Ils sont face-à-face, les traits crispés. Tout ce qu’il y a eu d’amour et de désir entre eux vient d’être balayé par l’insupportable aveu qu’elle vient de faire.
- — Donc si je comprends bien, à la place de passer la soirée avec moi, comme je te l’avais proposé, tu vas écouter une conférence sur je ne sais trop quel hindou et…
- — Krishnamurti.
- — Voilà, c’est ça, Krishna…
- — … murti.
- — Tout à fait par hasard, tu y rencontres un amateur de jazz séduisant et beau parleur, qui veut te faire écouter des disques d’un artiste particulièrement talentueux. Et tu le suis dans sa garçonnière.
La fille reste silencieuse, le visage fermé.
- — Une fois chez lui, la musique t’emballe, le type t’emballe et tu couches avec lui. J’ai bien compris ?
Il s’approche d’elle, les poings serrés, la voix tremblante.
- — Un air de clarinette, et zop, balayés nos rêves, étouffé notre amour, écrasée l’histoire que nous avions vécue ces derniers mois.
Il se contient avec peine, au bord des larmes.
- — Tu ne dis rien ?
- — Ce que je pourrais dire est si éloigné de ce que tu exprimes, que je ne vois pas quoi ajouter.
- — Le pire dans tout ça, c’est que le jazz, moi, je n’en cause pas, mais j’en joue. L’idée ne t’a pas effleurée une seconde ?
- — C’est bien ça le problème.
- — Comment, le problème ? C’est toi qui t’éclates avec un mec qui déblatère sur Bechet ou Mezzrow, et c’est moi le problème ?
- — Marsalis…
- — Quoi ?
- — Marsalis, pas Bechet ou Mezzrow.
- — Et ça change quoi ? Mais bordel de merde, qu’est-ce qui peut bien t’attirer chez un mec qui parle de jazz, sans être capable d’en jouer une note !
- — Justement, le fait qu’il m’en parle. Je n’y suis jamais arrivée avec toi. Dès que je m’en approche, tu te refermes et me laisses seule.
- — Et c’est une raison suffisante pour coucher avec lui après la deuxième galette ?
- — Ce n’est pas ce que je voulais.
- — Ne me prends pas pour plus con que je ne suis ! Toute cette aventure était programmée depuis que tu as posé le pied sur l’escalier qui monte à sa piaule.
- — Parce que tu penses vraiment que je cherche à coucher avec le premier mec qui partage mes intérêts ?
- — Laisse-moi au moins l’illusion que c’est juste une lamentable histoire de cul. Parce que s’il y a des sentiments par dessus, je n’ai plus qu’à me flinguer. Le fait est que, le temps d’une conférence sur Gandhi, et déjà tu…
- — Krishnamurti !
- — Rien à foutre ! Le temps d’une conférence et déjà tu trouves l’âme sœur, qui sait communiquer ses émotions profondes et t’insuffler de sublimes sensations. Sublimes sensations, mon cul, juste se taper une pucelle.
- — Ne sois pas grossier.
- — Depuis quand la vérité serait-elle grossière ? Il aura été ta première fois, alors que toi, tu ne seras qu’une conquête de plus sur sa liste. Et moi, à ce petit jeu de la première fois, je reste à jamais blessé. Pourquoi as-tu décidé de tout casser entre nous sur un coup de tête ? Enfin, « coup de tête », je me comprends vu le genre de duo que vous avez joué.
- — Je ne l’ai pas voulu.
- — Pourtant tu l’as suivi. Parle, parle maintenant ou je pète un câble et ça tournera mal. D’ailleurs ç’en est trop, je me casse…
Elle tend la main vers lui, une immense tristesse au fond des yeux.
- — Reste, je t’en prie, ne me laisse pas.
- — Ah ! Elle est bien bonne. TE laisser ? Mais qui a laissé l’autre ? Qui a mis de côté des mois de tendresse et foutu en l’air une belle histoire d’amour pour une nuit de baise, hein, qui ?
- — Je n’ai rien mis de côté, rien, je te jure.
- — Grotesque ! Dans cinq minutes, tu vas me dire que tu pensais à moi pendant que vous vous envoyiez en l’air.
La discussion tourne à l’aigre. Elle détourne la tête pour lui cacher les larmes qui coulent sur ses joues.
- — Tu continues à ne rien dire. Tu ne peux pas comprendre que j’en crève ?
- — Les détails que tu veux entendre ne correspondent en rien à ce que j’ai ressenti. À quoi bon les livrer en pâture.
- — Il t’a baisée, oui ou non ? Tu lui as dit que tu étais vierge ? Que tu avais un autre mec ?
- — Je ne lui ai rien dit, parce que je ne voulais pas coucher avec lui.
- — Il n’empêche…
- — Rien du tout. Nous avons parlé, nous nous sommes sentis très proches, un sentiment de tendresse est né, ça oui, mais rien de plus.
- — Après…
- — J’ai fini par m’endormir. Quand je me suis réveillée, quelques heures plus tard, nous étions dans le noir. Il était tout contre moi, nu. Je lui ai dit que je préférais ne pas aller plus loin.
- — Et…
- — Il a respecté mon refus. Nous en avons parlé, longuement. Ce qu’il m’a dit m’a touchée. C’est vrai que j’ai éprouvé quelque chose de très fort, mais je n’étais pas excitée.
- — Lui, en revanche, il savait exactement quoi faire pour arriver à ses fins ! Une belle queue bien raide, difficile d’y résister. Juste une fois, pour goûter. Salope !
- — Je ne voulais pas de cette forme de relation, pas de ce désir-là. Mais je reconnais que je ne l’ai pas vraiment repoussé.
- — Et ce salaud en a profité !
- — Quelle importance finalement ?
