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30/01/16
corrigé 07/06/21
Résumé:  Un groupe d'étudiants qui vivent en colocation dans une grande maison sont fascinés par l'extraordinaire beauté d'une fille qui se révèle aussi mystérieuse que dangereuse...
Critères:  f h fhh hh copains prost nympho taille jardin danser fête collection amour fdomine revede double sandwich fsodo fantastiqu
Auteur : Calpurnia            Envoi mini-message
Tango des ombres du désir

Et penser qu’il y a dix ans

Elle fut ma folie !

Que je suis allé jusqu’à la trahison

Pour sa beauté !


Carlos Gardel – Esta noche me emborracho (Cette nuit, je me biture), 1927.

Traduction de Fabrice Hatem.




Elle, qui préfère dormir nue en toute saison, se serre tendrement contre moi, offerte à mes mains errantes et gourmandes de ses contours féminins, et se laisse peloter à loisir, y compris dans les zones les plus privées vers lesquelles s’aventurent mes doigts au risque de déclencher à tout instant un tsunami de volupté humide. En procédant de la sorte, la fine mouche sait obtenir de moi à peu près tout ce qu’elle veut, car je ne suis jamais rassasié de ses charmes. À son radioréveil dont les bâtons lumineux éclairent faiblement son visage, il est près de quatre heures du matin, il est pratiquement certain que je ne me rendormirai pas, alors c’est sûrement le bon moment pour raconter cette étrange histoire qui me hante depuis longtemps.





…………………………………..




Quand la Légion étrangère m’a libéré, j’ai décidé de reprendre les études que j’avais abandonnées cinq ans plus tôt. J’ai posé mon sac à Rennes où se trouvait la formation qui correspondait à mon projet. Mais le montant des loyers s’est avéré pour moi un problème particulièrement épineux : les locations proposées par les agences, comme par les particuliers, l’étaient à un montant astronomique qui aurait rapidement dévoré le pécule que m’avait laissé l’armée lorsque je l’ai quittée.


La veille de la rentrée, il faisait beau dans les rues étroites du centre-ville. Il y avait beaucoup de monde, des étudiants surtout, dont il me semblait qu’ils se connaissaient tous entre eux, ce qui me mettait un peu mal à l’aise, moi qui découvrais une ville où je venais de débarquer avec mon gros sac militaire sur l’épaule. À force d’errer ici et là, j’ai fini par m’attabler à la terrasse d’un bistrot où j’ai commandé un double expresso bien serré, pour me concentrer sur la lecture d’un journal de petites annonces. C’était plutôt déprimant, alors, pour me changer les idées, j’ai sorti de mon sac à dos mon petit bandonéon, un cadeau que mon père m’a fait le jour même de son départ. J’ignorais – et j’ignore toujours – ce qu’il est devenu après avoir quitté le pays, la Côte-d’Ivoire, pour tenter sa chance en France, alors que j’étais encore un enfant. J’ai appris tout seul à jouer de cet instrument, surtout les tangos de Carlos Gardel, des airs sur lesquels j’avais vu danser mes parents. Depuis, je ne m’en suis jamais séparé, même à la guerre. Surtout à la guerre. Pendant des années, il a fait, en quelque sorte, partie de moi-même.

Quelqu’un s’est installé à ma table, un garçon avec des cheveux courts et frisés, pas très grand, mais assez trapu.



Il avait un accent italien assez marqué, et s’est installé sur la dernière chaise disponible.



Il m’a regardé lire mon journal en sirotant la bière qu’il était allé se chercher au bar.



Il m’a serré chaleureusement la main.



Il a regardé autour de lui.



Il a tiré un crayon noir de sa poche qu’il a d’abord soigneusement affûté avec son canif, et par-dessus le texte des petites annonces, il a dessiné la belle inconnue, en pied, un peu moins vêtue que dans la réalité. Le résultat était superbe et dénotait un réel talent pour esquisser le corps des femmes. La courbe des fesses et des cuisses ne faisait qu’un seul long trait de chaque côté ; celle des seins était parfaite. Et pourtant, l’artiste se dépêchait, pour qu’elle ne remarque pas l’attention dont elle était l’objet. Magnifique, à ceci près que le visage restait dissimulé dans l’ombre, hors de portée du regard du talentueux dessinateur.



Il a emporté mon journal, avec son dessin. Dommage : j’aurais bien aimé le garder. De son côté, la belle inconnue s’était déjà enfuie, comme si elle savait qu’au milieu de la foule, un dessinateur libertin lui avait dérobé son image.




ooOoo




C’était une vaste et ancienne maison située dans les faubourgs de la capitale bretonne. Après quelques travaux, elle avait été aménagée pour y accueillir treize étudiants, chacun dans une chambre individuelle munie d’une petite salle de bains, plus une grande salle à manger avec une cheminée et une table permettant de prendre nos repas en commun. Bien plus qu’un simple partage de logement, c’était une petite communauté où j’ai été accueilli, découvrant une ambiance chaleureuse. Chacun contribuait à l’entretien de la maison, et pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui se dévouent, il y avait des tours de courses, de repas et de ménage, tout cela dans la bonne humeur.


Un an a passé très vite. Je me suis trouvé une petite activité permettant de tenir financièrement sans dépendre de personne. Mais, même à vingt-six ans, il est difficile de retrouver le rythme des cours et des examens après s’en être coupé durant plusieurs années. En travaillant d’arrache-pied à partir du jour où cela devenait critique, j’ai obtenu en seconde session le droit de m’inscrire en deuxième année de licence.


À la fin de l’année, certains sont partis, rapidement remplacés à la rentrée. Clément et Théo, étudiants en mathématiques, sont arrivés ensemble, ainsi que Rachel, une femme mariée de trente-cinq ans en reprise d’études, ayant laissé mari et enfants en région parisienne. Et puis, Électre… son nom peu commun résonne encore en ma mémoire comme un rêve érotique où se mêlent grâce et danger. Rafael et moi avons eu la surprise de retrouver la fille du bar de notre rencontre, celle qu’il avait dessinée sans oser lui parler. Même un an après, aucun doute : c’était bien elle.


Elle arrivait de Carcassonne, petite ville du sud-ouest chargée d’histoire, avec le teint hâlé et l’accent chantant des gens de là-bas. Elle était la fille de la propriétaire de la maison, ce qui à ce titre la dispensait de loyer, mais nullement des tâches ménagères dont elle s’acquittait sans rechigner. Grande et robuste, bien que mince à la taille, elle avait un visage extraordinaire, un sourire permanent, le plus souvent une chanson triste ou gaie à ses lèvres, de longs cheveux très noirs, et des yeux sombres et brillants de joie, comme deux petites étoiles. Elle savait toujours trouver le petit mot qu’il fallait pour remonter le moral de ceux qui en avaient besoin. Tout en elle inspirait le désir de caresser sa peau, irrépressiblement. À moins d’être un eunuque, et assurément aucun de nous ne l’était, impossible de ne pas la remarquer immédiatement, impossible de ne pas être aussitôt séduit par son charme.


Dès son arrivée, à peine ses bagages posés, en séducteur intrépide, Théo a tenté sa chance auprès de la belle au regard de feu. Au cours d’un repas, devant tout le monde : il n’avait pas froid aux yeux. Première tentative, premier échec : elle a repoussé l’intrépide Don Juan, certes avec sourire et délicatesse, prenant soin de ne pas le ridiculiser, mais aussi avec fermeté, et sans lui laisser trop d’espoir. À la suite de cet épisode, nous étions tous prévenus que séduire la belle ne serait en rien chose facile.


Dans le même temps, insomnies et cauchemars faisaient partie de mon quotidien. Les souvenirs des combats passés en Afghanistan me hantaient, dans les chemins de poussière, de chaleur ou bien de froid, où la mort pouvait nous attendre au tournant à chaque instant, derrière chaque rocher, chaque maison. Il fallait se tenir aux aguets. Certains de mes compagnons ont laissé leur vie là-bas où la fraternité des autres m’a aidé à tenir. Je venais de quitter mes frères d’armes d’alors, des étudiants les ont remplacés : ce n’était pas le même état d’esprit ni les mêmes relations, mais j’étais bien avec eux quand même. Chaque nuit, mes rêves étaient à la fois morbides et remplis d’érotisme, les deux intimement mêlés. Une nuit, la belle Électre m’a émasculé avec une longue lame qui brillait sous la lune, après m’avoir attaché à un arbre et fait l’amour comme aucune autre femme. Elle a tranché mes attributs virils, un à un, en me regardant dans les yeux, et me disant quelque chose que je n’ai pas compris. Des mots mystérieux et un regard immense, autant que le mélange de plaisir et de douleur que je ressentais vraiment. Je me suis réveillé en sueur, avec une érection en acier trempé. Je n’avais pas fait l’amour depuis plus de vingt-quatre heures. Seules les femmes possédaient le don d’apaiser mon trouble.


Après avoir inondé plusieurs mouchoirs en fantasmant sur les charmes de mon onirique bourreau, sachant que je ne me rendormirais pas, je suis allé me calmer devant un café noir dans la salle à manger. Il était quatre heures du matin et je pensais me retrouver seul, mais Rafael était là, lui aussi attablé devant sa tasse fumante en lisant un livre. Lui aussi avait rêvé de la belle à la peau ambrée et au verbe haut en couleur, d’un songe obscène, aussi excitant que mortel. Nous n’avions pas besoin de beaucoup de mots pour nous comprendre : les muscles de nos torses nus transpiraient la vérité de nos désirs à la place de nos lèvres. Pour passer le temps, nous faisions des parties de bras de fer. Depuis notre rencontre, c’était notre amusement régulier, à tous les deux, histoire de vérifier notre forme ; aucun de nous n’était clairement le plus fort, et la victoire tantôt lui appartenait, tantôt était pour moi.


