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n° 17092Fiche technique32734 caractères32734
Temps de lecture estimé : 18 mn
29/10/15
corrigé 07/06/21
Résumé:  La recherche n'avait d'autre intention qu'une relation adultère, sensuelle et sans conséquence. Mais maîtrise-t-on toujours le devenir de nos relations ?
Critères:  fh travail amour
Auteur : Igitur            Envoi mini-message
Ainsi qu'en un bois noir

Armand passait en revue ses meilleures expériences, ses plus beaux souvenirs. Maintenant il en était sûr, il n’avait pas été le meilleur des amants. Il n’avait jamais été au bout de son Désir. Armand venait de vivre une aventure éphémère qui lui avait ouvert les yeux. Une passion sans limites et sans autre fin que donner et recevoir du plaisir, partager des désirs érotiques.



Éclosion



À quarante-sept ans, Armand était archiviste bibliothécaire dans une grande entreprise. Il vivait dans les dossiers, les livres, les rapports, un peu en marge de tous les autres services du groupe. Armand était heureux, son travail lui laissait le temps de lire, d’écrire. Sa position le plaçait à l’écart des petites querelles internes entre collègues.


Armand travaillait beaucoup avec le service de R&D et il aimait cela. Il approchait ainsi les secrets des idées les plus folles poursuivies par les chercheurs, mais aussi ceux des prochaines innovations développées par les ingénieurs. Il aimait qu’on lui confie la constitution de dossiers bibliographiques, qu’on lui demande de traquer sur les banques de données ce que l’on pouvait deviner des recherches et développements de la concurrence.


Dans la vie privée d’Armand une femme, deux enfants, un pavillon de banlieue, tout allait bien, «routinièrement» bien, mais Armand ne se posait pas de questions jusqu’à l’arrivée de Cécile. Une petite femme brune, pétillante qui avait eu besoin de ses services pour constituer des dossiers. Cécile venait de la filiale portugaise du groupe pour acquérir pendant deux ou trois semaines les techniques spécifiques nécessaires pour initier de nouvelles recherches au Portugal.


Cécile et Armand avaient dû passer de longues heures ensemble aux archives pour colliger nombre de documents, d’articles de rapports. Jour après jour leur complicité avait grandi. Armand appréciait le dynamisme et la bonne humeur de Cécile et par-dessus tout ses chemisiers qui lui ouvraient souvent un joli panorama sur deux beaux seins ronds qui batifolaient dans des soutiens-gorge légers lorsqu’elle tendait le bras pour attraper un document ou lorsqu’elle écrivait à la hâte une note sur son carnet.


Armand découvrit ainsi avec Cécile qu’il restait au fond de lui des désirs inassouvis, et des fantasmes tout simples s’élaborèrent dans son esprit. L’idée par exemple de passer une main sous sa jupe lorsqu’elle grimpait sur le marchepied, pour éprouver la douceur de sa cuisse, la rondeur de ses jolies petites fesses, et redescendre lentement le long de la jambe jusqu’au tendre galbe du mollet. Souvent il s’approchait d’elle plus que de raison pour sentir l’odeur de ses cheveux ou les parfums capiteux de son corps lorsqu’à la fin de la journée ils n’étaient presque plus masqués par l’eau de toilette fleurie. Était-ce fantasme cette impression d’y percevoir un soupçon d’excitation érotique ?


Voyant les jours passer et arriver le moment où Cécile partirait définitivement avec son dossier sous le bras, Armand était pris de vertiges. Si bien qu’un matin, il se lança éperdument dans un geste fou. Lorsque Cécile vint l’embrasser pour lui dire bonjour, il l’enlaça et colla ses lèvres sur sa bouche. Les gestes étaient fermes, directs, sans appel. Il n’y eut aucun mouvement de recul. Aucune tentative de fuite. Cécile abandonna son corps aux bras, aux lèvres, à la langue d’un Armand éberlué de n’être pas éconduit. Il n’était pas un séducteur très expérimenté et pensait sincèrement avoir passé l’âge «d’emballer» de la sorte.


