n° 16681 | Fiche technique | 62472 caractères | 62472Temps de lecture estimé : 36 mn | 07/03/15 |
Résumé: Imaginez que Harry et Sally n'aient jamais couché ensemble... | ||||
Critères: caférestau nonéro -amiamour -consoler | ||||
Auteur : Lilas Envoi mini-message |
Il est plus de onze heures. Les enfants dorment, tout est calme. Le moment d’aller me coucher, sans doute. J’éteins l’ordinateur, le lustre. Les ombres des meubles glissent leurs formes entre la pénombre de la pièce et la faible lumière venant de la salle à manger. Je reste là, debout sur le seuil, les yeux fixés sur mon ombre qui s’allonge jusqu’au tapis, près de la télé.
Finalement, je me décide à bouger.
*Couïïïc !*
Une girafe Sophie sous mon chausson. Je la ramasse distraitement, la pose dans le coffre à jouets, lisse le plaid du canapé, empile les livres de ma fille sur l’étagère. Me repérant facilement dans ce clair-obscur familier.
Je traîne, je tourne, je vire. Minuit moins dix. Au loin, sur la table de la salle à manger, la bouteille me fait de l’œil ; un œil complice, un œil brillant et clignotant. Un phare dans la tempête de mon quotidien.
Comme attirée par la lumière, je m’en approche tout doucement, rangeant ici et là. L’air de rien.
« Tu sais que tu vas craquer. »
Oui, bien sûr que je le sais. Mais je fais languir.
Mon doigt se promène sur le bois de la table, tandis que j’examine la pièce sombre, critique. Bordel en partie canalisé dans l’aire de jeux des enfants. Check.
Lorgnant du côté de la bouteille, je me fais dans le même temps d’amers reproches. Un peu trop tendance à essayer de trouver refuge dans un verre de vin, ces derniers temps. J’hésite, puis finis par sortir sur le balcon. Les portes coulissantes couinent un peu, elles aussi. Je me fige, tendue dans l’attente d’entendre un pleur. Mais rien. Ils dorment à poings fermés. J’aimerais bien les imiter.
Je suis encore en robe légère, à bustier. L’air tiède de cette nuit de mai glisse sur ma peau, telle une enveloppe de soie, caresse mes épaules et mollets nus. Je sors une clope et l’allume, les yeux fixés sur les lumières de la ville, en contrebas. Me sens nostalgique, ce soir. J’expire ma bouffée toxique, pensive. Je vais virer alcoolo… oui ça va pas tarder, avec ce moral collé au goudron.
Faut que je me bouge le popotin. Faut que je tire un trait sur ce qui s’est dit, sur ce qu’on a fait. Faut que, je dois… Oui, voilà, tout un tas de devoirs. Après je pourrai rappeler Fabrice, et lui annoncer que je les ai bien faits, ces devoirs.
Et mes droits ? Le droit d’être malheureuse, non ? Ça ne passe pas. Je m’en veux d’être sensible, d’être comme ça. « Comme… quoi ? » insisterait Fabrice. Puis devant mon expression penaude, il soupirerait d’un air las, et filerait aux toilettes avec sa tablette, pour jouer au poker tranquille pépère.
Merde, il me manque, ce grand con. Qu’est-ce qu’il me manque. Son absence, c’est comme un grand vide dans ma vie. Putain de cliché. Grosse dose de réalité également.
Je finis ma clope, réfléchissant. Essayant de ne pas trop écouter mon corps. Les frissons sur ma peau, le cœur qui bat un peu trop vite, le tremblement de mes mains, de ma clope entre mes doigts…
*
« Tu vois… rien ne sert de faire traîner les choses… »
Les glouglou du liquide, du goulot jusque dans mon verre, résonnent dans la tranquillité incolore de cette triste nuit. Assise sur un des fauteuils de jardin, je porte l’alcool à mes lèvres, savourant, me délectant. Quelques rares bagnoles qui s’essoufflent au feu, en bas, le claquement régulier de la porte du bistrot, un peu plus loin en amont de la rue. De temps en temps en sortent des rires, des bribes de conversations et de musique.
Un désespoir du genre à tomber jusqu’au cul de la bouteille s’abat sur moi, me submerge, je vais bientôt me noyer dedans. Et en parlant de bouteille… je me ressers un verre, tiens. Putain de souvenirs.
Raconte-moi, compatit la bouteille.
Non.
Allez, raconte-moi. Tu en meurs d’envie.
Pas vraiment. Ça fait mal.
Oui, approuve la bouteille, insondable. Mais tu sais bien que tu dois repenser à tout. Pour te sortir de ce merdier.
D’accord… Je cède. Chère bouteille, tu m’étouffes de ta bonté.
C’était en juillet. Les copains avaient décidé de finir la soirée d’anniversaire de Fabrice en boîte. La boîte, pfff, très peu pour moi. S’entasser sur la piste en essayant vainement de se dandiner sur du rythme sans queue ni tête – ouais, ils appellent ça de la musique… enfin bref.
Je disais donc, se serrer là-dedans en faisant semblant de s’amuser, et dans le même temps, mater discrètement toutes les cinq minutes ses aisselles, histoire de vérifier que la transpiration ne trempe pas le chemisier… quel intérêt ?
Dans le genre « conversation » qui tourne en rond, moi, Fabrice, et le bruit du moteur de la bagnole :
Pause. Fabrice a regardé la route, une ride plissant son front.