Les choses sérieuses ont commencé lors d’une soirée que vous avions passée, vers la mi-octobre, tous réunis autour de la grande table de la salle à manger. Pour la première fois de l’année, nous avions allumé un feu dans la cheminée. Pour célébrer cela – beaucoup de choses étaient prétextes à célébrations – il était convenu que chacun devait apporter une spécialité de sa région. En tant qu’Ivoirien, j’ai fait goûter à tous du bangui, c’est-à-dire de la sève de palmier, que j’ai trouvé dans une petite boutique du centre-ville tenue par un couple de compatriotes. Rafael, talentueux cuisinier à ses heures, avait lui-même confectionné un panettone, spécialité lombarde : une brioche aux raisins secs que l’on prépare traditionnellement à Noël. Électre nous a servi un vin du pays de Carcassonne. La bouteille, un millésime ancien, était couverte de poussière.



Elle parlait avec émotion, mais assurance, et se tenait face au rayon de lune, ce qui exacerbait encore sa vénusté. Plus encore que d’habitude, une féminité sauvage émanait d’elle, indomptable, une force qui embrasait tous les cœurs. Nous étions tous pétrifiés ; il me semble entendre encore le son de sa voix et j’en frémis toujours.



Nous avons tous trinqué dans la pénombre d’un rayon livide. Étrange breuvage. Il m’a semblé que ce n’était pas un vin de garde et qu’il avait trop ou mal vieilli. Mais il faut avouer que je n’y connais rien en œnologie. Les Français ont un goût qui souvent me surprend. Cependant, une bouteille partagée dans l’amitié réjouit toujours le cœur, quand bien même ce serait de l’eau de vaisselle. Je me souviens avoir levé mon verre avec mes frères d’armes avec des boissons encore plus improbables, toujours avec le même bonheur. Notre fée reprend la parole.



Une fois partagé en treize verres, ce liquide ne risquait pas de nous enivrer. Mais c’était elle, la belle, qui nous donnait l’ivresse par la seule densité de présence. Je n’étais pas le seul à être ainsi troublé.



Il ne s’adressait qu’à moi, mais Électre à l’ouïe fine l’a entendu et fait semblant de croire qu’il parlait à tout le monde.



Sans doute gênée par le compliment, elle détournait toujours la conversation lorsque quelqu’un glissait un hommage à son charme un peu trop appuyé.



Même à la seule lueur de la Lune, on voyait bien qu’il rougissait autant que la fleur du même nom que l’on offre pour exprimer le désir amoureux. En évoquant ce souvenir, il avait l’impression de revivre la scène, de sorte qu’il bandait dans la pénombre. Des images pornographiques lui sont revenues, s’imposant à son esprit, et il transpirait visiblement, de sorte qu’il a dû faire une pause pour laisser passer son trouble. Il a toujours été obligé de faire un effort pour vaincre sa timidité devant les filles.



Mais le plus bel épisode, je ne vous l’ai pas encore raconté…


Il a marqué un temps d’arrêt afin de savourer l’attention dont il était l’objet. Le fait de parler en public était pour lui en même temps un trouble et un délice, à cause de la présence d’Électre.



On sentait bien que sans l’oser, il avait envie de dire : « Si tu veux bien poser pour moi, je réaliserai mon chef d’œuvre, car tu es la plus belle de toutes ». Il le pensait si fort que tout le monde l’avait sans doute entendu.



En effet, je mesure 1,97 m pour cent vingt kilos de muscles.



Au début, j’ai trouvé gênant d’être nu devant une cliente habillée, comme si celle-ci m’avait acheté comme son esclave. On ne se débarrasse pas facilement du poids de plusieurs siècles d’une histoire douloureuse de domination entre les peuples. Sur le moment, j’ai cru qu’elle voulait m’humilier, et je m’apprêtais à lui rendre son argent avant de claquer la porte. Mais elle me souriait afin que je me sente à l’aise, et m’a offert un verre. J’ai fini par comprendre que la couleur de ma peau n’avait pas d’importance pour elle qui voulait seulement me contempler dans ma masculinité. Bien sûr, elle a écarquillé les yeux devant mon phallus dressé pour elle. Je ne donne pas le nombre de centimètres, mais vu la pointure des chaussures que je suis obligé d’acheter dans un magasin spécialisé dans les grandes tailles, vous vous doutez bien que je suis un peu hors-norme.

Puis elle m’a demandé de la déshabiller, ce que j’ai fait. Sans aucun parfum artificiel, elle sentait merveilleusement bon l’odeur naturelle d’une femme qu’anime l’envie de s’accoupler, et lorsque j’ai commencé à agiter ma langue sur sa fleur féminine grande ouverte et déjà délicieusement humide de son miel intime, je me suis dit que j’appréciais vraiment cette activité. Elle m’enivrait de son odeur de femme mûre, bien plus que du whisky qu’elle venait de me servir. Appuyée sur ses avant-bras, jambes largement écartées, tout en souplesse, elle se laissait faire, impassible.



  • — Pourriez-vous me pénétrer, mais dans le trou, disons…
  • — Vous voulez que je vous sodomise, Madame, c’est bien cela ?
  • — Oui, c’est cela, a-t-elle avoué en rougissant d’avoir entendu un gros mot qu’elle n’osait pas prononcer. C’est possible, sans préservatif ? Moyennant un supplément, peut-être ? Je suis saine, vous savez, et vous ne risquez rien avec moi. Et quant à vous… après tout, je m’en moque.
  • — Non. Même pas contre un supplément. Pour moi, la sécurité est un principe avec lequel je ne transige pas. Désolé.
  • — Alors, mettez donc cette putain de capote et défoncez-moi le cul sans ménagement et bourrez-moi de votre pine monstrueuse, sans en laisser un seul morceau au-dehors, comme si c’était moi la pute, a-t-elle hurlé !


La coprolalie soudaine de ma cliente, jusque-là au verbe impeccable, m’a arraché un sourire.



  • — Vous vous dévergondez, il me semble. C’est bien, il faut savoir se lâcher, ai-je répondu en examinant des doigts de la main droite la jolie petite étoile de sa rosette anale, tandis que l’autre main écartait largement les globes fessiers. Elle se laissait faire sans dire un mot, comme une patiente chez son médecin.


Elle se tenait à genoux sur le lit, menton contre l’oreiller, la croupe relevée, impudiquement offerte. Les yeux fermés, elle mordait sa lèvre inférieure, prête à recevoir mon membre. J’ai tout d’abord glissé une phalange d’index lubrifié de salive dans l’orifice qui était bien fermé : aucun signe de relâchement du sphincter. La dame me semblait vierge de ce côté-là. Elle a sursauté à cette première pénétration, pourtant toute légère ; la suite allait être une toute autre affaire. Pour vouloir débuter avec un engin de mon gabarit, elle n’avait pas froid aux yeux. Pas de mièvrerie ni de demi-mesure : avec moi, ce sera soit merveilleux, soit traumatisant. À moi de faire en sorte qu’elle se retrouve dans le premier cas.

Après avoir longuement léché cet endroit afin qu’elle se détende – primordial, car avec une personne crispée, la sodomie ne peut que mal se passer – j’ai abondamment lubrifié de gel intime mon épais braquemart avant de le glisser en douceur dans le petit trou obscur. En prévision de ce que j’allais lui faire, elle s’était assurée que son anus était parfaitement propre, et en passant ma main sur son ventre, j’ai senti qu’elle s’était administré un lavement juste auparavant. J’ai léché cet endroit abondamment fertile en odeurs organiques de femme, qui rappellent une forêt d’automne après la pluie, ou bien une fleur fraîchement cueillie aux parfums très puissants.

Par petites étapes, chacune dilatant un peu plus l’entrée, mon sexe a glissé à merveille, et bientôt le gland est entré en entier, sans causer la moindre douleur. Une fois connectés, solidement arrimés l’un à l’autre, je l’ai attrapée par les hanches. Il me semblait qu’elle ne pesait rien. Nous nous sommes promenés à travers la chambre, jusque devant un grand miroir. Elle pouvait ainsi nous contempler nus, et voir ma verge glisser lentement dans son cul, en des allers-retours qui la remplissaient tant qu’on voyait se former une petite bosse qui soulevait son nombril. Nos regards se sont croisés à travers la glace et sont longtemps soutenus. C’était une image saisissante de contrastes : nos couleurs de peaux, nos origines sociales, nos corpulences, elle si menue et moi si grand. Je marchais au hasard en la transportant avec moi, comme dans une danse immensément pornographique : cette image est restée dans ma mémoire et je la revis parfois en rêve. Délicieusement souple, creuse et profonde, elle se laissait envahir en confiance par ma virilité, comme dans un accouchement à rebours. En même temps, je caressais le clitoris à travers son fourreau, entre le pouce et l’index.

C’est comme cela que je lui ai permis d’atteindre les sommets de sa volupté : moins à cause du geste que parce qu’elle avait très envie de cette expérience qu’elle a fantasmée pendant des années. Elle y pensait pendant que son mari lui faisait l’amour d’une manière « académique », toujours de la même façon, dans la même position, sans de douter une seconde des aspirations inavouables de sa belle, qui rêvait de choses indécentes pendant qu’il ronflait juste après avoir ensemencé son épouse. Elle y songeait au travail, pendant qu’elle faisait les courses… et bien sûr à ses heures perdues, en se masturbant avec les jouets vibrants qu’elle dissimulait au fond d’un placard, les sortant de leur cachette dès qu’elle était seule chez elle.



Pas du tout, étais-je en train de songer, certainement sans être le seul à penser cela.