Les dossiers n’avancèrent guère ce jour là, mais les désirs de Cécile et d’Armand sonnèrent à l’unisson. Ils passèrent la journée entière en aveux tendres, en caresses polissonnes, en gestes fripons, jusqu’à l’orgasme partagé à plusieurs reprises au milieu des rayonnages, dans le silence des archives. Cécile et Armand s’étaient découvert un même désir inavoué de relations adultères érotiques, sans engagement, sans avenir, mais avec un présent intense et passionné.


Les jours suivants ils ne furent pas aussi libres, mais des gestes tendres, des baisers profonds furent échangés autant qu’ils le purent. Ils réussirent encore à voler quelques heures tranquilles dans les archives pour convoler vers le septième ciel avant que Cécile ne reparte pour Bragance, des projets de recherche plein la tête et de jolis souvenirs plein le cœur.

Elle laissait un Armand sidéré, passant en revue ses rêves les plus beaux, ses souvenirs les plus érotiques, soudain conscient qu’il n’avait pas été un très bon amant… jusqu’à Cécile. Et Armand sentait monter en lui mille nouveaux désirs secrets. Bien sûr, ces désirs n’étaient pas totalement nouveaux. Ce qui l’était en revanche, était d’avoir découvert qu’une femme pût partager des idées comme celles-là. Il avait toujours pensé qu’il s’agissait seulement d’une perversion masculine qui devait rester de l’ordre de la pensée onirique ; une inaccessible volupté qu’il venait de toucher du doigt.


••••••



Lui



Le hasard était ce soir-là bien disposé à l’égard d’Armand qui se demandait comment il allait bien pouvoir rencontrer à nouveau une telle femme. La réponse en effet se présenta dans le métro imprimée sur cinq mètres par quatre, en rose et noir, sur toute la largeur d’une affiche vantant le « premier site de rencontres adultères ».

Le soir même, seul à son bureau, sous prétexte d’écrits importants à accoucher, Armand se concocta un profil, le plus honnêtement du monde, avec en permanence en mémoire l’image de Cécile, de son corps, et surtout de son jubilatoire abandon au plaisir et de l’intense fulgurance de leur relation.


Restait à se trouver un pseudo qui résume tout cela. Armand pensa à « Amant d’un jour », mais, non, il était prêt pour plus d’un jour. Il imagina ensuite maintes périphrases qui lui parurent toutes plus médiocres les unes que les autres. Armand n’avait pas l’habitude de se cacher derrière un pseudonyme, il était adepte de la discrétion, pas de la dissimulation. Il essaya les anagrammes, les noms de héros de la littérature, les onomatopées sans réussir à se convaincre. En désespoir de cause il revint au programme le plus simple, le plus honnête : « Vous aimer ».

Une photo à contre-jour, sur laquelle il n’était pas reconnaissable, mais où se dessinait une stature qui était bien la sienne, compléta le «profil» sitôt publié.


Tout cela avait pris un temps bien plus long qu’il ne l’aurait voulu et Armand dut se résoudre à rejoindre son lit sans consulter la moindre annonce. Il fit cette nuit-là des rêves tumultueux où toutes sortes de femmes venaient à sa rencontre, des belles qui ne l’étaient pas tant que cela, des laides qui s’avéraient pires encore, des goules, des ogresses, des hotus, des ribaudes bref, l’inconscient d’Armand semblait l’avertir du danger de cette démarche, c’est en tout cas ainsi qu’il interprétait ces rêves.