Silence de mort. Alors, il a freiné puis s’est arrêté sur le bas-côté. Coupé le moteur. Surprise, j’ai coulé un regard dans sa direction. Il me scrutait. Le visage indéchiffrable. Je lui ai renvoyé la même figure, masquant ma colère du mieux que je pouvais.
Dans un grognement :
Engluée dans ma mauvaise humeur, j’ai mis un certain temps à comprendre qu’une énorme pierre était venue éclater la surface lisse de notre amitié. Et quand ça eut bien fait des remous partout dans cette flotte, jusqu’à ce que des vagues se forment et finissent en raz-de-marée, là, j’avais saisi. Je me suis redressée sur mon siège, le cuir a craqué, et j’ai braqué un regard stupide sur l’homme assis à côté de moi. Mon ami, depuis toujours.
Et dans ce « hein », toute ma stupeur imbécile et crasse. Fabrice, lui, continuait à me fixer.
Fabrice continuait à me regarder… et continuait et continuait, et j’avais soudain en tête cette image dégoûtante de lui et moi enlacés dans cette voiture à faire des trucs pas très propres dans le dos de nos conjoints.
Prise de vertige, ma main a cherché, maladroite et brusque, l’accoudoir de ma portière, et s’y est cramponnée, les doigts crispés sur le plastique. Parce que la tête me tournait, parce que je me sentais aspirée dans un trou sans fond, que je ne pourrais pas remonter même en enfonçant mes ongles et en me les cassant sur les parois glissantes.
Et c’est là que j’ai décroché. J’avais beau m’agripper à cette portière comme si ma vie en dépendait, j’avais la sensation d’être tombée dans le vide.
La rue était bordée de lampadaires, nous étions délayés dans leur sale lueur orange, et j’observais mon ami comme si, malgré tout, il était nimbé d’ombres.
J’observais ses joues légèrement creuses, ses pommettes saillantes, les fines ridules qui étoilaient le coin de ses yeux verts posés sur moi. J’observais ses cheveux noirs dans lesquels s’effilaient quelques touches de gris, indécelables dans cette lumière artificielle, mais que je devinais, par habitude. J’observais la ligne de sa mâchoire, un peu fuyante, puis sa bouche, sa lèvre inférieure pleine, la ligne plus affinée de la supérieure. Cette bouche si prompte à s’étirer dans un sourire. J’observais son nez à l’aile particulièrement bombée, aux narines frémissantes, signe que Fabrice n’appréciait pas forcément mon examen.
J’observais ce visage que je connais par cœur, et que je semblais redécouvrir à l’instant.
Comme si de savoir… de savoir… aurait pu… aurait dû transformer ces lignes, ces plats et arrondis, ces courbes et ces concaves. Comme si ce désir de poser sa bouche sur la mienne, aurait dû transparaître dans ce paysage intime. Car j’aurais dû le voir, oui, ça aurait dû être facilement détectable !
Fabrice aurait dû ouvrir ses traits pour que j’y lise les lettres qu’il venait de formuler à voix haute !
Et je n’y voyais rien de tout cela ! Je voyais Fabrice, comme je l’avais toujours vu. J’avais été trompée. Toutes ces fois où… je l’avais serré dans mes bras dans ces élans d’affection qui me sont chers… j’avais posé ma main sur la sienne pour partager un moment de fou-rire… je m’étais abandonnée contre son dos pour lire par-dessus son épaule… j’avais posé ma tête sur sa poitrine pour y caler un bon somme…
Je ne savais plus où j’étais. Je ne savais plus ce qu’était ma vie. Tout s’écroulait, c’était l’explosion nucléaire, son souffle fétide venait de renverser toutes les certitudes qui faisaient cette vie. Je ne savais plus rien. Je me contentais de scruter Fabrice, de fouiller son regard qui brillait, chargé de cette émotion que je ne reconnaissais pas.
Oui, je me sentais trahie, flouée, abusée, dupée, bernée, truandée, grugée ! J’étais touchée. Coulée. Je coulais encore, même, indéfiniment. En moi-même, tout au fond, je me suis liquéfiée, je n’existais plus. La panique m’envahissait, moi qui étais au fond, j’étais inondée jusqu’au sommet du crâne, je me noyais ! Mon front devint moite, ma bouche asséchée d’avoir comme mâchouillé du carton pendant des heures.
Non. Oh, non ! Non non non ! Et Fabrice qui continuait à me dévisager. Un saisissement violent le frappait d’une expression puissante, mais insondable. Toujours. Encore ?
Une voiture nous a doublés dans un rugissement de moteur. Je me suis rendu compte que Fabrice avait toujours les mains sur le volant. Serrées. Et qu’il respirait à peine, il haletait presque. Je voyais bien que lui aussi venait de réaliser que son monde s’écroulait.
Et merde… Ce n’était plus la panique, là, qui m’engloutissait, c’était la terreur. Cette putain de peur de le perdre, brutalement, comme ça, à froid.
Il s’est détourné de moi, enfin. Il avait l’air d’être sous le choc. Apparemment il n’avait pas prévu de révéler quoi que ce soit au beau milieu de notre querelle habituelle. J’ai eu envie… je ne sais pas, de crier et de trépigner, d’arracher le cuir des fauteuils, de mordre dans mon bras ! Envie de claquer la portière, surtout, et de fuir la bataille pour pouvoir compter le nombre de macchabées dans mon cœur !
