieurs catégories : les maisons où l’on peut déambuler à travers les étages et les couloirs ; ceux de Hamburg, comme aux Pays-Bas, où vous voyez ces femmes derrière une vitrine, et ceux qui ressemblent à un bar de nuit avec des filles qui défilent devant vous pour en choisir une (ou non). Mais ensuite, vous avez toute la diversité des bordels illégaux, les filles qui viennent pêcher le client dans la rue pour les inviter à les suivre dans un hôtel qui ne vit que de ça, et où l’hôtelier est en fait un taulier.


L’hôtel où je créchais servait à ça. Même à la belle-mère que vous détestez, vous ne voudriez pas lui offrir une chambre dans ces taudis. Vous entendez constamment les allers et venues des clients, les portes qui claquent, les gloussements des filles. La première catégorie ressemble à un hôtel, sauf qu’il n’y a pas de réception. Les chambres sont ouvertes ou fermées selon l’occupation des lieux et la disponibilité des filles. Elles restent devant l’entrée de la chambre qu’elles louent à la journée ou à la semaine, debout ou sur une chaise de bar. D’autres sont assises sur leur lit à tapoter sur leur smartphone, sans se préoccuper d’autre chose. Leur style n’a rien à voir avec celles de la rue. Elles sont plus coquettes, mieux maquillées, et bien entendu légèrement vêtues. Il fait très chaud dans ces lieux. Dénudées comme elles sont, il leur faut toujours du chauffage, été comme hiver.


Je pourrais aussi vous parler de celles qui se vendent sur Internet. Elles font de l’escort… C’est juste pour ne pas dire qu’elles font les putes. Escort, ça fait mieux ; et comme elles prennent des sommes folles de l’heure, ça leur permet de se distinguer des autres filles dans les bordels ou dans la rue. S’imaginer poule de luxe, prétendre à des qualités buccales ou sphincteriales que d’autres n’ont pas. En réalité, c’est la même chose… La prostitution recrute dans les régions pauvres du monde. Avec l’ouverture de l’UE vers l’Est, elles viennent essentiellement de Roumanie, de Bulgarie, de Russie et de Pologne. Un peu de femmes "choco" ; quelques asiatiques et des Allemandes viennent compléter le choix. Les minauderies de ces femmes avec leur sourire faussement gourmand ne font illusion qu’auprès de ceux qui voudraient croire qu’ils sont devenus soudainement de vrais séducteurs. Le client est abordé par quelques mots, pour la plupart « Chéri », « Tu viens ? », « Hey, t’as envie ? ». Chaque fille ne doit pas dépasser le seuil de sa chambre, pour ne pas se faire de concurrence entre elles. Il faut reconnaître qu’on s’y sent bien, en sécurité. Le business doit se faire, alors tout doit être calme. Un client irrespectueux devra faire face à une ligue de femmes bien décidées à ne pas se laisser faire. On imagine aussi les macs débarquer pour régler ça. Pas de police, bien entendu. « Ça va se passer entre nous… » (le tout dit avec un accent albanais).


Le bordel que je visitai en premier s’appelait "House of love". De la musique à l’intérieur, mais pas dans tous, souvent une radio ou un rythme de techno. Tout est paillettes et illusions dans ces lieux. Car d’amour, vous n’en trouverez pas. Vous y allez juste pour la baise, en payant votre dû selon ce qui sera négocié avec celle qui va vous prêter son corps. Les regards des hommes que je rencontrais étaient bas ; rares étaient ceux qui ont croisé mon regard. Ils ne relevaient la tête que pour discuter avec une catin : c’est sans doute à ce moment-là qu’ils devaient se sentir supérieurs. Quand ils étaient face à une femme qu’ils désiraient en même temps qu’ils détestaient. Une pute, une traînée, une salope, une fille à troncher, voilà tout. Pas comme leur femme ou leur mère.