Elle a fait une pause en buvant une gorgée de son vin. Un nuage est passé devant la lune, de sorte que l’obscurité est devenue presque totale, ce qui donnait une épaisseur particulière au timbre de sa voix méridionale. On voyait seulement rougeoyer un tison dans la cheminée, ce qui donnait un reflet sanguin à ses pupilles. Son grand front de cristal reflétait les braises, phosphorescence grenat qui absorbait entièrement nos douze regards fascinés, en lui donnant l’air altier d’une prêtresse vouée à une divinité aux pouvoirs obscurs.



Tout à coup, elle a entendu craquer une brindille, mais ce n’était pas un renard ni un sanglier, car elle a vu briller des yeux, comme deux boules de braise, aussitôt cachées derrière un buisson, pour réapparaître un peu plus près. Sans hésiter ni prendre le temps de se rhabiller, elle s’est enfuie à toutes jambes, s’écorchant les pieds sur des ronces, portée par la peur panique, aussitôt poursuivie par l’inconnu qui l’a rattrapée avec une facilité déconcertante, puis l’a plaquée au sol pour l’immobiliser. C’était un être étrange, un faune, mi-homme, mi-animal, bouc en bas, avec des sabots, et humain en haut, avec un très beau visage, doux et souriant, et de petites cornes, et aussi un sexe qui était, disons… sans doute aussi bien dimensionnée que le tien, Jean.



Ses parents savaient bien, car le bruit courait à voix basse, dans les soirées entre anciens tout en jouant aux cartes, les conversations qui se chuchotaient aux comptoirs des cafés en veillant à ce qu’aucun étranger ne puisse les entendre, qu’un faune se cachait dans la forêt et qu’il ensemençait gaillardement les filles imprudentes qui croisaient son chemin. S’ils avaient su à temps qu’elle avait l’habitude de faire le mur pendant qu’ils dormaient pour aller s’aventurer dans ce coin, ils l’auraient enfermée à double tour dans sa chambre. Seulement voilà, en l’occurrence, c’était trop tard. Pour éviter le scandale, ils voulaient absolument qu’elle aille à l’hôpital de Carcassonne pour faire passer l’enfant, comme ils disaient.

Mais dans l’âme elle était une rebelle, fière et indomptable, et assumait pleinement ce qu’elle avait fait. Elle leur a tenu tête en refusant l’avortement. Puisqu’elle ne voulait rien entendre, un soir de colère, ils l’ont impitoyablement chassée de leur maison. Et pourtant, c’était en plein hiver. Avec sa valise, elle a parcouru un temps la région, vagabonde, mendiant difficilement sa nourriture. Partout où elle allait, on lui fermait la porte en faisant un signe de croix, car la rumeur aidant, chacun savait à qui elle s’était offerte, et on la croyait possédée par un démon. Bien peu l’ont aidée d’un sourire, d’une assiette ou d’un lit pour nuit.

D’autres seraient allées à Toulouse ou Paris pour s’y prostituer, et l’idée a bien dû lui traverser l’esprit. Mais elle est restée. Courageusement, elle a marché longtemps sur des chemins de neige. Elle n’était pas fragile, mais elle ne voulait pas mourir de froid ni accoucher seule au bord d’un chemin. Elle a fini par s’engager comme bonne chez un viticulteur de la région, un homme dur, et même parfois violent, qui la battait quelquefois, y compris devant moi. Peut-être même abusait-il de son joli corps tanné par la lumière de notre pays, en sachant qu’elle n’oserait pas se plaindre, de peur de se retrouver à nouveau dehors. Quand j’étais petite, il me terrorisait, et je m’endormais blottie contre ma mère épuisée par tout ce qu’il lui demandait.

C’est comme cela que j’ai grandi au milieu des vignes que j’ai soignées sous un soleil de plomb, sous les orages d’été et sous le vent d’Autan où se perdaient nos voix, et avant même d’avoir appris à lire, j’ai participé aux vendanges avec les ouvriers agricoles qui m’ont appris le métier. Mais un jour que le vigneron entretenait ses chais, il a bêtement glissé à l’intérieur et s’est noyé dans son vin. À la suite de cet accident, ma mère a continué à faire vivre l’exploitation comme si elle en était propriétaire. Il n’avait pas de famille et personne n’est venu réclamer quoi que ce soit. Avec mes petites mains, je l’ai aidée comme j’ai pu. Toutes les deux, nous avons retroussé nos manches et nous nous sommes plutôt bien débrouillées. Par la suite, à la mort de mes grands-parents, nous avons hérité d’un bien de la famille : cette maison où nous nous trouvons.


Tour à tour, les autres ont raconté une histoire érotique qui les a marqués. Je ne me souviens pas de tout ce qu’ils ont dit. Puis elle a joué de la guitare et je l’ai parfois accompagnée avec mon bandonéon. Elle connaissait par cœur d’immenses poèmes qu’elle nous chantait en occitan, puis qu’elle nous traduisait. Nous ne sentions pas le temps passer : à la fin, un rai de lumière passait déjà sous le volet.




ooOoo




Quelques jours plus tard, un dimanche matin, j’étais en train de prendre mon petit déjeuner, seul dans la salle à manger – les autres étaient encore au lit. Rafael est arrivé, en pyjama ; il avait comme des étoiles dans les yeux.



Au crayon de bois, il a esquissé les contours merveilleux du corps d’Électre.



Il s’est appliqué à faire apparaître des détails excitants qu’il inventait peut-être, comme son clitoris affleurant du fourreau, les nymphes, les grandes lèvres auxquelles il a ajouté une goutte de cyprine. Il a beaucoup de talent, surtout pour ce genre du sujet. Et pourtant, recouvrir un article du Monde sur les réfugiés de la jungle de Calais, ce n’était pas un support tellement adapté. Au fur et à mesure que la grâce apparaissait sur le papier, des gouttes de sueur perlaient sous ses cheveux blonds. Son style réaliste ressemblait à celui du dessinateur australien Loui Jover, avec un trait précis et de grandes surfaces noires qui donnaient de la profondeur au sujet.



Nous n’avions qu’à descendre un peu le bas de nos pyjamas, et nous sommes donc masturbés ensemble, tout en contemplant de la belle Électre une esquisse volée, qui même incomplète nous excitait terriblement d’un abricot fendu aux poils bruns, épars et fins, de cuisses aux rondeurs toutes douces et de petits pieds élégants.

Rachel est arrivée sans faire de bruit, et comme nous étions dos à la porte et très concentrés sur notre activité, nous ne l’avions pas remarquée tout de suite. Elle s’est assise à côté de nous et nous a imités. Ce n’était pas nous qui l’intéressions, mais le dessin en évidence. Elle a relevé sa chemise de nuit, un pied nu posé sur la table, laissant apparaître ses jambes et son sexe glabre dans lequel deux de ses doigts plongeaient profondément. Tout à notre action, nous avons tous les deux sursauté en prenant conscience de sa présence à côté de nous, tout gênés d’exhiber ainsi nos génitoires devant les yeux innocents d’une dame qui était, circonstance aggravante, mariée. Son rire clair a répondu à notre embarras :



Puis Thomas nous a rejoints, puis Lucas, puis Jérôme… au bout d’un quart d’heure, nous étions au complet, à l’exception notable de celle que le dessin représentait, a priori toujours dans sa chambre en train de prendre une douche, à en croire les bruits de tuyauterie. Une odeur de stupre commençait à envahir la pièce. Le pyjama me gênait et me tenait trop chaud, alors, tant qu’à exposer mon corps, autant que ce soit complètement : je me suis mis déshabillé, et les autres m’ont imité, y compris la peu farouche Rachel, laissant de côté leur pudeur pour s’adonner à leur première masturbation communautaire à laquelle, une première pour moi, participait aussi une femme.


Pourtant, malgré l’ambiance sympathique, quelque chose est allé de travers : nous n’arrivions pas à jouir ! Aucun de nous ne parvenait à extraire de lui la moindre goutte de sperme, ni à se procurer l’orgasme. Agacée, pressée d’en finir, Rachel est allée chercher son grand vibromasseur, celui qui se branche sur le secteur et pour lequel elle a besoin d’une rallonge. Le bourdonnement de son engin de plaisir réglé à la puissance maximum s’est mêlé au bruit caractéristique de la main qui parcourt le phallus multiplié par onze. Bref, un sacré bordel, mais, même après une demi-heure, impossible de conclure. Incompréhensible : concentrés sur le dessin qui nous hypnotisait, nous étions devenus impuissants ou, dans le cas féminin de ma charmante voisine, absolument frigide.


Et puis, elle est apparue subitement. Par où était-elle passée : mystère. Même ceux qui étaient en face de la seule porte de la salle ne l’ont pas vue arriver. J’ai ce souvenir précis, photographique, ancré profondément dans ma mémoire : Électre vêtue d’une longue robe noire au dos nu, au tissu fin couvrant entièrement ses jambes, et décorée autour de son long cou ambré par le soleil du Sud d’un grand colifichet de perles bleu azur. Coiffée, mais naturelle – elle ne se maquillait jamais. Plus envoûtante que jamais, à la féminité plus terrible qu’il nous soit donné jusque-là d’apercevoir. Sac à main en bandoulière, fraîche et légère, elle s’apprêtait à se rendre à la messe du dimanche matin, comme à son habitude. Elle marchait toujours comme si elle ne pesait rien, comme si elle était portée par la brise d’automne.