J’ai ouvert de grands yeux.
Ça avait été à mon tour de sursauter ; nous nous sommes fixés à nouveau, et il y avait ce fossé entre nous, d’un coup, qui me faisait pleurer de rage au plus profond de mon être.
Je l’ai enveloppé d’un regard hagard. Et moi ? Moi ! Je ne savais plus quoi faire ! Effarée, j’étais assaillie, pressée de pensées plus ou moins délirantes.
Devais-je en rire, désamorcer cette crise en prenant ça au second degré ? Mais si c’était sérieux, ne risquais-je pas de le vexer à mort ?
Devais-je me montrer compatissante, lui dire que ça ne faisait rien, qu’on pouvait bien continuer comme avant, du moment qu’on n’en parlait plus ?
Devais-je… je ne sais pas… coucher avec lui ? L’embrasser, tout du moins, pour vérifier… vérifier quoi ? Qu’il n’y avait rien ? Je le savais déjà, qu’il n’y avait rien… de mon côté, en tout cas. Mais bon, si lui pouvait s’apercevoir de la même chose du sien… ce serait vraiment appréciable.
Devais-je prévenir mon mari ?
Et sa femme, Géraldine ?
Qu’avait-il espéré en me débitant cette malheureuse petite phrase qui venait de faire exploser notre relation ? Que j’allais soudain m’apercevoir qu’il était mon Chandler, et moi sa Monica ? Ou qu’on était ces foutus Harry et Sally ?
Une de ses mèches était retombée, follette, sur son front. J’ai lutté de toutes mes forces pour ne pas la repousser avec les autres. Je l’aurais fait, avant. À présent tout était gâché, empoisonné, contaminé.
Je me mis à pleurer, submergée par toutes ces émotions qui me broyaient.
On se taisait tous les deux. Mes sanglots irrépressibles et mes reniflements étaient autant d’appels sans échos vers l’homme que j’avais passionnément aimé d’amitié pendant de si nombreuses années. Fabrice a soupiré, puis m’a dit, doucement :
J’ai encore hésité deux minutes, puis je suis descendue de la voiture, toute tremblante et pleurnicheuse. J’ai fait quelques pas vacillants, puis les bras ballants, je suis restée là, sur le trottoir. Paumée. Je m’attendais à ce que Fabrice reparte sur des chapeaux de roues, mais il est resté là, lui aussi, il m’a regardée, longtemps, à travers le pare-brise. Et ce regard était si intense que nous ne sommes pas parvenus à détourner les yeux.
D’un coup, il est sorti de la voiture, a foncé sur moi et m’a prise dans ses bras. Je me suis abandonnée à son étreinte comme une noyée accueille la bouée de sauvetage. En plus de son parfum habituel, il sentait bon le chocolat, je savais qu’il avait fait lui-même son gâteau d’anniversaire, cet après-midi-là, car Géraldine bossait.
Il sentait bon, oui, cette bonne odeur si familière qui fait qu’on se sent en sécurité dans ces bras-là. Je me suis pendue à son cou, j’ai respiré cette odeur si rassurante nichée contre sa peau, et puis… je ne sais pas… pendant que mon cœur cavalait à un rythme fou, que j’essayais de me persuader que ça allait s’arranger, que c’était peut-être un moment d’égarement, ou je ne sais quoi… on s’est embrassé.
*
Eh bien vas-y, continue.
Je n’ai plus envie.
Mais si, tu en as envie, rétorque la bouteille, maintenant vide.
C’est toi qui le dis.
En même temps, tu parles à une bouteille. On peut dire que t’es bourrée comme un coing. Tu peux bien finir ton histoire. Personne ne te reprochera rien ici. On ne reproche rien à une femme ivre. Question de principe.
Hum.
Qu’as-tu ressenti, quand sa bouche s’est posée sur la tienne ?
Rien.
Rien ? Tu es sûre ?
Ben oui, hélas. J’aurais tellement voulu trouver ça au moins agréable. Pour lui faire plaisir. Mais… rien. En fait… si, j’ai ressenti quelque chose.
Tu vois bien…
Ce n’est pas ce que tu crois, perfide.
Disons que j’ai éprouvé cette écœurante sensation d’embrasser un membre de ma famille. Un frère. Ou à l’extrême limite, un cousin. J’ai trouvé cette expérience totalement inconvenante. Lui, ce qu’il a fait… ce qu’il a ressenti, je ne sais pas, mais ce qu’il a fait, c’est de reculer pour plonger ses yeux dans les miens. J’ai essayé de cacher comme je pouvais le début de nausée qui montait en moi, mais il l’a vu, très clairement, je l’ai su d’emblée.
Alors il a souri. Un sourire triste, qui n’a pas atteint ses yeux. Puis il m’a complètement lâchée. Sans un au revoir ni rien du tout, il a fait demi-tour, s’est assis dans sa belle bagnole et s’est tiré.
J’étais à deux pâtés de maisons de chez moi. J’avais à peine la force de mettre un pied devant l’autre, mais je devais me faire violence, la baby-sitter de mes enfants allait bientôt finir sa garde. Je suis rentrée tout doucement, le cœur lourd et pourtant percé de toutes parts. Je perdais du sang, je perdais les eaux, encore une fois… j’accouchais de mon ancienne amitié, j’avais peur de découvrir le monstre que j’étais en train de libérer à la place.