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Pourtant, j’avais eu à deux reprises une expérience avec des prostituées. La première fois, j’avais 22 ans. C’était plus le goût de l’expérimentation qui m’attirait plutôt que le besoin physique de soulager mon membre avec une femme vénale. Les habitants de Lyon connaissent sans doute la rue Vieille-du-Temple, non loin de la place Bellecour. Il y a toujours trois ou quatre prostituées françaises, entre 40 et 50 ans, qui attendent le client. J’étais passé à deux reprises dans cette rue ; j’avais la gorge nouée, je n’arrivais pas à en aborder une. Elles me regardaient, en habituées de ce manège du client qui hésite. Mais après une bière qui m’a fait le plus grand bien, j’étais décidé à y retourner pour cette fois connaître le sexe tarifé.


Elle était âgée d’environ 40 ans, les cheveux aux épaules, teintés grenat. Des rondeurs bien proportionnées. Son long manteau cachait un bustier et une minijupe avec un porte-jarretelles. « Tu as envie mon mignon? Allez, viens avoir moi, tu seras pas déçu. » Après avoir ouvert une petite porte, je montai derrière elle un escalier étroit. À l’étage, une petite cuisine et trois portes. Elle devait travailler ainsi avec ses collègues. Sa chambre était aussi surchauffée. Le lit était étroit, pour une personne. Un rouleau de papier hygiénique comme chez le médecin le recouvrait. Après avoir donné quelques billets, l’invitation à me déshabiller (« Tu mettras toute tes affaires sur cette chaise, mon chéri, et n’oublie rien : j’ai horreur des clients qui reviennent parce qu’ils ont oublié quelque chose ! ») et à m’allonger. C’était mécanique, sans passion. Le préservatif enfilé sans tact sur mon sexe qui ne bandait pas encore, la masturbation qui s’ensuivit pour me donner de la vigueur et une fellation pour commencer à me chauffer.


Elle s’est installée ensuite à ma place en missionnaire. J’aurais préféré la levrette que je trouvais terriblement excitante avec une femme. « Pour la levrette, c’est 20 de plus, mon chéri. » Ses "chéri" étaient teintés d’un léger mépris ; elle devait trop bien connaître son métier pour donner encore l’illusion qu’elle avait des sentiments pour ses clients. Sa chatte me paraissait démesurément large, un collier de poils encadrait des lèvres immenses. Elle s’était mouillé son minou grâce au bidet à côté, mais son vagin restait assez sec, si bien qu’elle avait laissé sa main entre mon bas-ventre et le sien pour retenir le préservatif sur ma verge. J’ai éjaculé sans réel plaisir ; c’était presque médical, un soulagement physique qui ne nourrissait pas l’esprit. La fin était tout aussi froide. Se rhabiller, trouver quelques phrases pour remercier du moment passé et prendre congé. Elle revêtait ses vêtements et son manteau en s’allumant une cigarette. J’étais un client parmi des centaines.



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Je déambulais dans ce bordel, accrochant des regards de jeunes femmes jouant les coquines, je regardais les intérieurs de ces chambres. Un lit, des miroirs disposés contre les murs pour que le client puisse se voir dans toutes les positions en train de culbuter. Une petite chaîne hi-fi ou une télévision pour tromper l’ennui entre deux clients. Souvent sur une petite table basse un cendrier, un paquet de cigarettes, parfois un gode, et des bouteilles d’alcool fort. Whisky ou vodka : pensez-vous que ces femmes enchaînent quinze clients par jour sans se donner du cœur à l’ouvrage ? Cette motivation, c’est l’alcool qui la donne le plus souvent. Parfois la drogue aussi.


Se promener dans les bordels, c’est avoir une sensation de toute-puissance. Aucune femme ne vous résiste si vous en payez le prix. Tout se négocie : sodo, sextoy, sado-maso, et malheureusement le triste "alles ohne", c’est à dire le rapport sexuel sans protection. Vous êtes comme un pacha pouvant déguster la femme qu’il désire. Les plus timides deviennent vite hardis, les plus frustrés des Casanova de caniveau. Les petites bites se prennent pour des acteurs pornos.


