Ils avaient cogné toute la nuit. Enfin, on pouvait le supposer, c’était le lit qui frottait contre le mur. Et puis quelques cris qu’ils avaient voulu étouffer dans les plumes de l’oreiller, mais qui étaient parvenus comme des appels à la jouissance. Cela avait duré, s’était interrompu, puis avait repris au petit matin.
Clément Legendre n’avait pas dormi beaucoup, mais de toute façon, à 71 ans, il avait le sommeil difficile. Il s’endormait parfois vers les trois heures pour se réveiller deux heures plus tard. Dans la journée, une somnolence continuelle le prenait. Il fermait les yeux devant son téléviseur, espérant mourir un jour avec cette placidité. Ses nouveaux voisins, il ne les connaissait pas encore. À peine les avait-il aperçus dans l’escalier. Des jeunes, étudiants apparemment. Le seul point commun, c’est qu’ils étaient aussi désargentés que lui pour vivre dans ce pauvre appartement.
Clément Legendre avait souri en entendant la scène d’amour qui se déroulait derrière la mince cloison. À aucun moment il n’avait ressenti de colère ou d’impatience, même quand ils avaient repris leurs jeux sexuels. Il n’aurait jamais pensé donner un coup de poing dans le mur pour leur faire comprendre qu’ils exagéraient. Au contraire, une douce émotion l’avait envahi, et il leur souhaitait du fond du cœur tout le bonheur possible. Il n’avait pas non plus collé son oreille pour profiter davantage de leurs ébats. Non, il avait pris cela comme on prend dans les narines au printemps la forte odeur du lilas qui vous monte à la tête.
Le matin, Clément Legendre avait l’habitude de prendre son café sur le minuscule balcon, seul luxe de ce logement bien dégradé. Hiver comme été, il dégustait son breuvage avec une infinie lenteur pour retarder encore l’entrée du jour dans la journée.
Et ce matin-là, la porte-fenêtre voisine s’ouvrit et une jeune fille sortit elle aussi sur son balcon. Elle portait une robe de chambre verte un peu démodée qu’elle avait nouée à la taille par un ruban rouge. Elle salua le vieil homme, et la conversation s’engagea. Juline était effectivement étudiante en lettres classiques. Au moment de se quitter, elle hésita un peu puis demanda :
- — J’espère qu’on ne vous a pas dérangé cette nuit. Je sais que ces appartements sont bruyants. Enfin, disons que c’est nous qui avons été bruyants…
- — Mais non, Mademoiselle, un appartement n’est silencieux que s’il est vide. Et votre présence est pour moi plutôt réconfortante.
- — Vous nous avez entendus, je pense…
- — Oui, mais vous savez, je dors peu.
- — Justement, nous aurions dû être plus discrets.
- — Écoutez, et pour clore ce chapitre, faites donc l’amour aussi souvent que vous le souhaitez. Rien ne me fera plus plaisir, que je vous entende ou pas. Et maintenant, ouvrons un autre chapitre, si vous le voulez bien. Je tiens à votre disposition quelques ouvrages en grec et en latin qui pourraient vous être agréables en temps utile. N’hésitez pas à perturber ma solitude. Je vous souhaite une bien belle journée.
Juline avait laissé passer une semaine, et un matin elle alla frapper à la porte de son voisin. Elle portait toujours cette affreuse robe de chambre qui ne l’enlaidissait même pas.
- — Je ne voulais pas vous déranger, mais nous avons désormais notre bibliographie pour le grec. J’ai trouvé d’occase le théâtre d’Aristophane, mais le texte de Plutarque sur la colère…
- — « Sur les moyens de réprimer la colère ». Très beau texte.
- — Oui, celui-là, précisément. Je ne l’ai trouvé que neuf à un prix qui met mon budget en péril pour le mois.
- — Vous avez de la chance, je dois l’avoir dans un carton en haut de cette armoire. Mais il faudrait monter sur cet escabeau, et ce matin, je ne suis pas bien vaillant. Si vous voulez fouiller, vous allez le trouver ; et si d’autres vous intéressent, n’hésitez pas. Pendant ce temps-là, je vais préparer un petit café.
Quand Clément Legendre revint avec les deux tasses de café, Juline s’affairait et passait en revue tout le contenu du carton. À un moment, son visage s’éclaira, elle fit un effort et du bout des doigts, le visage illuminé, elle brandit le livre recherché. Mais elle s’était tellement contorsionnée pour ce faire que le ruban rouge se dénoua et que la robe de chambre s’ouvrit, découvrant ses seins en poire et sa petite toison brune. Elle descendit calmement de l’escabeau pour récupérer le ruban qui gisait sur le tapis et referma sa robe de chambre. Elle regarda son hôte avec un petit sourire contrit.
- — Vous avez remarqué que je n’ai pas laissé tomber le livre.
- — Vous avez remarqué que je n’ai pas fermé les yeux.
Inutile de préciser que le café fut avalé dans une bien belle humeur. Et ils se quittèrent en riant, quand Juline ajouta :
- — Imaginez que je sois furieuse parce que vous m’avez vue à poil, je repars avec l’ouvrage idéal pour me calmer : « Sur les moyens de réprimer la colère » de Plutarque.
La complicité joyeuse entre le bonhomme et l’étudiante ne se démentit pas. Elle avait compris qu’il n’y avait aucune lubricité dans ses yeux doux et avenants. Il avait tout de suite vu qu’elle était fraîche et sans duplicité. Il l’aida maintes fois pour ses traductions, la conseilla pour ses choix de lecture et suivit son évolution, mais sans aucune insistance, répondant seulement à ses interrogations. Un jour pourtant, il la trouva en pleurs.