Et ce fut un cafard, bien sûr. Pendant une semaine, pas de nouvelles. Mon esprit pédalait de travers, j’étais dans un état de détresse et de trouble inimaginable. Pas moyen de se défaire de ses mots, de son étreinte, pas moyen d’enrayer le cours dangereux que prenaient mes pensées.
Mon mari, Antoine, rentra de son déplacement, et fut bien étonné de découvrir ce zombie au lieu de sa femme. J’ai eu envie de lui en parler, mille fois. Mais aucun mot n’a franchi le seuil de mes lèvres. Fabrice avait scellé notre amitié dans ces mots, ce baiser, et désormais ma bouche, marquée au fer rouge, était également scellée de ses aveux.
Mon esprit, au contraire, battait la campagne, comme je l’ai déjà dit. Je m’imaginais tout un tas de conversations. Je m’imaginais être obligée de coucher avec lui pour qu’il réalise à quel point son fantasme était aberrant. Je m’imaginais lui écrire des lettres, désolantes à tous points de vue. Je m’imaginais le kidnapper puis l’enfermer dans la cave de l’immeuble jusqu’à ce qu’il crache tout ce qu’il avait sur le cœur, pour qu’il finisse par admettre que la folie s’était emparée de lui.
Lors de mes fiévreuses insomnies, j’eus donc cette révélation : Fabrice était tombé sur la tête. Mais oui, tout s’expliquait ! Il était devenu complètement cinglé ! Un démon était venu lui murmurer des élucubrations à l’oreille pendant son sommeil, et l’avait infecté de ce poison nommé désir.
J’ai dégluti.
Là, je suis restée coite. Un long moment. Dehors, un orage se déchaînait, on aurait dit que la ligne crépitait pendant qu’une soixantaine d’interminables secondes s’enchaînaient comme des perles sur un fil.
Fabrice a soupiré. Un long soupir :
Silence.
« Tu parles ! » ai-je pensé en grimaçant.
J’ai raccroché le sourire aux lèvres. Il pleuvait toujours à verse dehors, mais dans mon cœur il ne pleuvait plus. J’étais libérée du méchant cafard qui me mangeait le bide depuis des jours… Cette nuit-là, pour la première fois depuis huit jours, j’ai dormi du sommeil du juste.
*
Et on suppose que ça n’en est pas resté là, vu l’état dans lequel tu te trouves ce soir…
Oui… « on » suppose bien.
Le lendemain, en sortant du travail, je me suis rendue au point de rendez-vous que Fabrice m’avait fixé par téléphone. J’étais joyeuse, insouciante, considérant ce fâcheux évènement réglé. Et j’étais contente de retrouver Fabrice dans une situation « normale ».
Il est arrivé avec dix minutes de retard, et on a eu du mal à trouver une table. Dès qu’il s’est assis et a posé son regard sur moi, j’ai déchanté à la vitesse de la lumière. C’était différent. Tout était différent. En lui, maintenant, je pouvais lire comme dans un livre ouvert. Son regard avait changé. Il était soucieux, un peu sévère. Il m’en voulait, c’était clair.
Normal ! Pfff ! Il n’y avait rien de normal, là-dedans. Je me suis dandinée sur ma chaise, réfléchissant, tandis que Fabrice enlevait sa veste, desserrait le nœud de sa cravate, préparait ses couverts… Il m’a subitement dévisagée, avec beaucoup d’attention. Et d’intensité, je dirais même. Longtemps. Avant de détourner les yeux et de se concentrer sur une affichette collée à la vitrine.
Sans plus me regarder.
Je ne le reconnaissais plus. D’habitude il était si enjoué ! Toujours à déconner, toujours à sourire. Ce jour-là, les traits fermés de son visage me paraissaient réellement de mauvais augure. On aurait dit… qu’il était sur ses gardes.
On nous a servis, Fabrice a commandé du vin, j’ai tapé un texto à ma mère, qui gardait les enfants. On a commencé à manger en échangeant des banalités sur mes gosses et leurs conneries, les goûts de chiotte de sa femme, Géraldine, l’équipe de foot française… Entre la salade et le dessert, j’ai fini par murmurer que j’aurais aimé comprendre. Malgré le brouhaha alentour, Fabrice m’a très bien entendue.
Et les moelleux au chocolat sont arrivés. Je les ai regardés d’un air vide.
Fabrice a mordu dans son gâteau, du chocolat a dégouliné sur son menton. Tout en mastiquant, il m’a toisée franchement. Et, la bouche pleine :
Bah alors là, je tombais de haut. Sonnée, je l’ai considéré avec incrédulité.
J’étais sur le cul, comme on dit. Pour me donner une contenance, j’ai pris mon verre d’eau d’une main tremblante, et ai bu deux gorgées qui m’ont parues acides. Je me suis étouffée dedans, l’eau a giclé sur mon visage et de la morve est sortie de mon nez, bref, j’offrais un spectacle sexy et glamour magique. Je me suis précipitamment essuyée avec un Kleenex sorti de mon sac. Fabrice vidait son verre de vin en lisant le menu des cocktails. En galant homme, il faisait semblant de ne pas remarquer mes catastrophes.