Le lendemain matin, il passa une bonne partie de son temps à consulter des profils et à midi, il était désespéré. Non seulement le site regorgeait de femmes célibataires ou divorcées qui ne cherchaient certainement pas une relation adultère éphémère, mais la plupart des profils n’étaient même pas renseignés et les pseudos restaient obscurs ou trop banals. Armand partit déjeuner sans enthousiasme et ses collègues le trouvèrent un peu sombre, ce dont il s’excusa en prétextant des problèmes informatiques. Ils acceptèrent facilement l’explication, tout le monde sait bien qu’avec l’informatique rien ne fonctionne jamais comme prévu.


De retour à son bureau le site lui annonçait fièrement :

<Vous avez un nouveau message>

Une femme dont le pseudonyme était « Être aimée » lui envoyait ce simple message :


Bonjour, faits pour s’entendre ?


Armand qui était prêt l’instant d’avant à tout abandonner et à quitter un site trompeur se lança dans une réponse prudente :


Bonjour, on dirait bien.


Cette femme mariée de quarante-cinq ans n’avait pas souhaité en dire davantage, alors qu’elle en savait déjà beaucoup grâce au profil honnête, mais discret, d’Armand. Il continua :


J’ai déjà envie de vous aimer

Sans poser aucune question

Et je ressens un grand frisson

Rien qu’à lire votre poulet.


[envoyer]


Armand, plein d’une nouvelle énergie, rattrapa en quelques instants tout le retard accumulé le matin. Il lui semblait qu’en redoublant d’activité le temps d’attente de la réponse s’en trouverait réduit.


<Vous avez un nouveau message>


Vous m’avez beaucoup amusée, avec votre gallinacé.

Sans question, c’est ainsi que je veux être aimée.

S’il vous plaît, écrivez, faites-moi rêver.


Et Armand s’abandonna à son plaisir d’écrire :


Vous écrire belle inconnue

Et tout ensemble vous faire rire

Vous charmer, vous attendrir

Être héraut de vos vertus

Et contempteur des imbéciles

Qui vous tracassent quotidiennement

Vous construire des châteaux de vent

Des palais de nuages, des villes

Des jardins, des planètes, des cieux

Écrire sans vous connaître

Le défi est délicieux

Je le relève de tout mon être

Je réveille les ludions de mon âme

Qu’ils me portent les mots pour ton cœur

J’ai dit «tu» déjà est-ce un drame

Je ne te connais pas, depuis à peine une heure

Avant je t’ignorais, ma peine était légère

Qui pouvait s’accrocher aux yeux des inconnues

Aujourd´hui cette femme qui passe dans la rue

Ce n’est pas toi je sais et ça me désespère

Je cheminerai tranquillement

Je cheminerai jusqu’à toi

Et si tu ne me reconnaissais pas

Je m’éloignerais simplement


[envoyer]


Et à la fin de la journée, alors qu’il désespérait, une réponse finit par lui parvenir :


On ne m’avait pas écrit d’aussi joli poème depuis… jamais, je crois.

Je ne prends pas ce risque ;

Vous êtes le premier qui ne parle pas d’emblée de mes seins ou de mes fesses, de ses mains ou de sa langue et j’en passe des plus salées.

Ça m’a amusée un peu, ça ne m’a jamais fait rêver, ce fut sans suite toujours.

Que cherchons-nous ici, sinon du rêve ?

Laisse encore les ludions de ton âme murmurer à mon cœur.

Oh ! je crois bien qu’un «tu» m’a échappé.


Armand et « Être aimée » échangèrent ainsi pendant quelques jours des courriels dans lesquels tout et rien rimaient, parfois sur un mode romantique, parfois à la manière classique, souvent de façon surréaliste, toujours avec humour.


••••••



Elle



<Vous avez un nouveau message>


Chère rêveuse

Il y avait ce matin sur les bords de la Seine

Un soleil onirique sous de gros nuages noirs

Et un instant j’ai bien cru vous apercevoir

Vous marchiez vers moi souriante, sereine

Quand on ne se connaît pas comment se reconnaître ?