J’avais alors d’autant plus de tendresse pour ces jeunes femmes que je remarquais ces clients venant faire leurs courses au rayon boucherie. J’avais toujours éprouvé des sentiments de profond respect pour le métier qu’elles faisaient. Elles étaient adorables, ces petites filles de joie, avec leur parcours chaotique, leurs blessures, leurs espoirs, ces bleus à l’âme qu’elles pensaient un jour surmonter, quand elles seront riches et qu’elles en auront enfin terminé avec ce boulot. Mais qui suis-je pour faire la leçon ? N’avais-je pas été moi aussi aux putes? Par curiosité, certes, mais est-ce une excuse quand on achète un corps ? La ritournelle du client qui veut se la jouer Richard Gere dans Pretty Woman me débectait, par contre.


Faudrait pas noircir à l’excès le tableau, mais pas non plus tomber dans la guimauve. Mais qu’est-ce qui pouvait me faire écrire dans ce papier que certaines prostituées le font par choix, comme un métier qu’on choisirait ? Je repensai alors à ma seconde expérience. Si la première avait été plutôt une déception (dans la naïveté de mes 22 ans, je pensais être emporté par des tourbillons de sensations dans les bras d’une experte des choses du sexe !), cette seconde avait été pour moi une profonde émotion.



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Cette journée, il y a environ cinq ans, était pleine de réflexions et de mélancolie pour moi. Sans vous en détailler les raisons, j’avais passé une bonne partie de la soirée à errer en ville, à marcher sans autre but que de ruminer tout ce qui me tracassait. Il faisait assez froid, nous étions en janvier. J’attendais de pouvoir traverser sur le passage piéton quand une jeune femme m’a accosté. Situation plutôt peu commune pour moi, elle me demanda ce que je faisais à me promener visiblement sans but et si je n’avais pas envie de me mettre au chaud. Elle portait un manteau noir et un bonnet de la même couleur en imitation fourrure. Ses cheveux blonds tombaient aux épaules. Son nez un peu rougi par le froid et ses yeux rieurs lui donnaient un air mutin. « Une jolie fille, pensais-je, mais que cherche-t-elle ainsi en m’abordant dans la rue ? » Je pensai tout de suite à une tentative de vol : une personne qui capte mon attention pendant qu’un complice me fait les poches ; mais personne autour de nous. Son allemand était parfait, mis à part un petit accent qui trahissait son pays d’origine.


Devant mon étonnement, elle était alors devenue plus directe : elle m’invitait chez elle, juste à côté, pour passer un peu de bon temps si je le voulais. Je marchais donc avec cette jeune femme à mes côtés qui, sans être insistante, me proposait un moment tarifé avec elle. Une tasse de café chez elle ne coûtait rien, et nous serons mieux pour discuter de certaines choses dans son appartement. Mes pensées se confondaient dans ma tête. Ce qui me préoccupait : cette personne tombée de nulle part qui semblait repérer ses éventuels clients dans la rue, le froid qui me fatiguait après plusieurs heures de marche. J’acceptai donc cette invitation sans réel enthousiasme.


Elle partageait son appartement avec une autre Polonaise qui étudiait, comme elle. Cette colocataire connaissait ses activités, mais ces visites masculines étaient limitées au week-end puisqu’elle partait chaque fin de semaine rejoindre son petit ami dans une autre ville universitaire. Un petit appartement, aménagé simplement, qui sentait bon l’encens. J’étais gêné, dans sa cuisine, toujours à me demander ce que je pouvais bien faire là avec cette jeune femme qui me servait un café qui ne pouvait me faire qu’un grand bien. Elle était encore plus belle que dans la rue ; sans doute 20-22 ans, fine et gracieuse. Elle portait une petite robe noire et des collants violets ; je l’imaginais danseuse.


