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n° 16655Fiche technique11465 caractères11465
Temps de lecture estimé : 8 mn
24/02/15
corrigé 09/06/21
Résumé:  Brodsky a 20 ans... et l'angoisse de la feuille blanche. Trois clodos se battent sous sa fenêtre...
Critères:  inconnu bizarre nopéné init nonéro exercice portrait délire humour -
Auteur : Brodsky      Envoi mini-message
Un Grand Écrivain

C’était hier, c’était il y a longtemps…

Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1978 pour être précis.


Il est deux heures du matin, et je suis assis à la table du salon à noircir du papier. Je suis le meilleur écrivain que ce siècle ait jamais vu, et comme tous les génies de 20 ans, je suis en train de raconter ma vie. Elle est passionnante, ma vie. Pleine d’histoires d’amour formidables, qui évidemment se terminent toutes très mal, étant donné que toutes les femmes sont toutes des salopes, et que de toute façon personne comprend rien à mon art.


Une fois écrit cela, en une quinzaine de lignes, le Grand Écrivain tourne en rond dans l’appartement, allume clope sur clope, et se verse un énième verre de whisky.

« Rien à raconter, putain… J’ai le feu sacré, et j’ai pas d’histoires sérieuses à écrire. Mon dépucelage ? Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? » Remarque que je dis pas ça pour le lecteur. Je m’en tape, du lecteur. Un écrivain ne doit pas écrire pour ses lecteurs. Je suis pas un représentant de commerce, et j’ai pas de camelote à fourguer. Moi, je suis Simon Brodsky, écrivain génial, maudit et torturé…


Insidieusement, reviennent à mon esprit les mots d’un chanteur à la mode qui répondait sentencieusement à un journaleux que les jeunes qui essayaient d’écrire le faisaient marrer. Paraît qu’à 20 ans, on a rien à raconter, parce qu’à cet âge, on a pas vécu. « Vivez votre vie, qu’il disait, vous la raconterez après… » Mais je t’emmerde, connard ! Y en a marre de ces vieux singes qui prétendent être les seuls à pouvoir grimacer. Moi, j’ai du talent, un immense talent, je le sais, c’est tout. Et c’est pas les leçons à dix balles d’un type qui se prend pour un avion sans ailes qui vont me faire renoncer à la grande carrière d’écrivain à laquelle je me destine.


Des cris dans la rue. Une bagarre de poivrots… Génial, je vais me foutre à la fenêtre et regarder, ça me fera un truc à raconter.


Donc, trois étages plus bas, y a deux types qui en tabassent un autre. Ceux qui cognent sont des clodos d’élevage, je les vois souvent faire la manche devant la supérette. Je me demande comment ils tiennent encore debout à cette heure, vu ce qu’ils éclusent toute la journée. L’autre doit pas faire partie de leur monde. Il a un vague costard, mais tout déchiré, et à l’évidence, il est beaucoup plus saoul que les deux autres. L’un des clodos a pris un couvercle de poubelle et tente de cogner avec. Et là, surprise, le murgé l’esquive et lui colle une droite digne d’un pro du ring. Couvercle de poubelle s’étale, et l’autre, du coup, hésite un peu. Alors battling pochtron se met en garde et hurle à son adresse : « Fuck you, bastard ! »

L’autre se relève et laisse son couvercle. Il met sa main dans sa poche et en sort un couteau. Là, je me mets à flipper pour mon pote le pochtron. Alors je crie par la fenêtre : « C’est fini ce bordel ou j’appelle les flics ! »

Putain… j’en reviens pas… je suis un héros…

Les deux clodos détalent. L’autre se retourne, lève les yeux vers moi, me cherche, finit par me trouver, et m’envoie : « Mer-ci, beau-coup » avec un putain d’accent américain.



Et je descends quatre à quatre les escaliers pour le retrouver…


C’est un truc à la con, mais ça se vérifie toujours. Quand un type sauve la vie d’un autre, celui qui s’attache le plus, qui est le plus reconnaissant, c’est toujours le premier. Moi, je me sens soudain envahi par une bouffée d’amour incontrôlable pour mon pochtron américain et je décide de lui offrir de passer la nuit chez moi le temps qu’il dessaoule. Lui, il me dit : « Yes… I’m OK. » Et moi, je le fais monter comme si ce mec était Dieu lui-même.


On entre dans l’appart’. (En fait, c’est pas mon appart’, c’est celui de Sammy, mon grand-père. Comme ça chauffe en ce moment à la maison, je me suis réfugié chez lui, vu qu’il m’a laissé les clefs et qu’il est parti en Israël. Sammy est juif, mais pas moi. Enfin, Maman l’est mais P’pa est catho, et il m’a fait baptiser à la naissance. Depuis, il est fâché avec Sammy. Alors quand je me suis embrouillé avec P’pa suite à la découverte de ma vocation, Sammy a dit que je pouvais venir chez lui un moment. Le seul truc chiant, c’est qu’il faut que je l’accompagne à la synagogue quand il est là. Mais pour l’instant, il est pas là. Quartier libre… Fermez la parenthèse.)