Sans image toutes les femmes te ressemblent

Mais aucune n’a ton sourire il me semble

Mon monde change de te savoir être

J’imagine le parfum de ta peau

À chaque fois que je croise une odeur

Le goût de tes lèvres à chaque saveur

Et lorsque le soleil est chaud…


Je rêve déjà d’un premier baiser

D’une première caresse

Qui osera la donner ?

Qui le posera avec ivresse

Si vous osiez

Je me laisserais faire

Dites-moi comment vous rencontrer

Laissez-vous faire


Catherine n’avait jamais songé prendre un amant. Et ce ne fut pas tant la routine du mariage qui la poussa à s’inscrire sur ce site, sur les conseils insistants de son amie Jacqueline, que l’ennui grandissant qu’elle éprouvait dans un travail de comptable sans surprises. Ses journées s’étalaient en longueur, identiques à elles-mêmes, rythmées par de sempiternelles questions : « Cette dépense, c’est du 615 ou du 605 ? » Bien difficile de jouir d’un quotidien organisé selon le plan comptable. Alors son amie, adepte des cinq-à-sept sans lendemain, qui épuisait trois amants par an, lui conseilla son site de rencontres, ne serait-ce que pour se distraire et qui sait… « Tu restes anonyme, tu ne risques rien. » finit-elle par la convaincre.


Ainsi Catherine, cachée derrière un pseudonyme dépourvu de description, ni de son physique, ni de ses désirs, jouait-elle depuis quelques semaines à ponctuer ses longues heures de travail par la lecture de messages de pervers, de frustrés, de sadiques, de benêts naïfs ou de gentils pères de familles emberlificotés dans des fantasmes mal assumés. Elle n’avait aucune envie de les croiser dans une quelconque réalité, ou plutôt, elle avait déjà le sentiment de les croiser partout et les lire suffisait à distraire son ennui. Pourtant depuis qu’elle recevait des messages de « Vous aimer », elle ressentait quelque chose de différent, l’hypothèse d’un jeu qui se prolongerait dans la réalité ne lui paraissait plus tout à fait aussi absurde. Elle se surprenait de plus en plus souvent à penser à lui, à imaginer les mains qui pianotaient ces poèmes pour la séduire.

Elle avait même rêvé une nuit que ces mains quittaient le clavier pour se poser sur son corps. Elle s’était réveillée en sursaut en proie à une excitation inhabituelle. Est-ce que ça n’allait pas trop loin ? Catherine ne se sentait pas prête à franchir le pas. Pas encore. Il fallait le faire attendre, être plus sûre. Après tout, un pervers pouvait se cacher, malgré les apparences, derrière le poète. On sait les dangers d’Internet, toutes ces histoires qui circulent… Pour ne pas affronter son désir, Catherine agitait toutes les angoisses, toutes les peurs les plus irraisonnées.

C’est animée de cet état d’esprit qu’elle commença une réponse destinée, souhaitait-elle, à garder le prétendant à distance.


Cher empressé

Comme vous allez vite, l’heure de…

Désolée je dois quitter… Alarme incendie.


[envoyer]


Et Catherine se précipita dans les escaliers pour faire le pied de grue avec ses collègues à cinquante mètres du bâtiment principal de l’entreprise, lieu de ralliement sauf en cas d’incendie. L’exercice d’évacuation était biannuel, rien de surprenant, une routine parfois distrayante quand elle ne précipitait pas le personnel au grand complet sous un déluge. Le temps était clément et Catherine emporta son smartphone pour reprendre le message interrompu. Mais elle avait un peu perdu le fil de sa pensée initiale. Dans la rue, au soleil, elle n’était plus très sûre de la distance à laquelle elle souhaitait maintenir cet inconnu attirant.