Après avoir dit quelques banalités, elle me demanda ce que j’aimerais bien faire : ainsi, elle pourrait me dire son prix (la question de l’argent était abordée avec beaucoup d’hésitation dans sa voix). Je lui ai juste demandé un moment de tendresse, j’en avais besoin. Je n’avais pas de demande particulière, juste prendre du plaisir avec elle. Je me suis allongé sur son lit, tout en gardant mon boxer. Sa chambre était pleine d’objets de couleur rose ; ça faisait un peu enfantin. Avant de se préparer dans la salle de bain, elle avait allumé des bougies. En fond sonore, une radio qui diffusait les tubes du moment.


Elle est venue dans la chambre avec un porte-jarretelles et des bas de couleur blanche. Elle paraissait presque timide ainsi. Je l’étais également. Assise à côté de moi, elle caressait mon sexe de la main par-dessus mon boxer. Cette sensation provoqua en moi une vive excitation ; j’aimais bien cette sensation avec le tissu entre nous, le gland qui frottait contre. La suite a été toute en simplicité et en douceur. Après avoir enlevé mon boxer et installé un préservatif, elle m’a chevauché. J’avais mon regard sur son visage et ses seins ; mes mains la tenaient aux hanches. Elle conservait un rythme lent. Elle semblait comprendre que je souhaitais un moment simple, de tendresse et de respect mutuels. En me chevauchant ainsi, en caressant parfois ses seins et son visage, je ne tardai pas à jouir. Elle semblait vraiment contente de l’effet qu’elle pouvait avoir sur moi.


Le prix qu’elle m’avait demandé était modique. Je rajoutai alors un billet pour la remercier du moment passé qui m’avait fait du bien au-delà du plaisir physique. En me rhabillant, j’ai voulu lui demander si je pouvais revenir la voir ; mauvaise idée, que je repoussai dans ma tête.


En sortant de son appartement, j’avais l’esprit bouleversé par ce qui venait de se passer. Cette rencontre imprévue, la simplicité de cette jeune femme qui m’avait offert un plaisir simple mais qui m’avait fait tellement du bien… Je décidai de retourner chez moi en restant dans un état second, comme une légère ivresse. Les gens autour de moi n’avaient plus trop d’importance, je ne faisais plus attention aux bruits extérieurs. Elle m’avait soulagé bien plus qu’au sens physique. Elle avait apaisé mes pensées.



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Mes deux expériences pouvaient donc se résumer à la froideur d’une professionnelle et la sensualité touchante d’une occasionnelle. J’en avais parlé à Martina qui connaît trop bien ma curiosité pour la vie en général pour ne pas s’en offusquer. Depuis, j’avais eu encore plus de respect et de tendresse pour ces femmes qui vendent leur corps que j’en avais avant.

Vous allez trouver tout ça facile : le client qui profite de ces femmes en y mettant ce qu’il faut de bons sentiments et de respect pour envelopper le tout. Vous aurez raison : je ne prétends pas être meilleur qu’un autre. J’ai goûté à ces plaisirs par curiosité la première fois il est vrai, presque par hasard la seconde.


De ces journées que je passais dans ce quartier de Francfort, je cherchais à retrouver cette atmosphère que les peintres expressionnistes avaient donnée à leurs œuvres. Quête inutile ; ce monde avait disparu il y a bien longtemps. Tout était devenu plus dur : les macs traditionnels avaient été remplacés par la mafia des Balkans ou de Bulgarie, la drogue avait décimé le milieu de Hamburg dans les années 90. Le SIDA était apparu et les recettes s’étaient effondrées. Il fallait bien diversifier le business. La cocaïne a remplacé en partie les filles, mais avec elle, c’est surtout la violence et les règlements de comptes qui sont venus, alors que le milieu était jusque là réputé régler ses petits problèmes entre gens louches certes, mais avec un minimum de compréhension pour le business de l’autre.


