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n° 16708Fiche technique8255 caractères8255
Temps de lecture estimé : 6 mn
16/03/15
Résumé:  Quand un jeune militant politique rencontre son idole...
Critères:  nonéro confession portrait historique -historiqu
Auteur : Brodsky      Envoi mini-message
Va te faire foutre, Gerry !




La nuit dernière, je repensais à ma rencontre avec Gerry sur un stand, à la fête de l’Huma. Il avait été invité suite à la parution de son dernier bouquin, et le secrétaire de ma section m’avait présenté à lui comme un de ses plus fervents admirateurs. À cette époque, je n’avais aucunement l’intention d’écrire autre chose que des discours. J’étais candidat à la députation et je voulais, je croyais, participer à cette formidable révolution qui allait changer le monde une bonne fois pour toutes, en abolissant la misère et l’injustice. On a les futilités qu’on peut…


Je lui serrai la main et tentai de lui baragouiner quelque chose de sympa en anglais, mais je vis à ses yeux écarquillés qu’il n’avait rien compris. Je piquai un fard, empli de honte, et lui tendis le bouquin que je venais d’acheter sur un des stands, Notre jour viendra. Un bouquin qui racontait sa vie, son internement à Long Kesh en compagnie du poète Bobby Sand, sa lutte désespéré pour une Irlande libre… Il ne le vit pas. Il s’était retourné pour choper une Guinness au comptoir, et me la tendit en articulant « Tiens, mon gars… À ta santé ! » avec un accent rocailleux.



Il eut un sourire bizarre, et son regard se perdit au loin.


D’autres militants nous entouraient. Tous avaient une bière à la main… Certains étaient déjà passablement éméchés. Et Gerry faisait le show, parlait de politique, dans un discours dont je ne saisissais pas toujours ni les mots, ni le sens. Il était vraiment fascinant… Grande gueule, volontiers grossier, décontracté au possible, à des lieues des responsables politiques que j’avais l’habitude de côtoyer au sein de la Fédération. Je ne pus m’empêcher de me souvenir d’une anecdote que j’avais lue à son sujet. Un journaliste anglais était venu un jour l’interviewer, et avait commencé à régler ses caméras. Au moment de tourner, il s’était confié à son assistant :



Et c’est vrai qu’il était sympa, Gerry… Il avait quelque chose de particulier, d’étrange, un charme indéfinissable qui faisait qu’on avait l’impression de l’avoir toujours connu, et qu’on avait immédiatement envie d’être son pote.

Il émanait également de lui une sorte de force tranquille, une assurance incroyable qui pouvait faire croire qu’il était invincible. Et dans mon âme de jeune homme à peine sorti de l’enfance, l’idée d’avoir en face de moi un héros, un type qui avait frôlé la mort à plusieurs reprises, qui avait été emprisonné… et prendre une bière avec lui, de parler avec lui, de rire avec lui, ça me faisait planer.

Je pensais à Collins, à de Valera, aux insurgés de Pâques… et j’aurais tout donné à ce moment pour être, comme lui, un de leurs héritiers, un ces « putains d’Irlandais » à la tête de lard et au cuir épais.


Un peu saoul sans doute à cause de la bière, de mes pensées et du bruit du stand, j’eus la surprise de voir Gerry me tirer par la manche et me dire : « Viens, on va s’en jeter un dans un endroit plus calme ! » Je n’en revenais pas. (J’en reviens toujours pas, à vrai dire.) Comment ce type, qui était un héros pour son peuple, pouvait-il avoir envie de prendre une bière avec un gugusse comme moi sorti de nulle part ?


Je vais essayer de retranscrire à peu près la conversation qu’on a eue. Même si plus de vingt ans après, j’imagine que prétendre être exact dans les propos est une gageure. Et puis, j’étais tellement sur mon nuage, j’avais tellement idéalisé l’instant, qu’au fond, parfois, je me demande encore si tout cela est vrai…



J’ai eu du mal à m’en remettre.


En 1998, le jour du Vendredi Saint, un accord de paix était enfin signé en Irlande du Nord. Entre-temps, Gerry avait fait une tournée aux États-Unis, rencontré Clinton, et il avait forcé Blair à négocier.


Il avait été élu à la députation.

Pas moi…


Parfois, les mots qu’il avait prononcés en levant son verre de bière résonnent encore dans ma mémoire : N’ADMIRE JAMAIS QUI QUE CE SOIT !


Tu sais quoi ? Va te faire foutre, Gerry ! Moi, je t’admire…

Et je t’emmerde !