Et il me sortait tout ça avec un détachement admirable. Toujours sans me regarder. Oui, j’étais époustouflée par son calme – apparent peut-être – alors que j’étais en train de couler à nouveau. L’abominable mal de bide me reprenait. J’ai repoussé mon moelleux au chocolat, puis respiré à fond avant de lancer :
Le souffle coupé, j’ai pris sa main et l’ai tirée à moi pour le forcer à me regarder :
Une déferlante d’angoisse m’a submergée. Fabrice m’a fixée droit dans les yeux :
Oui, je venais de crier. De hurler même. Il fallait que ça sorte. Mon cauchemar se réalisait, et je me sentais impuissante face à la violence que ça déclenchait en moi. Plusieurs personnes nous regardèrent, j’aperçus même Pascal, le proprio, avec qui j’avais des liens d’amitié. Mais je n’en avais cure.
Je m’aperçus alors que j’étais debout, exsangue, et que plus personne ne parlait autour de nous. Je me rassis tout doucement, déconfite. Lui lâchai la main.
Les conversations reprirent dans le café, et moi je me mordais la lèvre pour m’empêcher de chialer comme une conne. Fabrice me mitraillait du regard. Je me sentais comme à un peloton d’exécution. Bam-bam, les balles venaient de me traverser. J’étais morte. Le sang coulait. Enfin, pas le sang, mais les larmes. Eh oui, je pleurnichais, finalement. Une vraie fontaine. Je me suis cachée dans mon Kleenex, tout en jetant des coups d’œil éperdus à Fabrice, nerveux, fâché.
Bouhouhou… Et je pleurais, et je pleurais… et je n’écoutais plus… Quand j’ai enfin relevé la tête de mon Kleenex noir de mascara, Fabrice était debout, il passait sa veste. J’avais honte de lui présenter cette mine affreuse qui devait tordre mes traits. Pathétique, j’étais pathétique.
Il a sorti un billet de vingt de sa poche, je savais qu’il allait partir, mais je n’arrivais pas à dire quoi que ce soit. Qu’aurais-je pu dire ? J’avais la tête vide, et pourtant une atroce migraine commençait à me la presser tellement fort qu’on aurait pu voir du jus couler de mon cerveau. Fabrice a hésité… et m’a tourné le dos, sortant du café sans même un au revoir. Encore.
*
Eh oui, l’inconstance masculine.
Mais ta gueule, franchement, ta gueule. D’abord, ça concerne plutôt les femmes, l’inconstance, alors avant de parler hein… On dit bien « Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie. »
C’est marrant quand tu t’insultes toi-même. Comme si, pourtant simple vaisseau de verre qui se briserait en pierres d’étoiles sur les rochers, j’étais doué de parole.
Ha ha. Tu vois, je me marre. À bout.
Arrête de boire.
Tu es vide alors y a pas de mal. Au trou !
Et la suite de ton histoire, alors ? Tu as parlé avec Géraldine, Antoine ? Tu t’es confiée à quelqu’un ?
Au début, non.
J’ai continué à pleurer mon Fabrice même quand mes yeux étaient secs. Avec mes enfants ça a été dur d’expliquer pourquoi ils ne voyaient plus « tonton Fab’». Mon mari a appelé Fabrice, ils ont eu une conversation un peu houleuse, que j’ai avidement suivie, tout en fourrant, de façon anarchique j’en ai bien peur, des cuillères de compote dans la bouche de ma fille. Quand Antoine a raccroché, il m’a dit, les yeux sombres :
J’ai ouvert la bouche pour protester, mais en croisant le regard soupçonneux de ma fille, je me suis tue. De la compote pendait de son nez et badigeonnait ses joues et son menton. Pauvre chérie. Elle devait se demander si sa mère n’était pas devenue à moitié cinglée. J’ai ravalé ma peine, et j’ai recommencé à prendre soin de mes enfants.
Les jours ont passé. Loin de m’apaiser, je sentais grossir la boule d’injustice et de douleur dans mon cœur. Et, enfin, j’ai fini par me poser les bonnes questions…
Est-ce que Fabrice pouvait avoir raison ? N’avais-je pas été folle de croire que je pouvais être amie avec un homme sans qu’il ne naisse, ou en l’un ou en l’autre, cette brûlante envie d’aller plus loin ?
Oh, je m’étais déjà demandé tout ça, bien sûr, quand j’étais ado. J’avais de bons potes. Je m’interrogeais souvent sur ce qu’ils pensaient de moi. Mais je n’ai jamais osé les consulter à ce sujet. J’avais peut-être peur de le savoir.
En vieillissant, j’ai pris les gens comme ils me venaient. Sans juger, sans analyser. Au bout du compte, je n’y ai plus pensé, à cette éternelle question que tout un chacun se pose, à un moment donné de sa vie.
Et puis j’en voyais tellement, des amis hommes et femmes, se comporter comme des frères et sœurs… Pour moi il était clair qu’on n’avait plus besoin de douter à ce propos : l’amitié entre un homme et une femme, ça existait !
Quand j’ai rencontré Fabrice, on était célibataire tous les deux. Alors, fatalement, est venu ce moment où on se demande s’il y aura plus que de l’amitié, si un autre sentiment n’est pas prêt à naître, pour peu qu’on le laisse éclore. Fabrice était chaleureux, drôle. Intelligent. J’avais beaucoup d’affinités avec lui, ce que je ressentais ne me transcendait pas non plus, pourtant il était clair qu’il m’intéressait et qu’il pourrait peut-être y avoir « plus ». J’adorais passer du temps en sa compagnie… Mais j’avais été tellement échaudée par mes précédentes et catastrophiques relations amoureuses que je n’étais pas prête à tenter quoi que ce soit sans un signe encourageant de sa part. Alors… j’ai laissé Fabrice prendre le chemin de notre relation. Il est apparu qu’il ne me voyait que comme une amie, et ça a été très bien comme ça. Pendant sept ans…
On a fait nos vies, on a trouvé nos conjoints, et patatras !