Ces lieux, il faut les aborder à différents moments de la journée. Certes, c’est la nuit que cette faune est la plus active, là où les filles ramassent le plus de blé ; mais je voulais aussi la voir à d’autres moments de la journée. Je fréquentais alors les bars et les petites adresses où l’on pouvait manger afin d’observer la population de ce quartier. Ce qui me frappait, c’était l’hétérogénéité de ce que j’y trouvais : c’était un monde en miniature où le costard-cravate venait chercher ses nouilles asiatiques à côté du migrant un peu paumé, les policiers qui entretenaient leurs relations avec les commerçants en discutant brièvement avec eux, le travelo seul sur son tabouret de bar à siroter un jus d’orange, le petit groupe de prostituées qui grignotait une assiette de viande à kebab, ou l’ouvrier dans son bleu de travail qui lisait son journal en serbe sans se préoccuper de ce qui se passait autour de lui.


Un soir, j’étais tombé sur un groupe de Japonais qui faisaient une visite. J’avais voulu les suivre, pour voir leur réaction. Ils regardaient les façades des bordels et des sex-shops avec le même air que s’ils voyaient une banque ou une compagnie d’assurances. Ils restaient distanciés et impassibles ; le contraste était saisissant ! Nous étions loin des enterrements de vie de garçon qui trouvaient dans ce quartier le cadre parfait. Une bande de copains et la meilleure façon de profiter de cette atmosphère si particulière. Ne la résumez pas à la prostitution ; c’est bien plus que cela : c’est une sorte de carnaval permanent où tous les déguisements, toutes les excentricités sont possibles. Un quartier qui ne dort presque jamais, où les bars sont parfois ouverts sans interruption. Les broches des kebabs tournent sans discontinuer, il y a toujours des gens qui ont faim.


La journée, ces bordels étaient plus calmes ; je pouvais parler un peu avec ces filles, celles qui faisaient le service de jour en quelque sorte. Une discussion de quelques minutes, jamais trop longtemps pour ne pas éveiller les soupçons sur mes intentions. Ne pas dire que je préparais un article en tant que journaliste. Ça fait trop curieux, presque flic.

Beaucoup de seins siliconés, des tatouages presque sur toutes. Certaines avaient des physiques d’actrices porno ; elles étaient attrayantes pour les instincts masculins.


La sodomie est à la première place des pratiques demandées qui ne se placent pas dans l’offre de base "masturbation-fellation-pénétration vaginale". J’avais eu cette information de la part d’une organisation qui aide ces filles. Dans la dizaine de bordels de ce quartier, tous les plaisirs pouvaient être assouvis : il suffisait de payer la fille qui propose la pratique.


Je pensais naïvement que des clients étaient prêts à payer plus cher pour avoir une meilleure garantie de protection et de santé. On m’avait assuré du contraire : beaucoup demandent à payer bien plus pour avoir un rapport sexuel sans préservatif. Ça devait être un supplément d’adrénaline… Je n’étais donc pas fait pour être client régulier de ce genre de service. Dans mon métier, je découvre souvent des choses nouvelles sur mes contemporains qui me font parfois réfléchir.


Les aurores sont terribles. La population nocturne achève son activité. Les prostituées sont irritables, fatiguées des clients alcoolisés ou drogués qui viennent finir la nuit en voulant s’en taper une, insultant copieusement celle qui n’a plus envie de faire un énième client. Les patrouilles de police semblent plus nerveuses. Çà et là, des poivrots ou des toxicomanes dorment sur les trottoirs, un morceau de carton pour les cacher un peu des regards. Verre brisé, seringues usagées, paquets de cigarettes vides, papiers gras de kebab… les balayeurs remettent le quartier en état ; bientôt vont débarquer un million de salariés travaillant dans la ville. La gare va grouiller de monde, le quartier sera traversé par ces gens pressés qui vont se rendre à leur bureau, attaché-case à la main.


Je repense à George Grosz en rentrant à mon hôtel après cette nuit blanche à déambuler dans ces bordels, ces rues et ces sex-shops. Il s’est tué au petit matin en tombant des escaliers après une tournée des bars.