Paisible, immobile, elle nous regardait en souriant. La scène qui s’étalait sous ses yeux ne semblait pas la choquer ; par contre, nous étions un peu gênés qu’elle nous voie ainsi, craignant qu’elle nous considère comme des pervers exhibitionnistes. Chacun, tour à tour, a croisé son regard et aussitôt joui. Elle n’a même pas eu besoin de nous toucher pour arriver à ce résultat. De tous côtés, la semence jaillissait en flots dans un brouhaha de râles orgasmiques. Il y avait du sperme partout, un véritable foutoir. Dans l’orgie masturbatoire, Rachel nous aspergeait de ses gouttes de mouille toute chaude qu’elle envoyait, en agitant frénétiquement sa croupe, dans toutes les directions. D’un missile spermatique, j’ai même réussi à décorer le plafond, dans un soubresaut époustouflant. Mon gland était devenu comme les tisons de la cheminée qui finissaient de s’éteindre. En jouissant à s’en déchirer le ventre, ma voisine hurlait comme si on voulait l’égorger. Nous étions tous en rut : la folie sexuelle s’était brutalement emparée de nous. Il m’a fallu toute ma volonté pour me retenir de me jeter sur Électre comme une bête sauvage. D’autres, comme Thomas et Lucas, n’y sont pas parvenus, mais ils sont restés figés, à genoux, à cinquante centimètres de la belle dont les sandales étaient maculées de sève masculine. Elle les a regardés, sans rien dire, mais ils ont compris sa demande. Ils se sont penchés en avant et ont léché leur foutre jusqu’à la dernière goutte entre les orteils, sans manifester de signe de dégoût.


L’instant d’après, c’est-à-dire une fois que nous avions repris notre pleine conscience, elle a disparu. Aucun de nous ne l’a réellement vue partir, pas plus que nous n’avions remarqué son arrivée. À croire qu’elle n’a été qu’un mirage. J’ai regardé par la fenêtre et l’ai aperçue de dos, avec sa robe noire et son collier bleu, marchant en direction de l’église. Elle s’est retournée et nos regards se sont croisés.


Nous étions tous comme des boxeurs sonnés après un match perdu, pantelants et ruisselants de sueur. Les gars avaient des verges encore à moitié turgescentes où perlaient encore quelques gouttes de sperme. Chacun, dans sa tête, s’était fait un petit film dans lequel il ou elle croyait étreindre la belle qui se déshabillait sans fin et n’en finissait pas d’ôter son corsage après s’être laissée peloter. Le dessin, toujours posé en évidence sur la table, n’en finissait pas de nous provoquer.


Après une bonne douche fraîche permettant de nous remettre les idées en place, j’étais, comme les autres, affamé, mais avant même de pouvoir songer à prendre le petit déjeuner, il nous a fallu nettoyer les abondantes traces de l’étrange partie fine qui venait d’avoir lieu. Éponges et balais en mains, serpillières en action, nous étions silencieux, pensifs, encore sous le feu de la plénitude inquiète de nos orgasmes.


Comme à mon habitude, je suis ensuite allé courir une heure, accompagné de Rafael. Comme lui, j’étais en forme, et pas du tout rassasié sur le plan du désir sexuel. Rien d’exceptionnel : généralement, il me faut deux ou trois éjaculations par jour avant que ma virilité me laisse un peu en paix, masturbations ou acte sexuel. Pour nous vider la tête et trouver un semblant de paix, nous avons forcé le rythme plus qu’à la accoutumée, avant de revenir essoufflés et transpirants.


Au retour, Électre n’était pas encore rentrée. Par contre, Rachel nous attendait. Elle nous a invités dans sa chambre, Rafael et moi, sans même nous laisser le temps de rincer la sueur de notre effort. Elle nous a dit qu’elle adorait l’odeur de la transpiration masculine, et sur ce plan, elle était servie en abondance.


La vue de nos verges, au cours de l’épisode de la masturbation collective, l’avait fortement excitée et incitée à demander nos services. Elle a voulu la double pénétration, et retenant mon message de la veille, elle nous a tendu une boîte d’obligatoires préservatifs qu’elle venait d’acheter à la pharmacie d’en face, qui par chance était de garde ce dimanche-là.



Puis il a embrassé Rachel, à laquelle il faisait face, à pleine bouche. Pour ma part, je lui enfonçais mon phallus dans son orifice rectal. Après avoir entendu mon témoignage de l’autre soir, elle avait très envie d’expérimenter mon grand outil de chair mâle à cet endroit profond d’elle. Nos verges se frottaient l’une contre l’autre à travers la mince cloison entre rectum et vagin, d’une manière très plaisante pour nous trois. Soudain, j’ai pris conscience que cette femme exerçait un rôle d’intermédiaire entre Rafael et moi. Et qu’elle le savait et l’assumait. Lui et moi étions plus qu’amis : nous nous aimions d’un amour platonique, sans oser nous toucher, car strictement hétérosexuels. Il fallait qu’une femme s’offre à nous comme un canal afin de nous éviter le contact physique direct que nous n’aurions pas supporté.


Il l’a embrassée, mais c’est comme c’était moi qu’il avait embrassé… À trois, nous avons vécu un moment d’amour vrai, tout en étant triangulaire et en pensant à une quatrième personne qui se refusait à nous. La vie est décidément compliquée. Merci à toi, Rachel : tu as été, tout au long de ces jours de folie, une amie véritable, au cœur aussi généreux et grand ouvert que tes cuisses.


À cause de sa timidité, Rafael a dû prendre sur lui pour demander à Électre de poser pour lui permettre de terminer le dessin. Non seulement elle a refusé, mais elle s’est mise en colère : c’était la seule fois qui nous l’avions entendue élever la voix. Ensuite, elle a tout simplement déchiré l’œuvre inachevée. Mon ami, décontenancé, a cru perdre toute chance auprès de la belle, et s’est consolé avec la douce et peu farouche Rachel au corps accueillant, pleine de vie et de tendresse, s’offrant par gentillesse à qui la désirait. Mais l’ombrageuse au regard de feu l’obsédait, autant que nous tous. Nous en perdions le sommeil, et lorsqu’enfin nous sombrions dans les rêves, elle s’y trouvait systématiquement afin de nous faire subir, nuit après nuit, d’étranges et douloureux tourments.




ooOoo




Les jours ont passé, raccourcissant à l’approche de Noël. Nous allions nous séparer pour les vacances, mais juste auparavant, nous avions décidé d’aller ensemble à une soirée étudiante. Des habitants de la grande maison, personne ne manquait à l’appel, et il a fallu trois voitures pour nous transporter. Au début, classique orgie de décibels sous les boules à facettes, on s’agite et on transpire, pour évacuer la tension des examens.

Électre portait avec élégance la robe noire de l’autre jour, avec des chaussures à talons hauts, et en laissant libres ses longs cheveux plus noirs encore que l’est ma peau. Ne quittant pas la piste une seule minute, elle dansait infatigablement, comme toujours très courtisée. Qui voulait pouvait s’approcher d’elle, lui faire face et la contempler sous les lumières tournantes et colorées ; elle souriait toujours. Mais quiconque tentait de la toucher était repoussé, systématiquement – le dos nu était pourtant particulièrement source de tentation pour les mains baladeuses.


Puis sont venus les slows. Décidé à profiter de l’occasion pour tenter ma chance, je me suis empressé de l’inviter. Elle a accepté. C’était notre premier véritable contact physique. Nous avons dansé à la manière d’un tango argentin, d’un mouvement sensuel et grave, hanches contre hanches. Son haleine et sa respiration me fascinaient autant que la douceur de son visage. Elle s’est laissé guider et son regard, dans lequel je n’ai lu aucune trace de frivolité, ne me fuyait pas. Quelle classe exceptionnelle ! Pour les Sud-Américains, l’amour est une chose sérieuse, parfois tragique ou désespérée. Les autres nous regardaient évoluer, étonnés. Prudemment, je n’ai pas tenté de l’embrasser sur la bouche, sachant que cela aurait été voué à l’échec. En la tenant dans mes grands bras, mon cœur battait à deux cents pulsations par minutes, au moins. Je n’avais pratiquement jamais eu l’occasion de la toucher et j’étais plus calme sous le feu de l’ennemi. Des images de combat me sont bizarrement revenues en mémoire juste à ce moment-là, le sang des camarades hachés par les balles. Drôle d’association : sa féminité et la guerre. Légère comme un papillon, elle se laissait porter ; son dos souple se cambrait dans mes mains sans opposer la moindre résistance.


À la dernière note, elle a posé devant moi un genou à terre. Dans l’action, j’ai cru l’avoir subjuguée par ma façon de l’entraîner dans cette danse, mais en y repensant, plusieurs années plus tard, je me rends compte que si quelqu’un était subjugué, c’était bien moi. Elle avait chaud. Des gouttes de sueur perlaient sur sa poitrine, juste au-dessus des seins, irisant la lumière et disparaissant sous la robe. Le parfum naturel des femmes m’a toujours envoûté et le sien spécialement, unique et troublant, qui ne quittera jamais ma mémoire.


Rafael m’a remplacé pour la chanson suivante. Il l’a prise dans ses bras, se contenant de tourner lentement, et elle lui souriait, comme à moi, semblant avoir oublié l’incident du dessin. Il semblait à l’aise, mais je sentais qu’il produisait intérieurement un effort énorme pour dissimuler son trouble. Les autres ont aussi leur tour, y compris Rachel. Celle-ci, d’abord, ne voulait pas qu’on la prenne pour une lesbienne : c’est la belle à la robe noire qui est venue la chercher au bar où elle s’ennuyait devant son verre de bière, et elle s’est laissé convaincre.