Comment les autres géraient-ils ce problème ?
J’ai commencé à poser des questions, comme ça, l’air de rien. À tous ceux qui ont bien voulu y répondre. Et ces réponses que j’ai reçues… pffff !
Il y a eu les collègues, d’abord…
Quelques grognements ici et là. De vagues marmonnements et autres contenus éclairants. Quand soudain, ma secrétaire, Emma :
Je me voyais déjà l’annoncer triomphalement à Fabrice, quand Emma a ajouté :
Bon.
Devant la photocopieuse… Un homme, cette fois, Maurice qu’il s’appelle, du service compta. Un grand type un peu miro, le cheveu clairsemé, l’esprit vif. J’aime bien discuter avec lui, à l’occasion. On est hyper différent, c’est justement ce qui fait son charme. J’adore confronter nos opinions.
Je n’écoutai pas la suite. Mouais. Un ego, quoi. Aucun intérêt son bavardage, finalement. J’ai coupé court en claquant brutalement mon tas de photocopies sur une table, puis je suis sortie avec un sourire d’excuse en prétextant un rendez-vous.
Il m’avait quand même donné une idée.
Toute une institution venait de s’écrouler. Mariés depuis 5 ans ! Un soupçon naquit dans mon cerveau survolté.
J’ai raccroché en pleurs. Eh oui. Je suis une chialeuse, on se refait pas.
Un soir qu’on dînait paisiblement avec les enfants, mon mari m’a regardée. Fixement.
Je lorgnai mon assiette. Purée, steak.
Éberluée, je l’ai dévisagé un long moment. Il mangeait tranquillement, impassible, tout en me surveillant de temps à autre. Les enfants rigolaient entre eux, de la purée leur sortant des oreilles. La télé diffusait un rébarbatif reportage sur un certain Brodsky (poète reconnu que je ne connaissais évidemment pas) qui avait été arrêté pour attentat à la pudeur. Pour ma part, je pédalais dans la semoule. Mais c’est peut-être de l’art, ça aussi ? Rien qu’à l’imaginer, on sent bien que c’est tout un concept, ce pédalage de semoule. Ainsi je découvris que mon mari évaluait les degrés de mon bonheur familial à la teneur de nos assiettes. Intéressant. Bon et concernant mon affaire, que lui dire ?
Il a haussé les épaules.
Ce que j’ai toujours apprécié chez mon mari, c’est sa manière brute et incisive de clarifier le fond de sa pensée en très peu de mots. J’ai laissé tomber. Je savais que je n’en tirerais rien d’autre, de toute façon.
J’aurais dû le questionner après une partie de jambes en l’air. Là, il est loquace !
*
Alors, j’ai continué ma quête désespérée. Il fallait bien que je me raccroche aux branches. Que je trouve un sens à tout ce merdier.
Un matin que je noyais mon cafard dans mon café noir, Pascal, le proprio du bar, est venu s’asseoir à côté de moi.
J’ai haussé les épaules sans répondre. Se confier, ça servait à rien. Plus rien ne servait à rien, d’ailleurs, si Fabrice n’était plus dans ma vie. Le comptoir était froid sous mes avant-bras nus. J’ai frissonné.
C’est qu’il connaissait toutes les parties de ma vie, le Pascal. Faudrait que je songe d’ailleurs à me limiter, côté confidences aux barmen. Dès qu’on a un coup dans l’pif, c’est toujours vers eux qu’on se tourne pour leur raconter les grandes Vérités de la Planète, et accessoirement, les petits détails de notre vie sexuelle, voire même la misère de nos tracas quotidiens. En gros, quand ton mec a une petite bite, que ta gamine a trouvé ta cachette de sextoys ou que tu te lamentes de toujours marcher dans des merdes de chien sur le trottoir, la première personne à compiler ces différentes informations, c’est le copain barman.
Pas étonnant qu’ils sachent toujours à quel moment t’as besoin d’un remontant.
J’ai justement regardé le verre de cognac que Pascal avait glissé vers moi, sur le comptoir lisse. Ce dernier était tellement briqué que je me reflétais dedans comme dans un miroir. J’ai croisé mon regard, et ça m’a déplu.
Pendant une minute, j’ai cru que j’allais résister. Puis j’ai vidé le petit verre, cul sec. Ça m’a brûlé l’œsophage. Tu m’étonnes, à dix heures du matin. Mon estomac avait déjà eu du mal avec le café dégueulasse… Pascal a ri. Il avait un bon rire, ce Pascal. Franc mais léger, sans en faire trop. Je les avais toujours bien aimés, lui et son rire.
J’ai lorgné ses mains, ses doigts, forts et habiles, et me suis vaguement demandé quel effet ça me ferait s’il me les fourrait dans le vagin.
J’étais devenue rouge comme une belle pivoine rubiconde. Pascal me scrutait avec grand intérêt.