Donc, on entre dans l’appart’. Mon nouveau pote marche pas droit, c’est le moins qu’on puisse dire. Il marque une pause devant la bibliothèque de Sammy et lorgne les bouquins. L’intégrale du Talmud, les commentaires de Maïmonide, la Kabbale… Je m’excuse par avance :



Je sais pas si c’est rapport aux livres ou à mon anglais, mais il est mort de rire.



Il jette un œil et aperçoit la bouteille de whisky.



Il me fait signe qu’il veut boire un coup. Je lui dis OK et je lui trouve un verre. Et on écluse… On vide la bouteille. Il a une bonne tête malgré ses yeux bouffis et son nez de poivrot. Je me rends compte qu’il est grand et baraqué, pas étonnant qu’il ait mis la branlée aux deux tocards de la supérette. On essaie de parler un peu, mais j’ai trop peu de notions d’anglais, et le français doit pas être enseigné chez lui.


Il finit par s’écrouler dans le canapé et se met à ronfler comme un tractopelle. Je lui retire ses pompes pour pas salir le tissu et pas me faire engueuler par Sammy. L’enfoiré pue des pieds… Un fou rire me prend. Je suis heureux, euphorique, comme si j’avais fumé un joint. Enfin, j’imagine que ça doit faire cet effet-là, parce que malgré ma grande gueule, j’ai jamais fumé un joint. Même les clopes, je les crapote. Je crapote un paquet par jour, pour faire genre. Parce qu’un grand écrivain, forcément ça fume. Et moi, je suis le nouveau Hemingway, bordel… Je me dis qu’il faudra que je m’achète une pipe.


J’me fous au pieu avec la satisfaction du devoir accompli. Je viens de vivre un truc pas banal. Demain, je pourrai me coller sans crainte devant ma feuille blanche. J’ai un truc à raconter. On va voir ce qu’on va voir, bordel. Je vais écrire LA nouvelle de l’année, primée par France Inter, encensée par Télérama. « Le poivrot du Nouveau Monde » ça s’appellera. Et P’pa téléphonera pour s’excuser, et il me dira que c’est moi qui ai raison, que désormais il croit en moi, que je peux rentrer à la maison, qu’il s’en tape désormais que je devienne pas ingénieur dans les roues de brouettes ou dans les manches de casseroles. Que je suis un vrai artiste, et que, putain… (non il dira pas « putain »), il est vachement fier de moi.


Je me réveille sur les 10 heures du matin. Mon poivrot s’est tiré, sans faire de bruit. Je me sens envahi d’une indicible terreur : et s’il avait piqué quelque chose ?

Je fais le tour de l’appart’. Tout est en ordre. Enfin, en bordel. Le même bordel que la veille. Y a juste un mot griffonné sur mon papier à écrire. Mais c’est écrit en anglais. Autant essayer de traduire l’hébreu des bouquins de Sammy. On verra ça plus tard…


Je range l’appart’, j’avale un café, et je descends à la librairie. Il faut que j’achète une ramette de papier, j’ai plein de trucs à écrire, et j’ai une putain d’inspiration aujourd’hui. Je prends le mot avec moi pour demander au libraire de traduire, vu qu’on est en bons termes, avec toute la thune que je lui laisse.


Après avoir payé, je lui sors mon papier. Il chausse ses lunettes et lit :


Mon pote,


Cherche pas à devenir Hemingway. C’était un foutu mauvais boxeur, et j’ai toujours trouvé qu’il était surcoté. En plus, il connaissait rien aux chevaux, et j’ai connu une femme qui prétendait qu’il assurait pas au lit.

Cherche pas non plus à devenir écrivain.

Sauf si tu considères que la vraie vie, c’est de crever la dalle, de picoler pour noyer tes chagrins, de te castagner dans les rues avec des clodos armés de couvercles de poubelles et de finir tes nuits n’importe où, parfois dans la rue, parfois dans les hôpitaux, parfois en cellule, mais presque jamais dans le lit d’une môme pas trop moche qui saura voir en toi le Prince tombé des étoiles que tu seras devenu.

La vérité, c’est que j’ai rencontré beaucoup de petits gars comme toi qui, 10 ans plus tard, étaient devenus des petits branleurs arrivistes ayant renoncé à vivre, pour avoir la satisfaction de se prélasser dans une villa superbe, avec une grosse bagnole, une greluche perchée sur des hauts talons, et un boulot à la con.


Finalement, je te souhaite de crever la dalle…



C’était pas signé. J’me rends compte que je connais même pas le nom de ce type, et qu’on aurait eu lui et moi des tas de choses à se dire. Mais c’est trop tard. Ce fut une rencontre fugitive, comme on dit…

Et c’est en me retournant pour sortir que je le vois. Il est là, devant moi… EN PREMIÈRE PAGE DU JOURNAL DU MATIN.


« SCANDALE CHEZ PIVOT ! » titre la une du canard. On le voit en gros plan, avec sa trogne toute cabossée, en train de vider une bouteille de pinard sur le plateau d’Apostrophes. J’en crois pas mes yeux…



Le libraire me regarde bizarrement. Puis il hausse les épaules et part dans les rayons. Il revient et me tend un petit bouquin avec une femme à poil en couverture. « Contes de la folie ordinaire », ça s’appelle. Un monceau d’obscénités, qu’il dit…

Puis, comme je franchis la porte :