••••••



Péripéties



Lorsque l’alarme incendie résonna, Armand ne se précipita pas. Sa bibliothèque bénéficiait d’une sortie de secours directe vers l’extérieur qu’il devait emprunter. Il arrivait en conséquence toujours avant les autres au point de ralliement, qui plus est sa sortie passait inaperçue et n’était donc pas comptabilisée dans les performances de l’évacuation, scrupuleusement chronométrée par les "responsables sécurité" au brassard orange, des employés modèles qui houspillaient le personnel comme du bétail pour améliorer leurs indicateurs.


Armand donc, à la fois parce que rien ne l’y obligeait, mais aussi en signe de protestation contre la balourdise de l’exercice, prit le temps de ranger un dossier, de récupérer sa veste, de vérifier une dernière fois le courriel et donc de lire cet étrange message interrompu par : « … Alarme incendie. », au moment même où la sirène résonnait dans les locaux de sa propre entreprise.


« Se pourrait-il… ? » pensa Armand en se rendant au point de ralliement. « Un tel hasard est-t-il possible ? Est-il possible que deux alarmes sonnent simultanément ce jour-là, à des mètres ou des kilomètres de distance ? Oui, tous les hasards sont possibles. » Armand voulut tout de même en avoir le cœur net. Il profita du regroupement de tous les employés de l’entreprise pour observer de près les femmes avec un smartphone à la main. Logiquement après cette interruption brutale de son message, « Être aimée » devrait essayer de poursuivre.

Elle savait que cette attente était toujours un peu longue.


Armand avait un plan de bataille. Mu par l’angoisse de ce qu’il pourrait trouver, souvenir encore de son rêve, il commença par faire le tour des femmes qui ne l’attiraient vraiment, vraiment pas. Aucune n’écrivait sur son téléphone, trois ou quatre jouaient à aligner des bonbons, une écoutait de la musique et deux étaient visiblement connectées à un célèbre réseau social. Du côté des plus séduisantes, la première catégorie ayant été éliminée, pourquoi ne pas rêver ? La belle Aurore faisait des «selfies» avec ses collègues de la com’ et la grande Jade jouait à faire une course de voitures. Restait alors les «inconnues», toutes ces femmes qu’Armand reconnaissait à peine tant il était peu fréquent qu’il les côtoyât. Quant à l’idée qu’il pût être victime du jeu pervers d’un homme, elle n’effleura même pas Armand.


Il s’approcha donc de femmes discrètes qui pianotaient un peu à l’écart. Trois d’entre elles lui parurent être des candidates plausibles pour le rôle de correspondante-mystère. Toutes les trois en effet masquèrent leur écran au passage d’Armand ; faible indice, mais indice quand même. Armand élimina Michèle la standardiste de sa liste lorsqu’elle raconta, hilare, le canular qu’elle venait de faire par mail à une de ses copines.


Las, l’exercice était déjà fini. La foule commençait à se diriger vers l’entrée du bâtiment Armand n’avait pas trouvé sa correspondante de charme, il devrait compter sur ses messages pour trouver un indice. Mais après tout il ne s’agissait sans doute que d´une coïncidence d’alarmes. « Être aimée » était ailleurs. Un jour ils prendraient rendez-vous, se rencontreraient et riraient beaucoup de l’imagination d’Armand ce jour-là, en se demandant si les responsables sécurité ne jouaient pas à coordonner leurs exercices.


En descendant les quelques marches vers l’entrée principale de l’entreprise, Armand eut une vue plongeante sur l’écran d’un smartphone sur lequel il reconnut sans peine l’interface rose et noire du site de rencontres adultères. Catherine, la Catherine de la compta, c’était donc elle.

Armand ne l’avait jamais véritablement envisagé. Il avait eu affaire à elle une fois pour une histoire de facture de fournisseur qui n’avait pas été réglée. Elle avait résolu le cas avec une efficacité très professionnelle et leur relation s’était arrêtée là. Ils se croisaient rarement dans les locaux de l’entreprise, jamais en dehors.


Armand ne criait pas victoire pour autant. Il voulait une certitude. De retour dans son antre de silence, il s’affaira donc sans conviction sur un dossier concernant les usages non alimentaires des caroténoïdes en attendant la suite du fameux message interrompu.