Puis j’ai pris conscience de ce qui venait de se passer. Merde. C’était un bon copain, finalement, même s’il était barman. Et je venais d’avoir une pensée érotique à son encontre. Je n’avais jamais réalisé à quel point l’amitié entre un homme et une femme pouvait tenir sur un cheveu. Qu’est-ce qui faisait qu’on allait plus loin avec certains hommes, et ce qui nous arrêtait avec d’autres, limitant notre lien à de la belle amitié.
Depuis le pétage de plomb de Fabrice, il me venait de plus en plus souvent ce genre de pensées. Je crois bien que c’était foutu maintenant. Je n’arriverais plus jamais à considérer mes copains hommes avec la même innocence qu’avant. J’ai eu encore plus le cafard. Je crois bien que je me suis même mise à pleurer (on se refait pas, oui, je sais). Pascal m’a serrée contre lui, un peu maladroitement à cause de sa bedaine de quinquagénaire vieillissant.
Heureusement, le bistrot était pratiquement désert. On était en semaine et il pleuvait des seaux d’eau comme des méga-citernes, dehors. Je me suis essuyé les yeux en me traitant intérieurement de petite fille fragile, puis j’ai risqué un sourire à travers les larmes de rimmel sur mes joues. Pascal s’est foutu de moi. Tu sais, peut-être que ça peut paraître méchant. Mais c’est exactement ce qu’il me fallait. L’équilibre entre nous était rétabli.
Pascal a éclaté de rire une nouvelle fois. J’aimais vraiment son rire. J’aurais bien aimé l’entendre tous les jours, même. Peut-être que ça m’aurait mis du baume au cœur pour toute la journée. J’ai souri, et j’ai fini mon café. Il était froid.
Il est allé me chercher un croissant.
Il me faisait fondre, cet homme. Touchant, attachant, et si gentil. La première fois que je l’avais vu, je l’avais pris pour un putain de macho décérébré. Mais rapidement, j’avais compris que c’était un homme sincère et délicat, qui se cachait des autres. Il portait un masque en permanence. Normal, pour un barman. Son rôle, c’était pas de se montrer, mais d’écouter les bobos de la clientèle. Puis, je crois bien qu’il aimait ça, le Pascal, écouter. Il aurait dû être psy.
J’ai mordu à pleines dents dans le croissant, puis j’ai contemplé Pascal en mâchonnant.
Il a eu un sourire énigmatique, puis a baissé les yeux sur sa main. Elle se trouvait toute proche de mon bras, posée à plat sur le comptoir. J’ai aussi baissé les yeux sur elle, et l’ai regardée attentivement. Ce n’était pas une main paisible, ni innocente. Elle ne bougeait pas, mais on sentait bien qu’elle attendait, en quelque sorte, qu’elle palpitait d’attente. Je me suis sentie un peu troublée.
Et c’était vrai. J’étais désarçonnée, et envahie d’une drôle de sensation. Mais j’avais peur d’être parano. J’ai coulé en douce un regard curieux vers Pascal. Nos yeux se rencontrèrent et je les baissai aussitôt, me mordillant la lèvre.
J’ai soupiré et posé le reste de croissant sur le comptoir. J’ai à nouveau croisé mon regard dans ce putain de miroir lisse. J’avais l’air lisse, moi aussi. Et pourtant, je me sentais faite de pics et d’aspérités, durs, sévères, et aussi de meringue molle et qui colle aux doigts.
Dans mon image, ça ne se voyait pas. On distinguait juste les traits de mon visage, lisses, mes cheveux, lisses, et ma bouche qui faisait la moue, lisse également. Et mes yeux étaient vides. Faisait chier, tout ça. Bien sûr, c’était pas la première fois que j’avais des pensées existentielles. Néanmoins, je prenais conscience de tout un tas de réalités qui ne m’avaient jamais réellement effleurée. Comme ce foutu regard qui cache tout, ou ne dévoile rien, kif-kif. On s’imagine des choses ou au contraire, on ne voit rien, et il s’y passe de méga-conflits qui font chier.
Alors voilà, c’était ça, le secret de la réussite dans l’amitié homme/femme. Juste que l’un et l’autre, ou l’un ou l’autre, ne savaient pas lire le regard de son ami. Ou que son ami était super bon comédien, et ne montrait pas ce qu’il pensait vraiment.
Je l’ai dévisagé. Il semblait embêté pour moi. Au moins, ça, je le percevais.
Pascal n’a rien dit. Il s’est contenté de me regarder. Et moi, je pensais à Fabrice, et mon cœur était tellement lourd. Et je ne pouvais pas m’empêcher d’observer à la dérobée les doigts de Pascal, toujours immobiles tout près de ma peau nue. Je sentais qu’il avait raison.
La preuve était là, sous mes yeux. Cette main qui avait envie mais n’osait pas, cette main qui était le prolongement d’une idée, d’un désir ; cette main comme le commencement d’un rapprochement physique, l’anticipation de caresses à venir, de frissons et de vertiges.
Les hommes avaient des mains, les femmes avaient un cerveau qui les conduisait à fantasmer sur les mains, voilà où on en était, c’était la panade complète et je n’arrivais toujours pas à remettre de la couleur dans mes plats.
