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n° 16628Fiche technique10837 caractères10837
Temps de lecture estimé : 7 mn
05/02/15
Résumé:  Maître Eno s'est retiré du monde... Mais une dernière épreuve se présente à lui.
Critères:  nonéro historique -contes -initiatiq
Auteur : Brodsky      Envoi mini-message
La leçon

1.


Silence absolu du dojo. Le temps en ce lieu semble figé. Statue immobile au visage de marbre, Maître Eno est assis sur son coussin de méditation. Un arc et une flèche sont posés à plat devant lui. Cet homme est le vrai Bouddha, le vrai Maître, l’homme véritable, en harmonie avec la réalité des choses.


Quel âge peut avoir Maître Eno ? Le disciple en posture zazen derrière lui répondrait qu’il a plus de 87 ans. Si l’on posait cette même question à l’intéressé, il répondrait sans doute par une autre question, un koan : « Quel bruit fait-on avec une seule main ? » par exemple.


Soudain l’arc est apparu dans la main du Maître et la flèche s’est envolée. Elle a atteint son but en plein centre de la cible. Mais Maître Eno n’en tire aucune satisfaction : au nom de quoi pourrait-il être fier ? L’enseignement de ses maîtres est clair : « Aucun mérite » (1).

Il a repris sa posture. Il est à nouveau une statue en harmonie avec l’univers. Son arc a retrouvé exactement la place qu’il avait deux secondes auparavant. Maître et disciple resteront ainsi deux heures encore… Zazen, c’est simplement s’asseoir. Ainsi sont-ils semblables au Dragon pénétrant dans l’eau, ou au tigre retrouvant ses forêts profondes (2).



2.


Vers le milieu de l’après-midi de ce même jour, un jeune cavalier vint se présenter à la porte du château du Seigneur Eno. Yukio Susheido était un jeune rônin dont les faits d’armes étaient déjà célèbres dans la région d’Osaka. Brave, habile au sabre, il était réputé également pour son habileté au tir à l’arc. On prétendait qu’il était capable de tirer trois flèches au centre d’une cible, la troisième quittant son arc avant que la première n’ait atteint son but.


Au garde qui s’enquérait de ce qu’il voulait, il répondit avec hauteur :



Susheido eut un sourire carnassier.



Alors le garde alla trouver le capitaine qui gronda, puis se radoucit lorsqu’il apprit le nom du visiteur. Il alla trouver Takuan Eiji, le plus proche disciple du Maître pour lui demander ce qu’il convenait de faire.


Takuan était un homme avisé et réfléchi. Cinquante ans, très grand et très maigre, il étudiait le zen avec Maître Eno depuis que ce dernier avait pris sa retraite de général et s’était retiré dans sa forteresse. Jusqu’à présent, le prestige et le rang du vieux Maître lui avaient épargné ce genre de désagrément, mais la jeunesse de cette fin de siècle que le gouvernement Tokugawa avait préservée de toute guerre était de plus en plus stupide et arrogante.



« Voilà un jeune présomptueux qui n’a jamais vu une goutte de sang couler, et qui prétend imposer sa volonté au plus grand général du pays. Par les dieux, que ce monde se dégrade… » marmonna-t-il en se rendant à la rencontre du visiteur.





C’est un Takuan indigné qui se tenait devant son Maître, indigné parce que son Maître avait été insulté, mais aussi parce que depuis toujours il savait que cette réponse qu’il avait donnée sur ordre du vieux général était un mensonge.



Le général réfléchit longuement.



C’était la première fois que Takuan osait s’opposer à la volonté de son mentor. Il avait du mal à trouver les mots. Et Maître Eno le regardait, calme et bienveillant comme toujours. Comment oser penser qu’un homme aussi sage puisse faire une erreur ? Comment ne pas l’offenser ? Takuan se rappela l’enseignement du Maître : « Pas de dieu, pas d’idole ; si tu rencontres le Bouddha, tue le Bouddha… » Alors il osa affronter son Maître.



Takuan obéit, la mort dans l’âme, et c’est avec une immense inquiétude, qui lui fit prendre conscience qu’il avait encore beaucoup à apprendre, qu’il regarda s’éloigner son Maître.



3.


Il neigeait depuis trois jours. Susheido avançait tranquillement sur son cheval en direction du lieu de son rendez-vous. Soudain, à trois cents mètres devant lui, juste sous un grand chêne, il le vit. Assis en posture zazen, un arc et une flèche posés bien à plat devant lui.


Susheido descendit de son cheval et avança en direction de son adversaire. Celui-ci ne fit pas un geste. Il semblait concentré au point de ne pas avoir remarqué celui qui venait vers lui. Susheido fit halte à deux cents mètres. C’est alors qu’il remarqua qu’aucune trace de pas ne se trouvait près du vieil homme. « C’est impossible, ce vieux fou est en posture depuis trois jours ? »


Lui revinrent à l’esprit tous ces Maîtres légendaires du Japon, capables, disait-on, de rester plusieurs mois, voire plusieurs années assis, sans bouger ne serait-ce qu’un doigt. Et personne, ni hommes, ni femmes, ni démons, ni bêtes sauvages n’avaient pu les empêcher de continuer. Les plus sages les laissaient tranquilles, les plus fous y perdaient la vie.


Susheido maintenant ne pouvait détacher son regard de l’arc et de la flèche posés devant Maître Eno. Une seule flèche. Maître Eno ne ratait jamais sa cible, disait-on.


« Bah, allons… Cesse d’avoir peur de ce vieux fou. Peut-être même est-il endormi à force de rester comme cela ? » s’exhorta Susheido. Mais il sentit des gouttes de sueur perler le long de ses tempes, et soudain ses jambes se dérobèrent sous lui.

Pris d’une soudaine panique, il se retourna et courut vers son cheval sans même comprendre ce qui lui arrivait.




Le soir même, lorsque Takuan arriva près de son Maître, il le trouva immobile sous son arbre en train de faire zazen. Devant lui, son arc et sa flèche posés bien à plat. Tout d’abord, il n’osa pas le déranger, mais au bout de deux heures, tremblant de froid, il s’approcha et murmura :



Une heure passa. Takuan, doucement toucha l’épaule de son Maître. Ce dernier s’affaissa. Il était mort depuis deux jours déjà.








Bodhidharma (?-532)

Dogen Kigen (1200-1253)

Sosan (?-606)

Taisen Deshimaru (1914-1982)


Les citations sont extraites du très beau livre ZEN, Michel BOVAY, Laurent KALTENBACH, Evelyn de SMEDT. Editions ALBIN MICHEL (1997).