L’image encore un peu floue de Catherine-de-la-compta tournait dans son esprit, se mélangeant au souvenir des nombreux messages qu’ils avaient échangés et qui depuis quelque temps glissaient vers une expression plus intime dont l’issue fatale devait être une rencontre. Il avait du mal à faire correspondre cette image à l’impression qu’il s’était forgée d’« Être aimée ».


<Vous avez un nouveau message>


Ah quelle drôle d’histoire ! Je viens de passer un quart d’heure sur le trottoir, le responsable de la sécurité ne semblait pas bien content de notre score pour vider le bâtiment.

Mon bureau est au troisième et il y a un sacré embouteillage dans l’escalier, mais c’est vrai qu’on ne se presse pas trop. Tu as ça aussi chez toi, des alarmes incendie tous les six mois ?

Au moins ça fait de l’animation dans ma journée ! Pendant l’alarme, une copine a fait une blague…


Plus de doute : Armand avait entendu cette anecdote, déjà, sur le trottoir et il revoyait très bien Catherine au milieu de ses collègues de la compta écoutant la blague de la standardiste.

Un bref instant il eut le sentiment de vivre une situation des plus favorables : lui savait, elle ignorait, cela lui conférait une sorte de puissance, un pouvoir, un poste d’observation pour décider où il souhaitait aller avec cette femme, une position idéale pour la conquérir, ou pas. Mais lorsqu’il voulut renvoyer des propos légers et drôles, salés et romantiques, poétiques et surréalistes, rien ne vint.

Il glosa à propos de l’anecdote de la standardiste sur le ton de « Je n’aimerais pas être de ses copains ». Il marqua sans humour son empathie pour les journées tristes de Catherine et il lui proposa sans conviction une rencontre.


Pendant deux ou trois jours les messages d’Armand furent empreints de cette même banalité. L’image de Catherine plombait son aptitude à s’envoler vers des fantasmes lyriques, vers des rêves enfiévrés. Avec « Être aimée », les mots se dérobaient depuis qu’il avait mis le nom, le visage, la voix, le rire de Catherine derrière ce pseudonyme. À l’inverse, cette soudaine retenue d’Armand, cette timidité nouvelle et inexpliquée semblait exciter Catherine qui, sans lui en faire reproche, multipliait les sous-entendus, les équivoques destinés à raviver son désir.


Armand songeait à tout arrêter, pour lui maintenant l’aventure était pervertie et vouée à l’échec. Pourtant, paradoxalement, plus il songeait à la réalité de Catherine, qu’il épiait dans les locaux de l’entreprise, notamment à la cantine qu’il se mit à fréquenter aux mêmes heures qu’elle, et plus il se sentait séduit. Catherine n’avait rien de Cécile. Plutôt petite, cette dernière séduisait par des rondeurs généreuses et une chaleureuse pétulance. Catherine, plus longiligne, était perchée sur de longues jambes fines et ses gestes gracieux étaient empreints d’une grande retenue, ce qu’Armand avait jadis interprété comme une grande froideur. Mais plus il observait Catherine et plus il percevait maintenant derrière cette élégance froide, un peu rigide, une sensualité à fleur de peau masquée derrière une grande timidité, mais qui ne demandait qu’à s’exprimer.


Seulement, le fantasme de la séduction anonyme ne fonctionnait plus.


Le dilemme d’Armand avait quelque chose de la tragédie grecque. Comment séduire une inconnue que l’on connaît comme si on ne la connaissait pas ? Comment dire à l’inconnue qu’elle ne l’est plus ? Comment abandonner « Être aimée » afin de séduire Catherine ? Armand avait le sentiment de s’apprêter à tromper l’une avec l’autre. Dans ces conditions, la rencontre, quel fiasco offrirait-elle ! Lorsque Catherine comprendrait qu’il savait, elle le prendrait pour un menteur, pour un manipulateur. Aurait-elle tout à fait tort ?