*
Un énième klaxon me tire de ma torpeur avinée. J’ai froid, maintenant. La bouteille ne parle plus. Pleine de vacuité, elle a arrêté de me causer depuis un moment. Il n’y a plus que moi sur ce balcon noctambule. Moi et mes pensées qui tournent en rond, moi et mes souvenirs de Fabrice, qui me font mal, mal, mal…
Je me lève avec précaution, la chaise de jardin racle sur le dallage, ça fait un boucan d’enfer. Je sens que dès potron-minet, le voisin du dessous va venir me saouler. Peu importe. Plus rien n’a d’importance. Je vais continuer à aimer mon mari, à élever mes enfants, et la vie roulera comme ça jusqu’à que ce que ce soit moi qui roule au bas d’un fossé, après une cuite, ou au cul de Pascal pour le lécher, parce que j’aurais tellement envie de faire un truc dingue, de péter la routine, de la tordre, de foutre en l’air mes principes… parce que j’ai le vide de Fabrice, et que rien ne viendra plus combler cette béance pitoyable. Surtout pas cette bouteille, surtout pas mes pensées qui tournent en rond.
Je rentre. Les portes de la baie vitrée claquent derrière moi.
*
L’été est passé.
On est parti en vacances avec les enfants. Je n’ai plus posé de questions à personne sur l’amitié entre un homme et une femme. J’ai appris par nos amis communs que Géraldine était enceinte, et que Fabrice était revenu au domicile conjugal. J’ai été heureuse pour eux. J’ai eu envie d’envoyer une belle carte de félicitations, mais au moment de la mettre dans la boîte aux lettres… je ne sais pas. Mes doigts tremblaient, mon cœur battait fort, et j’ai pensé que Fabrice n’aimerait pas que je me mêle de sa vie privée. Pourtant, comme j’étais heureuse pour eux, pour lui !
J’ai serré la carte contre ma poitrine, tout doucement, le papier a craqué un peu au contact de mon chemisier. Je pensais à leur bébé, que je ne pourrais sans doute pas le connaître, ni le serrer dans mes bras.
Les enfants m’ont appelée. Je me suis retournée, je les ai vus, souriants, détendus, aimants, et j’ai fondu de bonheur.
La carte, je ne l’ai jamais postée.
Un jour, je suis revenue voir Pascal à mon bistrot préféré. On a discuté de choses et d’autres. Je ne me suis souvenue de ma passagère faiblesse pour lui, il y a quelques mois, qu’en regardant une de ses mains, par inadvertance. Ça ne m’a pas fait grand-chose, j’ai souri, et on a continué à discuter sans arrière-pensées. Enfin, je crois. Sans trop d’arrière-pensées.
C’est suite à cette brève rencontre que ça m’a pris. Cette putain d’illumination qui te change le cours d’une vie. Je me suis jetée sur le téléphone comme une folle, et j’ai appelé Fabrice pour lui fixer un rendez-vous. Il n’a pas pris l’appel, mais je suis tombée sur Géraldine, qui a promis qu’il allait venir. Au passage, je l’ai chaleureusement félicitée, et elle s’est mise à me raconter sa vie.
Enfin… leur vie.
Et c’est comme ça que c’est revenu, tout doucement. J’écoutais les détails, je faisais mon barman, moi aussi. Je buvais ses paroles, je n’avais plus besoin de boire autre chose. Je me repaissais de leur histoire, émerveillée, tellement pleine de gaieté… et le lendemain, j’ai changé les draps de lit. J’avais acheté une nouvelle paire, dans des tons exotiques : turquoise, vert, jaune… Je la trouvais géniale, cette parure. Mon mari a apprécié aussi. J’étais heureuse.
Je sens bien que vous allez rester sur votre faim.
Je vais donc vous répéter ce que je lui ai dit, à Fabrice, ce soir-là, quand il est venu me retrouver sur le banc du square, pas loin de chez moi. Il y avait toute cette lumière orange de fin de journée, cette superbe lumière de fin d’été, qui teinte tout le paysage, les cheveux, les yeux… et justement, c’est les yeux dans les yeux que je lui ai parlé, à mon ami.
J’ai dit…
C’est pas grave, d’éprouver de l’attirance. C’est pas grave, d’avoir envie de certaines choses avec l’autre, de temps en temps. Ça ne gâche en rien l’amitié qui lie deux vrais amis, même s’ils sont d’un genre différent, qu’ils regardent les mains, les seins, ou la bouche. C’est inévitable, apparemment.
Ce qu’il faut faire, surtout… c’est ne pas en tenir compte.
C’est garder en mémoire les éclats de rire, les mains qui se touchent pour rien, pour rire, sans arrière-pensées. C’est sourire quand on en a envie, râler aussi, jouer au poker et tricher, sortir en boîte pour pas danser et juste savourer la présence de l’autre. C’est manger ensemble, en famille. C’est se parler de tout et de rien, et aussi se confier les choses qu’on a sur le cœur, parce qu’on a besoin de les partager avec un ami. C’est prendre le bébé de son ami dans les bras, le tartiner de baisers, donner des conseils aux jeunes parents, puis le bercer…
Et bercer l’ami cher à notre cœur, de mots tendres, de mots sincères, de mots drôles, et l’accompagner jusqu’au bout sur le chemin de la vie.
Je lui ai dit tout ça à Fabrice. Il est resté longtemps prostré sur le banc, à me regarder. Et lentement… il a souri.
*
Ce soir, j’ai invité Géraldine et Fabrice à la maison.
J’ai fait une salade de poivrons jaunes. Avec des tomates. Et plein d’autres trucs bizarres, et tout colorés. Quand mon mari a vu le plat, il a éclaté de rire.
Et moi aussi.