Au retour, Électre et moi étions assis sur le siège passager de la voiture de Rafael qui conduisait. Elle avait mal aux pieds : rien d’étonnant après une nuit entière de danse. Je lui ai retiré ses chaussures pour lui masser ses plantes douloureuses, doucement. Elle m’a laissé m’occuper d’elle. Il n’y a rien de plus sensuel que ce geste, elle s’en rendait bien compte, et son regard me disait qu’elle était désolée de ne rien avoir de plus à m’offrir d’elle que cette partie de son corps. J’ai osé déposer un bécot sur ses orteils, sans réaction de sa part, et même lécher les malléoles. Allongée sur le dos, détendue, elle regardait mon visage, l’air étonné de voir tant contraster mes dents, que j’ai très blanches, et le blanc de mes yeux grand ouverts sur sa beauté, avec la noirceur mate de mon visage où seules quelques gouttes de sueur sur mon front reflétaient la lueur orangée des lampadaires défilant à toute vitesse. Je lui souriais, elle aussi, et nous nous sentions bien. Ses fragrances corporelles, naturelles, m’envahissaient de bien-être : je n’en demandais pas plus, sinon de prolonger le plus possible cette heure somptueuse.


Mon ami nous regardait discrètement dans son rétroviseur. Était-il jaloux ? Il a accéléré afin d’écourter le trajet. Nous étions un peu secoués, avant d’arriver les premiers dans la grande maison sombre. À près de huit heures du matin, le jour n’est pas encore levé dans l’Ouest vers le solstice d’hiver.


Fatigués, nous sommes tous allés nous coucher, les premiers réveillés n’émergeant que vers quinze heures. Pour une fois, j’ai bien dormi, avec des rêves plutôt agréables d’étreintes fantastiques. Sous la lueur d’une lune toute ronde, mon désir de la belle aux cheveux de nuit était représenté par un albatros qui planait face au vent marin, guidé par les étoiles, en étendant ses longues ailes blanches au-dessus de la plaine. En bas, des rivières, issues d’un sperme jaillissant des sources vives des montagnes enneigées, serpentaient entre des collines faites de chair féminine, seins et bassins, ventres géants, cuisses ouvertes sur des vagins béants, sombres forêts d’un mont de Vénus couvert de poils pubiens. Les torrents chauds de la sève des hommes se mêlaient à ceux, transparents, de la cyprine s’écoulant du paysage féminin, pour former d’immenses fleuves bouillonnants aux fragrances de stupre, se déversant ensuite plus paisiblement vers les eaux noires de l’océan du néant. Soudain, le soleil s’est levé et elle a émergé des flots, nue en son corps gigantesque et désirable, les bras levés si haut qu’elle en ouvrait le ciel qui était fendu en deux, écartant les dernières étoiles de l’aurore, et l’oiseau blanc d’un dernier piqué a fusionné avec elle à l’instant précis où je me suis éveillé en souriant. Avant de me lever, je suis resté quelques minutes au lit afin de goûter à la paix apportée par ce songe. Les yeux lourds, la maison émergeait lentement, dans ses bruits de douche, de cafetière et de grille-pain, de rires et de voix familières, après la longue nuit de fête et de décibels.


Dans l’après-midi du samedi, les autres ont bouclé leur valise pour retrouver leurs familles durant les deux semaines de vacances. Rafael a emmené Thomas et Électre à la gare, puis il partait lui-même, dans sa voiture, pour Milan. Douze heures nocturnes d’autoroute non-stop, mais cela ne lui faisait pas peur ; pour bavarder, il prendra des auto-stoppeurs en chemin – et peut-être des aussi des auto-stoppeuses peu farouches, qui sait ? Train de nuit pour elle, un vieux Corail aux banquettes en skaï fissuré et aux odeurs de cigarette froide, arrivée vers deux heures du matin dans la petite cité languedocienne. Bon voyage, mes amis. Je vous aime tous les deux à la folie. Revenez vite à Rennes où je vous attends. Il ne restait plus que Rachel et moi, seuls dans la grande maison. Elle n’est partie retrouver son mari et ses enfants que le lendemain matin. Nous avons dîné en tête à tête d’un repas spécial que j’avais préparé pour nous deux. Comme notre sommeil était décalé, nous n’avions pas envie d’aller nous coucher.



Car je savais ouvrir les portes, pour l’avoir appris dans une vie antérieure. Nous étions très excités en pénétrant dans l’antre de la belle aux secrets farouchement gardés, croquant consciemment à pleines dents le délicieux fruit défendu de la curiosité. Des rayons entiers de sa bibliothèque contenaient des livres sur le thème de l’ésotérisme, dont de nombreux ouvrages anciens à l’épaisse reliure de cuir. J’en ai feuilleté quelques-uns, parcourant des passages au hasard, sans rien y comprendre ; il y avait même des textes en latin, en grec, et dans d’autres langues anciennes que je n’ai pas su identifier. Les illustrations, par contre, étaient particulièrement explicites et effrayantes, avec notamment des dessins de jeunes gens dénudés et livrés à des femmes exorcistes aux méthodes pour le moins spéciales. Je me suis demandé si elle avait aussi ce genre de pratique, me promettant de poursuivre mon enquête un peu plus tard.


À côté de ses étranges lectures, Électre collectionnait également les peluches : elle en possédait une bonne trentaine, alignées pour les unes sur une étagère, pour les autres sur le bord du lit. Un gros ours blanc, d’environ cinquante centimètres de haut, semblait sa préférée, au vu de son état. En le regardant de plus près, Rachel a sursauté : ses babines étaient sanglantes…



Rachel l’a soigneusement examiné et humé.



J’ai haussé les épaules.



Elle s’est complètement déshabillée puis, couchée sur le dos, a frotté le museau de la peluche entre ses cuisses entrouvertes. Avec mon téléphone, je l’ai prise en photo.



Elle a dit cela tout en adorant s’exposer nue pour susciter le désir des garçons.



Elle a fermé les yeux, s’imaginant dans l’étreinte saphique avec la mystérieuse Électre, qui aurait finalement consenti à agiter sa langue au-dessus du clitoris. Elle s’est cambrée et sa respiration est devenue rapide. Pendant que je lui caressais doucement les seins, elle a émis des gémissements de plus en plus aigus, puis, soudain, un hurlement suraigu. Elle pouvait en profiter autant qu’elle voulait : la maison était déserte. Pendant ce temps, je la mitraillais au flash. Elle tenait à pleines mains la peluche dont le frottement sur son sexe se faisait de plus en plus rapide. Puis elle s’est tue, la bouche ouverte en grand semblant chercher désespérément l’oxygène, les yeux révulsés, agitée de convulsions, muscles tendus au maximum dans l’extase. J’étais impressionné : je n’avais encore jamais vu quelqu’un jouir avec autant d’ardeur, avant de se relâcher complètement. Elle était inerte. J’ai caressé son visage qui était si beau après la violence extrême de l’orage orgasmique, comme un ciel bleu nettoyé de ses nuages noirs.


Après une minute ou deux d’inconscience, j’ai commencé à m’inquiéter. L’ours était toujours coincé entre les jambes de Rachel qui ne bougeait plus du tout, le museau tâché de rouge sombre, comme s’il était repu après avoir dévoré la vulve de mon amie. J’ai arraché la bête et l’ai jetée au sol. Vérification faite, son cœur battait toujours et elle respirait.



Elle m’a fait sursauter.



Elle s’est allongée, le bassin sur mes genoux, me tendant ses charmantes fesses afin que je la claque à cet endroit. Au début, j’y suis allé doucement, pour ne la lui faire trop mal.



Puisqu’elle l’a voulu, je l’ai fessée plus rudement d’une cinquantaine de gifles fessières, jusqu’à ce que cet endroit mignonnement rembourré en devienne pivoine. Sa soumission me faisait bander d’une belle bosse à mon pantalon, car pendant tout ce temps j’étais resté vêtu. Plus pour longtemps.


Pour me faire pardonner ce mauvais traitement, je l’ai sucée jusqu’à plus soif à l’endroit où cela fait du bien, puis nous avons copulé comme des bêtes en rut, en différentes positions. Parfois, il nous a semblé qu’Électre nous observait ; il nous fallait regarder autour de nous, pour nous convaincre qu’il n’en était rien, évidemment. Il y avait comme une présence mystérieuse. Cela aurait pu nous déconcentrer, mais au contraire, curieusement, cela renforçait notre excitation. Depuis le plancher où je l’avais jeté, l’ours blanc, en voyeur impénitent, nous regardait fixement de ses yeux lubriques, et ses babines tâchées de sang semblaient nous avertir qu’il attendait son heure pour se venger d’avoir été violé par une femme autre que sa maîtresse. Cours toujours, babiole en peluche. Ah, si tu pouvais parler, et nous raconter les grâces de ta propriétaire, ce serait différent.


Enlacés, ruisselants de transpiration après notre longue étreinte, nous nous sommes endormis sans entrer dans les draps, pour ne pas défaire le lit. Nous avons éteint la lumière, mais comme les volets n’étaient pas fermés, une lueur lunaire éclairait la chambre.


L’ours en peluche nous regardait toujours. Soudain, il s’est animé. Tout seul ! Il avait de tout petits yeux écarlates et brillants qui se voyaient dans la pénombre, et marchait sur ses deux pattes arrière, maladroitement, en progressant entre mes jambes écartées, jusqu’à mon sexe. Je me suis alors rendu compte que Rachel et moi étions ligotés tous les deux sur le lit par poignets et chevilles.