Armand tentait de retrouver l’état d’esprit qui l’animait lorsque sa mystérieuse correspondante était encore une inconnue pour écrire un nouveau message :


Mon cher petit mystère,



Ayant à peine écrit ces mots il releva la tête, assailli par l’image de Catherine qui brisait une nouvelle fois son élan. Son regard vagabonda sur le spectacle de la rue au moment où deux véhicules, pressés et peu attentifs, se heurtèrent dans un fracas terrible, projetant des morceaux de verre et de plastique dans toutes les directions.

Armand dans un éclair vit dans cet accident le deus ex machina de sa tragédie.


Oh là là, deux voitures viennent de se percuter violemment devant ma fenêtre. Des morceaux de verre, de plastique, de ferraille, que sais-je, ont heurté violemment mes carreaux, je te laisse à ton mystère belle inconnue, il faut que j’aille voir si rien n’a été cassé. Les deux chauffeurs sont à deux doigts d’en venir aux mains (rassure-toi, pas de blessé).


[envoyer]


Voilà, c’était fait. Au troisième Catherine ne pouvait rien ignorer de l’accident, et les seules fenêtres du rez-de-chaussée sur ce côté du bâtiment étaient celles de la bibliothèque et des archives. Au prochain message elle saurait. Aurait-elle plus de courage que lui pour l’avouer ?

À peine Armand avait-il envoyé le message que


<Vous avez un nouveau message>


Un terrible carambolage vient d’avoir lieu sous mes fenêtres je t’en dis plus tout à l’heure…



« Nous voilà donc à égalité, chacun sait et chacun sait que l’autre sait, ainsi finissent parfois les belles histoires avant que d’avoir commencé. » pensa Armand, fataliste. « À moins que… » tenta-t-il de se rassurer.

La rue était en effervescence ; les badauds s’attroupaient sur les trottoirs, les voitures klaxonnaient, les pompiers et la police essayaient tant bien que mal de détourner la circulation dans un grand chaos.


••••••



Exultation



Dans l’entreprise aussi ça allait et venait dans tous les sens, ça parlait, ça racontait les événements, plus personne ne se préoccupait de travail, d’autant moins que l’heure du déjeuner approchait. Tout ce bazar amusait Armand. Il n’entendit pas la porte qui s’ouvrait puis se refermait et il sursauta, en se retournant, de se retrouver face à face avec Catherine qui se tenait là, figée, immobile avec dans le regard un mélange d’angoisse et d’espoir. Armand ne l’avait jamais vue aussi belle. Elle n’osait pas faire un mouvement. Elle ne disait rien. Le cœur d’Armand s’emballa un peu, ses mains tremblèrent. Il entrouvrit les lèvres, mais aucun son ne vint. Alors il s’approcha de Catherine toujours figée, terrorisée même. Il fallait faire quelque chose. Ils se regardaient au fond des yeux, comme si les souvenirs communs de plusieurs vies leur revenaient en mémoire. Ni l’un ni l’autre n’avait jamais pensé qu’un regard d’une telle intensité fût possible. Ils ne voyaient plus rien d’autre que leurs yeux.

À tâtons leurs mains se trouvèrent. Leurs doigts se mêlèrent, se démêlèrent, plusieurs fois, puis lentement leurs bouches se rapprochèrent. Longuement, ils s’enlacèrent, s’embrassèrent, restèrent ainsi serrés, en silence.


Une heure avant, Armand éprouvait des sentiments contradictoires d’attirance et d’indifférence pour Catherine/« Être aimée » ; maintenant, ils étaient unis par une passion incommensurable scellée par ce regard. Cette histoire avec Cécile qu’il cherchait à reproduire s’était effacée de sa mémoire ; disparu, son fantasme sexuel. Ils se serraient l’un contre l’autre avec le désir fou de ne plus faire qu’un. Ils sont restés ainsi longtemps, immergés l’un dans l’autre. Incapables, ni de se séparer, ni de s’unir plus intimement, ni de prononcer la moindre parole. Et lorsqu’ils se quittèrent pour retourner chacun à sa vie légitime, ils ne s’étaient rien dit.