- — Je crois que c’est fini avec Léo.
- — Vous croyez, donc vous n’êtes pas sûre.
- — Ce qu’il s’est passé, c’est que j’étais avec Monica, une Roumaine de notre université. Nous révisions dans la chambre. Et on avait chaud. En ce moment, sous le toit, il fait une chaleur… Bon, vous savez que je ne suis pas très pudique. On s’est progressivement déshabillées. Et Monica, je ne le savais pas, est bisexuelle. Elle s’est mise à m’embrasser partout, partout… J’étais gênée, mais en même temps, cela me faisait plaisir. Je n’ai jamais eu une expérience avec une femme, jamais. Je ne pensais pas que ce serait si fort… Le soir, j’ai simplement dit à Léo ce que j’avais ressenti sans lui dissimuler la violence de mes sensations. Il est entré dans une colère noire, me disant qu’il ne supportait pas les lesbiennes.
- — Vous avez dit à Léo qu’accidentellement vous vous êtes montrée nue devant moi ?
- — Oui, je dis tout, et il voulait vous casser la gueule.
- — Je vois, c’est un jaloux possessif. Il n’a rien contre les lesbiennes à mon avis, mais il ne supporte pas le moindre regard sur vous, la moindre caresse, la moindre volupté que vous prenez en dehors de ses bras. Un grand malade. Et je suppose qu’il ne lit pas Plutarque dans le texte.
- — Non, il fait des études de Droit.
- — À l’âge que vous avez, il est important que vous fassiez toutes les expériences qui vous tentent. Il faut qu’il le comprenne. Il est un temps pour les vivre et un temps pour s’en souvenir et les raconter. J’ai connu moi aussi une fille excessivement jalouse. Elle n’acceptait pas que je parle avec une amie, que je prenne un verre avec des collègues. Vous allez voir que nos histoires se ressemblent un peu. Je l’ai attendue avec un ami homo. Et, pour rire, nous nous caressions quand elle est entrée. Elle s’est jetée sur lui comme pour l’étrangler. Je peux vous dire que cette soirée n’a pas convaincu mon copain de devenir hétéro. Il est parti dégoûté pour le reste de sa vie. Quant à moi, je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’une blague, mais elle n’avait à la bouche qu’un mot pour dire sodomite, mais qui est bien plus grossier. Nous nous sommes quittés mauvais amis.
- — Mais dites-moi ce que je peux faire ?
- — Vous pouvez tout supporter d’un homme tant qu’il vous regarde avec des yeux qui veulent votre bonheur et votre plaisir. Et ne rien supporter d’un type qui ne pense qu’à vous maintenir dans une dépendance jalouse. Et souvenez-vous d’Aristote : « Si la vertu ne suffit pas à assurer le bonheur, la méchanceté suffit à rendre malheureux. »
Juline a noté cette phrase dans son petit carnet, et quelques jours plus tard elle rompait. Elle se jeta dans les études de grec avec délectation. Et elle venait dîner parfois chez Clément en célibataire. Et puis, un jour, elle entra dans la chambre aux réminiscences classiques avec un regard amusé.
- — Vous savez, Clément, j’ai de nouveau quelqu’un en tête. Mais je ne sais pas trop si je ne suis pas encore tombée sur un drôle de spécimen. Il aime les situations un peu scabreuses. Cela me fait peur parfois. Par exemple, il me donne des ordres idiots. Il veut me voir uriner devant lui… Il est un peu spécial. Et pourtant, il me plaît énormément et même il me donne une énergie fantastique. Chaque fois, c’est pareil. Je me dis : je ne vais quand même pas faire ça. Je finis par le faire, et j’en suis à la fois fière et excitée. Je lui ai parlé de vous, et il trouve très bien notre relation amicale et intellectuelle. Il a hâte de vous connaître. Vous voyez que ce n’est pas du tout le même genre que l’autre…
- — Tout ce que vous me dites ne m’indispose en rien contre ce garçon. Il a de l’imagination, le goût de la permanence du désir.
- — Oui, mais tous les jours, il me demande de lui obéir, de lui être soumise.
- — C’est un jeu. Un jeu que vous pourrez renverser à votre guise. Vous dites que tous les jours…
- — Oui, et pour aujourd’hui, vous savez ce qu’il a imaginé ? Il savait que je venais chez vous. Il va venir frapper à la porte dans dix minutes. Il veut que je sois nue devant vous. En fait, je lui ai raconté nos histoires, et il regrette que vous n’ayez pas vu mes fesses.
- — Je l’ai souvent regretté en effet.
- — Il fallait me le dire, j’aurais…
- — Dans notre relation, comme vous dites, je n’ai rien à dire… Juste avoir le cœur suffisamment ouvert pour vous accueillir dans la tenue qui vous convient, sans que j’aie à souhaiter ou suggérer quoi que ce soit. Je ne suis qu’un témoin, en aucun cas un acteur dans votre vie sensuelle. Seulement un auditeur libre de votre chambre à coucher.
- — Me voilà nue devant vous, et c’est vrai que je ne ressens aucune gêne. Juste une onde de plaisir au niveau de…
- — Ne dites rien. Vous êtes une émotion vivante.
On frappa à la porte. Gabriel se présenta courtoisement. Il remercia Clément Legendre pour toute l’aide qu’il avait apportée à Juline, qui laissa définitivement son éternelle robe de chambre et son ruban rouge dans l’appartement témoin de sa nudité resplendissante. Gabriel ne voulut pas qu’elle se rhabille et il l’emmena dans la chambre voisine qui se mit à résonner de vibrations peu équivoques. Clément Legendre pleura avant de s’endormir.