L’effroi aurait dû faire se dresser mes cheveux, même crépus, sur la tête, mais je restais calme. Ma compagne s’est alors réveillée. L’ours a commencé ce qui ressemblait à une fellation, ce qui me faisait bander, mais en pratique son geste consistait à manger mon pénis, à petits coups de mâchoire avec ses petites dents pointues, morceau par morceau, en commençant par le gland, puis en grignotant progressivement ce qui restait de mon membre viril. J’endurais silencieusement la douleur en regardant celle qui était attachée d’une manière aussi serrée que je l’étais. Voyant ce que je subissais de l’étrange créature, et sans doute craignant aussi ce que celle-ci aller lui infliger ensuite, elle hurlait sa terreur à pleins poumons. Le monstre avalait ma viande humaine ainsi que le sang que je répandais, au fur et à mesure de son repas anthophage, et à cause de cela, il augmentait progressivement de volume. Quand il a eu fini de dévorer ma verge, il s’est attaqué aux testicules, l’un après l’autre. J’étais promis à devenir bientôt un eunuque, dépourvu de tout désir pour les femmes : plus que la souffrance, c’était cela qui me chagrinait le plus.


Je me suis réveillé. Mon somme n’avait duré qu’un quart d’heure, sans le sommeil profond qui me permet généralement de récupérer malgré les cauchemars. Celui-ci m’avait particulièrement glacé : comme souvent en un pareil cas, j’ai décidé de me lever, sans faire de bruit pour ne pas éveiller Rachel. Je n’irai pas me faire un café non plus, pour ne pas abandonner ma douce amie, qui serait restée seule dans l’inquiétante chambre. Avec des yeux habitués à une faible lumière, le clair de lune m’a permis d’y voir un peu. Avec précautions, j’ai exploré méthodiquement la pièce et fini par mettre la main sur un petit album-photos caché derrière les livres de l’étagère.


Jolie découverte : des photos d’Électre entièrement nue s’y trouvaient, avec celles d’autres personnes que je ne connaissais pas. Apparemment, depuis assez longtemps, elle était adepte de séances très poussées de sadomasochisme où, exerçant le rôle de dominatrice, elle tourmentait ses victimes attachées sur une table avec la pointe d’un canif, afin de dessiner d’étranges motifs sur leur peau. Certainement, cela devait être douloureux, et pourtant chacun se laissait faire en grimaçant. Les victimes étaient des hommes et des femmes de tous âges, apparemment libres de se laisser attacher, généralement de nuit et à l’extérieur, pour d’inquiétantes séances de gravure sur corps. À cette occasion, j’ai d’ailleurs remarqué qu’elle-même possédait ce genre de dessin sur son ventre, autour du nombril. Rafael n’a pu le remarquer l’autre jour, car elle portait un corsage pour tout vêtement. Cela expliquait la pudeur de celle dont ces images m’ont confirmé qu’elle était la vénusté même. À partir de cette nuit-là, le désir d’elle et de son corps de déesse s’est ancré en moi plus solidement, plus amèrement que jamais. Il me fallait l’étreindre ou bien en perdre définitivement la raison.


Soudain, j’ai entendu un cri. Rachel devait elle aussi faire un cauchemar. Je suis retourné dans le lit afin de la prendre dans mes bras et tendrement la consoler. Elle pleurait. Quand elle a ouvert les yeux, son regard est tombé immédiatement sur l’ours en peluche blanc, et elle a hurlé à nouveau. Il m’a bien semblé qu’elle ait fait un rêve similaire au mien… j’ai dissimulé l’inquiétante créature sous le lit.



Elle tremblait et avait le plus grand besoin que je lui prouve que les images horribles qui avaient défilé devant ses yeux n’étaient pas réelles et que je possédais encore toute ma virilité. De mon côté, les images dénudées d’Électre m’avaient excité d’une solide bandaison me permettant de pénétrer ma compagne sans aucun préliminaire, puisque c’était ce qu’elle désirait. Elle s’est agrippée à moi et blottie contre mon corps, rassurée par mon odeur d’homme qui la comblait à l’endroit où son vide réclamait ma chair de mâle. Sans bouger, nous sommes restés assez longtemps reliés par nos sexes, sans éjaculation ni orgasme et sans échanger de paroles, tout en tendresse et en complicité. Cela m’a permis de l’apaiser. Puis nous nous sommes enfuis de cette chambre en nous promettant de ne plus y revenir, sauf pour effacer nos traces et restaurer la pièce dans son état initial, afin qu’Électre ne se rende pas compte de l’intrusion au cours de notre nuit de folie.




ooOoo




En début d’après-midi, j’ai accompagné mon amie à la gare pour l’aider à porter ses bagages et aussi parce que sa présence m’apaisait et que je voulais retarder l’heure de nous séparer. Rachel est incorrigiblement nymphomane ! Dans le train, elle n’a pas pu s’empêcher de séduire son voisin de siège, un jeune homme qui l’heure d’avant était puceau, à peine sorti de l’adolescence, avant de l’emmener aux toilettes pour lui faire découvrir un aspect assez plaisant de la vie, en des coquineries dont elle m’a envoyé quelques photos osées au moyen de son téléphone portable. Lorsqu’elle est rentrée chez elle, son mari a dû sentir la semence sur la peau de sa chère et tendre épouse depuis la gare Montparnasse tellement elle en était imbibée.


Pendant deux longues semaines, je suis resté seul dans la grande maison, m’occupant entre les révisions et mon activité de gigolo, pour laquelle je pouvais dégager du temps. Je ne refusais plus personne à l’exception des messieurs, de sorte que je me suis mis à l’abattage, avec jusqu’à quatre clientes en vingt-quatre heures, le jour de Noël. L’une d’elles, une habituée âgée et fortunée, m’a offert une belle montre que je porte toujours. La prostitution m’aidait à ne plus penser en permanence à celle qui me manquait. Car la belle de Carcassonne continuait à me hanter, dès que je ne tenais plus personne dans mes bras. La solitude ne m’a jamais réussi ; c’est d’ailleurs en partie pour y échapper que je me suis engagé dans la Légion où l’on n’est jamais seul. Avec l’argent gagné, je suis allé m’acheter un grand et luxueux manteau, puis traîner au parc Thabor désert à cause du froid, assis sur un banc. Les souvenirs de la guerre me prenaient à la gorge, fracas des combats mêlés des images du corps et du regard étrange d’Électre. Pour la première fois depuis des années, j’ai pleuré son absence dans le silence des grands arbres, alors que les premiers flocons de neige de l’année tombaient doucement autour de moi.


Dans un bar, ce dont manifestement cette ville manque le moins, au chaud devant mon bock de bière noire, je me suis souvenu du tango que nous dansions, elle et moi, au cœur de la nuit, puis lorsque je lui avais massé doucement ses pieds fatigués, plongé dans ses odeurs, juste avant l’aurore. Au cours de cet épisode, ma vie m’avait semblé plus légère que la mousse de ma Guinness. Si les balles m’ont épargné à la guerre, me suis-je dit, ce sera sûrement mon obsession pour les femmes en général, et celle-là en particulier, qui finira par avoir ma peau.


La regarder dans ses gestes quotidiens était mon opium violent, à la fois délétère et délicieux, un poison érotique qu’elle me distillait chaque jour par son sourire, son attitude ultra-féminine et sa manière d’être aussi mystérieuse que séduisante. Comme une araignée qui attend patiemment son heure, elle me voyait me débattre dans les fils de sa toile sensuelle sans le moindre espoir ni même la volonté d’en réchapper, à chaque minute plus fasciné, plus exalté, plus soumis à sa sublime cruauté. Mais la légion m’avait appris, au cours de stages dans la jungle, à ne plus craindre les bestioles à huit pattes, aussi venimeuses fussent-elles – Électre l’était terriblement. Et ce qui était vrai pour moi l’était aussi pour Rafael, sans doute même d’une manière encore plus extrême, pour Rachel également, et probablement aussi pour les autres garçons dont j’étais moins proche, mais dont je percevais le trouble dans leur regard perdu, assombri, imprégné de désir, au détour de nos conversations.


Des souvenirs ont défilé dans ma mémoire, des images imprimées de la folie furieuse de son effrayant pouvoir de séduction. Je peux témoigner d’avoir vu certains, qui pourtant semblaient équilibrés, perdre en sa présence toute raison et leur dignité d’homme à cause de leur désir pour elle, se ruinant pour lui offrir des bijoux de prix, décidant d’abandonner épouse et enfants pour refaire leur vie avec elle, se mettant à genoux pour baiser ses petits pieds en la suppliant d’accepter l’amour insane qui les dévorait sans rémission. Elle aurait pu obtenir d’eux absolument tout ce qu’elle voulait. Ces comportements ne la surprenaient même pas : elle avait l’habitude de ce genre de scène et traitait ses prétendants avec délicatesse, sans faire bon marché de leurs sentiments qu’elle ne partageait pas, ce qu’elle leur expliquait simplement. Ils repartaient avec la mélancolie amère des amants éconduits, encore tout brûlants de leur fièvre, avant d’aller se cacher pour soigner leur blessure puis retrouver leur vie d’avant.


Un matin, il m’a pris l’idée de rechercher l’adresse de sa mère afin de lui envoyer une carte de vœux que j’ai achetée sur un coup de tête. Malgré des heures passées devant l’écran de ma tablette, impossible de trouver ce renseignement. Découragé, j’ai fini par renoncer dans la soirée, et de colère j’ai déchiré la carte.


Le lendemain, j’ai longtemps erré dans la brume froide, marchant comme un somnambule, croyant à chaque pas découvrir son visage à travers celui des passantes, visage aux yeux de lumière, et aussi dans les reflets du soleil pâle dans l’eau glacée de la Vilaine. J’ai cru entendre le chant de sa voix dans celui du vent qui sifflait à mes oreilles, sentir son odeur dans celles des fleurs des jardins publics. Elle était partout à la fois.