Le lendemain, chacun d’eux se demandait si la journée de la veille n’avait pas été rêvée. Aux archives, Armand prenait des dossiers à gauche pour les poser à droite, sans raison, mécaniquement, incapable de concevoir ce qu’il pourrait dire ou écrire à Catherine, encore halluciné par cette étreinte inexplicable. Lorsque Catherine entra pourtant, l’évidence fut lumineuse, comme la veille. Armand s’approcha et verrouilla la porte, puis il conduisit Catherine dans la réserve, une pièce aveugle, encombrée d’un fatras d’objets et de meubles au milieu duquel trônait un vieux canapé qui avait jadis accueilli les visiteurs de la direction de l’entreprise. Ils n’avaient toujours pas échangé une parole.

Catherine se laissa faire comme une débutante. Armand la déshabilla en tremblant comme un débutant. Il la couvrit de caresses, de baisers, comme s’il avait été impérieux qu’il découvrît chaque saveur, chaque odeur, chaque petit coin de peau dont la caresse déclenchait le plaisir de sa partenaire.


Même avec son mari, Catherine ne s’était jamais abandonnée complètement comme elle le fit entre les bras d’Armand. Même son mari, elle ne l’avait jamais envahi comme elle le fit avec Armand, sans retenue, s’enivrant du goût de sa peau, de ses parfums, apprenant chaque courbe, chaque méplat de son corps du bout des doigts, des lèvres, de la langue ou avec la surface de sa joue. Ils se découvrirent, puis ils usèrent de tout ce qu’ils avaient découvert pour approfondir le plaisir, un plaisir unique, indivisible, partagé sans limite.


Ce jour-là tout le monde pensa que Catherine comme Armand n’étaient pas venus travailler, victimes sans doute de la grippe qui sévissait. Après deux jours d’absence, le service du personnel téléphona chez l’une et l’autre. Personne n’avait d’informations. Les familles étaient inquiètes. La police avait été prévenue. « Vous savez, dirent les enquêteurs, chaque année il y a des milliers de gens qui disparaissent ainsi, volontairement, et qui ne souhaitent pas être retrouvés. On n’y peut rien, ce sont des adultes. »


La fouille des archives ne révéla aucun indice. Peut-être une empreinte de corps dans le vieux canapé, mais rien de significatif. On ne sut jamais ce qu’ils étaient devenus. Certains doutèrent qu’ils eussent fugué ensemble. Leur disparition devint une légende de l’entreprise. Pour les uns, c’était une escapade romantique et ils reparaîtraient une fois la passion consommée ; d’autres inventaient des histoires extravagantes d’espionnage ou d’enlèvement par la concurrence ou par des forces occultes.


Les archives furent entièrement rénovées ; un jeune archiviste réforma l’informatisation des fonds, et le vieux canapé termina au marché aux puces. Les enquêtes furent poursuivies encore quelques mois, mais les détectives privés les plus chevronnés restèrent bredouilles : pas le moindre indice, pas le plus petit soupçon de piste. Personne ne sut jamais rien de la vérité, ni ne les revit jamais. C’était il y a presque vingt ans.


••••••



Il me semblait important que cette histoire fût connue, car après tant d’années notre amour dure toujours, pas loin, à quelques rues de là. Dans notre petit salon, le canapé que nous avons racheté est toujours là, bien usé, mais lui aussi a la vie dure. Pourquoi personne ne nous a jamais retrouvés ? Mystère de l’amour ; isolés dans l’amour ainsi qu’en un bois noir, a écrit Paul Verlaine. Est-ce cela ?