- — Parce que tu oses prétendre que me voler notre première fois n’a pas d’importance ?
- — MA première fois, pas TA première fois ! Et surtout pas NOTRE première fois. Si tu me rencontrais dans quelques années, tu…
- — Et bien justement, je ne t’ai pas rencontrée dans quelques années. Je voulais tout découvrir avec toi, rien de moins.
- — En quoi n’est-ce plus possible ? Ce que j’ai vécu avec cet homme, jamais je ne le vivrai avec un autre. Ce que je veux vivre avec toi, aucun autre ne peut me le donner ni surtout nous le prendre. Rien n’empêche notre première fois d’être unique, et belle, comme nous l’avons rêvée. Il suffirait juste d’un tout petit peu de confiance.
- — Mais pourquoi l’as-tu laissé te faire l’amour, si tu n’en avais pas envie ?
- — Il ne m’a pas fait l’amour. Il a respecté mon refus. Enfin… presque.
- — Presque ? Il n’y a pas une heure, tu m’avouais avoir couché avec lui.
- — Je l’ai laissé venir en moi, mais il n’a pas pu aller plus loin. Ma passivité l’a empêché d’y trouver du plaisir, si tu veux tout savoir !
- — J’y comprends plus rien ! De toute façon, je ne vais pas arriver à supporter ce genre de justification…
- — Pas étonnant ! Dit comme ça, c’est juste pathétique ! Si c’est ce que tu voulais, c’est réussi. Tout ce qu’il y avait d’innocent dans cette relation se transforme en une histoire de cul inachevée.
- — Si tu lui avais dit que c’était ta première fois, cela ne se serait sûrement pas passé comme ça.
- — Ce n’est pas ce que j’ai voulu.
- — Mais c’est ce que tu as fait. Comment pardonner, après ça ?
- — Je ne te demande pas de me pardonner…
- — J’avais remarqué !
- — Oui, j’ai fait une erreur. Oui, je me suis laissé emporter par des sentiments que j’ai crus partagés. Mais je n’ai rien détruit entre nous. Pas mon amour pour toi, en tout cas.
Il reste prostré, à bout d’arguments.
Qu’ajouter de plus ? Comment expliquer, apaiser la douleur ?
Elle se prépare à partir, à contrecœur, tant elle comprend qu’à ce moment la rupture deviendra inéluctable.
Dans un sursaut de désespoir, il la retient au moment où elle pose la main sur la poignée de la porte.
- — Et c’est qui, ce Krishnamurti ?
Elle sursaute, désarçonnée par ce soudain intérêt.
- — Si tu savais comme j’ai espéré cette question de ta part ! Pourquoi ne l’as-tu pas posée avant ?
- — Je ne sais rien de toutes ces choses. Je me sens incapable de comprendre ce mode de pensée. J’ai peur de ce que cela pourrait changer en moi, entre nous. Comme si le fait de m’avouer trop inexpérimenté, trop superficiel, risquait de t’éloigner à jamais de moi. Aide-moi à te retrouver, s’il te plaît !
Bouleversée, elle s’approche de lui. Elle le prend entre ses bras, tendrement, presse son visage contre son ventre. Il reste immobile, paralysé par ce qui bouillonne en lui.
Quelques instants plus tard, elle recule d’un pas. Sans cesser de le regarder, elle déboutonne sa blouse et la laisse glisser au sol. Ses seins nus frémissent sous les yeux du jeune homme. Malgré tout son ressentiment, il ne peut s’empêcher de les contempler, de les désirer.
Elle revient près de lui, prend sa tête entre ses mains. Il ne se défend pas lorsqu’elle approche son mamelon de sa bouche.
- — Je peux accepter que tu te refuses à m’aimer encore. Je peux accepter que tu me refuses ton amour. Mais je t’en prie, ne m’empêche pas moi de continuer à t’aimer.
- — Comment oses-tu parler d’amour, après avoir piétiné mes sentiments, mes attentes, mes espoirs. Que me reste-t-il si je n’ai plus confiance ?
- — Moi, ici et maintenant. Avec toi, pour toi. Moi, en toute liberté.
- — Libre de repartir avec un autre dès que l’envie te reprendra ? Je suis incapable d’aimer sans un minimum de certitude.
- — Si je suis là, c’est que je t’aime, c’est que j’ai envie de toi. Que veux-tu de plus rassurant, quelle autre certitude ? C’est la plus belle, la plus authentique preuve d’amour que je puisse t’offrir. Je t’en prie, ne te refuses pas à moi.
- — Je n’aurais jamais la force d’oublier ce qui a été fait, balbutie-t-il, les yeux rivés sur ses seins aux pointes dressées.
- — Je n’ai envie d’aucun autre que toi, promet-elle, avant d’envoyer valser son jeans et sa culotte à travers la chambre.
Elle l’aide à retirer ses vêtements. Il ne résiste plus et la laisse s’allonger sur lui. Son corps répond spontanément aux baisers et aux caresses de la fille. Un désir animal le submerge, éloignant pour quelque temps la tempête qui s’était déchaînée entre sa tête et son cœur.
Il bande maintenant avec douloureuse impatience. Elle écarte ses cuisses pour lui permettre de glisser contre sa vulve, puis le prend en elle d’un habile mouvement des reins.
Il se laisse guider sur le chemin du plaisir. Au fond de l’intimité imparfaitement déflorée, il découvre alors ces sortilèges que seule une femme amoureuse sait offrir.
Quelques mots murmurés contre son oreille suffisent à le faire craquer. Alors, dans un jaillissement de larmes et de sperme, une indéfinissable explosion d’émotions et de volupté scelle cette première fois qu’il n’aurait jamais pu imaginer plus intense, même dans ses rêves les plus fous.