J’ai croisé sur mon chemin de hasard un ancien compagnon d’armes, un solide ukrainien, ce qui a bien égayé la journée de la Saint-Sylvestre. Ensemble, en nous racontant nos aventures, fortunes et infortunes du cœur et du travail, et en refaisant le monde, nous nous sommes enivrés de champagne jusqu’à la fermeture, pour fêter la nouvelle année. En quelques tournées générales, j’ai gagné en popularité, mais claqué avec insouciance presque tout ce que j’avais gagné en me prostituant. Cela m’importait peu : d’autres femmes me paieront encore pour que je donne de la joie à leur corps et que j’honore leur féminité de ma virilité à l’appétit sans fin. Mais une fois sorti, après les dernières tapes dans dos de l’ami que la chance m’a prodigué dans mon errance, les vapeurs d’alcool se sont rapidement dissipées et le désespoir est revenu à la charge, plus amer encore de l’absence d’une femme. Les flonflons du Nouvel An résonnaient dans ma tête comme un tango farouche et noir, la danse née dans un pays où il n’y avait presque pas de femmes. J’avais l’impression d’évoluer sur une piste déserte et obscure avec une partenaire invisible. Avant de retourner sous mon toit pour y affronter mes fantômes en tentant de trouver le sommeil, je suis rentré à pieds, et en chemin, j’ai donné mon manteau neuf à un clochard qui, dormant sur le trottoir malgré les intempéries, en avait bien plus besoin que moi. Je ne parviendrai jamais à l’attacher au confort et aux biens matériels.




ooOoo




Passée la rentrée de janvier, plus de deux mois se sont écoulés sans événement notable. Électre enflammait alentour le désir d’elle sans jamais le satisfaire. Pour son anniversaire, nous lui avions offert chacun une rose rouge, d’un rouge particulièrement vif, sanglant, écarlate, fleur du désir de sa chair, mais en nous abstenant d’en couper les épines sur les tiges… ce qu’elle a tout de suite remarqué. Avec son sourire habituel, elle nous a tous chaudement remerciés d’une bise sur la joue. L’aurait-elle voulu, nous nous serions tous laissés flageller sur tout le corps avec ces fleurs. Nous avons laissé le bouquet dans un vase en évidence sur le buffet de la salle à manger, jusqu’à ce que les douze roses, perdant progressivement leur odeur, soient complètement fanées. Rafael a gardé pieusement les pétales dans une boîte métallique où il collectionnait tout ce qui venait d’elle. Il a même conservé un tampon usagé. De nous tous, il était celui qu’elle rendait le plus fou de désir, au point que cela nous inquiétait. Surtout moi. Ses yeux brillaient, hallucinés, devant elle. Nous ne le voyions plus dessiner à tout moment comme avant. Il ne mangeait plus, ne venait plus en cours, ne sortait plus courir avec moi le dimanche matin, ne disait plus rien. À ma demande, Rachel la douce faisait de son mieux pour l’apaiser, généreuse avec son cœur comme avec son corps menu. Tous les trois, nous forniquions comme des brutes, hagards, au cours d’orgies qu’Électre devait entendre depuis sa chambre où elle n’admettait jamais personne.


Et puis, au printemps, il est venu m’annoncer la nouvelle : elle l’invitait à l’accompagner pour une balade en forêt de Brocéliande. Le soir. Drôle de proposition. Il était tellement content qu’il aurait embrassé tout le monde.


Cela m’a tant étonné que j’étais dubitatif. Une petite voix que je connaissais me parlait, et me disait qu’il ne fallait que Rafael aille de promener en forêt accompagné de cette fille. En Afghanistan, cette voix que je suis le seul à entendre m’a dit un jour : ne va pas à gauche, va plutôt à droite. À gauche, le terrain semblait pourtant plus facile. J’ai pris à droite, escaladé des rochers avec mon Famas et mon barda, et il ne m’est rien arrivé. Mon sergent, lui, a pris à gauche : il a sauté une mine antipersonnel dont le terrain était truffé. Il est toujours vivant, mais il n’a plus de jambes. L’intuition a des mystères qu’il ne faut pas tenter d’expliquer.

Bien sûr, quand j’ai tenté de le dissuader d’accepter l’invitation, Rafael a cru que j’étais jaloux. Le ton est monté, on s’est disputés ; on en est même venus aux mains. J’étais bien obligé de parer ses coups, de me défendre en faisant le maximum pour éviter de le blesser, tant physiquement que moralement. J’ai fini par dire :



Il a haussé les épaules.



Électre nous regardait, comme plusieurs autres. Elle connaissait l’enjeu. La partie a duré assez longtemps, avec plusieurs retournements de situation. Elle m’a regardé fixement. Je me suis senti faiblir, et mon bras a soudain cédé à mon ami qui jetait toutes ses forces dans la confrontation.


Tous les deux se tenaient par la main quand je les vus partir en voiture, avec un pique-nique dans un panier. J’ai senti mon cœur se glacer, et n’ai pas dormi de la nuit.


Le lendemain matin, ils n’étaient toujours pas rentrés. Je les ai appelés sur leur portable, l’un comme l’autre : pas de réponse. J’ai laissé des messages pour qu’ils me rappellent. Plusieurs jours ont passé. Nous étions tous morts d’inquiétude. En voiture, nous avons parcouru la forêt à leur recherche, mais rien. C’était dérisoire, car la zone à explorer était immense. Nous sommes rentrés bredouilles à la maison.


Coup de sonnette. Un lieutenant de gendarmerie se présentait, uniforme et galons impeccables, pour nous annoncer la nouvelle que nous redoutions tous : un promeneur a retrouvé Rafael mort sous un chêne. Les autres détails étaient si effroyables qu’il nous a fallu nous asseoir autour de la table pour les entendre. Il s’est suicidé en s’émasculant lui-même avec un canif, et il mort de l’hémorragie qui s’en est suivi. On l’a retrouvé nu. Une telle façon de procéder est inhabituelle, d’autant qu’il n’a pas laissé de lettre d’explication. L’enquête confirmera qu’il s’agit bien d’une autolyse, ou bien si c’est un meurtre. Mais, s’il n’avait pas de problème particulier, n’avait pas non plus d’ennemi connu – nous l’avons confirmé –, son argent et sa carte bancaire sont restés dans son portefeuille à côté de lui, et sur les lieux il n’y avait aucune trace du passage de quelqu’un d’autre qui aurait pu commettre le crime. Tout le monde pensait à Électre, mais personne n’a parlé d’elle au lieutenant. Nous nous doutions qu’il y avait quelque chose de suspect à son sujet. L’officier m’a montré le petit couteau pliant dans un sachet transparent : j’ai confirmé que l’objet lui appartenait bien, l’ayant souvent vu s’en servir pour aiguiser ses crayons.


J’ai dû encaisser le choc, soutenir ceux qui pleuraient. Côtoyer la mort était une vieille habitude que je ne pensais pas devoir retrouver, surtout dans ces circonstances. Comme un automate, fouiller dans sa chambre pour retrouver l’adresse de ses parents. Il a bientôt fallu accueillir ceux-ci lorsqu’ils sont venus chercher les affaires de leur fils. En attendant, ranger un peu, cacher les photos cochonnes et les dessins coquins qu’il avait faits de Rachel, toujours volontaire pour se laisser dessiner nue dans les postures les plus obscènes. J’ai récupéré le journal de petites annonces où se trouvait le dessin qu’il a réalisé l’après-midi ensoleillé où nous nous sommes rencontrés, et que je garde toujours comme une relique.


En finissant de débarrasser la chambre, un papier froissé dans la corbeille a fini par attirer mon attention. Je l’ai déplié. C’était bien son écriture, difficile à déchiffrer : manifestement le début d’une lettre qu’il voulait m’écrire, avant de renoncer sans doute.


Cher Jean,

Je regrette que nous nous soyons battus. Je comprends très bien ton inquiétude et je la respecte. Mais, quel qu’en soit le prix, il faut que j’aille à ce rendez-vous, autrement je le regretterai toujours. Je suis conscient qu’Électre est une fille dangereuse autant qu’elle est incroyablement désirable, et c’est en connaissance de cause que j’ai accepté son invitation.

Car il y a une confidence qu’elle m’a faite en promettant de garder le secret – mais c’est trop lourd pour moi, alors il faut que je te raconte. Il est normal que tu ne sois pas parvenu à retrouver ses coordonnées à Carcassonne, parce sa mère n’y habite plus. Ni là, ni ailleurs. Et pour cause : elle est morte, elle aussi noyée dans un tonneau de vin. Sans l’avoir avoué explicitement, car elle n’en a parlé qu’à demi-mot, sa fille y est sans doute pour quelque chose…

Si les choses devaient mal se terminer pour moi, sache que je suis quand même très heureux de t’avoir connu, et je crois même pouvoir dire…


Ensuite, le texte devenu était complètement illisible, l’auteur étant submergé par l’émotion en écrivant ces mots.


Au cours des obsèques qui ont eu lieu à Rennes, afin de ne pas laisser ses proches dans la confusion, la rose que j’ai déposée sur son cercueil était blanche. Arrivederci Rafael. Tu ne m’inviteras jamais à boire un expresso à Milan.


Électre n’est jamais réapparue, ni n’a répondu à mes appels. Volatilisée. J’ai tenté de me renseigner discrètement à la faculté de sciences qu’elle fréquentait, mais ses copains aussi étaient étonnés de sa disparition. Pour autant, persuadé qu’elle était vivante, je ne me suis jamais résolu à prévenir les gendarmes. La faire suspecter ne m’aurait de toute façon pas rendu pas Rafael.


L’été a passé, suivi d’un automne humide et plutôt frais. J’ai quitté la maison pour louer un studio, seul, car je n’ai pas eu la force de poursuivre mes études. En septembre, pistonné par l’ancien légionnaire ukrainien avec lequel j’ai passé la nuit du Nouvel An, j’ai été embauché comme vigile dans un supermarché où je tenais à l’œil les voleurs de gigots, que j’étais censé dissuader par ma carrure dissuasive sous le costume sombre.


J’ai abandonné les dames qui payaient pour accéder à mes charmes. Financièrement, je n’en avais plus besoin, car mon salaire était des plus corrects. Et pour cause : ma patronne avait ajouté une clause secrète à mes conditions d’embauche : on devine aisément laquelle. C’était une femme de cinquante ans, bien en chair, plutôt jolie, même si elle ne se mettait pas en valeur et ne souriait pas beaucoup. Parfois, elle me faisait appeler pendant mon service, demandait qu’on ne la dérange pas, et relevait sa jupe tout en continuant à travailler devant son ordinateur. Comme elle aimait me regarder nu, la verge érigée pour elle seule, je me déshabillais devant elle, et puis je me mettais à quatre pattes sous le bureau où j’accédais à sa fourche intime au moyen de ma langue. Les parfums féminins génitaux me réchauffaient le cœur. J’imaginais que c’était le sexe d’Électre dont le souvenir continuait à me hanter. Au sol, il y avait souvent une petite flaque de sa mouille qu’elle aimait me voir laper. Un jour, il lui est même arrivé de jouir tout en téléphonant pour reprocher à un fournisseur ses retards de livraison, sans rien en laisser paraître. Lorsqu’elle était suffisamment excitée, je la pénétrais. Parfois, nous nous livrions discrètement à des jeux coquins afin de satisfaire ses désirs torrides dans la froidure de l’entrepôt.


Nous avions des rapports de dominante à soumis, et j’assumais ce rôle en toute liberté. Un tango inversé où je me laissais mener par sa libido affamée de mon grand corps d’ébène qu’elle aimait tant voir dénudé. Nos couleurs de peaux respectives n’y étaient pour rien – du moins je crois. Il n’y avait pas de racisme dans son regard, seulement du désir pour mon corps masculin, une fièvre exacerbée par le risque que nous soyons surpris. Que ce soit dans l’entreprise ou ailleurs, le pouvoir exacerbe la libido, dont la sienne était un incendie permanent. Quant à moi, je suis passé du statut de gigolo exerçant en libéral à celui de gigolo salarié, dévolu au plaisir d’une seule personne. Dans un cas comme dans l’autre, j’étais en situation de satisfaire ma passion : que les femmes sont belles sous l’effet de la fièvre charnelle !


Mon temps libre était meublé, essentiellement, par le désœuvrement. J’ai revu Rachel et l’ai invitée à dîner dans mon appartement. Ensuite, nous sommes allés au cinéma et bien sûr, au retour, nous avons fait l’amour. J’étreignais son petit corps d’animal plein de vie, et je me sentais mieux. Mais elle m’a fait comprendre qu’elle voulait de nouvelles expériences et donc éviter de s’attacher à moi. Depuis, nous ne nous sommes plus revus. Cependant, sous la chaleur de la couette, au milieu de la nuit, serrés, nus l’un contre l’autre, nous avons évoqué le souvenir d’Électre, que nous avons tant désiré ensemble. Celle que nous appelions la belle de Carcassonne n’est pas revenue et personne ne pouvait dire ce qu’elle est devenue.




ooOoo




Début novembre, au parc Thabor, sous une pluie battante et glacée, je suis retourné m’asseoir sur le même blanc que l’hiver dernier, afin de méditer. La nuit tombait et le jardin allait bientôt fermer ses grilles. Au début, j’étais seul, puis une silhouette féminine est apparue, vêtue d’un long manteau dont l’ample capuche masquait le visage. Elle s’est assise à côté de moi.



J’ai sursauté parce que c’était la voix chantante que je connaissais bien.



Je ne comprends décidément pas ce qu’elle veut. Elle me prend la main.



Elle a écarté les pans de son manteau, sous lequel elle était nue, puis elle s’est assise sur mes genoux, jambes largement écartées, face à moi. Elle a ôté sa capuche, me révélant soudain son visage d’ange et ses yeux de feu. Quand j’ai vu sexe légèrement herbu, le dessin de Rafael m’est revenu en mémoire. Son corps était celui d’une déesse, sans aucun défaut, étonnamment léger malgré sa taille et sa croupe charnue. Des seins de belle forme, fermes, doux et volumineux que je pouvais enfin palper, et même en mordiller les aréoles. Un ventre lisse et blanc qui se laissait parcourir par mes doigts avides. Des lèvres salées que je pouvais joindre enfin aux miennes sans qu’elle s’y oppose, et elle savait sortir sa langue pour la rouler contre la mienne. Son haleine faisait mon bonheur. À moi qui étais affamé de sa chair féminine, qu’aucune femme parmi celles, nombreuses, que j’avais tenu dans mes bras n’avait pu rassasier, elle s’est offerte toute entière.


Alors les signes secrets gravés sur son ventre, qui parlaient d’un ailleurs dans un langage incompréhensible, m’ont sauté au visage.


Pour lui parler, plus aucun mot ne traversait mon esprit. Les pulsions de mon sexe avaient pris le contrôle. Pour acquiescer, j’ai seulement hoché la tête. Elle a abaissé ma braguette et sorti ma verge du caleçon. Sexuellement, j’étais à jeun depuis une semaine pendant laquelle je n’avais simplement pas envie, un record. À la vue de ce corps, mon membre s’est mis immédiatement debout, d’une raideur parfaite, le gland violacé et suintant la rosée du désir. L’expression de ma part animale devenait incontournable, et prenait le pouvoir sur mon esprit.



Elle m’a d’abord lié les poignets sur le dossier du banc avec des cordelettes qu’elle a extrait de la poche de son manteau. Je me suis laissé faire en confiance et en silence, contemplant le corps extraordinaire qui me retenait prisonnier. Puis elle a levé son bassin, et s’est simplement assise sur mon sceptre d’homme. J’ai senti une résistance et vu un peu de sang clair s’écouler. Ce n’est pas moi qui l’ai déflorée : elle s’est transpercée elle-même. Elle était très étroite et, de plus, aspirait mon membre d’une façon que je n’avais jamais rencontré auparavant, malgré mon expérience des femmes. Le plaisir est monté très vite, très fort, et il ne retombait pas.


Quand j’ai joui en elle, j’ai cru mourir d’épectase, le cœur submergé d’émotion. J’ai dû aussi arborer une grimace à laquelle elle m’a répondu par son sourire. À demi conscient, j’ai lâché prise, offrant mon visage à la pluie bienfaisante qui redoublait d’intensité, buvant l’eau qui venait du ciel. Malgré l’abondance du sperme que j’ai éjaculé, pas une goutte de la liqueur fertile ne s’est échappée de son vagin.


Elle a extrait un canif de sa poche et ouvert la lame sous mes yeux. Normalement, j’aurais dû avoir peur, mais non, aucun effroi ne m’atteignait. Je m’attendais seulement à me réveiller comme après l’un de ces nombreux rêves qu’elle m’avait déjà inspirés. Elle m’a regardé droit dans les yeux et souri, puis elle a tracé un signe juste au-dessus de mon nombril. Un triangle mystérieux, irrégulier, mais aux proportions étudiées et respectées avec soin. Quelques gouttes de sang perlaient jusqu’à la racine de mon pénis. Impassible, je l’ai laissée poursuivre son œuvre. Je n’ai même pas ressenti de douleur.



Hâtivement, elle a remis son manteau, coupé mes liens, et s’est enfuie en courant. Je l’ai suivie du regard, filant sous la pluie, légère comme si elle ne pesait rien. J’ai eu juste le temps de cacher ce qui ne se montre pas avant que le gardien vienne me chasser du banc afin de fermer le parc. Pour me confirmer que je n’avais pas rêvé, un peu de sang maculait l’entrejambe de mon pantalon.


Je suis parti au loin moi aussi, vivre ma vie d’aventures et de rencontres dans une autre partie du monde. Souvent, j’écoute Carlos Gardel en fermant les yeux, en pensant à elle et la rêvant sur la piste de danse, farouche et fascinante à la fois, évoluant sans fin comme si elle ne pesait rien. Seul le tango argentin peut exprimer complètement le désespoir d’un homme délaissé par une femme qu’il désire jusqu’au plus profond de lui. Et j’ai toujours mon vieux bandonéon.




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Dans l’obscurité de notre chambre, glissant une main sous les draps, Suzy me caresse tendrement le ventre à l’endroit de ma cicatrice, comme je caressais le sien six mois plus tôt, quand elle attendait l’enfant qui dort dans la chambre d’à côté. Elle a eu la patience de m’écouter jusqu’au bout, même si beaucoup de détails devaient lui paraître rocambolesques. Non, si ma mémoire est fidèle, je n’ai rien inventé ou exagéré, et en racontant l’histoire, il m’a semblé la vivre à nouveau.


Notre bébé dort encore ; sans doute réclamera-t-il bientôt son repas nocturne, et Suzy lui donnera le sein. Je songe à cet autre enfant que j’ai peut-être eu ce soir-là, qui doit avoir aujourd’hui neuf ou dix ans et dont je ne sais rien, mais qui, quelque part, grandit et me ressemble. Sans voir, je perçois intérieurement le sourire de ma compagne, celle qui partage ma vie et m’a offert le plus beau cadeau qui soit. L’amour a le visage de Suzy, d’Électre, de Rafael, de Rachel et bien d’autres encore qui peuplent ma mémoire. Silencieusement, nous faisons l’amour, où je l’entraîne câlinement et où elle m’entraîne dans un merveilleux tourbillon de sensations charnelles.